C’est fait.
Tu as emmené la fille sur une discrète aire d’arrêt en bordure d’une petite route à quatre-vingts kilomètres de là. Tu l’as choisie quelques jours plus tôt, pour l’alignement d’arbres qui la masque aux yeux des automobilistes et les champs qui s’étendent de l’autre côté. Ça paie, de tout planifier. Ainsi tu peux évaluer chaque possibilité, l’examiner sous tous les angles. Il s’agissait du meilleur endroit pour le faire.
L’aire d’arrêt est située au milieu d’une longue ligne droite, ce qui te permet de surveiller environ trois kilomètres de chaque côté. Quand tu as jugé que c’était assez calme pour cela, tu as soulevé le corps inanimé de la fille et l’as déposé sous l’abribus.
Où tu l’as laissée, endormie. Alors que tu partais, elle commençait déjà à s’agiter, pas loin de revenir à elle. Parfait. Il ne s’écoulerait pas longtemps avant qu’elle ne se réveille et ne se mette à errer dans le coin, où on ne manquerait pas de la trouver.
Tu as repris la voiture et as démarré, sans que personne te voie. Ce qui ne t’étonne pas. Tu as un talent pour ce genre de choses, un talent qui t’a déjà bien servi, chaque fois que c’était nécessaire. Un mélange de préparation et de sang-froid, que tu possèdes tous deux en abondance.
Il n’y a qu’une chose que tu redoutes, une seule qui ne soit pas sous ton contrôle. Et si la personne qui la trouvait ne nourrissait pas d’aussi honorables intentions que toi ? Si cette personne, voyant une fillette esseulée – laquelle est déjà portée disparue, donc peut être enlevée sans le moindre risque –, décidait de ne pas la remettre aux autorités ? Improbable, bien sûr, mais possible. Il y a des tordus partout.
Tout le monde n’est pas, comme toi, animé par un si noble dessein. Aux yeux des autres, tes actes pourraient passer pour ceux d’un vulgaire criminel de droit commun, ce qui n’a aucun rapport. Ce que tu fais est bien différent. C’est grand. Nécessaire. Juste. Mais tu n’attends pas des autres qu’ils comprennent.
Tu as envisagé de surveiller le coin pour t’assurer de la sécurité de la fille, mais ç’aurait été trop dangereux. Non, tu as dû la laisser prendre ce risque. Un risque calculé. À ce stade, il ne te restait plus qu’à espérer.
Ce que tu as fait. Car il fallait qu’elle rentre chez elle, saine et sauve.
Car bien que cette partie soit derrière toi, rien n’est terminé. Tu n’en as pas fini.
Le plus important ne fait que commencer.
Julia fut réveillée par une douleur lancinante au crâne. Elle avait l’impression que quelqu’un avait installé une grosse caisse dans sa tête et cognait dessus avec des chaussures à bout ferré.
Bon sang, mais que s’est-il passé ? songea Julia. D’où me vient cette gueule de bois d’anthologie ?
Les souvenirs lui revinrent. La vodka et les somnifères. Et puis un autre souvenir, un coup de fil. Un coup de fil à propos d’Anna. De la capitaine Wynne.
Un coup de fil l’informant qu’Anna était vivante, qu’on l’avait retrouvée.
Elle s’efforça de museler son excitation. Elle était déjà passée par là, elle avait déjà rêvé le retour d’Anna. Cette fois le souvenir était parfaitement clair, pas onirique du tout, mais il pouvait résulter du mélange de l’alcool, des somnifères et du désir frénétique de retrouver sa fille.
Elle regarda par la fenêtre. Une lumière de fin de matinée. Les comprimés l’avaient assommée toute la nuit. Elle ferma les yeux pour se protéger de la lumière et essaya de se rappeler ce qu’il s’était passé.
Elle se trouvait dans son lit, ce qui n’était pas le cas au moment où elle s’était effondrée. Autrement dit, quelqu’un l’avait mise là. Cela signifiait aussi qu’il y avait de l’eau à proximité, dans la salle de bains adjacente. Qu’il serait agréable de boire de l’eau. Claire, fraîche, vivifiante.
Elle irait dans une minute. Les images lui revenaient. Des souvenirs incomplets. Le goût amer des comprimés. La brûlure de la vodka. La sonnerie du téléphone. Deux fois.
