La tâche de l’éducation est depuis des siècles dévolue à une institution ad hoc : l’école. C’est elle qui doit transmettre l’essentiel des savoirs fondamentaux dont l’individu a besoin pour tenir sa place en société et lui être utile. Ceux-ci comprennent non seulement les savoirs de base, comme lire, écrire et compter, mais aussi toutes les connaissances utiles : mathématiques, histoire, littérature, langue… L’intelligence est traduite par la plus ou moins grande capacité des enfants à acquérir, retenir, utiliser et marier ces différents savoirs.
C’est cette capacité à manier le savoir qui est la vraie finalité du système scolaire, et non le savoir en lui-même, comme les humanistes s’en étaient aperçus. Pensons à Rabelais décrivant pour s’en moquer l’enseignement absurde reçu par Gargantua apprenant des livres par cœur et capable de les réciter à l’envers ou encore à la très fameuse phrase de Montaigne disant préférer « une tête bien faite » à « une tête bien pleine ».
L’école n’a au fond jamais réussi à développer de l’intelligence comme elle se l’était imaginé : elle n’a toujours fait que reproduire et entériner des différences d’intelligence qui préexistaient.
La plupart des parents souhaitent que leurs enfants apprennent avec succès ce que l’école tente de leur enseigner. Et pourtant nous avons tous constaté combien les aptitudes des enfants diffèrent, y compris au sein d’une même famille. Lecture, mathématiques, histoire, compréhension des théories scientifiques… : autant de compétences que les enfants acquièrent plus ou moins bien. Ces différences de résultats sont-elles innées ou acquises ? Ont-elles pour cause le contexte de l’apprentissage ou sont-elles la conséquence de dispositions propres à chaque élève ? Les Anglo-Saxons expriment cette question par les mots « nature or nurture1 » – littéralement, « la nature ou la nourriture ».
De façon générale, nous sommes le produit de l’interaction de deux dimensions : les structures internes de notre corps – et surtout de notre cerveau – d’une part, l’environnement dans lequel nous vivons d’autre part2.
Dans le premier cas, on parle couramment de « prédispositions » à faire telle ou telle chose. On sent bien qu’un enfant va plus ou moins facilement procéder à tel ou tel apprentissage. Cette facilité est la traduction d’une sorte de compétence innée – c’est-à-dire, littéralement, présente à la naissance.
Dans le second cas, l’environnement comprend tout ce que les événements vécus ont pu nous faire apprendre. C’est la part « culturelle » de nos façons de sentir et de penser.
Longtemps niée au nom d’une croyance naïve en la naturalité de l’Homme, la part culturelle de notre comportement a été reconnue à partir des Lumières, quand les intellectuels ont pris du recul face à la religion et aux institutions chrétiennes prônant l’existence de normes de comportement « naturelles » et d’une humanité immuable. Née des récits de voyages tels que ceux de Bougainville, cette conscience de la relativité des mœurs sera l’un des grands chocs du XVIIIe siècle. C’est le sens des Lettres persanes de Montesquieu, publiées en 1721, où l’étrangeté des mœurs françaises est décrite à travers le regard plein d’humour du Persan Usbek. On découvre alors, comme l’écrit Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, publié en 1755, qu’il « est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres ».
Le XXe siècle aura été le moment par excellence où deux visions extrêmes se sont opposées à cet égard, chacune ayant eu des conséquences dramatiques.
D’un côté, le communisme reposant sur l’idée que l’Homme est avant tout culturel et cherchant à nier la part naturelle de l’individu. Si tout est culturel, il est en effet possible de rééduquer l’Homme, de le rendre meilleur – même contre sa volonté. Les camps de rééducation de l’URSS sont nés de cette vision. L’Homme est une pâte à modeler qu’une dictature éclairée, celle du prolétariat, peut rendre bon, c’est-à-dire solidaire et altruiste. Accepter la présence de caractères innés en l’Homme est dans cette optique insupportable, car cela reviendrait à donner des bases objectives aux inégalités. Cela a conduit Staline à donner un immense pouvoir au charlatan Lyssenko et à déporter bon nombre de généticiens au goulag : le Prix Nobel de médecine Jacques Monod s’éloigna alors du Parti communiste français qui soutenait Staline contre la génétique dite « bourgeoise ». Or, dans ce courant de pensée, les différences entre les individus ne sont jamais que la conséquence des jeux sociaux. La part de l’héritage génétique dans nos différences est le point aveugle des doctrines socialistes.
