En donnant pour unique sujet aux cours de cette année — et même à ceux de l’année prochaine — le concept de Nature, nous semblons insister sur un thème inactuel. Mais l’abandon où est tombée la philosophie de la Nature enveloppe une certaine conception de l’esprit, de l’histoire et de l’homme. C’est la permission qu’on se donne de les faire paraître comme pure négativité. Inversement, en revenant à la philosophie de la Nature, on ne se détourne qu’en apparence de ces problèmes prépondérants, on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas immatérialiste. Tout naturalisme mis à part, une ontologie qui passe sous silence la Nature s’enferme dans l’incorporel et donne, pour cette raison même, une image fantastique de l’homme, de l’esprit et de l’histoire. Si l’on s’appesantit sur le problème de la Nature, c’est avec la double conviction qu’elle n’est pas à elle seule une solution du problème ontologique, et qu’elle n’est pas un élément subalterne ou secondaire de cette solution.
Il paraît d’abord étonnant que les philosophes marxistes donnent si peu d’attention à ce problème, qui devrait être le leur. Le concept de Nature fait chez eux de brèves et fulgurantes apparitions. Il est là pour attester que l’on est dans l’en soi, dans un être massif, dans l’objet pur. Mais ce que nous savons de la Nature nous permet-il de lui faire jouer ce rôle ontologique ? On ne se le demande pas. La certitude d’être par principe dans l’« objectif » autorise beaucoup d’inattention aux contenus, en particulier à notre savoir de la Nature et de la matière, beaucoup de constructions abstraites. Cette mauvaise dialectique a peut-être son origine chez Marx lui-même. Le Manuscrit économico-politique de 1844 présente la Nature tantôt comme un état d’équilibre qui est de droit, — l’être stable qui se refermera sur l’histoire humaine achevée, — et tantôt comme ce que l’histoire humaine nie et transforme. Les deux conceptions sont moins dominées et dépassées que juxtaposées, — et finalement mêlées de force dans l’absolu de l’« activité objective » (Thèses sur Feuerbach). Il se peut donc que la philosophie de Marx elle-même suppose, tantôt pour l’affirmer, tantôt pour la nier, une idée tout objectiviste de la Nature. Toujours est-il que même quand un philosophe marxiste admet (G. Lukâcs, Der junge Hegel) que le marxisme ne peut donner simplement raison au naturalisme de Feuerbach contre l’idéalisme de Hegel, il ne se risque pas à décrire la troisième position, le medium vrai de la dialectique, et continue sans autre précision de faire profession de « matérialisme ». À plus forte raison ne tente-t-on aucune confrontation entre la Nature à laquelle pouvait penser Engels et celle que nous avons appris à connaître depuis cinquante ans. La plus célèbre des philosophies de l’histoire repose sur un concept qui n’a jamais été élucidé et qui est peut-être mythique. Objet pur, être en soi, dans lequel tout ce qui est contenu, et qui cependant est introuvable dans l’expérience humaine, puisque, dès l’abord, elle le façonne et le transforme, la Nature est pour elle partout et nulle part, comme une hantise. En cherchant à élucider ce problème, on n’est donc pas si loin de l’histoire.
À la vérité, dès qu’on s’y attache un peu, on est mis en présence d’une énigme où le sujet, l’esprit, l’histoire et toute la philosophie sont intéressés. Car la Nature n’est pas seulement l’objet, le partenaire de la conscience dans le tête-à-tête de la connaissance. C’est un objet d’où nous avons surgi, où nos préliminaires ont été peu à peu posés jusqu’à l’instant de se nouer en une existence, et qui continue de la soutenir et de lui fournir ses matériaux. Qu’il s’agisse du fait individuel de la naissance, ou de la naissance des institutions et des sociétés, le rapport originaire de l’homme et de l’être n’est pas celui du pour soi à l’en soi. Or il continue dans chaque homme qui perçoit. Si surchargée de significations historiques que puisse être sa perception, elle emprunte du moins au primordial sa manière de présenter la chose et son évidence ambiguë. La Nature, disait Lucien Herr commentant Hegel, « est au premier jour ». Elle se donne toujours comme déjà là avant nous, et cependant comme neuve sous notre regard. Cette implication de l’immémorial dans le présent, cet appel en lui au présent le plus neuf désoriente la pensée réflexive. Devant elle, chaque fragment de l’espace existe pour son compte, ils ne coexistent que sous son regard et à travers elle. Chaque moment du monde cesse d’être quand il cesse d’être présent, et il n’est soutenu dans l’être passé que par elle. Si l’on pouvait abolir en pensée toutes les consciences, il ne resterait qu’un jaillissement d’être instantané, anéanti aussitôt que paru. L’existence fantomatique et tenace du passé est convertie en un être-posé, qui peut être clair ou confus, plein ou lacunaire, mais qui en tous cas est le corrélatif exact de nos actes de connaissance. On ne trouve aux confins de l’esprit que mens momentanea seu recordatione carens, c’est-à-dire, à la limite, rien. Si nous ne nous résignons pas à dire qu’un monde d’où seraient retranchées les consciences n’est rien du tout, qu’une Nature sans témoins n’aurait pas été et ne serait pas, il nous faut reconnaître de quelque façon l’être primordial qui n’est pas encore l’être-sujet ni l’être-objet, et qui déconcerte la réflexion à tous égards : de lui à nous, il n’y a pas dérivation et pas de cassure ; il n’a ni la texture serrée d’un mécanisme, ni la transparence d’un tout antérieur à ses parties ; on ne peut concevoir ni qu’il s’engendre lui-même, ce qui le ferait infini, ni qu’il soit engendré par un autre, ce qui le ramènerait à la condition de produit et de résultat mort. Comme disait Schelling, il y a dans la Nature quelque chose qui fait qu’elle s’imposerait à Dieu même comme condition indépendante de son opération. Tel est notre problème.
