Cours du mercredi et du jeudi.

LE CONCEPT DE NATURE (suite)
L’ANIMALITÉ, LE CORPS HUMAIN,
PASSAGE A LA CULTURE

On est d’abord revenu sur les rapports du problème de la Nature et du problème général de l’ontologie, pour situer plus clairement la recherche en cours. L’étude de la Nature est ici une introduction à la définition de l’être, et à cet égard on aurait pu aussi bien partir de l’homme ou de Dieu. Dans tous les cas, il s’agit de savoir si « l’être est » est une proposition identique, si l’on peut dire sans plus que « l’être est » et que « le néant n’est pas ». Ces questions, par rapport auxquelles se définit une philosophie, sont abordées ici à partir d’un certain secteur de l’être, parce que c’est peut-être une loi de l’ontologie d’être toujours indirecte, et de ne conduire à l’être qu’à partir des êtres.

Chez Descartes par exemple les deux sens du mot « nature » (nature au sens de la « lumière naturelle » et au sens de l’« inclination naturelle ») esquissent deux ontologies (ontologie de l’objet et ontologie de l’existant) que la pensée dernière de Descartes essaie de rendre compatibles et de dépasser lorsqu’il trouve l’« être de Dieu » (J. Laporte) en deçà du possible et de l’actuel, de la finalité et de la causalité, de la volonté et de l’entendement, dans l’« acte simple » sur lequel E. Gilson et J. Laporte ont insisté. Chez Descartes comme partout, la notion de nature est partie d’un complexe ontologique, ses avatars expriment un certain cheminement de l’ontologie cartésienne, et c’est à ce titre qu’elle nous intéresse.

Peut-être même ce mouvement dans lequel elle est entraînée est-il commun à presque toute l’ontologie occidentale. N’y aurait-il pas dans toute notre philosophie (et dans toute notre théologie) renvoi mutuel et cercle entre une pensée qu’on pourrait appeler « positiviste » (l’être est, Dieu existe par définition, si quelque chose devait être, ce ne pouvait être que ce monde et cette nature-ci, le néant n’a pas de propriétés), et une pensée « négativiste » (la première vérité est celle d’un doute, ce qui est d’abord certain est un milieu entre l’être et le néant, le modèle de l’infini est ma liberté, ce monde-ci est un pur fait) qui inverse les signes et les perspectives de la première, sans pouvoir ni l’éliminer, ni coïncider avec elle ? N’y a-t-il pas partout la double certitude que l’être est, que les apparences n’en sont qu’une manifestation et une restriction — et que ces apparences sont le canon de tout ce que nous pouvons entendre par « être », qu’à cet égard c’est l’être en soi qui fait figure de fantôme insaisissable et d’Unding ? N’y aurait-il pas, comme on l’a dit, une sorte de « diplopie ontologique » (M. Blondel), dont on ne peut attendre la réduction rationnelle après tant d’efforts philosophiques, et dont il ne pourrait être question que de prendre possession entière, comme le regard prend possession des images monoculaires pour en faire une seule vision ? Le va-et-vient des philosophies de l’une à l’autre des perspectives ne serait pas alors contradiction au sens d’inadvertance ou d’incohérence, il serait justifié, fondé en être. On ne pourrait demander au philosophe que de l’avouer et de le penser, au lieu de le subir seulement et d’occuper alternativement deux positions ontologiques dont chacune appelle et exclut l’autre.

L’extraordinaire confusion de l’idée de la Nature, de l’idée de l’homme et de l’idée de Dieu chez les modernes — les équivoques de leur « naturalisme », de leur « humanisme » et de leur « théisme » (il n’est pas une de ces attitudes qui ne passe aujourd’hui dans l’autre) — ne seraient peut-être pas seulement un fait de décadence. Si aujourd’hui toutes les frontières sont effacées entre ces idéologies, c’est parce qu’en effet, il y a, pour redire le mot de Leibniz, mais en le prenant à la lettre, un « labyrinthe de la philosophie première ». La tâche du philosophe serait de le décrire, d’élaborer un tel concept de l’être que les contradictions, ni acceptées, ni « dépassées », trouvent en lui leur place. Ce que les philosophies dialectiques modernes n’ont pas réussi à faire parce que la dialectique en elles restait encadrée dans une ontologie prédialectique, deviendrait possible pour une ontologie qui découvrirait dans l’être même un porte-à-faux ou un mouvement.

 

C’est en suivant le développement moderne de la notion de nature qu’on essaie d’approcher ici cette ontologie nouvelle. La pratique scientifique dégage des lignes de faits sans arriver à s’exprimer radicalement elle-même, parce qu’elle tient pour acquises les ontologies de la tradition et parce qu’elle n’envisage pas en face le problème de l’être. Mais ses transformations sont pleines de sens philosophique. Nous voudrions prolonger ces perspectives, nouer ces fils épars, dévoiler la « téléologie » de ces démarches.