De l’autre côté du spectre idéologique, la vision fasciste croit avant tout en la force de l’inné. Rien ne pourra alors par définition abaisser la race supérieure, ni sauver la race inférieure, la conséquence logique étant l’exaltation inconditionnelle de la première et l’élimination monstrueuse et froide de la seconde… Dans ce cas, c’est la part culturelle de ce que nous sommes qui est le point aveugle de l’idéologie.
Le traumatisme de l’horreur nazie et le refus de croire au goulag stalinien ont durablement biaisé le débat en faveur de la vision marxiste niant toute idée d’une part innée dans ce que nous sommes. C’est d’ailleurs cette horreur du déterminisme qui motivera, on le verra, la future adoption enthousiaste des technologies d’amélioration de l’intelligence.
Corollaire de cette conception : on croit aujourd’hui en la toute-puissance de l’environnement pour expliquer les différences de développement intellectuel des enfants.
L’environnement de l’enfant a deux composantes principales : sa famille d’une part, et l’école d’autre part. Or les contextes familiaux sont profondément inégaux. Un enfant aura la chance de grandir dans une famille attentive où les stimulations intellectuelles seront permanentes ; un autre sera moins bien traité, laissé seul le plus clair du temps devant la télévision… La fondation Terra Nova a montré qu’à quatre ans, un enfant issu d’un milieu populaire a entendu 30 millions de mots de moins qu’un enfant de bourgeois3. Une même capacité initiale se développera ainsi plus ou moins.
Partant donc du principe que les inégalités entre les enfants sont avant tout dues à ces contextes familiaux, l’école s’est fixé pour objectif de compenser autant que faire se peut ces différences. Y parvient-elle ?
L’école est l’institution investie de la redoutable tâche de remédier aux inégalités de développement intellectuel. Tâche dont elle s’acquitte particulièrement mal.
Pour les enfants issus de milieux défavorisés, force est en effet de constater l’échec de l’école sur tous ses objectifs, sauf un : jouer le rôle de garderie pendant que les parents travaillent…
Le constat de l’échec de l’école dans la lutte contre les inégalités ne date pas d’hier. En 1964, le sociologue Pierre Bourdieu publie avec Jean-Claude Passeron un livre devenu un classique : Les Héritiers4. Il dresse un diagnostic implacable de la reproduction sociale française : les filières prestigieuses des grandes écoles et des meilleures formations universitaires, censées permettre une sélection objective sur le mérite, sont en réalité de pernicieuses machines à éliminer les enfants d’origine modeste et à justifier finalement la perpétuation de la domination des « élites ».
Aujourd’hui, le constat de Bourdieu et Passeron pourrait être réécrit presque dans les mêmes termes. En pire. Au sein des grandes écoles, seuls 9 % des étudiants sont aujourd’hui issus des classes socioprofessionnelles modestes contre 30 % dans les années 1950, alors qu’à peine 20 % d’une classe d’âge obtenait le baccalauréat à cette époque. Beau progrès.
Il faut se rendre à l’évidence, seulement contestée par les syndicalistes les plus exaltés : l’école est une machine incapable de réduire les inégalités.
Pour quelle raison l’école est-elle si nulle – osons le mot ?
Une première explication aux faibles résultats de l’école est qu’elle ne reçoit pas les enfants assez longtemps pour compenser les différences d’environnement familial. Pour un enfant d’âge scolaire, l’école ne représente en France jamais plus de 20 % du temps éveillé ; la famille reste l’endroit où l’enfant passe la grande majorité de son temps.
Cette domination du temps familial produit automatiquement des inégalités. Selon Bourdieu et Passeron, le mécanisme de reproduction sociale repose avant tout sur l’appropriation dès leur naissance par les « héritiers » d’une culture générale classique – vocabulaire, connaissance des codes sociaux, des grandes œuvres classiques, etc. – indispensable à la réussite dans les cursus prestigieux. Autrement dit, l’environnement familial est la source essentielle des différences de performances, ces dernières étant directement produites par la capacité à connaître et manipuler les différents codes.
Ce genre de conception, qui part implicitement du postulat qu’il n’y a pas de différence innée de capacité, fonde les expériences d’extraction des enfants défavorisées de leur environnement social : ce sont par exemple les « internats d’excellence », dont le principe est d’éloigner les enfants ou les adolescents le plus possible d’un contexte familial culturellement pauvre.
