Les heures suivant une disparition sont déterminantes.
Si les gens ont vu quelque chose, la police le saura bien assez tôt. Ils fouilleront d’abord les environs immédiats, puis ils suivront l’itinéraire que la fille prendrait s’il lui était venu l’idée de rentrer chez elle à pied. Ne la trouvant pas, ils appelleront tous les parents et le personnel présents sur les lieux à trois heures pour recueillir leurs témoignages. Puis ils entendront la famille. Ils commencent toujours par chercher autour de la maison, mais là ils ne trouveront rien.
Et puis, bien entendu, ils visionneront les enregistrements des caméras de surveillance. Tu sais qu’ils ne t’y verront pas. Tout ce qu’ils verront, c’est la fille sortir du cadre et disparaître à jamais.
Peut-être t’es-tu fait repérer par une caméra qui a échappé à ta vigilance. Tu as bien vérifié, mais on ne peut jamais être sûr à cent pour cent.
Et si c’est le cas, ou si quelqu’un a vu ou reconnu ta silhouette, alors la police sera là sous peu et frappera à ta porte.
Mais tout est sous contrôle. Tu as la parade. Durant ces premières heures, la fille est restée cachée dans le garage des voisins, ceux qui sont partis à Alicante pour quinze jours en te laissant les clés de chez eux… comme il n’y a personne d’autre que vous dans le voisinage, ça vous ennuierait de garder un œil sur la maison au cas où il se passerait quelque chose ?
Quelque chose s’est passé, mais pas le genre de quelque chose qu’ils auraient pu imaginer.
Tu as pénétré en marche arrière dans leur garage, déchargé la fille et garé la voiture à l’extérieur. Il n’y avait personne pour te voir. Pas de fouineur, pas d’espion. Ça t’a donné le sentiment d’être invisible, de vivre ta vie sans subir le regard des autres. Pas seulement aujourd’hui, avec ta proie, mais toutes les autres fois, aussi.
Et maintenant elle est étendue là, endormie sur le sol de l’immense maison de poupées que le père a construite pour ses enfants, ces nuisances braillardes, désormais trop grands pour jouer avec. Elle est assez vaste pour que la fille puisse y tenir allongée, ses pieds sur une petite table, la tête sur un sac de sable destiné à remplir un bac où les nuisances passent à présent leurs après-midi à pourrir les tiens.
Elle va rester ici jusqu’à minuit, heure à laquelle tu l’amèneras à l’intérieur et lui présenteras sa nouvelle maison.
Sa nouvelle maison temporaire.
Ce n’est pas comme si elle allait y demeurer longtemps.
Julia repassa la porte de l’école en courant. Le portail devant elle béait depuis son premier passage. Il était censé rester fermé en permanence. Censé. Le problème venait de ce que les choses qui étaient censées être l’étaient rarement. Elle-même était censée venir chercher sa fille à l’heure. Le savoir ne lui était d’aucun secours.
Elle se représenta la sortie de l’école. Des enfants en uniforme se déversant par la porte, les plus jeunes se dirigeant droit sur leurs parents de l’autre côté du portail, les plus âgés profitant des derniers instants de la journée pour s’ébattre dans la cour avant de rentrer dîner et se coucher ; les enseignants en retrait s’assurant que tout se déroulait normalement, et ce serait le cas cette fois encore, puisque ça l’avait toujours été. Chaque élève était pris en charge, soit par le parent qui était supposé venir le chercher, soit il retournait dans le sanctuaire de l’école si l’adulte référent se faisait attendre. Aucun d’entre eux ne passait entre les mailles du filet, en tout cas pas dans cette petite école privée. Ici, on pouvait compter sur les parents pour s’assurer que leur progéniture était soigneusement surveillée, qu’on ne laissait pas un enfant seul et vulnérable. Le pourcentage d’erreur était proche de zéro.
Mais pas inexistant.
Julia se figura une petite fille brune affublée d’un sac à dos Dora l’Exploratrice et de chaussures neuves en cuir noir. Elle sortirait par le portail avec d’autres élèves, chercherait sa mère des yeux, froncerait les sourcils en ne la trouvant pas, descendrait un peu plus bas dans la rue pour repérer la Golf noire familière. Alors, une main lui tapoterait l’épaule pour attirer son attention, une grande main masculine avec des doigts épais et des poils sombres à la naissance du poignet – Julia cligna plusieurs fois des yeux pour chasser la vision. Elle devait rester calme, assez en tout cas pour chercher sa fille.
Elle va bien. Elle est juste en train de t’attendre quelque part.
Ces mots ne l’apaisaient pas. Une boule de peur panique s’était logée quelque part entre son estomac et son sternum, si grosse et si tangible qu’il lui était devenu difficile de respirer et de ne pas tourner de l’œil.
Elle devait agir, faire quelque chose. Le plus vite serait le mieux. Elle courut vers le portail en fonte. Elle commencerait par l’extérieur. Si Anna était restée dans le bâtiment ou dans l’enceinte de l’école, elle était sans doute en sécurité. Elle pouvait attendre. Alors que si elle se trouvait dehors… Il fallait la récupérer au plus vite. Dehors, il y avait des voitures, des chiens, des bus et des gens qui portaient un intérêt potentiellement coupable – non, forcément coupable – à une fillette de cinq ans esseulée.
— Anna ! cria Julia. Anna, où es-tu ?
Elle entendit un appel similaire depuis l’intérieur de l’école. Karen.
— Anna ! Anna, c’est maman, où es-tu ma chérie ?
Elle passa le portail et se confronta à sa première décision : gauche ou droite ? Gauche, en direction du bourg, ou droite, vers ces petits lotissements périphériques hors de prix entourés de taillis broussailleux ? Ces maisons-boîtes aux portes fermées, pourvues d’abris de jardin et de mille et une autres cachettes qui échappaient à toute surveillance une fois leurs propriétaires partis au travail ou à l’école ; où il serait si facile de dissimuler une petite fille. Donc, gauche ou droite ? Le genre de décision qui n’avait d’ordinaire aucune importance. En cas d’erreur, il suffisait de revenir sur ses pas et de choisir l’autre option. Mais cette fois, ça paraissait terriblement plus important. Cette fois il ne s’agissait pas juste de gauche ou droite, mais de se rapprocher d’Anna ou de s’en éloigner.
Mais fais quelque chose ! Rester là, c’est le pire des choix.
Au final, elle opta pour la gauche, le bourg. Il était plus probable qu’elle se soit dirigée vers les rues animées, les marchands de journaux, et cette nouvelle confiserie qui vendait des sucreries au poids tirées de grosses bonbonnières derrière le comptoir. Cela s’appelait La boîte à bon bon, et Anna l’adorait.
L’étroite route bordée d’arbres menant au cœur du bourg tournait vers la gauche puis descendait le long d’une petite pente. Les anciennes et vastes maisons alignées de part et d’autre étaient invisibles derrière des murets et d’épais feuillages, ce qui présentait un avantage et un inconvénient. Il était en effet peu probable qu’Anna ait réussi à pénétrer dans l’un de ces jardins. Mais si elle s’y trouvait, il serait impossible de la voir.
Telles étaient les pensées qui la traversaient en cet instant. Elle voyait ces innocents jardins comme autant de menaces pour la sécurité de sa fille. Le monde entier était devenu un endroit tordu. La tête lui tournait.
— Anna !
Julia fut surprise par la puissance de sa voix. Elle ne l’avait pas poussée ainsi depuis des années. Même quand Brian et elle avaient ouvert les vannes, elle ne l’avait pas tant élevée.
