Tu as trouvé ça un peu pathétique, voire, disons les choses franchement, stupide : Vous pourrez partir libre. Je vous le promets. Je ne laisserai personne vous faire du mal. Je me fiche de la justice et de tout ce cirque. Je veux juste ma fille.
Tu n’aurais jamais dit une chose pareille, tu n’aurais jamais fait preuve d’une telle faiblesse. Comment pouvait-elle penser qu’une personne capable de planifier et de réaliser un enlèvement d’enfant en plein après-midi pourrait être impressionnée par une telle démonstration de médiocrité ? La mère aurait dû paraître forte, menaçante, puissante : voilà qui aurait pu t’inquiéter, t’effrayer. T’inspirer le respect, même. Mais ces pleurnicheries ? Pourquoi te soucierais-tu de quelqu’un comme ça ? Et le père ? Pire.
Cette déclaration a produit l’effet inverse. Elle a prouvé que tu as eu raison, que tu as agi pour le meilleur. Un mal nécessaire.
Elle croyait vraiment te toucher – toi – avec ses supplications larmoyantes ? Elle s’imaginait quoi, que tu la verrais à la télévision et que tu te dirais oh, la mère est inconsolable, je n’y avais pas pensé, je ferais mieux de ramener cette gamine chez elle ? Est-ce qu’elle croit que tu t’es donné tout ce mal pour la rendre ? Elle est conne, ou quoi ?
En tout cas assez pour avoir perdu sa fille.
Sa fille. Toujours là, droguée, silencieuse. Belle.
Son heure approche. Elle va devoir encore attendre un petit peu, mais pas longtemps, du moins l’espères-tu. C’est triste de la voir comme ça, enfermée tel un trophée de chasse, même si elle n’en saura rien, n’en gardera aucun souvenir. Tu n’as pas grand-chose à lui offrir, mais ça, au moins, c’est pour elle.
Et toi ? Toi, tu continues d’attendre, d’attendre le bon moment.
Et quand il viendra, tu agiras. Tu mettras fin à tout ceci.
Lors d’une émouvante conférence de presse, les parents de la petite Anna Crowne, cinq ans, ont appelé quiconque ayant la moindre information sur la disparition de leur fille à se manifester. Mme Julia Crowne a ensuite directement interpellé l’éventuel ravisseur, en disant : « Si vous la détenez, si vous regardez ceci, je vous en prie, ramenez-la. Ramenez-la-nous et tout sera fini. Je ne vous ferai rien. Vous pourrez partir libre. Je m’en fiche. Je veux juste ma fille. »
Après quoi le porte-parole de la police a confié à la presse que les pistes étaient peu nombreuses et que l’enquête se concentrait sur les pièces dont elle disposait.
À la question : comment une enfant peut-elle disparaître en plein jour sans que personne s’en aperçoive, le porte-parole a répondu que la police ne ferait aucun commentaire pour le moment. Aucun commentaire non plus sur le fait que la police procédait comme s’il s’agissait d’un enlèvement plutôt que d’une simple disparition.
Henry Collins, ancien commandant de l’armée de terre spécialisé dans les kidnappings, a affirmé que ce genre de forfait était commis dans les circonstances les plus banales.
« Quand quelque chose sort de l’ordinaire, les gens le remarquent, dit-il. Un enfant seul la nuit ou quittant l’école en dehors des horaires habituels, par exemple. Mais il n’y a rien d’exceptionnel à voir un enfant et un adulte s’éloigner de l’école à l’heure de la sortie des classes. À condition que l’enfant n’ait pas été emmené contre sa volonté, sans quoi on l’aurait noté. » Il a ajouté que c’était particulièrement vrai aujourd’hui. « Il y a trente ans, toutes les mères d’élèves se connaissaient, un visage étranger ne serait pas passé inaperçu. De nos jours, toutes sortes de personnes viennent chercher les enfants – des nounous, des baby-sitters, des amis, des grands-parents – et on ne reconnaît plus personne. »
Interrogé sur l’endroit où pouvait être retenue Anna, Collins s’est montré pessimiste. « Elle pourrait se trouver n’importe où, à l’heure qu’il est. Probablement en Europe de l’Est, mais il n’y a aucun moyen de le savoir. La police a sûrement diffusé le signalement d’Anna dans les principaux ports et aéroports, mais les frontières de l’Europe sont poreuses, et il est possible… »
Anna ferma le navigateur. Son histoire avait fait le tour d’Internet, et pas seulement en Grande-Bretagne. L’humanité tout entière semblait partager le même intérêt pour les disparitions d’enfants.