On sait que les grandes familles viennent de loin. C’est particulièrement bien documenté pour la Toscane où un recensement fiscal très documenté a été réalisé en 1427, à l’occasion d’une grave crise financière. Les familles riches sont restées les mêmes en six siècles. Sur vingt-cinq générations, la mobilité sociale est insignifiante.
Dans le cas toscan, il est difficile de différencier la part de transmission qui revient à l’argent, à la culture, aux capacités intellectuelles héritées…
C’est pourquoi l’exemple chinois pose des questions fascinantes : 84 % des familles des élites chinoises5 de 2017 faisaient en effet déjà partie de l’élite avant la révolution maoïste. Alors même que leurs biens et leurs fortunes ont été confisqués en 1949 et que les bourgeois lettrés avaient beaucoup de difficultés à faire faire des études à leur progéniture. Une preuve stupéfiante de la force de la transmission des dominations sociales de certains groupes, qui comporte sans doute une part d’origine génétique.
Dans un livre à succès, le psychologue américain Dodson affirmait que « tout se joue avant six ans6 » . Selon lui, les premières années de la vie d’un individu seraient absolument déterminantes à tous les niveaux : réussite sociale et économique et plus généralement épanouissement… L’école obligatoire commençant à six ans, elle arrive comme la cavalerie : trop tard.
Seconde explication à l’échec de l’école : certains éléments de la vie d’un élève, extérieurs à l’école comme à la famille, peuvent avoir un impact important sur le résultat final. Une étude néo-zélandaise7 a montré que la consommation régulière – au moins quatre fois par semaine – et prolongée de cannabis commencée à l’adolescence entraînait une altération des performances intellectuelles. À l’âge adulte, la baisse de QI peut atteindre 8 points… Les conséquences sur la réussite sociale d’une dégradation de cet ordre sont considérables : 8 points, c’est approximativement ce qui sépare un ingénieur d’un technicien, un docteur d’un infirmier… Un fumeur de cannabis fait littéralement partir en fumée tous les efforts de l’école pour développer le QI.
L’école occupe donc une place somme toute modeste dans la liste de toutes les influences environnementales pesant sur le QI.
Mais sa place réelle est encore plus faible. En effet l’environnement tout entier n’explique lui-même qu’une part mineure du QI. C’est terriblement difficile à accepter, mais ce dernier est hélas majoritairement déterminé par notre patrimoine génétique.
Les travaux scientifiques montrent que l’on naît intelligent plus qu’on ne le devient. La génétique est en train d’imposer à nouveau l’évidence gênante que certains de nos caractères ne sont pas acquis mais innés.
Cela veut-il dire que des parents intelligents donneront obligatoirement des enfants intelligents ? Pas nécessairement. Le terme « héréditaire » employé pour décrire le caractère inné est trompeur : un enfant peut parfaitement posséder des mutations génétiques qui lui sont propres8. L’intelligence des parents ne détermine pas absolument celle des enfants. Des parents à l’intelligence commune enfantant des génies… et réciproquement9.
La distinction entre ce que l’on appelle couramment « la génétique » et « l’acquis » n’est pas si nette : la façon dont on va vivre, la consommation de certains produits ou l’exposition à certaines substances seront susceptibles de modifier les expressions de nos gènes. C’est ce que l’on appelle l’épigénétique. C’est ce phénomène qui explique qu’une prédisposition génétique à une maladie finisse par se déclarer ou non.
En dehors de cette zone mixte de l’épigénétique, il existe des choses innées qui ne peuvent pas, à l’heure actuelle, être corrigées. Si nous parvenons sans peine à l’accepter s’agissant de la taille ou de la couleur des cheveux – et encore, nous ne l’acceptons que parce qu’il est possible de tricher avec des talons et des teintures –, il semble révoltant d’accepter cette idée concernant l’intelligence. Elle s’hérite plus qu’elle ne s’acquiert, même si génétique et environnement intellectuel, affectif et nutritionnel sont entrelacés de façon extrêmement subtile.