— Anna, c’est maman ! Si tu m’entends, dis quelque chose. Je viens te chercher !
Il n’y eut pour toute réponse que l’aboiement d’un chien dans le lointain (Est-ce qu’il aboie après Anna ?), le bruit d’une voiture (Où va cette voiture ? qui est à l’intérieur ?) et le son incongru d’une chanson à la mode que quelqu’un écoutait à fond.
Elle descendit la colline, ses talons claquant sur la chaussée.
— Anna ! cria-t-elle encore. Anna !
Un mouvement dans un massif de rhododendrons sur sa gauche attira son attention. Julia s’arrêta et écarta les branches. À l’intérieur il faisait frais et ça sentait la terre humide.
— Anna, c’est toi ?
Un autre bruit, plus loin dans le bosquet. Julia y pénétra, le cœur battant à ses tempes.
— Anna ?
Le mouvement se répéta, et un merle émergea de l’autre côté. Il regarda Julia, s’envola et disparut dans les branches d’un sycomore.
Julia se releva. Sur sa gauche, une allée carrossée conduisait à une véranda. Un homme d’une soixantaine d’années, les cheveux gris et s’appuyant sur une canne, se tenait dans l’encadrement de la porte, les yeux sur elle.
— Tout va bien ? demanda-t-il. Je vous ai entendu crier.
— J’appelais ma fille. Je ne la trouve pas.
L’homme fronça les sourcils.
— Ma pauvre… À quoi ressemble-t-elle ?
— Elle a cinq ans. Brune. Un sac à dos rose et un uniforme scolaire.
— Elle est à Westwood ?
Julia hocha la tête.
— Vous l’avez vue ?
— Non, mais je peux vous aider à la chercher ? (Il agita sa canne de façon expressive.) Je ne suis pas très mobile, mais je peux patrouiller en voiture dans les environs.
Julia le considéra longuement, prise de doutes. Détenait-il Anna ? S’agissait-il d’un double bluff ? Elle se rappela à l’ordre ; ce n’était qu’une bonne volonté, et elle avait cruellement besoin d’aide. Probablement. Elle en parlerait à la police, si jamais on en arrivait là.
— Ce serait fantastique, répondit-elle. Peut-être que je devrais prendre ma voiture, moi aussi.
— Vous serez sûrement plus efficace à pied. Je vais sortir la mienne. Ma femme est là, elle aussi, elle va prendre la sienne. Comment s’appelle-t-elle, si nous la voyons ?
— Anna. Si vous la trouvez, restez avec elle et appelez la police.
— Entendu. Bonne chance.
— Merci.
Julia ressortit du bosquet et grimaça en se griffant le mollet à une épine ou à une branche, puis elle reprit sa course vers le village.
Aucun détail ne lui échappait – haies, clôtures, voitures stationnées –, pourtant elle avait l’impression de ne rien voir. Elle ne faisait pas confiance à ses yeux, n’écartait pas la possibilité qu’Anna apparaisse à l’endroit qu’elle venait d’examiner, aussi vérifiait-elle tout deux, voire trois fois avant de s’autoriser à avancer. Une partie d’elle-même savait que c’était inutile et irrationnel, mais elle ne pouvait s’en empêcher. L’enjeu était trop grand, les conséquences si elle passait juste à côté sans la voir – alors qu’elle devait se trouver dans les parages – trop horribles pour se permettre la moindre négligence.
Elle avait entendu dire que, lorsque la police formait une battue pour quadriller un terrain quelconque en quête d’indices, ils ne laissaient jamais participer ceux qui étaient le plus impliqués – autrement dit les proches de la personne disparue. Apparemment, plus on est lié à la victime, moins on est efficace. Peut-être notre volonté de trouver quelque chose est-elle si grande que cela nous fait perdre le calme et le patient détachement que requiert un tel exercice.
Vrai ou pas, elle ne se sentait ni calme ni patiente, mais plutôt gagnée par une panique qui menaçait de l’engloutir et de la laisser hébétée sur le bord de la route. Ce n’est qu’au prix d’un monumental effort qu’elle parvint à s’empêcher de se mettre à genoux, la tête entre les mains, et de prier.
— Oh mon Dieu, murmura-t-elle, oh mon Dieu, oh mon Dieu.
La panique prit un instant le dessus, l’obligeant à s’arrêter, la tête penchée en avant, le regard balayant le paysage de gauche à droite.
— Anna ! hurla-t-elle. ANNA !
Julia piqua alors un sprint. L’image d’Anna assise sur un tabouret de La boîte à bon bon, en train de déguster un bâton de réglisse dont le jus lui noircissait les doigts et les lèvres, s’imposa à elle. C’est là que se trouvait sa fille, elle en avait la certitude. C’est là qu’Anna serait allée, et nulle part ailleurs, vu qu’elle ne connaissait aucun autre endroit. À cinq ans, son monde se résumait à son jardin, sa maison, celle de quelques amis, et de rares lieux où elle s’était rendue avec ses parents. L’un d’entre eux était La boîte à bon bon.
Elles y allaient parfois après l’école. Julia ne donnait pas à sa fille trop de chocolat, de chips, de crème glacée ou quelque autre cochonnerie, mais pour une raison inconnue, ce qu’on vendait à La boîte à bon bon ne tombait pas dans cette catégorie. L’expérience d’achat elle-même y était pour beaucoup : parler à la propriétaire de la boutique, peser la marchandise – gouttes de poire, pastilles Everton à la menthe, cubes de cola – et faire l’addition. C’était vieux jeu, ça rappelait à Julia ce samedi matin de jadis où, avec son argent de poche, elle avait accompagné son père chez le marchand de journaux pour choisir ses confiseries préférées. Elle aimait l’idée que son enfance et celle de sa fille aient une chose en commun.
Elles venaient là une ou deux fois par mois. Elles laissaient la voiture devant l’école et descendaient à pied la colline jusqu’à la boutique. C’était à peu près la seule chose qu’elles faisaient juste à la sortie de l’école, la seule qu’Anna connaissait. Et elle adorait ça.
Elle était donc là-bas, Julia le savait tandis qu’elle accélérait encore l’allure, comme elle savait qu’elle allait bientôt serrer sa fille si fort dans ses bras qu’elle pourrait bien ne plus jamais l’en laisser repartir.
La clochette au-dessus de la porte tintinnabula. Julia entra précipitamment, les yeux volant d’un coin de la boutique à l’autre.
— Bonjour, dit la marchande, une postière à la retraite répondant au nom de Celia. Je peux vous aider ?
— Ma fille est-elle venue ici ?
L’autre fronça les sourcils un instant, essayant de remettre Julia.
— Votre fille… Anna, c’est ça ? Une petite brune ? Qui aime les souris en chocolat ?
— Oui. Elle est venue ?
La marchande secoua la tête.
— Non. Elle est encore un peu jeune pour venir toute seule.
— Vous en êtes certaine ?
— Oui, je suis restée là tout l’après-midi, et je n’ai pas eu grand monde. Je m’en souviendrais, si je l’avais vue, surtout seule. (Celia se pencha en avant.) Est-ce que tout va bien ?
Le regard de Julia se porta au-delà des sucettes géantes et des lapins en chocolat qui ornaient les vitrines de la boutique. Anna n’était pas là. Elle se trouvait quelque part dehors.
Quelque part. Dehors.
La panique s’était maintenant emparée d’elle. Elle se retourna vers Celia, les jambes flageolantes.
— Je l’ai perdue. J’ai perdu ma fille.