Avant d’essayer de le résoudre, il fallait le redécouvrir sous différentes traditions de pensée. Nous nous sommes proposé d’abord, dans le cours de cette année, de recenser les éléments historiques dont est fait notre concept de Nature. Nous n’avons commencé qu’ensuite à rechercher dans le développement du savoir les symptômes d’une nouvelle prise de conscience de la Nature, et ce travail n’a pu être fait cette année qu’en ce qui concerne la Nature physique. Nous poursuivrons l’an prochain en examinant la prise de conscience de la vie et de la culture dans les recherches contemporaines. C’est alors que nous serons en mesure de fixer la signification philosophique du concept de Nature.
1. Notre but n’étant pas de faire une histoire du concept de Nature, les conceptions précartésiennes de la Nature comme destin ou dynamique totale dont l’homme fait partie n’ont pas été étudiées pour elles-mêmes. Il nous a paru préférable de prendre pour référence une conception « cartésienne » qui, à tort ou à raison, surplombe encore aujourd’hui nos idées sur la Nature, — quitte à faire apparaître, en la discutant, les thèmes précartésiens qui ne cessent de resurgir après Descartes.
2. L’idée cartésienne de la Nature. — Descartes admet que, même si Dieu a créé d’emblée notre monde avec la figure qu’il a, le jeu immanent des lois de la Nature la lui aurait de lui-même donnée, et que ces lois dérivent avec nécessité des attributs de l’être infini. C’est réduire la facticité de la Nature à son existence nue : le monde aurait pu ne pas être, si Dieu n’avait pas décidé de le créer, il surgit donc d’un « avant » où rien, aucune possibilité prépondérante ne l’esquissait et ne l’appelait à l’existence ; mais, dès lors qu’il surgit, il est nécessité à être tel que nous le voyons, il est ce qu’il est sans hésitation, sans rature, sans faiblesse, sa réalité ne comporte ni faille ni fissure. L’alternative de son inexistence, qui reste possible, à considérer les choses selon Dieu, n’enlève rien à sa solidité : elle l’accuse au contraire, puisqu’elle donne à entendre que, s’il n’était pas tel que nous le voyons, il ne serait pas du tout. L’être de Dieu est défini par le même dilemme : dire qu’il est cause de soi, c’est essayer d’imaginer le rien et constater que, sur ce fond, on voit surgir l’être qui s’emporte et se produit lui-même. L’hypothèse du Rien, qui avait sa vérité en ce qui concerne le monde, est ici toute verbale : il n’a jamais été possible que Dieu ne fût pas. Elle est cependant à l’horizon de la pensée de Descartes : « cause de soi » ne voudrait rien dire si l’on n’évoquait pour un moment, même fictivement, un Dieu effet, qui, comme tout effet, a besoin d’être soutenu par sa cause et sans elle ne serait pas. Les hommes ne peuvent pas penser le néant, ils sont enfermés dans la plénitude infinie ; quand ils se mêlent de penser, les jeux sont déjà faits : pour penser, il faut être. Et pourtant, cet être de la pensée ne se reconnaît qu’au plus haut point du doute, et à l’instant où la pensée nie d’elle-même toutes les choses qui sont. De la même manière on ne trouve la cause de soi qu’à travers la dépendance de toutes les choses existantes, et la force avec laquelle elle se fait exister est exactement proportionnelle à l’hésitation qu’elle termine.
