Parce qu’il représente un immense enjeu politique, la guerre du cerveau fait rage. Une guerre froide évidemment, qui ne lance pas de bombes et ne fait pas de victimes. Une guerre qui ne fait guère les titres des médias. Et pourtant, elle est bien réelle.
Pour comprendre pourquoi les États les plus éclairés ont fait de l’intelligence leur préoccupation fondamentale, il faut prendre conscience de sa place centrale aujourd’hui.
Le QI n’est pas un score de Candy Crush que les prétentieux aimeraient à comparer ; l’intelligence n’est pas qu’un snobisme de cour de récréation. Il faut admettre qu’elle est devenue aujourd’hui, plus que jamais, un enjeu de pouvoir.
Durant des millénaires, les hommes se sont battus pour conquérir des territoires. Il s’agissait d’abord d’assurer l’accès aux ressources fondamentales : produits agricoles et matières premières. Dans le monde né de la révolution industrielle devenu particulièrement énergivore, les ressources énergétiques sont devenues le socle de toutes les puissances et l’objet de bien des conflits. Les XIXe et XXe siècles auront été respectivement les siècles du charbon et du pétrole. Le XXIe est d’ores et déjà celui de l’intelligence1.
Pourquoi est-il important d’attirer les intelligences ? Pourquoi est-elle l’objet de toutes les convoitises ? Parce que l’innovation, qui doit tout à l’intelligence, est devenue le moteur de la société numérique.
Dans un monde caractérisé par la surabondance de l’information et l’évolution extrêmement rapide des technologies reposant sur un besoin constant d’innovation, l’intelligence devient centrale : la capacité de discrimination, de synthèse et d’articulation créative de ces informations est le principal moteur de la création de valeur.
Cette place va s’accroître encore avec l’émergence d’IA de plus en plus sophistiquées, il faudra sans cesse plus d’intelligence pour être capable d’appréhender un monde où la masse des données et la complexification de leurs interactions croît sans cesse. L’intelligence sera plus que jamais la ressource centrale : plus elle sera développée dans le monde, moins il sera possible de s’en passer.
Toutes les rivalités de matières premières et de terres fertiles qui ont jalonné l’histoire des hommes ne seront rien à côté de la furie qui animera les pays et les entreprises pour maîtriser l’intelligence la plus élevée. Le potentiel d’innovation sera mobilisé pour créer toujours plus d’intelligence.
Le cerveau est la matière la plus précieuse aujourd’hui. La plupart des grands pays l’ont compris, et en tirent les conséquences.
La ruée vers l’or gris prend d’abord la forme de politiques intensives d’encouragement à la venue des meilleurs étudiants étrangers. On est loin des querelles byzantines de l’université française où l’on refuse l’idée même de sélection2. La plupart des pays sont à des années-lumière de ces débats.
Les universités américaines sont de gigantesques trieuses de talents – pour garder les meilleurs, naturellement. Mais les États-Unis voient désormais leur domination contestée. Même si les universités d’outre-Atlantique occupent encore aujourd’hui les premières places du fameux classement de Shanghai3 des universités mondiales, elles sont désormais talonnées par les universités chinoises.
Partie de zéro ou presque, la Chine mène une politique volontariste de développement de son enseignement supérieur et de sa recherche scientifique. Ses dépenses de recherche ont augmenté de près de 300 % depuis 2001. Si l’on regarde la tendance et non le classement seul, la Chine s’annonce comme le leader académique dans les décennies qui viennent. Un bon indicateur de la productivité des chercheurs est le nombre de brevets déposés : à ce jeu-là, la Chine devient un leader mondial.
La seconde dimension de la bataille de l’intelligence se joue plus en aval de la formation, au niveau du recrutement des chercheurs et ingénieurs déjà opérationnels. Là encore, les États-Unis se sont depuis longtemps montrés les plus habiles, attirant grâce à d’importantes rémunérations les meilleurs chercheurs du monde entier. Mais d’autres pays ne sont pas en reste. En Corée du Sud, la part de la richesse nationale consacrée à la recherche et au développement approche les 5 %. La France, avec 2,21 %, fait moins de la moitié…
Le dédain affiché par la classe politique4 pour les nouvelles technologies trahit une grave erreur de jugement. Il assimile implicitement le numérique à une mode, un engouement irrationnel qui passera, les vraies et bonnes valeurs finissant par retrouver leur place. Mais l’histoire des technologies, aujourd’hui plus que jamais, ne fonctionne pas par cycle, mais par cliquet. Internet ne disparaîtra pas au profit du Minitel. Si les smartphones n’existent plus dans quelques années, ça ne sera pas au profit du retour du téléphone fixe à touches, mais plus probablement d’implants électroniques…
La bataille de l’intelligence fait rage et les positions stratégiques dans les domaines clés s’acquièrent.