C’est arrivé à tous les parents. Au supermarché, à la bibliothèque, dans le jardin derrière la maison…
Vous vous rendez compte que votre enfant n’est plus là.
— Billy ! criez-vous, puis un peu plus fort : Billy !
Et Billy répond, Billy revient cahin-caha dans votre champ de vision, avec un paquet de farine, un livre ou un ver de terre serré entre ses doigts boudinés. Ou pas, et vous voilà envahi par ce soudain accès de peur, cette raideur dans le dos, cette contraction de l’estomac, réduit à jeter des regards inquiets sur tout ce qui vous entoure, puis à vous ruer au bout de l’allée, au rayon jeunesse ou au portail de derrière. Et Billy est là, sain et sauf.
Et vous jurez que plus jamais vous ne le perdrez du regard, pas même une seconde, car il n’en faut pas plus d’une.
De fait, une seule seconde suffit. En une seconde, un enfant peut surgir entre deux voitures, être jeté dans un van, ou simplement tourner au coin de la rue, si bien qu’il vous faudra dix minutes d’angoisse totale pour le retrouver – ce qui, angoisse ou pas, est encore la meilleure fin possible. Vous le retrouvez assis sur un banc en train de tailler le bout de gras avec un aimable inconnu, ou bien à jouer avec des enfants qu’il vient de rencontrer, ou encore errant, absorbé par l’observation de toutes ces choses qu’il voit pour la première fois.
À cet instant vous jurez sincèrement que vous ne le laisserez plus jamais sortir de votre champ de vision, car durant ces dix minutes votre esprit a imaginé les pires scénarios : il est tombé dans le canal, il s’est fait renverser par une voiture, on l’a enlevé.
C’est d’ailleurs celui qui vous travaille le plus : on vous l’a pris. Ramassé dans la rue à la faveur d’un moment d’inattention. Perdu pour toujours. Mort ou vivant, peu importe. Vous ne le reverrez jamais, mais vous ne cesserez jamais de le chercher. Et vous ne vous le pardonnerez jamais.
Mais évidemment, alors même que vous considérez cette terrifiante éventualité, une voix calme et posée au fond de votre esprit vous dit de ne pas vous en faire, que tout va bien, que cette histoire connaîtra bientôt une fin heureuse, comme toujours.
Sauf que non, ça n’est pas toujours le cas.
Et vous le savez. C’est bien là le plus effroyable.
Julia se rua hors de La boîte à bon bon. À nouveau ce choix : à gauche, vers le centre-ville, ou à droite pour retourner à l’école ? Elle opta pour la gauche et continua de descendre la colline à petites foulées. S’il y avait du nouveau à l’école, quelqu’un lui téléphonerait. Au moins maintenant son cellulaire était-il chargé.
Une femme de son âge environ, avec des cheveux longs et un sac hors de prix marchait en sens inverse. Instinctivement, Julia croisa son regard.
Julia, comme beaucoup d’Anglaises de son âge et de sa classe sociale, nourrissait une aversion presque pathologique tant à l’idée de faire une scène en public que de déranger les autres. Demander de l’aide à un étranger – pour de l’argent, un simple coup de fil, ou pour changer une roue de voiture – lui aurait paru aussi incongru que d’entrer dans sa cuisine à l’improviste pour aller chercher de quoi se faire une salade dans le frigo.
Cette fois cependant, c’était différent. Elle n’en était plus à se soucier des conventions sociales.
— Excusez-moi. Je cherche ma fille. Cinq ans, brune, sac à dos rose, uniforme scolaire. Vous l’avez vue ?
— Non, répondit l’autre femme, dont le visage afficha un curieux mélange d’inquiétude et de sympathie que Julia trouva déconcertant. Elle a disparu il y a longtemps ?
— Pas très. Vingt minutes. Peut-être plus.
— Mon Dieu, c’est long ! fit-elle en fronçant les sourcils.
— Je sais. Vous gardez l’œil ouvert ?
— Bien sûr. Comptez sur moi. Je vais chercher du côté du parking et faire un tour à la bibliothèque. Il y a un terrain de jeux derrière, peut-être qu’elle est là.
— Merci. Elle s’appelle Anna.
Julia reprit sa route, passa entre un pub à droite et un bureau de poste à gauche ; tous deux avaient perdu leur caractère familier. Jusqu’à maintenant, ils n’étaient que de simples bâtiments dans le paysage urbain, des lieux collectifs où l’on trouvait chaleur et lumière. Mais à présent ces lieux où l’on pouvait cacher Anna représentaient une menace.
Elle glissa un œil par la porte du bureau de poste. Quatre personnes faisaient la queue au seul guichet ouvert.
— Pardonnez-moi, dit-elle, soudain consciente qu’elle haletait. Je cherche quelqu’un. Ma fille. Anna. Vous l’avez peut-être vue dans le village ?
— À quoi elle ressemble ? demanda un homme en salopette maculée de taches de peinture.
La description que Julia en fit devenait horriblement familière : brune, sac à dos rose, uniforme scolaire. Ce signalement correspondait à la plupart des écolières, mais peu importait, car un élément la distinguait entre toutes :
— Seule.
Après un silence compatissant – que Julia commençait à haïr au plus haut point – vint un concert de dénégations à moitié formulées : elle n’était pas passée ici, et personne ne l’avait vue.
Julia traversa la rue en courant et pénétra dans le pub, le Black Bear. Les fenêtres crasseuses laissaient entrer peu de lumière. Malgré l’interdiction, une odeur de tabac flottait dans l’air. Il n’y avait que trois clients : un couple de mineurs caché dans un coin et un homme au bar.
Une femme se tenait derrière la tireuse à bière. Julia se dirigea vers elle.
— Excusez-moi. Je cherche ma fille. Elle a cinq ans.
— Un peu jeune pour mon pub, chérie.
Julia lui donna la petite cinquantaine, bien qu’elle fasse plus âgée. Elle avait les avant-bras mangés de tatouages, le visage ridé et elle portait un push-up.
— Je me disais qu’elle était peut-être passée par ici. Je l’ai perdue.
L’homme au bar leva les yeux de son journal. Il avait le nez et les joues couperosés.
— Pas vue, dit-il, puis il indiqua le tabouret à côté de lui. Mais laissez-moi vous payer un coup à boire, ma jolie.
La femme derrière le comptoir – sans doute la patronne – leva les yeux au ciel, mais ne fit aucun commentaire, sans doute pour ne pas contrarier un client régulier en ces temps difficiles. Le pub, miteux, semblait avoir connu des jours meilleurs.
— Je peux rien pour toi, chérie. Je l’ai pas vue.
Julia remercia d’un hochement de tête et partit, soulagée de retrouver la lumière du jour. Le commerce suivant était une boulangerie spécialisée dans les produits frais locaux et les pains artisanaux. Un café y était accolé.
— Excusez-moi. Je cherche ma fille.
L’homme derrière le comptoir leva un sourcil. Il avait des yeux noirs encadrés par une chevelure de boucles sombres, et de grosses mains blanches de farine.
— À quoi ressemble-t-elle ? demanda-t-il avec un accent écossais.
Julia lui répondit. Il secoua la tête, puis se pencha par-dessus le comptoir et lança en direction du café :
— ’Scusez. Cette dame cherche sa môme. Quelqu’un a vu une gamine se promener toute seule ?
Personne. Mais une femme se leva.
— Je vais vous aider à la chercher, dit-elle.
D’autres clients suivirent son exemple. On distribua les tâches et chacun partit dans une direction.