Les efforts de la police avaient eux aussi franchi les limites du pays. La capitaine Wynne l’avait informée que les différentes polices européennes étaient impliquées dans la recherche, ce qui se traduisait par un contrôle accru aux frontières, une surveillance minutieuse d’Internet et un travail de renseignement à l’ancienne afin de déceler tout signe d’activité inhabituelle. Ils mettaient toutes les chances de leur côté pour la retrouver. Absolument toutes.
La policière avait dû penser qu’informer Julia de l’ampleur des efforts de la police la rassurerait. Au contraire, elle était terrorisée. Savoir le nombre de pays dans lesquels pouvait se trouver Anna accentuait encore la gravité de son cas. Cela faisait entrer chez elle le genre de personnes capables de kidnapper des enfants, et lui rappelait les différents sorts qui attendaient sa fille : esclavage, abus sexuels, meurtre.
Quand elle avait suivi des affaires similaires dans le passé, elle s’était principalement identifiée au chagrin des parents, qu’elle imaginait similaire à celui que pouvait causer la mort d’un enfant. Maintenant qu’il s’agissait d’elle, elle se rendait compte que c’était bien pire. Non seulement fallait-il affronter la douleur de la perte, mais également le fait qu’Anna puisse souffrir, ce qui était infiniment plus épouvantable. Penser à sa fille, si jeune, si pure, si innocente entre les mains d’un gang pédophile n’avait rien à voir avec de la tristesse ; elle en venait à souhaiter qu’Anna ait été vendue à un riche couple sans enfant qui au moins l’aimerait. Il n’y avait aucun répit. Quand elle ne se lamentait pas sur elle-même, elle était folle d’inquiétude pour sa fille. Une plaie ouverte de deux côtés sur laquelle chaque nouvel élément jetait du sel. Cela la démolissait.
Julia avait également dû se rendre à l’évidence qu’elle était impuissante. Il n’y avait plus rien à faire à son niveau. Il n’était plus question de frapper aux portes ou de fouiller toutes les maisons du voisinage. Croire que le destin d’Anna était encore entre ses mains relevait de la fiction.
Elle n’avait rien d’autre à faire qu’attendre en essayant de ne pas lire les nouvelles, qui ne faisaient qu’empirer son état.
Ce qui n’arrêtait pas Brian. Il ne levait plus les yeux de son ordinateur portable, sinon pour aller remplir son verre de whisky. Quand elle lui avait demandé ce qu’il faisait, il avait répondu qu’il cherchait Anna. Devant son air perplexe, il avait expliqué :
Dans les chat rooms. Les plus sombres recoins d’Internet, des endroits où des hommes viennent chercher toute sorte de choses. Je l’y trouverai peut-être.
Peut-être… Mais alors, peut-être souhaiterait-il ne jamais l’avoir retrouvée.
Julia ferma la porte d’entrée derrière elle. Elle ne supportait plus de rester dans la maison, ce silence, à peine interrompu par le bruit des touches du clavier de Brian qui menait sa vaine cyberenquête.
Ce bruit la rendait folle. C’est tout ce qu’il avait trouvé à faire ? Et elle, que faisait-elle ? Est-ce que quiconque pouvait faire quelque chose ?
Elle se décida pour le parc. Peut-être y avait-il un coin qu’elle n’avait pas fouillé, un buisson sous lequel Anna serait endormie, toujours en uniforme – cet uniforme qu’ils avaient pris deux tailles au-dessus sur les conseils d’Edna, pour que la petite grandisse dedans.