Cette bataille est menée sans aucun complexe par la Chine. Peu réputé pour ses timidités en termes d’éthique, ce pays a déjà commencé à séquencer le génome des surdoués pour identifier les variantes génétiques impliquées dans l’intelligence. Confucius assurément n’a pas les états d’âme de nos humanistes occidentaux… La Chine envisage sans problème d’industrialiser la fabrique de l’intelligence biologique. Et ce par tous les moyens. Aucun comité d’éthique ou principe de précaution ne viendra ralentir ce projet5.
Nous avons créé une économie de la connaissance sans en mesurer toutes les conséquences politiques.
L’intelligence n’est pas qu’un enjeu de pouvoir, la principale ressource du futur que les pays se battent pour accaparer. Elle est aussi, pour les individus eux-mêmes, la clé essentielle de distinction sociale.
L’abolition dans tous les pays occidentaux des distinctions fondées sur la naissance a instauré le règne – parfois théorique – du mérite. Que signifie ce terme ? L’erreur serait de confondre mérite absolu et mérite social. Reconnaître le mérite dans l’absolu reviendrait à estimer supérieur un bègue qui surmonte son handicap au prix d’efforts immenses à un orateur brillant ayant naturellement des facilités d’expression… Cette définition du mérite a sans doute un grand intérêt moral, mais n’est pas socialement pertinente. Dans un ordre politique fondé sur l’égalité de ses membres, la seule variable acceptable de différenciation entre les individus est, comme le dit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en son article 1, l’« utilité commune6 ». En termes économiques, on parle désormais de « valeur créée ». Le mérite social est l’utilité que l’on apporte à la société et dont les revenus sont censés être la juste contrepartie. Elle peut être apportée d’une infinité de façons qui sont autant de métiers : maçon, avocat, enseignant, écrivain, musicien, etc. C’est bien ce mérite social qui est le socle des différences économiques.
Or, le mérite social, autrement dit la capacité à créer de la valeur par son travail, est fortement corrélé à l’intelligence. Dans un livre qui a fait scandale au milieu des années 1990, Herrnstein et Murray7 expliquaient que le QI était un élément déterminant pour la réussite. Avec ce livre, les auteurs réactivent en quelque sorte, sous une nouvelle forme, les théories déterministes sociales qui ont fait florès au XIXe siècle8, mais de façon plus nuancée et sur des bases nettement plus scientifiques.
Aussi scandaleux qu’il ait pu paraître, le lien entre QI et réussite a pourtant été démontré à de nombreuses reprises… Il s’agit d’une vérité statistique et non d’une interprétation idéologique. Non seulement un bas QI augmente très fortement les chances d’avoir un revenu faible, mais encore cela augmente les chances de marginalisation sociale.
S’il est exacerbé à notre époque, le lien entre intelligence et réussite sociale n’a pas attendu le numérique pour exister. Il a été mis en évidence il y a deux décennies à travers le lien9 statistiquement avéré10 entre le QI moyen d’un pays et le salaire moyen des individus qui y vivent : environ 75 % des différences économiques entre les pays – la plus ou moins grande richesse – s’expliquent par le QI moyen de la population. Les chercheurs ont même montré que la relation n’était pas linéaire mais exponentielle11. Autrement dit, plus le QI est haut, plus il a d’effet sur le salaire : un gain de 5 points de QI multiplie le salaire par 1,45 ; un gain de 10 points se traduit par un doublement du salaire.
À l’ère numérique, cette corrélation entre QI et revenus est plus forte que jamais. Au XXIe siècle, l’utilité sociale la plus importante est désormais créée par l’algorithme. « Le logiciel dévore le monde. » Autrement dit : la valeur économique réside désormais dans la capacité à créer des IA qui vont être utiles à des milliards de gens. L’IA devient un trou noir qui absorbe une part croissante de la valeur économique.
Nicolas Colin, spécialiste des enjeux liés aux nouvelles technologies, explique pourquoi le logiciel capte la valeur, asséchant le reste de l’économie12. En captant l’essentiel de la marge, le logiciel oriente naturellement l’essentiel des revenus vers ses concepteurs… L’intégration de millions d’utilisateurs dont les données sont utilisées comme outil de monétisation offre « des rendements d’échelle sans précédents dans l’histoire ».