Julia se demanda où poursuivre ses recherches. Une rivière passait en contrebas du village. La municipalité avait installé des bancs à l’endroit où elle s’enfonçait dans un bosquet. On se demandait bien pourquoi, d’ailleurs : c’était un lieu sombre et humide que personne ne fréquentait, du moins la journée. Les canettes de bière vides et les mégots de cigarette trahissaient une plus intense activité nocturne. C’était exactement le genre d’endroit qu’affectionnent les adolescents : un peu à l’écart, loin du tumulte, la rivière agitée apportant une touche de danger et d’exotisme.
Julia traversa la route pour s’y rendre et se pencha par-dessus la barrière surplombant le cours d’eau, plus étroit à cet endroit. Elle ne pensait pas y trouver Anna, mais n’en scruta pas moins les rapides qui disparaissaient sous la rue principale. Un paquet de chips mouillé traînait là, elle le fit disparaître d’un coup de pied dans les flots sombres.
Comme Anna ? Non, elle ne serait pas venue jusqu’ici. Impossible. Elle ne serait pas allée si loin toute seule. Jamais elle n’aurait osé. Elle n’a pas pu s’écarter autant de l’école.
Elle fit demi-tour et regagna la route. Son téléphone sonna. Brian.
— Où es-tu ? s’enquit-il. Tu l’as trouvée ?
— Je suis au bourg. Et non. Toi, tu es où ?
— J’arrive à l’école. On dirait que la police est déjà là.
— Tu vois Anna ? Elle est avec eux ?
— Non.
— Qu’est-ce que je dois faire, Brian ? Je continue à chercher par ici ?
Un long silence lui répondit.
— Je ne sais pas, dit-il enfin. Il faut qu’on parle. Je passe te prendre.
Elle resta sur le trottoir, dont elle sentait les pavés à travers la fine semelle de ses chaussures. C’était la seule chose qui lui semblait solide. Les boutiques, les voitures, les gens qui l’entouraient disparaissaient dans un brouillard irréel.
— Anna ! Anna !
Ses cris sonnaient plus comme des gémissements désespérés que comme un appel. Le goût salé de ses larmes lui apprit qu’elle pleurait.
Son téléphone s’anima à nouveau.
— Madame Crowne ? Ici Jo Scott. Je me demandais si vous comptiez toujours venir.
Pendant un instant, Julia fut incapable de remettre son interlocutrice. Puis elle se souvint : la femme au chiot, Bella.
— Oh. Je suis désolée. Je peux vous rappeler ?
Un silence. Un silence irrité, jugea Julia.
— D’accord. Rappelez-moi. Mais je dois partir travailler, donc il faudra trouver un autre jour pour la petite chienne.
Alors que Julia raccrochait, une voiture s’arrêta à son niveau. Brian.
— Monte, la police veut te parler.
Ils se garèrent devant l’école et sortirent de la voiture. Julia prit la main de Brian. Cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas touchés autrement que pour la forme. Julia fut aussi surprise par le réconfort que ce contact lui procurait, que par le besoin qu’elle éprouvait de sentir un autre être humain.
Elle lui serra les doigts.
Il tourna vers elle des sourcils froncés et retira sa main.
— Brian. S’il te plaît.
— Ce n’est pas le moment. Tu dois aller parler aux flics.
Mme Jacobsen, la directrice, s’approcha d’eux. Elle était flanquée d’un policier en uniforme, qui adressa un signe de tête à Julia. Il dégageait une impression d’efficacité affairée. Au bout du couloir, un autre officier s’entretenait avec une femme en jean et sweatshirt.
— Madame Crowne, je suis l’agent Davis. On nous a appelés pour une disparition. Il s’agit bien de votre fille ?
Julia confirma. La présence de la police était aussi rassurante que perturbante. Tout devenait réel. Elle sentit ses jambes trembler.
— Je ne sais pas où elle est. Aidez-moi. Je vous en prie.
L’agent Davis hocha la tête.
— On est là pour ça, madame. Je suis sûr qu’elle n’est pas allée bien loin. C’est comme ça, la plupart du temps. Il y a plusieurs membres du personnel de l’école qui la cherchent, là dehors. Vous, vous êtes descendue au bourg ?
— Oui. Anna… Il y a une confiserie qu’elle aime bien, où nous allons parfois après l’école. J’ai pensé qu’elle y serait peut-être.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle aurait pu y aller ? Elle a déjà fait ça ? Quitter la maison, l’école ?
— Non, jamais. Elle sait très bien que c’est interdit.
L’agent Davis hocha encore la tête.
— Avez-vous fait le chemin jusqu’à chez vous ? Souvent quand un enfant manque à l’appel à la sortie de l’école, c’est qu’il est rentré chez lui tout seul.
— Elle n’aurait pas fait ça. On habite à cinq kilomètres. Je doute même qu’elle connaisse le chemin.
— Peut-être pas. Mais parfois les enfants se sentent prêts à faire des choses auxquelles on ne s’attend pas. On va suivre l’itinéraire qu’elle aurait pu prendre.
— Non, dit Julia.
Elle connaissait sa fille et ne croyait pas une seconde à cette hypothèse.
— Je ne veux pas perdre de temps, ajouta-t-elle.
— Madame Crowne, il faut que nous nous assurions qu’Anna n’est pas rentrée toute seule. Je comprends votre inquiétude, mais nous devons systématiser les recherches. Quelle est votre adresse ?
Brian la lui donna.
— Merci. On va envoyer une voiture.
— Qu’allez-vous faire d’autre ? demanda Julia. Anna est peut-être blessée ou en danger.
— Nous allons faire tout notre possible, madame Crowne. Mais nous devons procéder dans l’ordre.
Julia le considéra longuement. Elle ne l’aimait pas, ce flic costaud et bas du front qui semblait penser que l’application d’un protocole allait résoudre le problème, alors qu’il s’agissait de sa fille, son unique enfant, qui n’avait que cinq ans et qui avait disparu depuis près de quarante minutes.
Quarante minutes. Certes, elle pouvait être en route pour la maison, ou en train de jouer dans un parc, mais si ce n’était pas le cas ? Et si quelqu’un l’avait emmenée ? Elle pouvait très bien se trouver à quarante kilomètres de là.
— Que peut-on faire ? demanda Julia. Comment peut-on vous aider ?
— Passez des coups de fil, répondit l’agent Davis. À tous ceux à qui vous pensez. Les parents des amis d’Anna, les proches. Tous ceux qui auraient pu venir la chercher. Y a-t-il d’autres endroits où elle aurait pu aller ? Est-ce que quelqu’un d’autre passe la prendre à l’école ? Un parent peut-être ?
— Sa grand-mère, le lundi et le mercredi, répliqua Julia.
— Elle aurait pu se tromper de jour ?
— Non, intervint Brian. J’ai parlé avec ma mère vers deux heures. Elle était à la maison. Il y avait une inondation dans la cuisine.
— Quelqu’un d’autre ?
— Non, dit Julia. Il n’y a que moi, Brian et Edna. Anna sait qu’il ne faut pas suivre d’étranger.
— Un autre parent d’élève aurait pu la trouver seule et la ramener chez vous. Quelqu’un a essayé de vous appeler ?
— Je ne pense pas. Je n’ai aucun appel en absence.
— Mais la possibilité existe, insista l’agent Davis. Quelles seraient les personnes les plus susceptibles de faire ça ?
Julia baissa les yeux. Ses chaussures éraflées portaient les stigmates de sa recherche effrénée.
— Peut-être la maman de Dawn Swift, Gemma. Ou Sheila Parks.
— Vous pouvez les appeler ?