 

Les résultats acquis l’an dernier quant à l’être physique ont été rassemblés et systématisés. La physique du XXe siècle, au moment même où elle augmente notre pouvoir sur la nature dans des proportions incroyables, pose paradoxalement la question du sens de sa propre vérité en se libérant de la sujétion des modèles mécaniques et plus généralement des modèles représentables. L’action physique n’est plus la trace dans un espace et un temps absolus d’un individu absolu qui la transmettrait à d’autres individus absolus. Les êtres physiques, comme les êtres mathématiques, ne sont plus des « natures », mais des « structures d’un ensemble d’opérations ». Le déterminisme n’est plus le tissu du monde : c’est une cristallisation à la surface d’un « brouillard » (Eddington). Quelques-uns disent que la science revient par là à un « mentalisme ». D’autres comme Cassirer que ses transformations viennent justifier l’idéalisme critique. Sur un point Cassirer a assurément raison : les conceptions modernes de la causalité ne marquent pas l’intervention dans la représentation scientifique du monde d’un autre facteur qui serait à superposer aux déterminismes : c’est toujours des déterminismes que l’on cherche ; on découvre seulement des conditions supplémentaires hors desquelles la légalité n’a plus de sens. Il y a une crise de l’intuition, non de la science. Pour Cassirer, cette crise doit nous faire comprendre une fois pour toutes ce que le criticisme enseignait déjà : que le symbolisme n’a pas à être réalisé. La physique moderne nous débarrasserait, non seulement du « matérialisme » et du « mentalisme », mais encore de toute philosophie de la nature : la nature est une « collection de relations qui ne comportent ni action ni passion ». Il n’y a pas de question qui ait un sens concernant l’Innere der Natur. Pourtant ce retour au criticisme ne rend pas compte des aspects de la physique moderne que Cassirer lui-même décrit. Car il y a crise, dit-il, non seulement de l’intuition, mais de l’Objektbegriff. Le champ « n’est plus une chose, c’est un système d’effets ». Or, si le concept d’objet est en cause, comment la philosophie critique pourrait-elle demeurer intacte, puisqu’elle est tout entière l’analyse des conditions et des moyens de la position d’un objet ? L’idéalisme transcendantal perd son sens si la science n’est pas en puissance d’objet.

Ce qu’on appelle nature n’est certainement pas un esprit au travail dans les choses pour y résoudre des problèmes par « les voies les plus simples » — mais pas non plus la simple projection d’une puissance pensante ou déterminante présente en nous. Elle est ce qui fait, simplement et d’un seul coup, qu’il y ait telle structure cohérente de l’être que nous exprimons ensuite laborieusement en parlant d’un « continuum espace-temps », d’un « espace courbe », ou simplement du « trajet le plus déterminé » de la ligne anaclastique. La nature est ce qui instaure les états privilégiés, les « caractères dominants » (au sens que l’on donne au mot en génétique) que nous essayons de comprendre en combinant des concepts — dérive ontologique, pur « passage », qui n’est ni le seul ni le meilleur possible, et qui demeure à l’horizon de notre pensée comme un fait qu’il n’est pas question de déduire.

L’univers de la perception nous révèle cette facticité de la nature. Quelques corrections que le savoir doive y apporter, cet univers reprend une signification ontologique qu’il avait perdue dans la science classique. Comme le disait Niels Bohr, ce n’est pas un hasard s’il y a harmonie entre les descriptions de la psychologie (nous dirions : de la phénoménologie) et les conceptions de la physique contemporaine. La critique classique de l’univers perçu est d’ailleurs solidaire d’une psychophysiologie mécaniste qu’on ne peut conserver telle quelle au moment où les savants révoquent en doute la métaphysique mécaniste.

 

Dans la seconde moitié de l’année, on a, de la même manière, essayé de fixer la conception de l’être de la vie qui est immanente à la science d’aujourd’hui. Elles aussi, les sciences de la vie ne cessent d’introduire des concepts « opérationnels » dont l’obscurité doit être, non pas dissipée, mais circonscrite et méditée par la philosophie. Tels sont les concepts de comportement (au sens de Coghill et Gesell) et ceux d’information et de communication, qui, à travers toutes les discussions auxquelles ils donnent lieu, éludent les interprétations classiques auxquelles on voudrait les ramener. On a essayé de dégager les notions du possible, de la totalité, de la forme, du champ et de la signification autour desquelles ces recherches gravitent.

Le développement des sciences de la vie aujourd’hui ne se fait pas, comme s’est fait celui de la physique, par ensembles théoriques étendus. Il ne pouvait donc être question d’un exposé suivi, mais plutôt d’un certain nombre de sondages et de recoupements. Une série de leçons ont eu trait aux différents niveaux du comportement.

Les comportements inférieurs ont été examinés dans les perspectives de J. von Uexküll et des notions d’Umwelt, de Merkwelt et de Wirkwelt qu’il a introduites. On a discuté la notion de Subjektnatur à laquelle il croit devoir aboutir. On a suivi l’application de l’idée de comportement à la morphogénèse et à la physiologie (« comportements en circuit interne » par exemple chez E. S. Russell). Elle introduit celle d’un thématisme, par opposition à la « causalité-poussée », d’une directiveness, mais limitée, spécialisée, et, à ce titre, aussi différente de celle de l’entéléchie que de celle de la machine. Les comportements inférieurs nous mettaient ainsi en présence d’une cohésion des parties de l’organisme entre elles, de l’organisme et de l’entourage, de l’organisme et de l’organisme dans l’espèce, qui est une sorte de présignification.