Tel est le complexe ontologique où apparaît l’idée cartésienne de Nature. Il astreint tout être, s’il doit n’être pas rien, à être pleinement, sans lacune, sans possibilités cachées. La Nature ne peut plus rien comporter d’occulte et d’enveloppé. Il faut qu’elle soit un mécanisme, qu’on puisse en principe dériver la figure de ce monde de lois qui elles-mêmes expriment la force interne de la productivité infinie. Selon une distinction bien antérieure à Descartes, mais à laquelle sa pensée donne une nouvelle vigueur, ce que nous appelons Nature est un naturé, un pur produit, fait de parties absolument extérieures, rigoureusement actuelles et clairement liées, — « coquille vide », dira Hegel. Tout l’intérieur est passé du côté de Dieu, naturant pur. Historiquement et philosophiquement notre idée de l’être naturel comme objet, en soi, qui est ce qu’il est parce qu’il ne peut être autre chose, émerge d’une idée de l’être sans restriction, infini ou cause de soi, et celle-ci à son tour d’une alternative de l’être et du néant. L’idée cartésienne de la Nature survivra, dans le sens commun des savants, à cette ontologie ; ils essaieront longtemps de replacer sous sa juridiction leurs propres acquisitions, et il faudra les développements si peu cartésiens de la science contemporaine pour leur révéler la possibilité d’une autre ontologie.
Pourtant, sans même sortir des écrits de Descartes, on aurait pu reconnaître les limites de la sienne. Car la Nature dont nous avons parlé, c’est celle que nous révèle son essence évidente, la Nature selon la « lumière naturelle ». Mais, en maintenant la contingence de l’acte créateur, Descartes maintenait la facticité de la Nature et rendait légitime, sur cette Nature existante, une autre perspective que celle de l’entendement pur. Nous y avons accès, non seulement par lui, mais par le rapport vital que nous avons avec une partie privilégiée de la Nature : notre corps, par l’« inclination naturelle » dont les enseignements ne peuvent pas coïncider avec ceux de l’entendement pur. C’est la vie qui comprend valablement la vie du composé humain. Mais comment laisser à l’entendement pur la définition de l’être et du vrai s’il n’est pas fondé à connaître le monde existant ? Et si l’on fait entrer en compte, par exemple pour la définition de l’espace, l’espace de notre corps auquel nous sommes substantiellement unis, comment maintenir la définition d’entendement de la chose étendue ? Les hésitations de Descartes dans la théorie du corps humain attestent cette difficulté. Sa position semble être que pour nous l’expérience de l’existence n’est pas réductible à la vue de l’entendement pur, mais qu’elle ne peut rien nous enseigner qui y soit contraire, qu’elle n’est pas en soi, — c’est-à-dire pour Dieu, — incompatible avec elle. Mais le problème se retrouve en Dieu comme problème du rapport de son entendement et de sa volonté : si la Nature n’existe que par la décision, — et la décision continuée, — de Dieu, elle ne « tient » pas dans le temps (ni sans doute dans l’espace) par la nécessité de ses lois fondamentales. La Nature comme Événement ou ensemble d’événements reste différente de la Nature comme Objet ou ensemble d’objets, de même que Dieu comme créateur libre du monde et Dieu comme source d’une causalité d’où dérive un monde éminemment finalisé.
3. L’humanisme kantien et la Nature. — Le kantisme renonce à dériver l’être naturel de l’être infini comme sa seule manifestation possible, — mais ce n’est pas pour le reconnaître comme être brut et pour en entreprendre l’étude. La Critique de la Raison Pure décline cette recherche en définissant la Nature comme « la somme des objets des sens » (Inbegriff der Gegenstände der Sinne) coordonnés sous les Naturbegriffe de l’entendement humain. La Nature dont nous pouvons parler n’est que la Nature pour nous ; à ce titre elle reste l’objet auquel pensait Descartes ; simplement, c’est un objet construit par nous.