Julia hocha la tête et trouva le numéro de Gemma Swift dans son répertoire. Cette dernière répondit à la deuxième sonnerie.
— Salut Julia, comment ça va ?
Julia hésita un instant, attendant que Gemma reprenne la parole pour lui annoncer qu’Anna était avec elle, qu’elle espérait que ça ne la dérangeait pas, mais qu’elle l’avait ramenée chez elle en la voyant seule sur la route, et qu’elle allait justement l’appeler, mais qu’elle avait dû s’occuper du goûter des filles, et puis il avait fallu nourrir le chien, et tu sais ce que c’est, on se laisse vite déborder.
— Julia, tu es là ?
— Oui. Gemma, tu as vu Anna à l’école aujourd’hui ?
— Non, pourquoi ?
— J’étais en retard. Et quand je suis arrivée, elle était partie.
— Comment ça, partie ?
— Elle n’était plus à l’école. On ne la trouve pas.
— Oh mon Dieu !
L’effroi dans la voix de Gemma, qui résumait à lui seul toute l’horreur de la situation, lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre, qui lui coupa le souffle.
C’est réel. Ça arrive pour de vrai.
— Jul, reprit Gemma, qu’est-ce que je peux faire ?
— Rien, je pense. La police est là.
— Je vais passer quelques coups de fil. Plus on sera à la chercher, plus on aura de chances de la trouver.
Cette conversation, et tout ce qu’elle impliquait, répugna soudain Julia.
— Je dois raccrocher. Merci Gemma.
— Pouvez-vous appeler l’autre personne que vous avez mentionnée ? demanda l’agent Davis. D’autres à qui vous penseriez ? En attendant, je vais aller appeler du renfort.
Julia hocha la tête. Mme Jacobsen lui indiqua son bureau.
— Mettez-vous là, Julia. Vous serez plus tranquille.
Quinze minutes plus tard, la porte du bureau s’ouvrit sur l’agent Davis. Il affichait le sourire faux de celui qui doit annoncer une mauvaise nouvelle tout en restant rassurant.
— Nous n’avons pas trouvé Anna sur le chemin de votre maison. (Un silence.) Nous allons devoir commencer à élargir les recherches.
Julia chercha la main de Brian. Cette fois il ne se déroba pas.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle. Où est Anna ? Où est ma fille ?
L’agent Davis se tortilla, mal à l’aise.
— Ma collègue ne va pas tarder. Elle vous donnera plus d’informations.
Vingt minutes plus tard, une femme en tailleur noir, approchant la quarantaine, entra dans le bureau. Il émanait d’elle un sentiment de confiance que seule procure l’habitude de gérer ce type de situation. Ne vous inquiétez pas, disait chaque détail de sa personne, tout va rentrer dans l’ordre.
— Madame Crowne ? Je suis la capitaine Wynne.
Elle avait les cheveux blonds et courts, des yeux bleus et un visage peu enclin à sourire. L’intensité de son regard n’arrivait pas totalement à dissimuler son épuisement, que trahissaient ses paupières sombres et gonflées de fatigue ou d’alcool. Ou des deux.
Elle se comportait avec calme et professionnalisme, mais il semblait à Julia qu’elle prenait son travail trop à cœur. Non que Julia s’en émût : si la capitaine Wynne faisait de la recherche d’Anna sa priorité numéro un, ça lui allait très bien.
La capitaine posa son regard sur elle, puis sur Brian, avant de revenir sur elle. Son expression s’adoucit.
— Monsieur Crowne, madame Crowne, je comprends que vous soyez inquiets – plus que cela même, j’ai moi aussi des enfants –, mais essayez de ne pas l’être. Dans la grande majorité des cas, nous retrouvons l’enfant disparu et tout rentre dans l’ordre. Et croyez-moi, nous allons engager tous les moyens à notre disposition.
— Merci, dit Julia, qui ne se sentait pas plus rassurée pour autant. Quelle est la prochaine étape ?
— Commencez par me raconter votre version des faits. Dans l’ordre, si vous pouvez. De la façon la plus détaillée possible.
— Je ne peux pas vous dire grand-chose. Je suis arrivée vers trois heures et demie…
— En retard, précisa Brian. La classe se termine à trois heures.
— J’étais en retard, admit Julia. Mais je pensais qu’elle serait là !
— Tout va bien, madame Crowne. Juste les faits pour l’instant, s’il vous plaît. L’école savait que vous seriez en retard ?
— Non ! J’étais coincée à une réunion, mon téléphone n’avait plus de batterie, je ne pouvais pas les appeler.
— À une réunion ?
— Je suis avocate. Droit de la famille, principalement.
— Je vois. Un travail absorbant. Donc quand vous êtes arrivée ici, aucun signe d’Anna ?
Julia raconta la suite : comment elle avait supposé qu’Anna pourrait être à La boîte à bon bon et y était allée, comment elle avait demandé de l’aide à tous ceux qu’elle avait croisés, comment elle avait fouillé le bourg jusqu’à l’arrivée de Brian. Quand elle eut fini, la capitaine Wynne hocha la tête et se mordit pensivement la lèvre.
Elle se tourna vers la directrice.
— Madame Jacobsen, il me faudrait la liste de tous les parents et de tous les enfants qui étaient à l’école aujourd’hui, ainsi que celle des employés, qu’ils aient travaillé aujourd’hui ou non.
Mme Jacobsen acquiesça.
— Les parents ne sont pas les seules personnes habilitées à venir chercher les enfants. Je vais vous fournir une liste exhaustive.
— Vous avez des caméras de surveillance à l’intérieur ?
Mme Jacobsen fit la moue.
— Oui, répondit-elle à contrecœur. Bien que je préfère nettement la promotion des libertés civiles – nous visons à former des citoyens responsables qui agissent bien par conviction plutôt que par peur de la répression –, nous avons cédé à la paranoïa générale et installé des caméras.
— Vous pouvez vous en féliciter aujourd’hui, commenta la capitaine. Nous trouverons peut-être des indices de cette façon. Pouvez-vous vous assurer que mes agents aient accès aux enregistrements ?
— Bien sûr, je m’en charge tout de suite.
— Je voudrais vous poser une question, dit Brian, le visage congestionné, à la directrice. Comment ce bordel a-t-il pu arriver ? Les enseignants ne sont-ils pas supposés s’assurer de la présence d’un adulte autorisé avant de laisser sortir un enfant ?
C’était vrai, songea Julia. L’école était censée être intransigeante là-dessus. Seuls les parents et les proches désignés pouvaient venir chercher les enfants, et il ne leur était pas permis de pénétrer dans l’enceinte de l’établissement. Les élèves devaient être accompagnés jusqu’au portail et confiés à un adulte autorisé. Si ce dernier était en retard, il devait en aviser l’école, qui gardait l’enfant à l’intérieur. Si, comme dans le cas de Julia, l’adulte ne parvenait pas à prévenir de son retard, alors l’enfant restait avec un enseignant, qui le raccompagnait à l’intérieur.
Cette fois cependant, ça n’avait pas fonctionné.
— J’ai parlé aux institutrices, répondit Mme Jacobsen. Elles ont dit qu’elles croyaient que vous étiez là, madame Crowne. Elles n’avaient pas de raison de penser autrement puisque vous n’aviez pas prévenu.
— Eh bien, elle n’était pas là ! s’énerva Brian. Et vous étiez censée prendre soin de ma fille ! C’est même la raison pour laquelle nous payons des frais de scolarité proprement obscènes !