La voix de la capitaine Wynne.
Madame Crowne, nous avons trouvé Anna.
Ce rêve à nouveau. Elle avait beau le repousser, il revenait sans cesse. Confus, obscurci par les médicaments et l’alcool, mais persistant. Il semblait réel. Précis, tangible.
Elle ouvrit les paupières et fixa le plafond.
Le souvenir était réel. Elle avait la certitude qu’Anna était vivante, sans pouvoir l’expliquer. Quelque chose dans son corps le lui affirmait.
Anna était vivante.
Elle repoussa les couvertures et fit glisser ses pieds sur le tapis. Elle se leva trop vite pour sa gueule de bois, le sang déserta son cerveau d’un coup, et elle dut se rasseoir pour ne pas s’évanouir.
Elle entendit un rire monter d’en bas. Un rire d’homme, qu’elle connaissait bien. Celui de Brian, qu’elle entendit encore. Et encore.
Brian riait. Il n’y avait qu’une raison possible à cela.
— Anna ! appela-t-elle d’une voix haut perchée et rocailleuse.
Elle s’éclaircit la gorge.
— Anna !
Il y eut d’abord un silence. Puis elle perçut des pas rapides et lourds dans les escaliers, qu’elle reconnut immédiatement. Elle avait toujours été étonnée qu’une enfant aussi légère et délicate que sa fille puisse se déplacer si bruyamment, comme si au lieu de marcher elle s’appliquait à marteler le sol de ses pieds.
— Anna, dit-elle, pour elle-même. Oh mon Dieu, Anna, c’est toi ?
Elle n’y crut pas – refusa d’y croire – jusqu’à ce que la porte s’ouvre à la volée et la voilà, fraîche, souriante, belle, tellement elle, sa fille, son enfant, l’amour de sa vie, là, sur le pas de la porte, et maintenant courant vers elle sur le tapis, et puis finalement dans ses bras.
Elle tenait sa fille dans ses bras.
Ça ne ressemblait à rien qu’elle ait déjà ressenti. Tout – l’odeur de son haleine, la chaleur de son corps, le goût de ses larmes, le son répété de ses maman, maman tandis qu’elle courait de la porte jusqu’au lit – était hyperréel. C’était comme si les sens de Julia, doutant de ce qui leur était présenté, s’étaient astreints à un plus haut niveau de sensibilité, à tout sentir, voir et goûter plus intensément pour ne pas se laisser abuser. Elle vit les craquelures et les crevasses sur les lèvres frémissantes d’Anna, distingua clairement certains de ses cheveux, remarqua les petites peaux mortes dans ses oreilles. Et elle adora le moindre de ces détails.
La seule fois où elle avait éprouvé des sensations approchantes, c’était le jour de la naissance d’Anna, quand la sage-femme avait posé ce minuscule alien pleurnichard, couvert de liquide amniotique et de sang, sur le ventre désormais vide de Julia, qui en était instantanément tombée amoureuse. Elle s’en souvenait comme si cela avait eu lieu quelques minutes, et non quelques années, auparavant. C’était le plus clair, le plus important et le plus heureux souvenir de sa vie.
Mais ce n’était rien, comparé à ce qu’il se passait en ce moment.
À l’époque, quelque chose de merveilleux était entré dans sa vie ; à présent il s’agissait de retrouver un bonheur disparu. Elle était tombée plus bas que terre, elle avait tout perdu. Elle avait connu les joies de la maternité avant de plonger dans les affres de la perte d’un enfant, dont elle était de surcroît responsable. Elle était descendue jusqu’à caresser l’idée de mettre fin à ses jours, et voilà que sa fille était revenue. Passer ainsi du désespoir à l’euphorie était à peine croyable. Elle avait conscience, tandis qu’elle tenait Anna dans ses bras, qu’elle devait faire partie d’un cercle très restreint de personnes ayant connu de tels extrêmes. Restreint et peu enviable.
Elle attira sa fille contre elle et pressa ses lèvres contre sa joue. Les os de ses épaules et de son visage étaient plus saillants que d’habitude, mais Anna souriait en serrant sa mère. Elle allait bien, elle était en vie, ici, et c’est tout ce qui comptait.
— Je ne te laisserai plus jamais Anna. Je te le promets. Je ne te laisserai plus jamais.