Cependant Kant s’avance au-delà de cette philosophie anthropologique. L’organisme, où chaque fait est cause et effet de tous les autres, et en ce sens cause de lui-même, pose le problème d’une autoproduction du tout, ou plus précisément d’une totalité qui, à la différence de la technique humaine, travaille sur des matériaux qui sont siens, et pour ainsi dire émane d’eux. Il semble qu’on découvre dans un être du monde un mode de liaison qui n’est pas la connexion extérieure de la causalité, un « intérieur » qui n’est pas l’intériorité de la conscience, et qu’en conséquence la Nature soit autre chose qu’objet. Il n’y a pas à attendre, dit Kant, de nouveau Newton qui nous fasse comprendre par la connexion causale ce que c’est qu’un brin d’herbe. Comment fonder ces totalités naturelles ? Dira-t-on qu’il faut maintenir côte à côte, comme deux traits de la connaissance humaine, l’ordre de l’explication causale et celui des totalités ? Et que, localisés dans les phénomènes (toutes réserves faites sur les choses mêmes) ces deux modes d’appréhension sont tous deux légitimes et ne s’excluent pas ? Mais le repli sur l’ordre humain des phénomènes évoque par définition un ordre des choses mêmes où les diverses perspectives humaines soient compossibles, puisqu’elles sont ensemble actuelles. Pour que l’explication causale et la considération du tout soient l’une et l’autre légitimes à titre définitif, il ne suffit pas de dire que la causalité et la totalité au sens dogmatique sont toutes deux fausses. Il faut penser qu’elles sont vraies ensemble dans les choses et fausses seulement en tant qu’elles s’excluent. L’idée d’un entendement discursif autorisé à ordonner notre expérience et confiné dans cette tâche implique au moins celle d’un « entendement non discursif » qui fonderait ensemble la possibilité de l’explication causale et de la perception du tout. La philosophie de la représentation humaine n’est pas fausse, elle est superficielle. Elle sous-entend une réconciliation de la thèse et de l’antithèse dont l’homme est le théâtre et dont il n’est pas l’agent.
Kant en dernière analyse ne suit pas cette voie qui sera celle de la philosophie romantique. Bien qu’il ait décrit avant Schelling l’énigme de la totalité organique, celle d’une production naturelle où la forme et les matériaux ont même origine et qui par là conteste toute analogie avec la technique humaine, il ne fait décidément de la « fin naturelle » (Naturzweck) qu’une dénomination anthropomorphique, légitime d’ailleurs. Les considérations de totalité sont inévitables en tout sujet humain, elles expriment le plaisir que nous avons à constater un accord spontané entre la contingence de ce qui existe et la législation de l’entendement. Elles ne désignent rien qui soit constitutif de l’être naturel, mais seulement l’heureuse rencontre de nos facultés. La Nature, somme des « objets des sens », se définit par les Naturbegriffe de la physique newtonienne. Nous en pensons davantage à son sujet, mais ce ne sont là que des réflexions nôtres. Si nous voulions les réaliser en propriétés de la chose même, nous en serions empêchés par les échecs manifestes de la téléologie. La considération de la Nature sous ce biais donnerait tout au plus une « démonologie ». C’est dans le « concept de la liberté », et là seulement, c’est donc dans la conscience et dans l’homme que la conformité des parties à un concept prend un sens actuel, et la téléologie de la Nature est un reflet de l’« homme noumène ». La vérité du finalisme, c’est la conscience de la liberté. Le seul but de la Nature, c’est l’homme, non qu’elle le prépare et le crée, mais parce qu’il lui donne rétrospectivement un air de finalité par la position de son autonomie.
Le kantisme qui renaît à la fin du XIXe siècle est la victoire de cette philosophie anthropologique sur la philosophie de la Nature que Kant avait entrevue et que ses successeurs avaient voulu développer. Léon Brunschvicg pensait sauver le meilleur du kantisme en effaçant jusqu’au décalage entre la structure a priori de l’entendement et la facticité de l’expérience qui motivait chez Kant l’idéal d’un entendement intuitif et maintenait à titre d’énigme l’originalité radicale de l’être naturel. Mais le remède aggrave par ailleurs le mal : si, comme le dit Brunschvicg, nous n’avons plus le droit de parler d’une architectonique de la Nature, si les concepts de l’entendement participent à la contingence de l’expérience, s’ils sont toujours grevés d’un « coefficient de facticité » et liés à une structure telle quelle du monde, si nos lois n’ont de sens que sous la supposition de certains synchronismes dont elles sont l’expression et dont elles ne peuvent donc être la source, s’il y a, comme l’avaient entrevu les stoïciens, une unité brute par laquelle l’univers « tient » et dont celle de l’entendement humain est l’expression encore plutôt que la condition intérieure, l’être de la Nature n’est décidément pas son être-objet et le problème d’une philosophie de la Nature reparaît.