— Monsieur Crowne, tempéra la directrice, l’école respecte en tout point ces règles de sécurité. Je suis sûre que les caméras de surveillance le montreront. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour assurer l’intégrité…
— Mais pas assez ! cria Brian.
— Nous avons des protocoles conformes à la législation en vigueur, qui ont été audités par des organismes indépendants, se défendit Mme Jacobsen. Je suis bien entendu ouverte à toute question que vous pourriez avoir à ce sujet, vous et Mme Crowne, mais je ne suis pas certaine que ce soit le bon moment pour en discuter.
— Très bien, dit Julia. On en parlera plus tard. Pour l’instant, ajouta-t-elle, nous devons nous concentrer sur la recherche.
— Exactement, renchérit la capitaine. Si vous pouviez me procurer ces listes et ces enregistrements, ce serait déjà un bon début. (Elle se tourna vers Julia et Brian.) Il me faudrait aussi une photo récente d’Anna, pour pouvoir alerter les autres commissariats et la police aux frontières.
— Vous pensez que c’est nécessaire ? demanda Brian. Vous pensez qu’on l’a fait sortir du pays ?
— Je ne dis pas cela, mais nous devons prendre toutes les précautions nécessaires.
— Mon Dieu, dit Brian en se couvrant les yeux de la main. C’est impossible. Pas encore. Je ne peux pas croire que ça recommence.
La capitaine Wynne dévisagea Brian. Son expression calme s’était soudain faite plus pressante.
— Que ça recommence ? Vous avez déjà perdu un enfant ?
Brian secoua la tête.
— Pas un enfant. Mon père. Il a quitté la maison quand j’avais une vingtaine d’années. Il a disparu, sans laisser de note, rien. Il est juste… parti.
— Avez-vous eu de ses nouvelles depuis ?
— Aucune. (Brian regarda ses mains. Il s’arracha une cuticule à l’index gauche.) Pas un mot. Pas même une carte pour Noël.
— Et vous ne savez pas où il est ? Il a tout bonnement disparu ?
— Ouais. (Brian haussa les épaules.) Ça s’est passé durant les vacances scolaires. Papa était principal, dans un collège. Pas loin de la retraite. Un jour il était là, le lendemain il s’était envolé.
— Et vous ne savez pas pourquoi ? Ni où il a pu aller ?
— Pas la moindre idée.
Brian ne disait pas toute la vérité. Certes, il ignorait où son père se trouvait, mais il avait sa petite théorie sur les raisons de sa disparition. Une fois, il avait confié à Julia – après lui avoir fait jurer qu’elle ne dirait jamais à Edna qu’ils en avaient discuté – qu’il suspectait son principal de père d’avoir eu une aventure avec une de ses jeunes professeurs et de s’être enfui avec elle. Il n’avait aucune certitude – sa mère n’en parlait jamais –, mais il avait laborieusement reconstitué le puzzle depuis toutes ces années.
Cependant, il ignorait l’endroit où son père était allé et pourquoi il ne l’avait jamais recontacté.
Julia avait sa petite idée sur cette dernière question. Elle soupçonnait que c’était là le prix de sa liberté. Edna avait vu clair dans son jeu et lui avait proposé un terrible marché : il pouvait tout recommencer avec sa maîtresse, ailleurs, loin d’elle, à condition de sortir définitivement de sa vie et de celle de Brian.
Ou alors il pouvait rester et vivre l’enfer. Edna excellait dans ce domaine.
Il était donc parti, sans doute en Espagne, au bord de la mer, ou dans un chalet en Suisse, où il coulait des jours paisibles à randonner, lire ou skier tandis que sa jeune fiancée enseignait dans quelque école internationale où elle le trompait à son tour.
C’était une possibilité en tout cas. Julia n’avait aucune certitude. Tout ce qu’elle savait, c’est que ça avait énormément affecté Brian, et que, de son point de vue, ça recommençait.
— Nous aurons besoin de le contacter, dit la capitaine. Toute information que vous avez nous sera utile.
— Je n’en ai aucune. Je peux demander à ma mère.
— Merci, j’apprécierais.
La policière n’obtiendrait pas grand-chose d’Edna, mais ça ne coûtait rien d’essayer.
— Très bien, conclut Brian. On a assez traîné. Je vais chercher ma fille.
Julia le regarda partir.
— Je vais y aller aussi, dit-elle à la capitaine Wynne.
— Bien sûr. Je reste ici. (Elle écrivit son numéro sur un morceau de papier.) Appelez-moi si vous la retrouvez.
Alors que Julia cherchait ses clés de voiture, son téléphone sonna.
Edna. Avant même qu’elle n’ait pu dire un mot, elle entendit la voix stridente de sa belle-mère.
— Julia, que se passe-t-il ? Brian m’a laissé un message, à propos d’Anna. J’essaie de le rappeler, mais il ne décroche pas.
Julia déglutit difficilement.
— Elle a disparu.
Un silence.
— Comment ça, disparu ? Quand ?
— Après l’école. Elle n’était plus là quand je suis venue la chercher.
— Comment est-ce possible ? L’école a des règles. Ils doivent…
Julia l’interrompit. Ça viendrait sur le tapis à un moment ou à un autre, alors autant que ce soit maintenant.
— J’étais en retard. Je suis restée coincée…
— Mais ils savent qu’il faut garder un enfant, quand un parent a du retard.
— Je ne les ai pas appelés. Mon téléphone…
— Tu n’as pas appelé ? Bon sang, Julia, mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?
— C’est ce que j’essaie de vous dire, mon téléphone…
— Peu importe. Ce n’est pas le moment. Nous devons agir. Je suis à la maison, j’arrive dès que possible. Dans vingt minutes, au maximum.
La capitaine attira l’attention de Julia.
— Qui est-ce ?
— Ma belle-mère. Elle vient nous aider.
— Je peux lui parler ?
Julia lui tendit son portable.
— Madame Crowne, capitaine Wynne à l’appareil.
Julia entendit faiblement la voix d’Edna à l’autre bout du fil. Elle ne distinguait pas les mots, mais d’après le ton de sa voix elle semblait donner des ordres.
— Merci pour vos suggestions, madame Crowne. Nous avons la situation bien en main. Ce qui nous aiderait le plus, ce serait que vous vous rendiez chez votre fils et que vous y restiez. Il y a toujours une possibilité qu’Anna retrouve son chemin jusque là-bas. Mieux vaudrait dans ce cas qu’elle tombe sur une tête connue.
Edna eut l’air d’acquiescer. La capitaine rendit son téléphone à Julia.
— Je reste là, dit-elle. Bonne chance.
Quatre-vingt-dix minutes plus tard – qui aurait tout aussi bien pu être neuf cents ou neuf mille –, Julia était de retour.
Elle avait parcouru toutes les petites routes auxquelles elle avait pensé, était sortie de sa voiture chaque fois qu’elle avait croisé une haie ou un fossé. Aucun signe d’Anna.
Elle appela Brian, tomba sur sa messagerie.
— C’est moi, je suis de retour à l’école. Rappelle-moi si… s’il y a quoi que ce soit de nouveau.
Julia raccrocha et regarda à travers la fenêtre.
Elle est là dehors. Elle est quelque part, là dehors. Je dois la trouver.
Julia n’avait jamais accordé la moindre pensée aux limites du temps et de l’espace. Bien sûr, elle aurait aimé disposer d’une ou deux heures supplémentaires dans la journée, ou pouvoir se rendre à deux fêtes en même temps, mais elle n’y avait jamais réellement songé. C’était, au pire, un petit inconvénient ; un phénomène qui posait problème de temps à autre, mais à propos duquel il aurait été vain de se plaindre étant donné qu’on n’y pouvait rien.