— Julia ?
La voix de Brian venait du couloir. Il n’avait pas – pour ce qu’elle en savait du moins – franchi le seuil de leur ancien sanctuaire marital depuis qu’Anna avait disparu.
— Papa ! s’écria Anna, levant la tête de la poitrine de Julia. Viens faire un câlin. On va faire un câlin géant.
Il y eut un long silence.
— Je ne sais pas, répondit Brian. Je…
— Allez, papa !
Brian entra dans la chambre. Il avait les yeux toujours creusés et cerclés de cernes noirs, mais il y avait une certaine légèreté dans son expression qu’il n’avait plus affichée depuis le jour de la disparition.
— Ça va, dit Julia, qui s’écarta pour lui faire de la place sur le lit. Assieds-toi.
Brian fit quelques pas hésitants dans la pièce, avant de s’allonger à moitié sur ce qui avait été son côté du lit. Il tendit la main et la posa sur la hanche d’Anna, qui se détourna de Julia pour passer les bras autour du cou de son père.
— Je t’aime, papa.
— Moi aussi, je t’aime. Tellement.
Julia se demanda un instant si elle ne l’avait pas jugé trop durement, s’il n’était pas un meilleur mari et un père plus gentil, moins vide, qu’elle avait bien voulu le voir. Avait-elle trop attendu de lui ? Avait-elle été aveuglée par l’éclat de celui qu’elle aurait voulu qu’il soit, incapable de voir la lumière tamisée des qualités de Brian ? Qualités qui auraient pu trouver – pouvaient encore trouver – leur pleine expression loin des sombres sous-bois qui entouraient sa mère ?
Elle posa la main sur son avant-bras et lui sourit.
— Brian, elle est revenue.
Il tourna les épaules de façon à écarter son bras de la main de Julia.
— Ouais. C’est dingue. Comme dans un rêve.
— Où était-elle ?
— Ils n’en savent rien. Elle s’est réveillée sous un abribus ce matin et a marché jusque chez un marchand de journaux de Tarporley. Personne ne l’a vue avant qu’elle n’arrive en vue du commerce.
Ce matin. Pendant que Julia s’alcoolisait sur le canapé, sa fille revenait au monde. Elle regarda le réveil. Quinze heures. Elle avait été absente six heures.
Mais ça n’avait aucune importance. Tout ce qui comptait, c’est qu’elle était là.
— Elle va bien ? s’enquit-elle.
— Physiquement, oui. La police a dit… (Il s’arrêta, fit un signe de tête à Anna.) Est-ce qu’on peut parler de ça plus tard ? Ça vaut mieux, je pense.
— D’accord.
— Tu devrais descendre. La capitaine Wynne arrive. Il faut que tu t’habilles.
Anna se détacha de son père.
— Je peux rester avec toi, maman ?
— Bien sûr.
Julia ouvrit les bras et les enroula autour d’Anna. Elle était si chaude, si tangible, si vivante. Julia ne s’y attendait plus, ne croyait plus revoir sa fille un jour. Elle s’était faite à l’idée qu’elle était partie, emportant avec elle la seule chose qui donnait un sens et un but à sa vie. Julia avait affronté ce que cela impliquait, contemplé devant elle une vie sans sa fille, et en sachant qu’elle était responsable de sa perte. Elle avait décidé qu’elle serait incapable de vivre une telle existence.
Elle en avait la chair de poule. Elle serra Anna plus fort, heureuse de ressentir cette pulsation lancinante à ses tempes et cette douleur derrière ses yeux, car elles prouvaient qu’elle était bien en vie, bien présente pour accueillir sa fille à la maison.
Mais, en dépit de sa joie, une pensée la tourmentait.
Quelqu’un, pour une raison inconnue, l’avait kidnappée. Celui ou ceux qui avaient pris le risque de l’enlever en plein jour, avaient trouvé le moyen de la cacher tout le long d’une traque nationale – non, internationale –, pour finalement la rendre une semaine plus tard.
Le risque était faramineux. S’ils se faisaient prendre, ce qui les attendait ne faisait aucun doute. S’ils l’avaient tuée ou vendue, Julia aurait compris leurs motivations – le plaisir que pouvait leur procurer le meurtre, l’argent. Tant que la police n’avait pas de piste, ils n’étaient pas inquiétés. Le mobile était évident, lorsqu’il s’agissait de s’approprier un enfant sans surveillance choisi au hasard. C’était là une vieille histoire, connue de tous.