4. Les essais de philosophie de la Nature. — Schelling met en question ouvertement l’idée cartésienne de l’être nécessaire. Elle est pour lui comme pour Kant « l’abîme de la raison humaine » : l’être nécessaire ne serait pas premier s’il ne pouvait se mettre en question, et, s’il le fait, s’il pose, comme disait Kant, la question « Woher bin ich denn ? », il se récuse comme être premier. La réflexion ne peut pas se clore et s’emporter elle-même dans l’idée de l’être nécessaire. Mais, tandis que Kant la laissait sur un non-savoir et sur un manque (à combler éventuellement par une métaphysique du sujet), Schelling considère comme une réalité ultime l’« abîme » lui-même, définit l’absolu comme ce qui existe sans raison (grundlos), comme le « sur-être » qui soutient le « grand fait du monde ». De même que l’absolu n’est plus l’être cause de soi, antithèse absolue du néant, de même la Nature n’a plus l’absolue positivité du « seul monde possible » : la erste Natur est un principe ambigu, « barbare » comme il le dit, qui peut être dépassé mais ne sera jamais comme s’il n’avait pas été, et ne pourra jamais être considéré comme second par rapport à Dieu même. À plus forte raison ne peut-il être question d’expliquer par notre faculté de juger et nos réflexions humaines l’énigme de la production naturelle. « Ce que Kant, à la limite de son sobre discours, a comme rêvé un jour », Schelling cherche à le penser, ou plutôt à le vivre (leben) et à l’éprouver (erleben). Ce sera l’« intuition intellectuelle », qui n’est pas une faculté occulte, mais la perception même avant qu’elle ait été réduite en idées, la perception endormie en elle-même, où toutes choses sont moi parce que je ne suis pas encore le sujet de la réflexion. À ce niveau, la lumière et l’air ne sont pas encore, comme chez Fichte, le milieu de la vision et de l’ouïe, le moyen pour des êtres raisonnables de communiquer, mais « les symboles du savoir originel (Urwissen) et éternel inscrit dans la Nature ». Savoir lié et muet qui n’est délivré que par l’homme, mais qui oblige à dire que l’homme est le devenir conscient de la productivité naturelle, et devient Nature en éloignant la Nature pour connaître. Jamais en principe chez Schelling (on ne peut en dire autant des poètes et des écrivains qui l’entourent, — ni même de ce mauvais génie qui habite Schelling et l’écarte de ses principes) la Nature ne donne lieu à une seconde science ou à une Gnose, qui objectiverait et convertirait absurdement en une seconde causalité les rapports de la Nature existante tels que nous les entrevoyons dans 1’« ek-stase » de l’intuition intellectuelle. Il y a seulement un effort pour rendre compte de la pesanteur du monde réel, pour faire de la Nature autre chose qu’une « impuissance » (Hegel) et une absence du concept. G. Lukács fait honneur à Schelling (Die Zerstörung der Vernunft, p. 110) d’avoir introduit « la doctrine du reflet (Wiederspiegelung) dans la philosophie transcendantale » et regrette qu’il lui ait donné une tournure « idéaliste » et « mystique ». Ce qu’il tient pour irrationnel est sans doute l’idée d’un échange entre Nature et conscience dans l’homme, d’un rapport intérieur de l’homme à la Nature. Il est pourtant manifeste que la « doctrine du reflet » ou du miroir laisse la Nature à l’état d’objet que nous reflétons, que, si la philosophie ne doit pas être immatérialiste, il faut qu’elle établisse entre l’homme et la Nature une relation plus étroite que cette relation spéculaire, et que la Nature et la conscience ne peuvent communiquer vraiment qu’en nous et par notre être charnel. Rapport qui ne supprime ni ne remplace celui que nous avons au surplus avec le milieu humain de l’histoire : il nous invite seulement à le concevoir à son tour comme un contact effectif, au lieu de le construire, lui aussi, comme « reflet » d’un processus historique en soi.
