Elle trompait donc son mari. Tu n’étais pas au courant, mais ça ne te surprend pas. Ça lui ressemble bien, après tout. Infichue d’arriver à l’heure pour sa fille, ou de prévenir quiconque. Irresponsable et égoïste, du genre à penser d’abord à elle, à en vouloir toujours plus. Une aventure ? Pourquoi pas ? Quelqu’un comme elle se trouverait toutes les excuses du monde.
J’étais malheureuse en mariage.
J’en avais tellement envie, je ne contrôle pas mes émotions.
J’étais insatisfaite. Je rêvais d’autre chose.
Que deviennent la persévérance, l’abnégation au profit de sa famille, de la société ? Le sens du sacrifice, du devoir ? Tu te demandes souvent ce qui se passerait si le pays était à nouveau en guerre ? Nous perdrions. Les gens seraient trop attachés à leur propre survie pour prendre le risque de se battre. Ils se chercheraient quelqu’un pour le faire à leur place. Chacun se sauverait, et ce faisant condamnerait le pays.
Voilà où se situe le problème aujourd’hui. Les gens sont tristes, ils prennent une pilule. Le travail devient trop dur, on démissionne. Les mariages traversent des périodes difficiles, on divorce. De l’égoïsme, pur et simple. Et tout est justifié par les émotions. Je suis malheureux. Je suis stressée. J’ai besoin de me sentir aimé.
Tout cela est vain. Les gens ne voient-ils pas que leur tristesse vient de l’intérieur ? On a beau changer de travail, si on est malheureux de nature, on le sera tout autant chez un autre employeur. Il faut apprendre à encaisser. Devenir résilient.
Eh bien, elle apprendra, la mère. Elle apprendra ce que c’est, d’être malheureuse. Quand tout ceci sera terminé, son mariage sans amour lui manquera. Elle verra à quel point les choses peuvent mal tourner, et elle prendra conscience de ce qu’elle avait.
Plus précisément, de ce qu’elle a perdu.
Car c’est toi qui as la fille. Endormie, belle, immaculée. Indemne, pour l’instant.
L’heure arrive.
Nouveau rebondissement dans la tragique et contemporaine saga d’Anna Crowne : il a été établi que la police recherche à présent son grand-père, James Crowne, disparu il y a plus de quinze ans.
M. Crowne, âgé de soixante-sept ans aujourd’hui, était le principal du prestigieux collège Tulcester Grammar, avant de quitter brusquement son poste durant l’été 1999. Tulcester Grammar s’est refusé à tout commentaire.
La capitaine Wynne de la police du Cheshire, en charge de l’enquête, a appelé M. Crowne à se manifester. « Nous pensons qu’il est susceptible de nous fournir des informations utiles à l’enquête, c’est pourquoi nous voudrions lui parler aussi vite que possible. Nous lui demandons de contacter la police dès qu’il le pourra. Si quelqu’un sait où il se trouve, nous aimerions également l’entendre. »
L’enquête continue.
À présent cinq journalistes faisaient le pied de grue devant la maison. Julia les observait depuis la fenêtre de la chambre à coucher. L’un d’eux consultait son portable dans sa voiture, tandis que les quatre autres discutaient ensemble en riant. Une Ford Focus bleu marine s’arrêta devant chez elle, et le reporter du Daily World en sortit. Il tenait à la main un journal – Julia reconnut l’en-tête de son employeur – qu’il brandissait comme un trophée.
Les autres se regroupèrent autour de lui pour lire l’article. L’un d’eux, un gros en jogging et t-shirt auréolé de sueur sous les aisselles, se frappa le front de façon théâtrale, mimant l’échec.
Julia alluma son ordinateur et se connecta à la page d’accueil du Daily World.
Une question légitime en regard des événements qui agitent aujourd’hui la Grande-Bretagne. Des bébés meurent sous le nez des travailleurs sociaux, des adolescents de douze ans sont admis aux urgences en état de coma éthylique, des tout-petits disparaissent à la sortie de l’école, leurs parents incapables de s’organiser correctement pour venir les chercher. En tant que société, nous devons nous poser la question : est-ce que, au XXIe siècle, dans une nation de premier plan, un parangon de progrès et de liberté pour le reste du monde, c’est là le mieux que nous puissions faire ?
Sous l’article s’étalait une photo d’elle, Julia Crowne, le meilleur et le plus récent exemple de l’effondrement moral d’une nation entière.