Comme Julia avait haï cet uniforme, haï cette boutique de vêtements spécialisée, haï le fait qu’ils obéissaient à Edna et que sa fille aurait l’air ridicule avec son blazer et sa jupe trop grands. À présent, elle ne désirait rien plus que de voir Anna grandir dans son uniforme. Elle aurait donné n’importe quoi pour que ça arrive.
Brian et elle avaient déposé Anna ensemble pour son premier jour à Westwood. Ils l’avaient accompagnée jusque dans sa salle de classe, avaient admiré son pupitre et l’avaient embrassée avant de repartir. Confiante et pleine d’entrain, sûre de leur amour, elle leur avait fait des adieux enjoués. Eux, par contre, n’avaient pas si bien géré la situation. Julia avait pleuré en partant, à la fois triste et fière de voir sa petite fille grandir.
Cette fois, Brian ne l’avait pas prise dans ses bras.
Ne t’inquiète pas, ça va aller, avait-il dit. À ce soir. C’est toi qui vas la chercher ?
Julia avait hoché la tête, et il était parti. C’est sans doute à ce moment-là qu’elle avait pris conscience que leur histoire touchait à sa fin, que l’abîme les séparant était devenu infranchissable, et que, plus accablant encore, elle ne l’aimait tout simplement plus.
Elle marcha jusqu’au bout de la rue, et alors qu’elle s’engageait dans la grande artère, elle croisa un homme qui promenait son springer anglais. Le chien, bien que trempé de sueur, continuait de tirer sur sa laisse. L’homme hocha la tête et lui sourit, puis son visage se figea quand il la reconnut. Elle le vit hésiter, presque trébucher, puis détourner le regard et reprendre sa route. Ses yeux débordaient de pitié.
Pas étonnant qu’il l’ait reconnue, son visage passait en boucle à la télé. Elle jouissait d’une étrange forme de célébrité. Pas le genre qui attirait les gens à vous, papier et stylo à la main, pour vous dire qu’ils adoraient votre spectacle ou votre revers et vous demander un autographe. Non, la sienne, plus rare, suscitait les regards de travers, mais pas la sympathie. Personne ne l’approcherait. On se contenterait de la dévisager avec pitié.
La voilà qui cherche sa fille, penseraient-ils. Mais c’est inutile, ça fait longtemps qu’elle n’est plus là.
Julia se fichait bien de leur opinion. D’ailleurs elle était d’accord avec eux. Elle n’espérait pas trouver Anna blottie dans un buisson, mais ce n’était pas la question. Elle ne voulait pas rester chez elle à ne rien faire. Faire quelque chose d’inutile, c’était toujours faire quelque chose.
Le parc descendait jusqu’à une rivière peu profonde. Une personne un peu plus civile que les autres avait eu la bonne idée de créer une plage de galets autour de l’unique banc, vers lequel elle se dirigea.
L’eau, claire et rapide, formait des motifs tourbillonnants aléatoires. Elle se perdit un instant dans leur contemplation, mais cette paix de courte durée vola en éclats quand lui revint en mémoire le souvenir d’Anna jouant dans l’eau alors qu’elle marchait à peine. Elle s’était dandinée jusqu’au banc, avant que Julia et Brian ne l’arrêtent. Et puis Brian avait haussé les épaules et avait enlevé ses chaussures et celles de sa fille.
Eh bien, allons-y, puisque tu insistes.
Et alors Anna et lui avaient fait quelques pas dans la rivière. Julia sourit en se rappelant l’expression d’Anna quand elle avait mis le pied dans l’eau froide – choc, ravissement, peur et, plus que tout, émerveillement à cette nouvelle perspective que lui offrait le monde.
Julia s’était débarrassée de ses chaussures et de ses chaussettes avant de les rejoindre, et tous trois s’étaient copieusement éclaboussés.