Bergson paraît très loin de ce qu’il y a de meilleur chez Schelling. Il ne cherche pas, comme lui, l’irréfléchi par un redoublement de la réflexion (« intuition de l’intuition » disait le jeune Hegel). Il semble s’installer d’emblée dans le positif, et si les progrès de son analyse l’en délogent, c’est comme malgré lui et en toute inconscience de cette dialectique. Il y a pourtant de la suffisance dans ce reproche qu’on lui fait. Redécouvrir la dialectique malgré soi est peut-être une plus sûre manière de la prendre au sérieux que de commencer par elle, d’en savoir d’avance la formule ou le schéma, et de l’appliquer partout en vertu d’une de ces convictions générales que Spinoza renvoyait à la connaissance du premier genre, sans se demander d’où vient que l’être soit dialectique. La perception pure serait la chose même, mais nulle perception n’est pure, toute perception effective se fait devant un « centre d’indétermination » et comporte une distance à la chose, c’est de ce prix qu’il faut payer le « discernement » d’une perception articulée : ce mouvement chez Bergson n’est pas involontaire, il est expressément décrit. La Nature chez lui n’est pas seulement la chose perçue fascinante de la perception actuelle, elle est plutôt un horizon dont nous sommes déjà bien loin, une indivision primordiale et perdue, une unité que les contradictions de l’univers développé nient et expriment à leur manière, et en ce sens on a raison de rattacher Bergson à la lignée de Schelling. L’analyse de l’élan vital reprend le problème de la Nature organique dans les termes rigoureux où la Critique du Jugement le posait : comme Kant, comme Schelling, Bergson voudrait décrire une opération ou une production naturelle qui va du tout aux parties mais ne doit rien à la préméditation du concept et n’admet pas d’interprétation téléologique. C’est pourquoi la description de la vie, aux premiers chapitres de L’Évolution créatrice, est honnête, scrupuleuse. Elle n’en cache pas l’aveuglement, les hésitations et, sur beaucoup de points, l’échec. Que par ailleurs Bergson parle d’un « acte simple », qu’il réalise l’élan avant ses effets comme une cause qui les contient « éminemment », cela est contre ses propres analyses concrètes, et c’est en elles qu’il faut y chercher remède. Bergson retrouve la philosophie à partir de Spencer, non sans tâtonnements. C’est sur son propre chemin qu’il finit par redécouvrir les problèmes de l’être, du positif et du négatif, du possible et de l’actuel, dans lesquels les générations suivantes sont expertes dès le berceau. Peut-être n’est-ce pas une si mauvaise voie. Il doit du moins à cette méthode de faire, sur ces sujets abstraits, c’est-à-dire difficiles et faciles, des remarques qui ont le poids d’une recherche vraie. Nous avons essayé, par-delà sa polémique contre les idées de désordre, de néant et de possible, de dégager un sens valable du « positivisme » bergsonien, qui ne saurait se soutenir à la lettre, que Bergson n’a pas soutenu à la lettre. Il y a un possible organique et une négativité qui sont des ingrédients de l’être chez Bergson. Son précepte de revenir à l’évidence de l’actuel ne doit pas s’entendre comme une apologie naïve de la constatation, mais comme une allusion à la préexistence de l’être naturel, toujours déjà là, qui est le problème même de la philosophie de la Nature.
Nous avons enfin retracé (tel qu’il est consigné dans les Ideen II) le chemin par lequel Husserl, parti, lui, de l’exigence réflexive la plus rigoureuse, rejoint le problème de la Nature. À première vue, la Nature, c’est le corrélatif des sciences de la Nature, la sphère des « pures choses » (blosse Sachen) sans aucun prédicat de valeur, qu’un sujet purement théorique pose devant lui. Ce thème de la pensée « objective » et savante fait partie de notre appareil intentionnel, il surgit dès que nous voulons saisir, objectiver, fixer, atteindre le vrai, que nous confondons d’abord avec l’en soi. Husserl n’entreprend pas de le ruiner, mais de le comprendre, c’est-à-dire de dévoiler la vie intentionnelle qui le porte, le fonde, le constitue et en mesure la vérité. En un sens, dit-il, l’être objectif enveloppe tout et même l’activité de conscience sur laquelle nous voudrions le faire reposer ; le philosophe qui constitue l’être objectif est un homme, il a un corps, ce corps est dans la Nature, et par là les philosophies elles-mêmes, à leur date et en leur lieu, prennent place dans l’universum realitatis. Il y a une vérité du naturalisme. Mais cette vérité n’est pas le naturalisme même. Car admettre le naturalisme et l’enveloppement de la conscience dans l’univers des blosse Sachen à titre d’événement, c’est précisément poser comme premier le monde théorétique auquel elles appartiennent, c’est un idéalisme extrême. C’est refuser de déchiffrer les références intentionnelles qui renvoient de l’univers des blosse Sachen, ou des choses étendues, à des « choses préthéorétiques », à une vie de la conscience avant la science. Les blosse Sachen sont l’expression seconde, activement construite par le pur sujet, de la couche primordiale des choses intuitives, perçues. Le problème est de mettre au jour les motivations qui conduisent des unes aux autres.
Or, les propriétés intuitives de la chose perçue dépendent de celles du « corps-sujet » (Subjektleib) qui en a l’expérience. La conscience de mon corps comme organe d’un pouvoir moteur, d’un « je peux », est supposée dans la perception de deux objets distants l’un de l’autre ou même dans l’identification de deux perceptions successives que je me donne d’un même objet. Davantage : mon corps est un « champ de localisation » où s’installent les sensations. Ma main droite touche ma main gauche dans son acte d’exploration des objets, elle la touche touchante, elle rencontre là une « chose qui sent ». Puisqu’il y a un corps-sujet, et puisque c’est devant lui que les choses existent, elles sont comme incorporées à ma chair, mais en même temps notre corps nous projette dans un univers de choses convaincantes, et nous en venons à croire aux « pures choses », nous établissons l’attitude de pure connaissance, nous oublions l’épaisseur de la « préconstitution » corporelle qui les porte.