Mais ce n’est pas ce qui s’était passé. Celui qui avait fait cela avait non seulement pris le risque de l’enlever, mais aussi celui de la ramener. Pourquoi ? Qu’avait-il à y gagner ? Ça n’avait pas de sens. Il manquait quelque chose, un élément que Julia ne comprenait pas.
Et cela l’inquiétait. Et si Anna n’avait pas été prise au hasard ? Si on l’avait choisie, elle spécifiquement, pour une raison précise ?
Anna se tortilla dans les bras de sa mère, qui la serra encore plus fort contre sa poitrine.
— Maman, tu m’écrases.
— Pardon, mais je ne veux plus jamais te laisser partir.
Ce qu’elle ne fit pas. S’ils avaient choisi Anna pour une raison précise, alors il se pourrait que ce ne soit pas terminé.
Et celui ou ceux qui connaissaient cette raison étaient encore en liberté.
Peut-être les observaient-ils en ce moment même, préparant leur prochain coup.
— Madame Crowne, dit la capitaine Wynne. Quelle formidable nouvelle. Je suis si heureuse pour vous.
Le sourire de la policière était la première expression authentique que Julia voyait sur son visage. Elle restait inébranlable en toute circonstance, professionnelle, mesurée. Presque insipide. Au point que cela semblait être volontaire. Personne ne pouvait faire ce métier sans passion, mais personne ne pouvait le faire longtemps s’il n’était pas capable de la contrôler. Trop d’implication et vous vous faisiez dévorer, Julia le constatait.
Et ce sourire, détendu, soulagé, franc, apportait la preuve que la capitaine Wynne était bien humaine.
— Merci, répliqua Julia. Pour tout ce que vous avez fait.
Les deux femmes, ainsi que Brian, avaient pris place dans le salon. Julia avait encore les cheveux mouillés de sa douche ; elle se sentait propre, mais le mal de crâne persistait malgré deux comprimés d’ibuprofène. Peu importait. Le monde s’était paré d’un doux éclat. Anna dormait, la tête sur ses genoux.
La capitaine haussa les épaules.
— J’aurais aimé pouvoir dire que nous y sommes pour quelque chose, mais en réalité… eh bien, elle a juste réapparu.
Brian lui avait raconté ce qu’elle avait manqué. Malgré l’ampleur des événements, il ne s’était pas passé grand-chose durant ces quelques heures : la police avait reçu un appel téléphonique vers neuf heures d’un marchand de journaux de Tarporley dans le Cheshire, pour lui dire qu’une fille répondant au nom d’Anna Crowne s’était présentée dans sa boutique. Elle avait déclaré qu’elle avait faim et avait demandé sa maman. Le commerçant lui avait donné une barre de Crunchie, de l’eau et avait téléphoné à la police. Quinze minutes plus tard, les agents de Tarporley la récupéraient, et à dix heures elle se trouvait au commissariat avec la capitaine Wynne et Brian. Sa maman était KO chez elle, mais personne n’avait besoin de le savoir.
Anna allait bien, lui avait dit Brian. Elle avait perdu du poids, mais elle était gaie et en bonne santé. Le commissariat l’intéressait beaucoup, elle avait même demandé à voir les cellules. Une policière l’y avait emmenée. Elle en était remontée avec une glace de la cafétéria. Elle avait dit à Brian, à la capitaine Wynne et au docteur qu’on avait fait venir, qu’elle deviendrait policier quand elle serait grande.
Policière, plutôt, avait observé la capitaine.
Non, policier.
J’ai peur que ça soit ma faute, était intervenue la femme qui l’avait accompagnée aux cellules. Je lui ai dit que je ne mangeais pas beaucoup de glaces, mais que ces messieurs en consommaient beaucoup.
Donc Anna allait bien, à une exception près : elle n’avait aucun souvenir de ce qu’il lui était arrivé. Elle ne pouvait décrire ni son ravisseur ni l’endroit où elle avait passé la semaine. Tout ce qu’elle se rappelait, c’était s’être réveillée sous l’abribus et avoir traversé un champ pour rejoindre les bâtiments qu’elle voyait, car elle avait froid. La capitaine Wynne l’avait gentiment pressée de questions : la personne était-elle un homme ou une femme, petite ou grande, avait-elle une voix douce ou désagréable, mais elle n’avait obtenu aucune réponse. Elle n’avait pas le moindre souvenir de cette semaine.