Je lui lirai Tarka la loutre, avait dit Brian. Quand elle sera assez grande. Elle imaginera que ça se passe ici. On descendra jusqu’au banc et on cherchera Tarka. Je lui achèterai des jumelles et on identifiera les oiseaux, les plantes et les animaux. On pourra venir pique-niquer, ça sera fantastique.
Comme elle l’avait aimé alors. À cet instant elle avait été convaincue qu’il était le meilleur des pères, le seul et unique homme de sa vie. Elle s’était représenté Anna et son père à la recherche de Tarka.
Mais ça n’arriverait jamais. Plus de pique-niques familiaux, et pas de Tarka la loutre pour Anna.
Julia sentit les larmes lui rouler sur les joues. Elle eut soudain envie d’être dans l’eau, de se connecter physiquement avec le souvenir de sa fille. Elle dénoua ses chaussures de sport, puis enleva ses chaussettes. Elle ne prit pas la peine de rouler le bas de son jean – il sécherait plus tard. Puis elle fit un pas dans la rivière.
L’eau était plus froide que dans son souvenir, la sensation moins agréable. Les pierres glissantes menaçaient de la faire tomber. Elle se fraya un chemin jusqu’au milieu de la rivière, où l’eau lui montait aux genoux. Elle éprouva une vive douleur.
Baissant les yeux, elle constata qu’elle se tenait sur un tesson de bouteille de bière. Du sang formait un nuage sombre autour de son pied. Elle le regarda tourbillonner dans le courant.
Je me demande si un poisson le mangera.
Elle ne bougea pas, intriguée par les motifs créés par le sang, goûtant la douleur, une sensation réelle, immédiate.
La sonnerie du téléphone l’interrompit. Elle le sortit de sa poche arrière.
— Allô ?
La capitaine Wynne.
— Madame Crowne, vous avez un moment ?
Tout le reste de ma vie, songea Julia.
— Oui.
Davantage de sang s’écoulait de sa blessure. Elle espéra ne pas avoir besoin de points de suture.
— On a peut-être une piste. Il semblerait qu’un ancien gardien de l’école ait disparu.
Julia leva les yeux. Le monde reprit de sa netteté.
— Quoi ? Qui est-ce ?
— Il a pris sa retraite l’année dernière, mais il n’a passé que deux ans à l’école. Il venait de Dundee. À présent il s’est volatilisé.
— Et vous pensez qu’il a enlevé Anna ?
— Nous ne sommes sûrs de rien, mais personne ne l’a vu dans son immeuble depuis deux semaines.
— Pas si longtemps avant qu’Anna ne soit enlevée…
— Exact. Il n’a dit à personne où il allait. C’est un comportement que nous jugeons suspect, au moins jusqu’à ce que nous l’ayons localisé.
— Pourquoi a-t-il quitté Dundee ?
— On ne sait pas encore, on cherche.
— Vous êtes entrés chez lui ?
— Bien sûr. Rien qui nous conduise à Anna, ni à l’endroit où il se cache.
— C’est lui, affirma Julia. J’en suis sûre.
— C’est trop tôt pour le dire, et je ne veux pas vous donner de faux espoirs. Mais…
— C’est forcément lui, ça ne peut pas être une coïncidence. Impossible.
— J’en ai vu de plus étranges, madame Crowne.
Julia l’entendait à peine. Cet homme avait kidnappé Anna. Le voilà, ce moment où tout basculait, où ils arrivaient à quelque chose. Elle imaginait un vieil homme complotant dans un appartement sombre, attendant son heure. Avait-il choisi Anna à dessein ? L’avait-il observée ?
Peu importait. Ils étaient sur sa piste à présent.
— Merci, dit-elle. Appelez-moi s’il y a quoi que ce soit de nouveau.
— Je n’y manquerai pas.
Julia raccrocha et leva son pied. Une fine ligne rouge où perlait du sang s’étirait entre son petit doigt et sa voûte plantaire. Elle allait devoir rentrer chez elle et mettre un pansement.
Alors que Julia tournait au coin de sa rue, quelqu’un se mit en travers de son chemin. Il lui fallut quelques instants pour la reconnaître.