Il ne suffit d’ailleurs pas d’évoquer le fonctionnement de mon corps isolé pour rendre compte du pur « en soi » cartésien. Car la chose perçue dans l’entrelacs de ma vie corporelle serait bien loin d’être encore chose pure ou vraie : elle est prise dans cette expérience charnelle comme dans un cocon ; il n’y a aucun discernement de ce qui est vraiment vrai en elle, et de ce qui n’est qu’apparence en rapport avec mes particularités d’individu. Je suis loin de les connaître toutes, puisque mon corps, tout le premier, n’est pas encore objectivé. Il ne le sera que quand je le penserai comme corps parmi tous les autres corps humains, quand j’apprendrai à le connaître dans les autres, et par exemple à imaginer mes yeux sur le type des yeux que je peux voir. La chose perçue solipsiste ne peut devenir chose pure que si mon corps se met en rapports systématiques avec d’autres corps animés. L’expérience que j’ai de mon corps comme champ de localisation d’une expérience, et celle que j’ai des autres corps en tant qu’ils se comportent devant moi, viennent au-devant l’une de l’autre et passent l’une dans l’autre. La perception que j’ai de mon corps comme résidence d’une « vision », d’un « toucher » et, (puisque les sens entraînent en lui jusqu’à la conscience impalpable dont ils relèvent), d’un Je pense, — et la perception que j’ai là-bas d’un autre corps « excitable », « sensible » et (puisque tout cela ne va pas sans un Je pense) porteur d’un autre Je pense, — ces deux perceptions s’illuminent l’une l’autre et s’achèvent ensemble. Dès lors je ne suis plus tout à fait le monstre incomparable du solipsisme. Je me vois. Je défalque de mon expérience ce qui est lié à mes singularités corporelles. Je suis en face d’une chose qui est vraiment chose pour tous. Les blosse Sachen sont possibles, comme corrélatif d’une communauté idéale de sujets incarnés, d’une intercorporéité.
Cette genèse du Kosmothéoros qui restait schématique dans les Ideen II (et d’ailleurs contrariée à chaque instant par la thèse de l’irrelativité de la conscience), Husserl recommence de la décrire dans les travaux de la dernière période. Il esquisse la description des êtres préobjectifs qui sont les corrélatifs de la communauté des corps percevants et jalonnent son histoire primordiale. Sous la Nature cartésienne que l’activité théorique finira par construire émerge une couche antérieure, qui n’est jamais supprimée, et qui exigera justification quand le développement du savoir révélera les lacunes de la science cartésienne. Husserl se risque à décrire la Terre comme siège de la spatialité et de la temporalité préobjectives, patrie et historicité de sujets charnels qui ne sont pas encore des observateurs dégagés, sol de vérité, ou arche qui transporte vers l’avenir les semences du savoir et de la culture. Avant d’être manifeste et « objective », la vérité habite l’ordre secret des sujets incarnés. À la source et dans la profondeur de la Nature cartésienne, il y a une autre Nature, domaine de la « présence originaire » (Urprâsenz) qui, du fait qu’elle appelle la réponse totale d’un seul sujet charnel, est présente aussi par principe à tout autre.
Ainsi une philosophie qui paraissait, plus que toute autre, vouée à comprendre l’être naturel comme objet et pur corrélatif d’une conscience, redécouvre, par l’exercice même de la rigueur réflexive, une couche naturelle où l’esprit est comme enfoui dans le fonctionnement concordant des corps au milieu de l’être brut. La Nature cartésienne était ce qui va de soi, ce qui ne saurait manquer d’être et d’être tel, l’être inévitable. Au bout de l’expérience qu’elle a faite de cette ontologie, la philosophie européenne se retrouve devant la Nature comme productivité orientée et aveugle. Ce n’est pas un retour à la téléologie ; la téléologie proprement dite, comme conformité de l’événement à un concept, partage le sort du mécanisme : ce sont deux idées artificialistes. La production naturelle reste à comprendre autrement.
Dans le dernier tiers de l’année, nous avons commencé de rechercher dans la science contemporaine les éléments d’une solution de ce problème.
Le recours à la science n’a pas besoin d’être justifié : quelque conception qu’on se fasse de la philosophie, elle a à élucider l’expérience, et la science est un secteur de notre expérience, soumis certes par l’algorithme à un traitement très particulier, mais où, d’une façon ou de l’autre, il y a rencontre de l’être, si bien qu’il est impossible de la récuser par avance sous prétexte qu’elle travaille dans la ligne de certains préjugés ontologiques : si ce sont des préjugés, la science elle-même, dans son vagabondage à travers l’être, trouvera bien l’occasion de les récuser. L’être se fraye passage à travers la science comme à travers toute vie individuelle. À interroger la science, la philosophie gagnera de rencontrer certaines articulations de l’être qu’il lui serait plus difficile de déceler autrement.