Ils avaient réussi à mettre la main sur une photo d’elle à vingt-cinq ans – sans doute sur Facebook –, au mariage de son amie May, sur laquelle elle était penchée en avant, sa robe de demoiselle d’honneur dévoilant un peu plus de peau qu’elle ne l’aurait autorisé en temps normal. Elle tenait une bouteille de champagne dans une main, une cigarette dans l’autre. Son regard vide laissait penser qu’elle était ivre. La légende disait :
Julia Crowne en des jours plus heureux
Voilà qu’ils la présentaient maintenant comme une alcoolique et une fumeuse. Elle ne savait pas ce qu’il y avait de pire aux yeux de l’opinion publique : tout le monde appréciait un petit verre de temps en temps, donc l’alcool en lui-même n’était pas un problème. Sa consommation abusive, si. Boire sans modération témoignait d’un manque de contrôle – une irresponsabilité qui cadrait parfaitement avec l’image de Julia qu’ils voulaient donner –, tandis que fumer était un crime en soi. De toute façon, la photo la montrait coupable des deux.
Peu importait que le cliché date de dix ans et précède de cinq la naissance d’Anna. Peu importait qu’elle ait été relativement sobre ce soir-là – c’était même elle qui avait mis au lit une des autres demoiselles d’honneur, pour le coup totalement imbibée de vodka.
Non, rien de tout cela n’importait aux yeux de ces courageux guerriers de la vérité. Seul comptait leur soi-disant article.
Elle eut envie d’ouvrir la fenêtre pour leur hurler dessus, de sortir en furie de la maison pour leur arracher le visage de ses ongles, d’utiliser sa voiture pour les chasser de son perron. Mais elle n’en fit rien. Cela n’aurait qu’empiré les choses.
Elle était prise au piège. Il fallait que ça se termine. D’une façon ou d’une autre.
C’est alors que son téléphone sonna.
La plupart des personnes qui appelaient Julia figuraient dans son répertoire, aussi leur nom s’affichait-il quand elles lui téléphonaient. Pas la capitaine Wynne, dont elle n’avait pas enregistré le numéro. Ç’aurait été une façon d’admettre que la situation allait durer. Elle n’en reconnut pas moins les chiffres immédiatement ; ils s’étaient imprimés dans sa mémoire la première fois qu’elle les avait vus, comme si sa matière grise en avait compris l’importance et leur avait réservé une place spéciale, à part. Un lieu où l’on mettait les choses qu’on devait retenir à tout prix.
Cela lui fit penser au compartiment qu’Anna prétendait avoir pour les desserts et autres sucreries. Elle posait ses couverts en déclarant qu’elle était incapable de faire entrer une bouchée de plus de brocoli, de chou-fleur, de carotte ou de chou, mais quelques minutes plus tard, elle demandait ce qu’il y avait pour le dessert.
Je croyais que ton estomac était plein, se moquait gentiment Julia.
Oui, mais seulement pour la nourriture (la « nourriture » désignant tout ce qui n’était pas sucré). Pas pour la glace. La glace (ou les gâteaux, les yaourts, les Angel Delight) va dans un autre compartiment.
Étrangement, Anna avait raison. Souvent, au restaurant, rassasiée par une entrée un peu lourde, du pain et un copieux plat de résistance au point de ne même pas pouvoir affronter des yeux une bouchée supplémentaire, Julia se laissait facilement convaincre par le serveur de prendre un petit sorbet, ou une crème brûlée. De fait, il y avait toujours de la place pour ça, peut-être effectivement dans un autre compartiment. Cette explication en valait bien une autre.
Elle décrocha le téléphone.
— Madame Crowne ? Capitaine Wynne. J’ai des nouvelles.
Des nouvelles. Le monde de Julia se réduisit à la taille d’une tête d’épingle sur laquelle seraient gravés ces deux mots. Bonnes nouvelles ? Mauvaises nouvelles ? Grosses nouvelles ? Petites nouvelles ?
— Nous avons localisé Lambert, poursuivit-elle. Le concierge.
— Et Anna ? Elle est avec lui ?
— Nous ne sommes pas encore entrés en contact avec lui. Mais nous savons où il se trouve, et nous avons des agents en chemin.
— Où est-il ?
— En Écosse, dans un endroit loin de tout appelé Loch Maree. Ce qui explique pourquoi ça nous a pris du temps. Il est facile de disparaître dans ce genre de coin. On a passé un avis de recherche, auquel a répondu le propriétaire de la cabane qu’il loue. Il est là-bas depuis trois semaines et prévoit d’y rester trois de plus.