Pour établir ce genre de résultats, une technique largement employée est la méthode des jumeaux, qui permet d’en apprendre beaucoup sur les rôles respectifs de l’inné et de l’acquis. Deux vrais jumeaux partageant par définition quasiment 100 % de leur matériel génétique, toute différence ne peut être due qu’aux variations d’environnement qu’ils ont pu rencontrer10. Deux vrais jumeaux qui ont fréquenté deux écoles différentes et/ou ont vécu dans deux familles distinctes sont ainsi de magnifiques cobayes pour explorer les rôles respectifs de l’inné et de l’acquis.
Ces recherches sur les jumeaux ont mis en évidence le fait que le succès scolaire contient une détermination génétique au moins aussi forte que l’école ou les autres variations d’environnement possibles11. Puis des travaux12, menés sur 7 500 paires de jumeaux testés aux âges de sept, neuf et douze ans, ont montré que les différences individuelles de capacités de lecture et de comptage étaient génétiques à 68 %. L’intelligence pure n’est, d’après cette étude, génétique qu’à 42 %, ce qui est paradoxal : alors que les capacités de lire et compter sont réputées être spécifiques à l’apprentissage scolaire et ainsi théoriquement beaucoup plus dépendantes de l’école que l’intelligence en elle-même, elles sont en fait plus dépendantes du patrimoine génétique. Voilà qui devrait inciter le système éducatif à la modestie…
Une autre recherche13 menée au Royaume-Uni et publiée en 2013 a poursuivi la démythification du rôle de l’école. Les scientifiques ont comparé les résultats obtenus au Certificat général d’éducation secondaire de plus de 11 000 paires de jumeaux de seize ans. Ils ont mis en évidence le fait que le degré de réussite, non seulement dans les premières années de l’école, mais encore jusqu’à seize ans, était fortement dépendant du patrimoine génétique. Le fait de partager un environnement commun – famille et éducation – n’explique qu’environ un tiers des différences de résultat. Autrement dit, l’école et même la famille ne pèsent pas beaucoup face au poids décisif de la génétique, qui compte pour près des deux tiers du résultat.
En synthèse, il est aujourd’hui établi que notre ADN détermine au moins 50 % de notre intelligence. Les environnements familial et scolaire doivent se partager une part déjà minoritaire.
Comme le notent les chercheurs : « Ces résultats montrent que les différences de réussite scolaire ne traduisent pas avant tout la qualité des professeurs ou des écoles. » En général, ce n’est pas l’incompétence de professeurs dévoués, ou même des problèmes de méthode, qui expliquent les mauvais résultats de l’école. Le but même de cette dernière, égaliser les chances à travers l’éducation, est une tâche bien décourageante : non seulement l’école ne représente qu’une partie de l’environnement relativement modeste comparée à celui de la famille, mais encore cet environnement tout entier n’a-t-il qu’un pouvoir limité de changer le destin scolaire d’un individu. Cruelle et implacable génétique.
Plus frappant encore : le rôle de la génétique croît entre l’enfance et la fin de l’adolescence. À ce moment-là, le rôle de l’environnement a encore diminué ; la part génétique compte pour près de 80 % de l’intelligence ! Cette croissance du rôle de l’hérédité jusqu’à vingt ans tend à montrer que c’est finalement moins l’état initial du cerveau qui s’hérite que son caractère plastique. C’est la plus ou moins grande plasticité du cerveau qui fait la capacité à apprendre ; et c’est précisément cette plasticité qui est plus ou moins grande selon les individus au départ. Et c’est la neuroplasticité que mesure le QI et donc la capacité à apprendre.
Ce qui ne veut pas dire bien sûr qu’il n’est pas important alors de stimuler au maximum l’individu : au contraire, chaque point de QI gagné sera d’autant plus précieux14.
Les racistes s’en délectent et les antiracistes n’osent pas aborder le sujet : les Africains vivant en Afrique ont, en moyenne, de médiocres performances aux tests de QI. Cela ne doit rien à l’ADN et beaucoup à l’environnement, même si depuis la fin du XIXe siècle les racistes ont instrumentalisé la génétique pour justifier leurs préjugés procolonisation. Les différences de QI selon l’origine d’une cohorte existent mais s’expliquent essentiellement par nos conditions de vie, pas par les gènes.