Mlle Gregory, la maîtresse d’Anna. La maîtresse préférée d’Anna.
— Madame Crowne.
Elle avait le regard inexpressif à cause de la fatigue, et elle semblait avoir perdu du poids.
— Je suis venue… (Elle s’interrompit, la bouche ouverte, butant sur des mots qui ne venaient pas.) Je voulais vous dire à quel point je suis navrée. À propos d’Anna. Je n’ai pas voulu vous appeler, ça n’aurait pas été bien. J’ai pensé qu’il fallait que je vous parle de vive voix.
Julia se souvint de la dernière fois qu’elle avait vu l’enseignante, sur les enregistrements des caméras de surveillance du jour où Anna avait disparu.
Riant et bavardant au lieu de surveiller Anna.
Julia la dévisagea. Cette femme était-elle responsable de la disparition de sa fille ? Peut-être, mais Julia n’avait plus assez d’énergie pour la colère. Elle se contenta de la fixer du regard.
La maîtresse brisa le silence.
— Madame Crowne, vous devez savoir à quel point je m’en veux. Je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à Anna. Je donnerais tout pour pouvoir revenir en arrière. À l’école on m’a dit de ne pas vous parler, mais je le dois. Je dois vous dire combien je suis désolée.
Donc l’école ne voulait pas qu’elle parle à Julia. En bonne avocate, elle comprit qu’ils étaient terrorisés à l’idée d’admettre leur responsabilité, qu’ils préparaient leur défense. En tant que mère, elle s’en fichait, cela viendrait plus tard. Plus tard viendrait le moment pour l’école Westwood et Mlle Gregory d’affronter les conséquences de leurs actes.
— Je ne suis pas prête pour ça, dit Julia, soudain épuisée. Je sais ce que vous ressentez, mais je vous en prie, laissez-moi tranquille.
— Madame Crowne, s’il vous plaît. Je suis anéantie.
— Que voulez-vous de moi ? Mon pardon ? Très bien, je vous pardonne. Mais ça ne change rien. Ça ne me ramènera pas Anna. Vous n’êtes pas moins responsable qu’avant. Tout comme moi.
— Je ne veux pas que vous me pardonniez, chevrota Mlle Gregory. J’ignore ce que je veux. Je… (Elle pleurait à présent, et semblait à deux doigts de faire une crise de nerfs.) Je veux juste revoir Anna.
Ces derniers mots furent avalés par ses sanglots. Julia vit combien l’enseignante était affectée ; cette histoire la marquerait à jamais, la détournerait peut-être même de cette profession qu’elle adorait.
Mais elle ne ressentait pas la moindre compassion pour elle. Elle n’en était pas capable. La seule émotion, la seule pensée qui ait prise sur elle à cet instant, c’était le chagrin d’avoir perdu sa fille.
Elle dépassa Mlle Gregory et se dirigea vers sa maison.
Quand elle y entra, Edna et Brian étaient attablés dans la cuisine. Edna avait préparé le dîner. Elle cuisinait bien. Pas souvent, mais quand elle le faisait, c’était avec la même exigence qu’elle appliquait à tous les domaines de sa vie. Elle n’était pas du genre créatif, mais rien n’était trop difficile pour elle. Elle s’attaquait à des recettes compliquées qu’elle suivait à la lettre, même si cela impliquait de laisser mariner une viande une nuit entière, clarifier un bouillon ou faire monter un soufflé. Et comme elle n’utilisait que les meilleurs ingrédients, elle mettait toutes les chances de son côté. Pourtant, le résultat avait toujours quelque chose de terne. Tous ses plats naissaient d’une triste intensité, pas de la passion, et cela se ressentait au final. La cuisine de sa belle-mère était délicieuse, mais aussi sans âme, frustrante. Elle n’avait rien de la chaleur et du réconfort qu’apportait un plat fait sur le pouce avec amour, rien que la perfection clinique d’un scalpel.