Julia lui demanda comment c’était possible.
— On lui a certainement administré une drogue qui inhibe la mémoire, répondit la capitaine. Il en existe de toutes sortes.
Julia se demanda brièvement – avant de chasser cette pensée de son esprit, qui reviendrait bien assez vite, tard dans la nuit ou aux premières heures du jour – ce qu’on avait fait de si terrible à Anna pour prendre soin de l’effacer de sa mémoire. Plusieurs images se présentaient à elle, toutes plus horribles les unes que les autres.
— Elle va voir un psychologue pour enfants, avait dit la capitaine Wynne à Brian, mais il ne semble y avoir aucun signe de traumatisme émotionnel.
Aucun signe non plus d’abus sexuel. Ça ne voulait pas dire qu’il ne s’était rien passé, mais en tout cas rien de violent ou d’invasif. Julia trouva cela à la fois rassurant et perturbant, car l’absence de tout stigmate ne suffisait pas à prouver qu’Anna n’avait rien subi de ce type. La pensée que quelqu’un ait pu abuser de sa fille de façon si maligne qu’il n’en ait laissé aucune trace n’était qu’une piètre consolation.
— Donc vous ne savez pas qui l’a enlevée, conclut Julia. Vous n’avez rien retrouvé sur ses vêtements ? Des fibres ? de l’ADN ?
La capitaine secoua la tête.
— Rien. Son ravisseur a minutieusement éliminé toute trace compromettante. Les habits ont été lavés. À mon avis, il les a manipulés avec des gants depuis qu’il les a sortis de la machine à laver. Puis il les a fait enfiler à Anna avant de la déposer sous l’abribus ce matin.
— Autrement dit, vous n’avez rien ?
La policière but une gorgée de son thé.
— Très peu de chose.
— Mais vous laissez l’enquête ouverte ? intervint Brian.
— Bien sûr. (Elle leva les yeux au plafond, avec une expression curieusement évasive, avant de se tourner à nouveau vers Julia.) Nous voulons mettre la main sur la personne qui a fait ça.
— Pour éviter qu’il recommence ? supposa Julia.
— Ça, et… ma foi, la situation est un peu confuse. Je n’ai jamais eu affaire à un cas comme celui-ci. Je serais contente de voir l’auteur de ce crime derrière les barreaux.
— En effet, renchérit Brian. Les enfants réapparaissent rarement. Et s’ils le font, c’est souvent des années plus tard.
Il était devenu un expert, se dit Julia. D’un sujet sur lequel personne ne se spécialisait de gaieté de cœur. Mais au moins ce savoir ne s’appuyait-il plus sur une expérience directe.
— C’est exact. Mais rendre l’enfant de cette manière, c’est inédit.
— Peut-être par compassion ? avança Julia. Après avoir vu la conférence de presse ?
— Possible, dit la capitaine Wynne, dont l’expression disait l’exact contraire. Mais nous n’avons aucune certitude. En réalité nous ne savons pas grand-chose : le mobile, par exemple. Quelles raisons ont pu pousser des gens à prendre un tel risque, qu’est-ce qu’ils avaient à y gagner ?
— Donc selon vous ce n’est pas terminé ? demanda Julia. Nous courons encore un danger ?
Et même si c’était bel et bien fini, elle ne le saurait jamais. Elle devrait vivre le reste de sa vie avec la peur que ça recommence.
— On ne fait pas ça sans raison, dit la policière. Voilà ce qui m’inquiète.
— Mais quelle pourrait-elle être ? Ça n’a aucun sens. C’est peut-être, je ne sais pas, un jeu ? Peut-être qu’ils ont voulu rendre les conditions d’un nouveau kidnapping particulièrement difficiles – sachant que nous ne quitterons plus Anna des yeux une seconde –, juste pour prouver qu’ils peuvent le faire.