— Le propriétaire a vu Anna ?
— Il n’a même pas vu son client, qui est demeuré très discret. C’est la première fois qu’il s’offre des vacances là-bas.
Julia hocha la tête. Cela ressemblait tellement au genre d’endroit où irait se cacher un kidnappeur d’enfants que ça en devenait suspect.
— Que va-t-il se passer ? demanda Julia.
— La police locale est en route. Ils devraient arriver là-bas dans deux heures. Je vous appelle dès que j’ai du nouveau.
— Merci. (Un silence.) Pensez-vous… pensez-vous qu’elle y soit, capitaine ?
La policière ne répondit pas immédiatement. Quand elle le fit, ce fut d’une voix hésitante :
— Je ne sais pas. C’est possible. Mais on n’en saura rien tant qu’on ne sera pas sur place. On ne découvrira peut-être rien. Ça fait une semaine, maintenant.
Toute trace d’Anna pourrait avoir disparu, comprit Julia. Il a eu le temps de la tuer et de se débarrasser de son corps dans ce putain de loch loin de tout.
— Je trouve étrange, continua Wynne, qu’il ait loué la cabane sous son véritable nom. Ça ne cadre pas. Mais on ne sait jamais. Je vous rappelle bientôt, madame Crowne.
Edna et Brian discutaient dans le salon. Le son étouffé de leurs voix ne permettait pas à Julia et à Gill de distinguer leurs paroles depuis la cuisine. Assises face à la fenêtre, les deux femmes contemplaient le jardin.
— Elle a dit deux heures, observa Julia. Ça en fait deux et demie. Je ne sais pas ce que ça signifie. Sûrement qu’ils ont trouvé quelque chose ? Je veux dire, s’il n’y avait rien, ça ne prendrait pas aussi longtemps, tu ne crois pas ?
Gill posa la main sur l’avant-bras de Julia. Ses doigts étaient chauds d’avoir tenu son mug de café.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre que tu puisses en déduire quoi que ce soit.
Elle avait raison, mais ça n’empêchait pas Julia de gamberger. Le cerveau ne fonctionnait pas comme ça. Cela lui rappela l’époque où, adolescente, elle analysait tous les sens possibles du moindre mot prononcé par un garçon qui l’intéressait.
Il a dit qu’il aimait les chips avec de la mayonnaise plutôt qu’avec du ketchup après que j’ai dit la même chose est-ce qu’il a dit ça pour m’impressionner ce qui voudrait dire que je lui plais ou peut-être qu’il aime juste impressionner les filles ou que c’est juste une coïncidence ce qui voudrait dire que je ne lui plais pas du tout mais il m’a regardé d’une façon qui laisse penser que je lui plais et on dirait qu’il a rougi quand je lui ai dit bonjour ou en tout cas il avait une rougeur dans le cou mais c’était peut-être une marque de rasage oh j’espère que je lui plais il me plaît tant.
Et ça pouvait continuer pendant des heures, son esprit vrombissant inlassablement sans qu’elle puisse l’arrêter. C’était la même chose à présent, sauf que les enjeux n’avaient plus rien à voir. Il s’agissait maintenant de retrouver sa fille, afin qu’elle puisse devenir à son tour une adolescente qui s’inquiéterait de savoir si elle plaisait ou non aux garçons.
Et puis, derrière elle, une vibration.
Son téléphone. Le même numéro.
— Madame Crowne ? Capitaine Wynne.
Sa voix. Plate. Terne. Pas une voix annonçant de bonnes nouvelles.
De mauvaises nouvelles dans ce cas ? Mais lesquelles ? La mort d’Anna ? L’absence de Julian Lambert ? La présence de Julian Lambert, mais l’absence d’Anna ?
— Oui ? Qu’avez-vous trouvé ?
— M. Lambert, qui pêchait dans le lac. Nous l’avons interrogé, il n’était même pas au courant de la disparition…
— C’est ce qu’il dirait, bien sûr.
— Madame Crowne, il a un alibi…
— Évidemment ! s’écria Julia, dont la déception virait au désespoir. Je veux dire, on pouvait s’attendre à ce qu’il en ait préparé un.
— Son alibi est en béton : un fermier du coin qu’il a aidé à réparer sa clôture. Deux autres types qui ont travaillé avec eux confirment sa présence.