Réciproquement nous devions retrouver au niveau des comportements dits supérieurs (dont l’étude, chez Lorenz par exemple, dérive directement de Uexküll) quelque chose de l’inertie du corps. Si l’être animal est déjà un faire, il y a une action de l’animal qui n’est qu’un prolongement de son être. Le mimétisme, où il est impossible de séparer comportement et morphologie, et qui fait voir un comportement logé, pour ainsi dire, dans un dispositif morphologique, dévoile une couche fondamentale du comportement où la ressemblance est opérante, une « magie naturelle », ou une indivision vitale, qui n’est pas la finalité, rapport d’entendement et de représentation. L’idée due à Portmann (die Tiergestalt) d’une lecture des types animaux, d’une étude de leur apparence extérieure considérée comme « organe à être vu », celle par suite d’une interanimalité aussi nécessaire à la définition complète d’un organisme que ses hormones et ses processus « internes », ont fourni un second recoupement au thème de la form value de l’organisme. C’est à partir de là que nous avons abordé l’étude des « mouvements instinctifs », des « stimuli signaux » et des « schémas déclencheurs innés » selon Lorenz, en montrant qu’il ne s’agit pas là, comme l’a fait croire la métaphore de la clé et de la serrure, d’un renouveau du mécanisme, mais de styles de comportement spontanés qui anticipent un aspect du monde ou un partenaire, et sont quelquefois assez lacunaires pour donner lieu à une véritable fixation sur un partenaire non spécifique (Prägung). Préparation onirique ou narcissique des « objets » extérieurs, on ne s’étonne pas que l’instinct soit capable de substitutions, de déplacements, d’« actions à vide », de « ritualisations », qui ne se superposent pas seulement aux actes biologiques fondamentaux, comme par exemple la copulation, mais les déplacent, les transfigurent, les soumettent à des conditions de display, et révèlent l’apparition d’un être qui voit et se montre, et d’un symbolisme dont la « philologie comparée » (Lorenz) est à faire.

On a encore cherché à atteindre l’être de la vie selon la méthode de la théorie de la connaissance : à travers une réflexion sur la connaissance des vivants. On s’est demandé à quelles conditions nous pouvons valablement attribuer à tel animal un ou plusieurs « sens », un milieu associé ou « territoire », un rapport efficace avec ses congénères (étude du criquet pèlerin par Chauvin) et enfin une vie symbolique (étude du langage des abeilles par von Frisch). Il est apparu que toute zoologie suppose de notre part une Einfühlung méthodique du comportement animal, avec participation de l’animal à notre vie perceptive et participation de notre vie perceptive à l’animalité. Nous avons trouvé là un nouvel argument contre la philosophie artificialiste que représente au plus haut point la pensée darwinienne. L’ultra-mécanisme et l’ultra-finalisme des darwiniens reposent sur le principe ontologique du tout ou rien : un organisme est absolument ce qu’il est, s’il ne l’était pas il aurait été exclu de l’être par les conditions données. Cette manière de penser a pour effet de masquer le caractère le plus étrange des homéostasies vitales : l’invariance dans la fluctuation. Qu’il s’agisse des organismes ou des sociétés animales, on a affaire, non à des choses soumises à la loi du tout ou rien, mais à des équilibres dynamiques instables, où tout dépassement reprend des activités déjà présentes en sous-œuvre, les transfigure en les décentrant. Il résulte de là en particulier que l’on ne doit pas concevoir hiérarchiquement les rapports entre les espèces ou entre les espèces et l’homme : il y a des différences de qualité, mais précisément pour cette raison les êtres vivants ne sont pas superposés les uns aux autres, le dépassement, de l’un à l’autre, est, pour ainsi dire, plutôt latéral que frontal et l’on constate toutes sortes d’anticipations et de réminiscences.

Pour reprendre contact avec des faits indubitablement organiques, nous sommes revenus enfin à l’ontogenèse et en particulier à l’embryologie, en montrant que les interprétations mécanistes (Speemann) aussi bien que celle de Driesch, laissent échapper l’essentiel d’une nouvelle notion du possible : le possible conçu, non plus comme un autre actuel éventuel, mais comme un ingrédient du monde actuel lui-même, comme réalité générale.

Cette prospection, que nous compléterons au début de l’année prochaine en esquissant les problèmes de la systématique et de la théorie de la descendance, permet déjà de dire que l’ontologie de la vie, comme celle de la « nature physique », ne sort d’embarras qu’en recourant, hors de tout artificialisme, à l’être brut tel qu’il nous est dévoilé par notre contact perceptif avec le monde. Ce n’est que dans le monde perçu qu’on peut comprendre que toute corporéité soit déjà symbolisme. On essaiera l’année prochaine de décrire de plus près l’émergence du symbolisme en passant au niveau du corps humain.