Le sentiment d’impuissance était écrasant. Comment pourrait-elle protéger son enfant contre une menace inconnue, inquantifiable et indiscernable ? Si, à ce moment précis, la capitaine Wynne lui avait proposé d’aller vivre en Australie sous une nouvelle identité, elle aurait accepté sans réserve. Elle aurait voulu s’échapper quelque part où elle pourrait élever sa fille en toute sécurité. Ce n’était pas trop demandé, n’est-ce pas ?
— On va poster une patrouille devant chez vous, du moins jusqu’à ce qu’on ait plus de certitudes sur ce qui est en train de se passer.
Julia acquiesça, partiellement rassurée – en tout cas pour le moment.
— Et la presse ? demanda-t-elle. Les journalistes sont toujours là ?
— Non. Nous les avons dispersés. Vous avez besoin d’intimité dans des moments comme ceux-là. Je ne peux pas affirmer qu’ils ne reviendront pas, mais avec un peu de chance le soufflé sera retombé. D’ici là ils auront sûrement trouvé un nouvel os à ronger.
— La vie d’un autre pauvre bougre à bousiller, corrigea Brian. Une belle brochette de connards, tous autant qu’ils sont.
Anna remua sur les genoux de Julia. Cette dernière baissa les yeux sur le visage de sa fille, qui avait la bouche entrouverte et les yeux agités de mouvements sous ses paupières closes.
De quoi peux-tu bien rêver ? Est-ce que tu vois le visage de ceux qui ont fait ça ? Sont-ils dans ton esprit, juste devant moi mais totalement inaccessibles ?
Elle revint à la capitaine Wynne.
— Et maintenant ?
— Eh bien, nous allons poursuivre l’enquête. Je voudrais que vous observiez soigneusement Anna, que vous soyez à l’écoute de la moindre information qu’elle pourrait fournir sur le lieu où elle a été retenue. La mémoire est un étrange animal, qui peut régurgiter n’importe quoi n’importe quand. (Elle se tourna vers Brian.) Et si vous entendez quoi que ce soit à propos de votre père, nous voudrions lui parler. À part ça, essayez de vivre le plus normalement possible.
Brian se leva à moitié avant que la policière ne lui fasse signe de rester assis.
— Je retrouverai la sortie toute seule, ne vous donnez pas la peine.
Elle se mit en route, mais se retourna une fois arrivée à la porte.
— Et, monsieur et madame Crowne, je veux que vous sachiez que je suis heureuse que votre famille soit à nouveau réunie. Bonne soirée.
Le bruit de la porte d’entrée fit place au silence. Il sembla à Julia que la maison avait retrouvé son calme pour la première fois depuis une semaine. Souvent on n’y avait pas entendu le moindre son, mais ce silence-là avait presque été un bruit en lui-même, un rappel de l’absence d’Anna. Et de toute façon, qu’il y ait ou non eu du bruit ne changeait en rien la clameur qui avait résonné sous le crâne de Julia. Les rouages de son cerveau vrombissant avaient sauté d’une pensée à l’autre, des souvenirs d’Anna aux tourments de la culpabilité en passant par l’angoisse de ne pas savoir où elle se trouvait.
À présent que la tête de sa fille reposait sur ses genoux, le silence n’était que paix.
— Tu ne vas pas la mettre au lit ? s’enquit Brian.
— Je suppose que je le devrais. (Julia contempla le visage endormi de sa fille et fondit une nouvelle fois d’amour pour elle.) Mais je ne peux pas me résoudre à la lâcher.
— Tu m’étonnes. Je n’arrive pas à croire qu’elle soit de retour. Je ne pensais pas… Je veux dire, je l’espérais, mais je n’osais pas croire que… qu’elle reviendrait, quoi.
— Je sais, confirma Julia, qui comprenait parfaitement les sentiments qu’il essayait de décrire – un mélange d’incrédulité et d’émerveillement, et cette sensation que l’on ressent quand on vient juste d’échapper à un accident ou d’éviter une très grosse erreur, cette impression d’être tout simplement chanceux –, mais elle ne parvenait pas plus que lui à mettre des mots dessus.
Un long silence s’appesantit entre eux.
— Il faut qu’on parle, déclara Brian.
— À propos de nous ?
— Oui, mais aussi de toi.
— Comment ça, de moi ?
— Je t’ai trouvée inconsciente sur le canapé, Julia, avec des somnifères et de la vodka près de toi. Je suis inquiet.