— À moins qu’ils ne soient tous dans le coup. Vous avez pensé à ça ?
— Son alibi tient la route, madame Crowne, ce n’est pas lui.
Brian entra dans la cuisine.
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ?
Julia laissa retomber son bras le long de son corps et se tourna vers la fenêtre.
— Rien. Rien du tout.
La capitaine Wynne rappela dix minutes plus tard.
— Est-ce que nous pouvons parler, madame Crowne ?
— Bien sûr. Vous avez du nouveau ?
— Nous avons… ma foi, c’est plus une hypothèse qu’autre chose.
Julia faillit raccrocher. Que pourrait-elle bien faire d’une hypothèse ? Une hypothèse ne lui ramènerait pas Anna, alors pourquoi la policière la torturait-elle avec de faux espoirs ? Ils n’avaient rien de plus que des conjectures de merde. Typique des flics, parfaitement inutiles mais essayant de donner l’impression qu’ils faisaient quelque chose.
Elle prit une profonde inspiration.
— Allez-y.
— Nous allons changer de postulat. Provisoirement en tout cas. Jusqu’ici, outre Julian Lambert, nous avons travaillé sur la possibilité qu’Anna ait été sortie du pays, mais ça n’a mené nulle part. La piste, si tant est qu’il y en ait une, est froide, ce qui n’est pas commun. Il y a toujours quelque chose.
— Comme quoi ?
— Eh bien, si elle se trouvait à l’étranger, le plus probable serait qu’elle ait été enlevée par un gang, qui dispose du réseau et des ressources nécessaires. Il est quasiment impossible pour un individu isolé de faire quitter le pays à un enfant. Et ces gangs laissent des traces. Ils font du bruit. Et tout cela nous remonte aux oreilles par nos réseaux d’informateurs. Ça ne suffit pas toujours pour retrouver un enfant kidnappé, mais les signes existent. Et là il n’y a rien. Rien du tout. Je ne dis pas que c’est impossible, mais je n’y crois pas. Il est possible qu’elle ne soit pas très loin.
— Donc elle est toujours en Angleterre ?
— Ça se pourrait. Et même qu’elle soit toujours dans le coin. Tout laisse à penser qu’elle n’a pas quitté les environs. (Un silence.) Voilà pourquoi nous voulons vraiment parler à Jim Crowne. Nous n’avons rien trouvé sur lui, ce qui est très inhabituel.
— Que vous a dit Edna ?
— Pas grand-chose. Elle nous a donné une lettre qu’il a écrite avant de disparaître, où il évoque sa liaison et la nouvelle vie qu’il veut commencer. Elle lui a dit de ne plus jamais essayer d’entrer en contact avec elle ou Brian, ce qu’il n’a pas fait. Elle a précisé que ça lui ressemblait bien, de faire passer ses besoins avant ceux des autres.
— Et la femme avec qui il est parti ? Elle devait bien avoir des parents, des amis ?
— Son père et sa mère sont morts il y a des années. Nous avons parlé à des professeurs qui étaient là à l’époque, mais ils n’ont jamais entendu reparler d’elle depuis. Ils ont supposé qu’elle souhaitait prendre un nouveau départ. C’est bizarre, mais… c’était il y a longtemps. Donc la moindre information nous serait utile.
— Je ne sais rien de plus. Je ne suis pas sûre de pouvoir vous aider.
— Vous pourriez poser des questions à M. Crowne. Ou à Edna.
Julia aurait pu en rire. Aucune chance qu’Edna lui parle de ça. Elle accepta néanmoins d’essayer.
— Et pendant ce temps ? Que prévoyez-vous ?
— Nous allons réaffecter nos effectifs pendant quelque temps.
— Ce qui veut dire ?
— Reprendre le porte-à-porte. Réinterroger le personnel de l’école. Parler aux parents des amis d’Anna, à vos connaissances. À tous ceux que nous pouvons relier d’une façon ou d’une autre à votre fille.
— Ne l’avez-vous pas déjà fait ?
— Si, mais nous allons recommencer. Et cette fois, nous allons demander aux gens si nous pouvons jeter un coup d’œil autour de chez eux. Puis carrément chez eux. Un refus serait un bon motif pour obtenir une commission rogatoire.
Julia observa les journalistes. Peut-être seraient-ils bientôt partis, après tout. Peut-être que tout cela allait prendre fin. Elle ne voulait pas y penser, ne s’autorisait pas à en rêver.
— Bien, dit-elle. Très bien.