Julia avait lu quelque part qu’on pouvait déterminer le comportement d’une personne au lit à partir de la façon dont elle dansait et cuisinait. Elle n’avait jamais vu Edna sur le dance floor, mais sa cuisine était éloquente : pas souvent, mais toujours à la perfection.
Elle avait préparé un veau Stroganoff, doux et facile à manger. Julia se servit une assiette et s’assit. Mais elle la repoussa après seulement quelques bouchées.
— Essaye de manger un peu plus, dit Edna. Tu dois reprendre des forces.
C’était le médecin qui parlait, pas la mère. Julia secoua la tête.
— Ça ira.
— Du vin ?
Une bouteille d’un puissant rouge italien trônait sur la table, à moitié vidée par Brian. Julia refusa de nouveau. La fatigue suffisait à l’abrutir sans qu’elle ait besoin d’y ajouter l’alcool. Une bonne dose l’endormirait à coup sûr, mais pas pour longtemps. Cela ne l’empêcherait pas de rêver d’Anna, et quand elle se réveillerait au milieu de la nuit, la bouche sèche et la vessie pleine, elle se sentirait encore plus mal.
— Je viens de parler à la capitaine Wynne, dit-elle, moins pour partager l’information que pour rompre le silence. Ils ont une piste.
Brian se pencha en avant, son verre à mi-chemin de la bouche.
— Vraiment ?
— Un concierge de l’école. Il a pris sa retraite l’an dernier – il n’était pas resté longtemps –, et il a disparu il y a deux semaines. Personne ne sait où il se trouve.
— Ça semble bien maigre, commenta Brian. Peut-être une simple coïncidence.
— Peut-être, acquiesça Julia. Mais pour la police, c’est un suspect. Et ça colle, n’est-ce pas ? Un célibataire, la soixantaine, qui déménage souvent. Je déteste m’appuyer sur des stéréotypes, mais…
Brian hocha la tête. Il semblait plus alerte, plus présent.
— Je suppose. Quelle est la prochaine étape ?
Julia haussa les épaules.
— On attend. Mais je pense vraiment que ça pourrait être lui, Brian.
— Tu as sans doute raison, intervint Edna. Dieu que j’aimerais que tu aies raison et qu’Anna nous revienne bientôt.
Au bout de quelques minutes d’un silence pénétré, Brian posa ses couverts. Son assiette était encore pleine, mais il avait terminé. Il regarda Edna, puis Julia, puis à nouveau sa mère.
— J’ai eu un appel aujourd’hui, dit-il. De Simon.
Le nom demeura suspendu dans la pièce.
— Ah oui ? fit Edna, d’un ton de nonchalance forcée qui ne trompait personne. Que voulait-il ?
— Je lui avais envoyé un courriel pour lui exposer la situation. Il prend l’avion, il sera là demain.
L’expression d’Edna ne varia pas.
— Ça te fera du bien de le voir, dit-elle.
Brian resta silencieux, il ne semblait pas savoir quoi dire. Julia brisa le silence :
— Il vient avec Laura ?
— Non. Elle reste avec les enfants.
— Dieu merci, lâcha Edna. La dernière personne dont nous ayons besoin ici, c’est elle.
— Elle n’est pas si terrible, protesta Julia.
Elle n’avait rencontré Laura que deux fois, au début de sa relation avec Brian, et elle l’avait beaucoup appréciée. Elle l’avait trouvée drôle, irrévérencieuse et pleine de confiance en elle. Quand Laura avait quelque chose à dire, elle le disait. Elle avait confié à Julia qu’elle appliquait ainsi les conseils de son thérapeute, pour qui retenir les vérités revenait à empiler les problèmes à venir sur les étagères de votre armoire.
— Elle est pire que terrible, dit Edna. C’est un poison.
En dépit de la situation, Julia éclata de rire.
— Allons, elle n’est pas comme ça. Vous et elles ne partagez pas les mêmes points de vue, c’est tout.
— Julia, grinça Edna. Je préférerais que tu t’abstiennes de commenter des choses que tu ne connais absolument pas.