Nos capacités cérébrales dépendent de l’interaction entre de nombreuses séquences de nos chromosomes et notre environnement, notamment intellectuel et nutritionnel. L’importance de l’environnement dans la construction de nos capacités intellectuelles est illustrée par l’effet Flynn, du nom du chercheur qui l’a mis en évidence. Le paysan africain pauvre, qui souffre de parasitoses, n’est jamais allé à l’école et a été carencé en iode pendant sa vie fœtale, a le même QI que le paysan savoyard de 1850 : l’Afrique n’a pas encore bénéficié de l’effet Flynn. Un accouchement difficile qui réduit l’oxygénation du cerveau, le paludisme, une déshydratation liée à une gastro-entérite entraînent des dégâts neuronaux : les jeunes Africains avaient naguère les conditions de vie les moins favorables de toute la planète au développement neuronal.
Cette situation change : la pauvreté recule, les techniques obstétricales progressent et les grandes maladies commencent à être sous contrôle, notamment grâce à la fondation Bill Gates15. En faisant reculer les maladies infectieuses préjudiciables au développement du cerveau des enfants, installer des latrines augmente aussi sûrement le QI de la population que la scolarisation. Par ses combats, Bill Gates sera aussi un des acteurs de l’explosion du QI des Africains.
S’il existe une part génétique à la dispersion de nos capacités intellectuelles individuelles, il n’y a pas de différence de potentiel entre les « races » : leur individualisation est tellement récente dans l’histoire humaine que c’est génétiquement impossible. Le rattrapage africain va le prouver tout aussi clairement que le dépassement des Occidentaux par les Asiatiques.
À l’ère de l’IA, le QI devient plus discriminant que jamais. La différence introduite dans le destin par quelques points de QI, hier déjà notable, sera demain considérable. Un point de QI supplémentaire a un impact de plus en plus fort sur la trajectoire professionnelle, et la réussite au sens large.
Nous vivons une époque formidable et enthousiasmante, comme s’en réjouit l’ancien champion du monde d’échecs Gary Kasparov. Les opportunités se multiplient. Avec les nouvelles technologies, le champ des possibles s’est élargi comme jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité.
Les intellectuels, les innovateurs, les start-uppers, les managers, les scientifiques, les élites mondialisées évoluent comme un poisson dans l’eau dans cette nouvelle société. Cette accélération du futur qui densifie les vies est réjouissante.
Gary Kasparov se félicitait récemment de l’explosion de l’Intelligence Artificielle : « Les machines intelligentes vont mener notre vie mentale vers plus de créativité, de curiosité, de beauté et de bonheur », expliquait-il. Il a raison : nous vivons la période la plus enthousiasmante, exaltante, fascinante et vertigineuse que l’humanité ait connue. Des chantiers inimaginables s’ouvrent : conquête de l’espace, recul de la mort, maîtrise de notre cerveau, transmission de pensée, manipulation du vivant… Oui, nous allons vivre l’âge d’or des entrepreneurs, des innovateurs et des intellectuels. La vague des technologies NBIC offre des perspectives extraordinaires pour amplifier l’aventure humaine.
Tous ceux qui le peuvent s’empiffrent dans ce banquet d’innovations auquel l’humanité semble conviée. Les fortunes s’accumulent en quelques années, d’autant plus facilement que toutes les positions acquises dans la vieille économie sont remises en cause. À qui en perçoit les mouvements, le hold-up sur la valeur ajoutée des chaînes de production est un jeu d’enfant. Voguant avec délices sur les vagues d’innovations schumpétériennes, ils se comportent en corsaires de la nouvelle économie, abordant sans ménagement les vieux galions remplis d’or pour les détrousser.
Tout cela est formidable et enthousiasmant. Mais ce qu’oublie Kasparov, qui a un QI exceptionnel de 190, c’est que la faculté de profiter du festin numérique n’est donnée qu’aux innovateurs qui jouissent également d’un QI élevé. Les autres, la grande majorité par définition, dont les performances intellectuelles sont moins bonnes, resteront spectateurs. Les largués de la nouvelle économie accumulent d’autant plus de retard que ceux qui sont montés à bord vont vite et loin. C’est un fossé cognitif qui se recrée ainsi, à la faveur de la fracture numérique, de façon assez semblable à celui qui pouvait opposer il y a cinq siècles un lettré parisien d’un paysan vivant dans une campagne isolée. Selon que l’on est aujourd’hui branché aux nouvelles technologies, capable de les maîtriser et d’en profiter, ou au contraire loin du monde du « Big Data », la différence de trajectoire professionnelle et de patrimoine sera considérable. On peut craindre, en outre, que le QI minimum pour être concurrentiel face à l’IA monte considérablement à partir de 203016.