Au cours de ces deux dernières heures, ç’avait pourtant été au cœur de ses préoccupations : elle aurait voulu être partout à la fois, sans quoi elle serait incapable de retrouver Anna.
Mais c’était impossible. On n’occupe qu’un seul morceau de terre et un seul volume d’air. Et ce n’étaient pas les mêmes qu’Anna.
Ne le seraient peut-être plus jamais.
Elle ne parvenait pas à tenir à distance cette pensée, qui s’était frayé un chemin jusqu’à sa conscience, remorquant l’hystérie pas loin derrière elle.
Et si elle avait disparu pour de bon ? Morte ? Vendue comme esclave ? Enfermée dans le sous-sol d’un fou ? Et si je ne la revoyais plus jamais ?
Quand cette pensée l’atteignait, avant qu’elle puisse recouvrer un minimum de self-control, une émotion si forte l’envahissait qu’elle interrompait le moindre de ses gestes. Si elle était en train de boire de l’eau, le gobelet lui glissait des lèvres, et son contenu se répandait sur ses mains et sur le sol. Si elle était debout, elle s’effondrait sur le fauteuil ou contre le mur le plus proche. Si elle parlait avec quelqu’un, elle s’arrêtait au milieu de sa phrase, les mains serrées sur son ventre.
Et le pire, c’est que c’était sa faute.
C’était irréfutable. Elle pouvait bien avancer toute sorte d’excuses bidon – son rendez-vous qui s’éternisait, la batterie vide de son téléphone –, mais si l’on prenait un peu de recul, ça ne faisait aucun doute. Si elle s’était tenue à trois heures moins cinq devant le portail de l’école, sa fille serait à ses côtés à présent. Elle serait en train de se coucher, peut-être de lire Les deux gredins avec sa mère.
En tout cas, Julia, elle, ne serait pas à l’école, dans le bureau de la directrice, une tasse de café à la main, tandis qu’à travers l’épais carreau de la fenêtre le soleil se couchait à l’horizon. Et Anna ne serait pas… là où elle se trouvait actuellement.
La porte du bureau s’ouvrit sur deux agents de police, deux hommes entre vingt et trente ans.
— Vous l’avez ? demanda Julia, sans grande conviction à la vue de leur mine soucieuse.
— Non, m’dame, répondit celui de gauche. Pas encore.
La capitaine Wynne les suivait, son téléphone collé à l’oreille.
— OK, disait-elle dans l’appareil. Je vous préviendrai s’il y a du nouveau. (Elle raccrocha et demanda à ses collègues :) Rien ?
Celui de droite secoua la tête.
— Rien. On a patrouillé partout où elle aurait pu aller. Dans toutes les rues, tous les parcs. On a interrogé plein de monde – enfants, adultes, tous ceux qu’on croisait –, mais personne ne l’a vue.
Wynne se prit le menton entre le pouce et l’index.
— Et les autres parents ? questionna-t-elle. Ceux qui sont venus chercher leur enfant ?
— On a commencé à recueillir leurs témoignages. On les aura presque tous vus avant ce soir, ceux qui acceptent de nous parler. Quasiment tous le font.
L’autre agent prit la parole.
— On a commencé l’enquête de voisinage, on a appelé tout le renfort possible pour élargir les recherches, et on a demandé à la radio locale de passer un avis de recherche.
Ce n’est pas la première fois qu’ils font ça. Oh mon Dieu, ce n’est pas la première fois. Ceci est vraiment en train d’arriver. De m’arriver à moi.
— Je peux vous accompagner ? interrogea soudain Julia.
— Faire du porte-à-porte ? s’enquit l’agent.
— Oui. Je le saurai, si Anna est là. Ne me demandez pas comment. Et si je l’appelle, elle répondra.
L’agent se tortilla nerveusement et lança un regard à la capitaine Wynne.
— Mieux vaut laisser les agents Joyce et Bell s’occuper de ça, intervint-elle. Les choses se passeront mieux en douceur.
— Pourquoi ? Je peux aider.
— Madame Crowne, je préfère que vous restiez ici. Au cas où Anna revienne. Elle pourrait être très secouée.
— Je voudrais y aller.
— Je crois qu’il ne vaut mieux pas.
Pourquoi lui faisait-elle obstacle ? se demanda Julia. Pourquoi ne me laisse-t-elle pas chercher Anna ?
— Je suis sa mère ! s’écria-t-elle, toute l’émotion de ces dernières heures trouvant un exutoire dans cette colère outragée. J’ai le droit d’y aller ! Si je le veux, je le fais ! Et si elle était dans une de ces maisons ? Elle aura besoin de moi !
— Madame Crowne, nous ne pensons pas qu’Anna soit enfermée dans l’une de ces maisons, nous collectons seulement des informations.
— Et si elle y était ? Vous devez les fouiller ! Toutes !
— On ne peut pas pénétrer chez quelqu’un sans commission rogatoire.
— Et pourquoi pas, bordel ? Si ma fille s’y trouve, pourquoi pas ?
— Je comprends parfaitement votre frustration, madame Crowne, mais nous n’avons pas le droit de rentrer chez quelqu’un sans l’autorisation d’un juge. Nous ne pouvons pas y déroger. C’est la loi.
— J’emmerde la loi ! Si vous ne le faites pas, je m’en chargerai !
Julia se leva brusquement, cognant ses genoux contre le plateau du bureau. Sa tasse et sa sous-tasse en porcelaine s’entrechoquèrent, et un peu de café se renversa. Elle marcha vers la porte, passa le barrage des deux agents et emprunta le couloir. Elle ne savait pas encore quoi, mais elle allait faire quelque chose. Impossible de rester ici à attendre, alors qu’Anna se trouvait quelque part dehors. S’y résoudre reviendrait à accepter son impuissance, et elle en était encore loin.
Elle entendit derrière elle les pas de la capitaine Wynne sur le carrelage.
— Madame Crowne ! Où allez-vous ?
— Dehors ! lui cria Julia. Je sors !
— Madame Crowne, ne faites rien d’imprudent. Vous risquez de vous mettre à dos tout le voisinage.
Julia savait que la policière avait raison, mais elle s’en foutait. Elle avait dépassé le stade de la raison, elle était mue par quelque chose d’animal, d’irrésistible. Ce même instinct qui, chez les animaux, pousse une mère à protéger son bébé, qui exhorte l’oryx à se placer entre le lion et son petit, ou l’élan à combattre un loup pour sauver les siens, même au prix de sa vie.
Alors qu’elle ne se trouvait plus qu’à quelques mètres de la porte, celle-ci s’ouvrit à la volée. Brian, blanc comme un linge et les yeux rougis, entra. Il n’avait pas repéré Anna. Il regarda Julia, puis la capitaine.
— Que se passe-t-il ? lança-t-il, avant de se tourner à nouveau vers sa femme. Pourquoi te crie-t-elle dessus ?
— Elle essaie de m’empêcher de chercher Anna. Je veux aller frapper chez les gens et leur demander s’ils l’ont vue. Les regarder dans les yeux. Elle pourrait bien se trouver dans l’une de ces maisons.
— Alors vas-y ! Je t’accompagne.
— Monsieur Crowne, madame Crowne, je peux vous dire un mot avant que vous ne partiez ?
— Bien sûr, accepta Julia en se retournant. Un mot.
— Dans le bureau ?
— Ici, répondit Julia en secouant la tête.