L’application WhatsApp a été achetée 22 milliards de dollars par Facebook en 2013. Cela signifie que les cinquante-cinq salariés, petits génies de l’informatique, qui travaillent dans cette société ont créé plus de valeur en quatre ans d’existence que les 194 000 salariés de Peugeot en deux cent dix ans13 – 12 milliards seulement14. Traduction : dans un monde ou les algorithmes sont la source ultime de richesse, la valeur économique dépend du QI moyen des salariés. Il faut se rendre à l’évidence, à défaut de s’en réjouir : dans le monde dans lequel nous vivons désormais, quelques gamins au QI de 165 créent plus de richesse15 pour une nation qu’un million de travailleurs au QI de 95… Du coup, les écarts de revenus entre individus à forte et à faible capacité cognitive explosent.
Du point de vue de l’Intelligence Artificielle, la France est comparable à un pays en développement : elle exporte ses « matières premières », les mathématiciens et informaticiens spécialisés en IA, tandis qu’elle importe des biens à haute valeur ajoutée presque exclusivement produits sur la côte Ouest des États-Unis via nos smartphones. Chaque fois que nous consultons notre téléphone ou que nous enregistrons nos fichiers d’ordinateur sur le cloud, nous importons de l’IA produite ailleurs qu’en Europe.
Sur les trois cent cinquante start-up qui prétendent faire de l’IA en France, l’immense majorité ne fait en réalité que de l’informatique traditionnelle.
Dans la liste des géants d’IA, il n’y a aucune entreprise européenne. Il y a pourtant, dans nos pays, des chercheurs, des mathématiciens, des informaticiens de niveau comparable à celui des États-Unis et de la Chine. Mais souvent ils traversent l’Atlantique pour exercer leur talent à l’image de Yann Le Cun.
La France est capable de former l’un des meilleurs spécialistes au monde de l’IA mais le système économique ne lui offre pas la possibilité de mettre ses exceptionnels talents au service du pays. Résultat : il en fait profiter Facebook16.
Pourquoi cet exil des cerveaux ? Une fiscalité trop lourde n’est pas le principal handicap : la fiscalité est, en réalité, très forte en Californie. La raison est qu’en Europe, il n’existe pas de plateforme numérique pour développer ce type de projets ambitieux. L’Europe n’a pas de stratégie commune en ce qui concerne l’IA. Cela rappelle la formule d’Emma Marcegaglia, chef du patronat Italien, à Davos : « Quand une technologie apparaît, les Américains en font un business, les Chinois la copient et les Européens la régulent ». Les réponses ou plutôt les ripostes en France et en Europe sont d’une faiblesse affligeante.
Une autre raison est que le gouvernement français pense que les chercheurs doivent travailler quasi gratuitement. Alain Prochiantz, neurogénéticien au collège de France, explique en quelques mots que le monde a changé : « Pour attirer les chercheurs en France, il faut les payer ! »
Le QI n’est pas corrélé aux seules différences de revenus. Il est un indicateur assez fiable d’inégalités plus radicales encore, comme par exemple l’espérance de vie. Quatorze années d’espérance de vie séparent les personnes au QI faible de celles au très fort QI… L’intelligence fait vivre plus vieux. La relation est sans doute indirecte – mais n’en est pas moins forte : les personnes au fort QI occupent des emplois moins pénibles, ont plus de moyens pour se soigner et ont une vie plus « saine », ce qui améliore mécaniquement leur durée de vie17. Les cadres dirigeants vivent en moyenne dix ans de plus que les ouvriers agricoles. Cette injustice est révoltante.
Aussi moralement gênant que cela paraisse pour un individu occidental nourri d’idéologie égalitariste, il faut bien reconnaître que le fait que l’intelligence détermine le succès social n’est ni étonnant ni réellement scandaleux. Quelle clé de discrimination serait en effet plus admissible que celle de l’utilité sociale ? Ni la naissance, ni même l’effort pur ne sauraient avoir les mêmes vertus d’utilité collective… L’utilité sociale, pour paraphraser Churchill parlant de la démocratie, est donc sans doute « le pire des critères, à l’exception de tous les autres ».
La corrélation du QI avec toutes les sortes de réussites ne poserait guère de problème si l’intelligence pouvait être acquise par tous ; autrement dit si elle pouvait elle-même être le fruit du mérite dans l’absolu. Malheureusement, et c’est là que le bât blesse, elle est largement héritée, l’école ne faisant que prolonger les différences initiales dues à la naissance. Une vérité que nous voulons ignorer mais que nos descendants ne pourront plus supporter. Parce que la rapide montée en puissance de l’Intelligence Artificielle va élargir de façon dramatique le fossé séparant les bas et les hauts QI. Une inégalité explosive qui va précipiter une crise majeure de l’institution scolaire.