Les publics fragiles veulent de la réassurance. Ils ne sont pas prêts à entendre que l’IA menace tous les gens qui ne sont pas des manipulateurs de data ou dotés d’une forte créativité. Les hommes politiques ne veulent à aucun prix ouvrir la boîte de Pandore de ce débat entièrement miné. Le QI reste un tabou. Emmanuel Macron déclencha, on s’en souvient, une violente polémique menée par les bien-pensants lorsqu’il fit remarquer que la reconversion des ouvrières de Gad serait difficile, puisque beaucoup étaient illettrées. La plasticité cérébrale n’est hélas pas illimitée, sinon les ouvrières de Gad deviendraient data scientists ou physiciens nucléaires en suivant une formation. Et elle est inégalement répartie : les différences d’intelligence sont d’abord des différences de plasticité neuronale.
La lutte contre les discriminations et les inégalités est devenue le fil rouge d’un pan entier de l’action publique en France. La liste des sources des discriminations reconnues ne cesse de s’allonger, loi après loi : opinion politique, genre et préférences sexuelles, origines sociales, religieuses, ethniques. Le QI est encore le grand absent de ces politiques. Les différences d’intelligence, et leurs lourdes conséquences, sont une réalité indicible pour les pouvoirs publics.
Pour quelle raison le silence des discours publics en matière d’inégalités de QI est-il, à l’heure actuelle, total ? Il est plus facile d’expliquer aux catégories sociales les moins favorisées que leur situation est due à des causes extérieures malignes et qu’elles n’en sont que les victimes, alors qu’en théorie rien ne devrait les empêcher de réussir aussi bien que les autres. C’est sur de telles explications que prospèrent les discours anticapitalistes pour qui les hiérarchies de classes ne sont que la conséquence d’une mondialisation « ultra-libérale » où certains, parce qu’ils sont les plus chanceux et/ou les plus malhonnêtes, dominent les autres. Les discours conservateurs, diamétralement opposés, n’acceptent pas non plus l’explication du déterminisme génétique : pour eux, il est plus commode de penser que les différences sociales sont le reflet du mérite des gens dans l’absolu, c’est-à-dire que certains ont plus travaillé pour réussir leur vie.
Dans les deux cas, l’explication est confortable mais parfaitement stérile : dans le premier, les plus défavorisés sont dédouanés de toute responsabilité, et peuvent donc revendiquer des compensations face à ce qui est une injustice sociale ; dans le second les plus pauvres sont responsables de leur situation, et ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes…
Au-delà des idéologies, personne ne veut s’entendre dire que son absence de réussite scolaire ou sociale est due à un manque d’intelligence. Être une victime du système, ou même à la limite un paresseux, a plus de dignité à nos yeux que d’être un défavorisé de l’intellect.
Il n’est pas concevable d’expliquer aux gens que leur situation est bien due à une discrimination, mais que cette discrimination est essentiellement celle de l’intelligence, sur laquelle on a peu de prises. Aujourd’hui, le poids déterminant des inégalités de QI sur la réussite reste ainsi un sujet absolument tabou, alors qu’elles sont les principales sources des inégalités sociales et économiques ! Le déterminisme du QI est ainsi inacceptable du triple point de vue politique, moral et philosophique.
Lorsque les technologies d’augmentation de nos capacités cognitives commenceront à être disponibles, les différences de QI et les inégalités qu’elles engendrent deviendront de plus en plus visibles. Il n’y aura pas d’échappatoire : il faudra agir. Lorsque ces techniques seront accessibles à tous, elles deviendront donc rapidement des standards. Ce genre d’effet massif d’adoption n’est pas sans précédent dans l’histoire. Il s’agit même en fait d’une loi sociologique banale. Toutes les pratiques socialement répandues le sont par mimétisme et contagion17. C’est ainsi qu’évoluent les modes et les mœurs.
La passion de l’égalité qui caractérise nos démocraties occidentales rendra la croissance des inégalités de QI insupportable. Et cela d’autant plus qu’il n’y aura plus d’emplois valorisants pour les humains non augmentés dont la capacité de travail sera, à terme, très aisément remplaçable par un robot doté d’IA.