— Nous avons des agents de police qui se chargent de l’enquête de voisinage. Ils connaissent leur métier, ils savent quelles questions poser. Si quelqu’un a vu quelque chose, ils le découvriront et suivront la piste. À ce stade, nous devons être méthodiques.
— Et si Anna se trouve dans l’une de ces maisons ? Comment le sauront-ils ?
— C’est peu probable. (Wynne se tortilla, mal à l’aise.) Je vais être honnête avec vous. Au point où on en est, il y a deux possibilités quant à l’endroit où se situe votre fille. Soit elle est partie de son propre chef – auquel cas elle n’a pas pu aller bien loin, et quelqu’un l’aura sûrement vue – et se cache quelque part où nous n’avons pas encore cherché, soit… (Elle se tut et détourna le regard un instant.) Soit quelqu’un l’a emmenée.
— Emmenée où ? demanda Brian d’une voix rauque.
— Nous ne le savons pas encore, monsieur Crowne. Mais pour le moment, nous devons concentrer nos efforts sur le voisinage immédiat, dans le cas où Anna serait quelque part à proximité, frigorifiée, effrayée et peut-être blessée. Ce qui veut dire que nous devons être aussi méthodiques que possible afin de nous assurer que nous n’avons rien raté.
— Elle est dehors, dit Brian. Je le sais. Il n’y a aucune autre possibilité.
— Nos agents vont chercher des indices toute la nuit – vêtements, affaires, traces de pas.
— Je veux y participer, affirma Brian. Nous avons des amis qui vont nous donner un coup de main.
— Excellent, l’encouragea Wynne. Nous allons monter une base d’opérations dans le foyer rural. Passez des coups de fil et faites venir autant de personnes que vous pouvez.
Les mains de Brian serraient ses cuisses par intermittence, remontant son pantalon sur ses chaussettes à motif cachemire. Anna les lui avait achetées – ou les avait choisies, tout du moins – à Noël dernier, se rappelait Julia, avec une autre paire à l’effigie d’Homer Simpson. Brian avait enfilé une chaussette de chaque paire, Homer à gauche, cachemire à droite. Il avait dit à Anna qu’il les aimait tant qu’il était incapable de choisir entre les deux. Anna s’était assurée qu’il les garde toute la journée.
Le souvenir de sa fille vérifiant que son père portait bien les chaussettes dépareillées qu’elle lui avait offertes submergea Julia. Ses mains se mirent à trembler et les larmes roulèrent sur ses joues. Elle n’avait pas pleuré comme ça – sa poitrine se soulevant de façon incontrôlable – depuis ses dix-sept ans, quand Vincent, le premier amour de sa vie, l’avait larguée. Elle avait cru, comme toute adolescente, qu’il était le seul et unique, et quand il lui avait dit que c’était fini – ce n’est pas toi, avait-il voulu dire, c’est moi, sauf que la réplique soigneusement apprise était sortie de travers et il avait dit, dans un accès de sincérité involontaire : ce n’est pas moi, c’est toi –, elle avait pleuré pendant des jours.
Son monde s’était écroulé, rien ne serait plus jamais comme avant. Pourtant, au bout d’un moment, ça lui était passé, et elle avait fini par se résoudre à l’idée que la vie pouvait continuer sans Vincent.
Aujourd’hui, pour la première fois depuis ses dix-sept ans, la sensation que le monde s’écroulait la frappait de nouveau, mais elle avait maintenant trente-huit ans et savait que c’était pour de bon, que ça ne lui passerait pas.
Julia se redressa, plus lasse que jamais.
— Viens, dit-elle à son mari, dont les yeux n’exprimaient plus rien. Rentrons à la maison nous préparer.
Les recherches furent organisées avec promptitude et efficacité. La police, qui connaissait son travail, agissait dans le calme.
Ils ont déjà fait ça. Leur expérience prouve que tout est réel.
Le foyer rural local – une structure de bois et de verre construite quelques années plus tôt grâce aux fonds de la loterie – servait de base d’opérations. On avait accroché au mur une grande carte détaillée de la région, sur laquelle on avait délimité au marqueur les zones de recherche assignées aux différents volontaires.
Lesquels étaient nombreux : des amis du couple, des parents d’élèves, des voisins de bonne volonté. Julia avait sollicité tous ceux qui figuraient dans son répertoire téléphonique. D’autres avaient spontanément appelé la police et avaient été envoyés au foyer rural, puis sur le terrain.
À leurs côtés, les agents de police pointaient leur lampe-torche dans chaque ruelle, frappaient aux portes, questionnaient les sans-abri. Des maîtres-chiens fouillaient les parcs, les champs, les bois, le moindre bosquet. Si cela ne donnait aucun résultat, des plongeurs interviendraient une fois le jour levé.
On sondait chaque endroit avec la plus grande minutie, même ceux où Anna ne serait jamais allée toute seule.
Ce qui signifiait qu’elle y avait été emmenée par quelqu’un, et que ce quelqu’un ne voulait pas qu’on la trouve.
Brian était dehors avec les volontaires. Julia attendait au foyer rural avec la capitaine Wynne ; attendait que le visage de la policière s’éclaire d’un sourire triomphant en entendant un agent lui rapporter qu’Anna était perdue et frigorifiée, mais en vie et en bonne santé. Cependant, alors que la nuit avançait, les volontaires revenaient avec des nouvelles qui n’en étaient pas, puis rentraient chez eux se coucher avec leur compassion pour ces pauvres parents qu’ils avaient laissés derrière eux. Julia les remerciait pour leurs efforts, acceptaient leurs messages de soutien, leurs ne vous inquiétez pas, je suis sûr qu’on va la retrouver.
Mais sans le moindre signe d’Anna, comment aurait-elle pu ne pas s’inquiéter ? C’était elle, la mère qui avait perdu son enfant, l’œil de ce cyclone de commisération et de solidarité communautaire. Comment ne pas s’inquiéter ?
Il était environ minuit quand la porte s’ouvrit sur Brian.
— Toujours rien ? demanda-t-il à la capitaine.
— Rien pour le moment, monsieur Crowne. Vous et madame Crowne devriez rentrer chez vous et essayer de vous reposer.
— Je préfère rester ici, dit Julia. Ou me joindre aux recherches.
— S’il y a du nouveau, vous serez les premiers avertis, insista Wynne. Le mieux que vous puissiez faire pour le moment, c’est de préserver vos forces. Vous en aurez besoin demain.
— Si vous ne trouvez pas Anna cette nuit, fit observer Brian.
Un long et inconfortable silence accueillit sa remarque, puis la policière hocha la tête.
— Si nous ne la retrouvons pas cette nuit, bien sûr. Mais vous, vous devez vous reposer.
Bien que convaincue qu’on se débarrassait d’eux poliment, Julia acquiesça. Elle prit les clés de la voiture dans sa poche et dit à Brian :
— Allons-y. Je vais conduire.
Ils montèrent dans le véhicule en silence. Il n’y avait rien à dire. Pour la première fois depuis longtemps, ils partageaient les mêmes sentiments. La peur. L’inquiétude. L’effroi. La panique. L’un après l’autre en une horrible séquence cyclique.
Julia mit le contact. Elle s’attendait presque à ce que la voiture ne démarre pas – tout le reste était cassé, alors pourquoi pas cela aussi ? –, mais le moteur s’anima à la première sollicitation. La maison avait beau être juste à côté – même pas deux kilomètres –, Julia avait la sensation d’accomplir le trajet le plus important de sa vie, comme si elle franchissait la frontière invisible d’une nouvelle contrée où tout serait différent.