— Très bien, qu’a-t-elle fait de si affreux, alors ?
Edna recula contre le dossier de sa chaise.
— Elle a convaincu mon fils de me quitter. Elle lui a mis dans la tête que j’étais – comment l’avait-elle tourné ? – une source d’énergie négative dans sa vie. Pire, elle le faisait savoir autour d’elle.
— Elle a le droit d’avoir son opinion. (Et une opinion parfaitement sensée, ajouta Julia en son for intérieur.)
— Peut-être, mais j’ai une réputation, et ce genre de merde, ça colle. (Edna n’était que rarement grossière, ce qui en disait long sur son degré d’énervement.) Surtout aux semelles propres, ajouta-t-elle. Mais ça ne doit pas te parler beaucoup.
— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? répliqua Julia, dont la colère montait en réponse à celle de sa belle-mère.
— Les gens ont une haute opinion de moi. Ce n’est pas facile d’avoir une réputation sans tache, n’est-ce pas ? Du moins parmi ceux qui nous connaissent bien.
— Vous parlez encore de Chris ? C’était avant que Brian et moi nous mariions. Bien avant. On commençait à peine à se voir. Mais vous le savez déjà.
À l’époque de l’université, Julia avait eu une brève aventure – si l’on pouvait appeler ça ainsi – avec un homme plus vieux, un comptable nommé Chris. Cela s’était produit environ deux mois après qu’elle eut rencontré Brian, et elle ne savait toujours pas vraiment ce qui l’avait poussée à agir ainsi. Chris était marié, avait deux enfants, et elle était en train de tomber amoureuse de Brian. Peut-être était-ce cela justement : elle avait senti que Brian et elle étaient partis pour faire un bout de chemin ensemble – c’est du moins ainsi que les choses lui étaient apparues alors –, donc elle s’était offert un dernier frisson. Peut-être aussi pour tester la force de ses sentiments pour Brian. Quoi qu’il en soit, tout avait volé en éclats quand un ami de la femme de Chris les avait vus tous les deux dans un pub. Quand la femme de Chris l’a appris, elle s’est empressée de le faire savoir à tout le monde, avant de quitter son mari quelques jours plus tard. Dans un premier temps, Chris s’en était plutôt bien accommodé – de son point de vue, il était enfin libre de filer le parfait amour avec Julia, dont il était éperdument tombé amoureux, en tout cas bien plus que Julia ne l’avait soupçonné – comme beaucoup de Britanniques de son âge, il cachait ses sentiments derrière une carapace de cynisme et d’ironie –, et en eut le cœur brisé quand elle lui annonça que leur histoire était terminée.
Brian, après quelques semaines d’un silence dédaigneux, lui pardonna son incartade, et la vie reprit son cours normal. Sauf pour Chris, qui sombra dans l’alcool et finit par en perdre son travail.
— Attendez, reprit Julia, soudain lasse. Pourquoi parlez-vous de cela maintenant, Edna ? Qu’est-ce que ça a à voir avec tout le reste ?
— Je dis juste que j’ai une réputation, et que des personnes comme Laura peuvent la mettre en péril. Si tu te moques de ce genre de choses, moi pas. La réputation, c’est comme la virginité, Julia : on ne la perd qu’une fois.
— Ma réputation se porte très bien, je vous remercie.
— Peut-être, mais personne ne serait surpris s’il s’avérait que Chris n’était pas le premier homme marié dont tu aurais démoli la famille. Ou le dernier.
Julia écarta son assiette. Elle caressa un instant l’idée d’en jeter le contenu au visage de sa belle-mère. Elle ignorait pourquoi Edna se montrait si agressive. À présent que son mariage avec Brian était terminé, peut-être ne faisait-elle plus le moindre effort pour dissimuler ses véritables sentiments, même dans les moments les plus inopportuns.
Julia se leva.
— Nous sommes tous sous pression, dit-elle. Mais ce n’est pas une raison pour être grossiers. (Elle se tourna vers Brian.) Bon appétit.