Dans quelques années, une intelligence supérieure ne pourra plus être le fruit du hasard et une qualité réservée à une aristocratie. Elle fera partie du kit de survie minimum dont chacun devra être pourvu.
Le tabou du QI ne résistera pas longtemps face au surgissement de l’IA. Un fort QI est en effet nettement corrélé à l’adaptabilité. Plus l’IA va se diffuser, plus nous aurons besoin de QI élevés pour que nos cerveaux soient complémentaires avec elle. Il serait même pertinent, dans ces conditions, d’affiner le vieil outil du QI pour concentrer l’évaluation des capacités intellectuelles sur cette complémentarité. Ce QCIA – Quotient de Complémentarité avec l’IA – pourrait devenir l’indicateur phare de l’employabilité. Plus personne alors ne pourra continuer à ignorer le scandale des inégalités d’intelligence dont les conséquences éclateront au grand jour. Être intelligent, à terme, ne sera plus une qualité distinctive, mais un prérequis.
Imagine-t-on de surveiller un cancer du poumon sans scanner, ou un diabétique sans mesurer la glycémie ? « S’il est impératif de mieux comprendre la nature complexe et contestée de l’intelligence – notamment ses composantes émotionnelle et créative –, il ne faut pas tomber dans le déni », affirme Nicolas Miailhe, chercheur à la Harvard Kennedy School of Government et cofondateur du think tank The Future Society. « La montée en puissance de l’IA et des sciences cognitives couplée à l’hyper-personnalisation de l’enseignement va très certainement donner une importance cruciale aux tests psychométriques ; et donc aux mesures du type QI. Non pour stigmatiser mais pour piloter la montée en puissance de nos cerveaux biologiques et lutter contre les inégalités. La politique de l’autruche revient à abandonner les plus vulnérables. Avec 9 milliards d’êtres humains et une IA prodigieusement puissante, la compétition va être féroce ; la mesure du QI risque fort d’être cruciale. La France et l’Europe doivent être à la pointe de la recherche en la matière notamment pour reformer la mesure de l’intelligence afin de la rendre moins brutale et réductrice. D’autant que nous allons vraisemblablement passer d’une logique de dépistage à une logique de mesure en continu. »
Pour Nicolas Miailhe, « il est urgent que le gouvernement organise un grand débat public sur l’intelligence pour penser et piloter les grandes transformations à l’œuvre. Un grand débat associant scientifiques, experts, citoyens, enseignants, chercheurs, associations, et acteurs économiques permettrait une politisation salutaire de la question sans pour autant s’engluer dans des discussions sur le déterminisme biologique de l’intelligence, ou la pertinence des mesures quantitatives du type QI. Le courage politique réclame qu’on se saisisse de ces enjeux compliqués – et du passif historique qui va avec… – sans tomber dans des caricatures dangereuses ».
S’il faut lever le tabou du QI, ce n’est certes pas pour en faire un indicateur-roi, mais au contraire pour mieux en finir avec lui. Le QCIA sera le nouveau standard de référence. À la différence du QI traditionnel, il sera évolutif, car indexé sur les progrès de l’IA. Il devra s’adapter aux formes futures de l’IA que nous ne soupçonnons même pas encore, à cette migration de la frontière technologique dont nous sommes encore incapables de prédire précisément la nature, aux nouvelles synergies neurones-transistor qui naîtront à travers une hybridation dont on ignore aussi les modalités précises.
Le QCIA sera notre boussole dans un monde où la question de l’intelligence – sa gestion, son évaluation fine, la connaissance intime de ses multiples facettes – deviendra centrale. L’évaluation de l’intelligence ne visera pas à stigmatiser les gens moins doués mais au contraire à les aider à aller le plus loin que la technologie éducative le permettra, à une époque donnée. Comme l’explique fort justement l’entrepreneur Gilles Babinet : « La priorité est d’augmenter le capital humain. » Mais être intelligent ne signifiera plus la même chose à l’ère de l’IA.
La mise au point et la maintenance de cet indicateur, qui devra être partie intégrante du carnet éducatif que propose le professeur François Taddéi, demandera un effort considérable et permettra de se poser beaucoup de bonnes questions sur le quatuor « école-travail-neurone-transistor ».
Le QCIA pourra être mesuré en temps réel par l’IA de notre smartphone qui sait tout de notre cerveau : l’IA nous aidera à rester complémentaire d’elle-même.