Il y a pourtant une réserve à faire sur l’usage philosophique des recherches scientifiques : le philosophe, qui n’a pas le maniement professionnel de la technique scientifique, ne saurait intervenir sur le terrain de la recherche inductive et y départager les savants. Il est vrai que leurs débats les plus généraux ne relèvent pas de l’induction, comme le montrent assez leurs divergences irréductibles. À ce niveau les savants tentent de s’exprimer dans l’ordre du langage, et somme toute ils passent à la philosophie. Cela n’autorise pas les philosophes à se réserver l’interprétation ultime des concepts scientifiques. Or ils ne peuvent pas davantage la demander aux savants, qui ne l’ont pas, puisqu’ils en discutent. Entre la suffisance et la capitulation, reste à trouver pour les philosophes l’attitude juste, Elle consisterait à demander à la science, non ce que c’est que l’être (la science calcule dans l’être, son procédé constant est de supposer connu l’inconnu), mais ce qu’assurément il n’est pas, à entrer dans la critique scientifique des notions communes, en deçà de laquelle la philosophie, en toute hypothèse, ne saurait s’établir. La science ferait, comme l’ont dit des physiciens, des « découvertes philosophiques négatives » (London et Bauer).
C’est dans cet esprit que nous avons essayé de montrer qu’elle s’écarte toujours davantage de l’ontologie définie par Laplace dans un texte célèbre. La critique du concept classique de causalité pratiquée depuis vingt-cinq ans par la mécanique ondulatoire ne saurait, quel que soit le sort de l’interprétation probabiliste, se conclure par une restauration du déterminisme au sens de Laplace. Il y a là une expérience intellectuelle que l’on n’est nullement fondé à invoquer en faveur d’une acausalité dogmatique, mais qui altère le sens de la causalité, même si l’on réussit laborieusement, à coups de paramètres cachés, à mettre les principes hors d’atteinte : le fait justement qu’ils sont cachés annonce l’occultation du déterminisme dogmatique. Quelle image du monde exprimerait positivement cette autocritique du déterminisme, certaines descriptions philosophiques du monde perçu permettent peut-être de l’entrevoir : car le monde perçu est un monde où il y a du discontinu, du probable et du général, où chaque être n’est pas astreint à un emplacement unique et actuel, à une absolue densité d’être.
De la même manière, la critique scientifique des formes d’espace et de temps dans les métriques non euclidiennes et la physique de la relativité nous apprend à rompre avec la notion commune d’un espace et d’un temps sans référence à la situation de l’observateur, et nous prépare à donner tout leur sens ontologique à certaines descriptions de l’espace et du temps perçus, — espace et temps polymorphes, dont le sens commun et la science ne retiennent que quelques traits. La critique de la simultanéité absolue dans la physique relativiste ne conduirait d’ailleurs pas nécessairement aux paradoxes de la pluralité radicale des temps : elle préparerait la reconnaissance d’une temporalité préobjective qui est universelle à sa façon. Le temps perçu est certes solidaire du point de vue d’un observateur, mais, de ce fait, il est pour lui la dimension commune à tous les observateurs possibles d’une même Nature, non que nous soyons fondés à n’attribuer aux autres observateurs qu’un temps dilaté ou rétréci relativement au nôtre — mais au contraire en ce sens que notre temps perçu dans sa singularité nous annonce d’autres singularités et d’autres temps perçus, à droits égaux avec les nôtres, et fonde en principe la simultanéité philosophique d’une communauté d’observateurs. Au lieu de l’objectivité dogmatique de Laplace, on entrevoit une objectivité gagée sur l’appartenance de tous les sujets à un même noyau d’être encore amorphe, dont ils expérimentent la présence dans la situation qui leur est propre.
À plus forte raison, si l’on considérait les sciences qu’Auguste Comte et Cournot appelaient cosmologiques, celles qui ne s’attachent pas aux relations constantes pour elles-mêmes, mais pour reconstruire par leur moyen le devenir du monde et par exemple du système solaire, on constaterait la régression des idéologies éternitaires, qui faisaient de la Nature un objet identique à lui-même, et l’émergence d’une histoire — ou, comme disait Whitehead, d’un « passage » — de la Nature. Cette enquête sera poursuivie par le prochain cours dans l’ordre des sciences de la vie.