— Ne t’en fais pas pour moi, je vais bien.
Un peu la honte, mais ça va, songea Julia.
— Tu as essayé de te tuer. On peut difficilement dire que tu vas bien.
Julia secoua la tête.
— Non, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Je ne… Je n’essayais pas de me tuer. Je voulais juste dormir. Faire une pause.
Brian n’avait pas l’air convaincu. Julia déglutit une boule d’indignation.
— Brian ! Je n’ai pas tenté de me suicider ! Je n’en reviens pas que tu puisses penser une chose pareille !
— Si tu le dis. Mais ça y ressemblait beaucoup.
— Si c’était le cas, je l’aurais vraiment fait. J’aurais pris toute la boîte de somnifères, pas seulement deux comprimés. C’est ridicule. Le pire, c’est que je l’ai envisagé, mais je ne l’aurais jamais fait. Pas tant qu’il restait une chance qu’Anna soit toujours en vie. Et elle l’est, Brian. Voilà de quoi nous devrions parler, pas d’une tentative de suicide imaginaire.
— D’accord. Ce sont tes affaires. Mais il y a autre chose que je veux te dire.
— Vas-y, vide ton sac.
— Nous devons prendre nos dispositions. Pour la séparation.
— Maintenant ? Ça ne peut pas attendre ?
— Non, c’est le bon moment.
— OK.
Julia gardait les yeux baissés sur le visage d’Anna. Rien ne pouvait l’atteindre quand elle tenait sa fille dans ses bras.
— Qu’avais-tu en tête ? demanda-t-elle.
— Je vais partir. Aller chez Mère, peut-être. On vend la maison, on partage l’argent. Ou bien tu m’achètes la moitié de la maison avec ta part de l’argent et tu restes ici.
Julia était prête à accepter le terme de leur relation. Elle le souhaitait, après tout. Mais pas maintenant. Le chaos d’un divorce juste après la disparition et le retour miraculeux d’Anna serait de trop.
— Écoute, dit-elle. Je sais que ça ne marche plus entre nous, mais est-ce qu’on ne pourrait pas remettre ça à plus tard ? Je pense qu’Anna va avoir besoin de ses deux parents, de la stabilité d’un foyer familier.
— Notre mariage est terminé, Julia. Après… (Il s’arrêta, hésitant à finir sa phrase, puis haussa les épaules comme s’il s’était résolu à la nécessité de le faire, et poursuivit.) Après ce que tu as fait, il n’y a plus aucun espoir entre nous. Tu m’as dit que tu voulais qu’on divorce ; que la vie avec moi ne te suffisait pas, après quoi tu as manqué la sortie de l’école. Le fait que ça se soit bien terminé ne change rien. Je ne te pardonne rien.
— Je comprends. Je ne parle pas de rester ensemble toute notre vie. Juste de tenir le coup encore un peu. On fera chambre à part. Ça sera peut-être épouvantable pour nous, mais Anna aura une stabilité. Bien sûr, ça ne sera pas parfait, mais on ne serait pas le premier couple en crise qui reste ensemble pour le bien des enfants.
Brian semblait hésitant.
— Pour combien de temps ? s’enquit-il.
— Je ne sais pas. Six mois. Un an peut-être. Jusqu’à ce qu’on sente que le moment est venu. Et ne t’inquiète pas, tu pourras voir d’autres personnes, vivre ta vie. Ce n’est pas mon affaire. Je veux juste protéger Anna.
Il rougit.
— Je n’en ai aucunement l’intention ! C’est tellement toi, de penser ça. Tu trouves toujours un moyen de me voir sous le pire jour. Je croyais juste que c’était la meilleure solution.
— Je suis désolée. (Elle se rendit compte qu’elle était en train de le manipuler, mais elle s’en moquait.) Si tu veux faire au mieux, alors reste, au moins pour un temps. C’est tout ce que je demande. Fais ça pour Anna.
— D’accord, je reste. (Il se redressa sur son siège et gonfla sa poitrine, comme pour ne pas s’avouer vaincu.) Mais c’est pour elle que je le fais. Pour aucune autre raison. Pas pour toi.
Julia soupira.
— Bien. Merci. (Elle assura sa prise sur Anna et se leva.) Je vais la coucher. Elle dormira avec moi cette nuit. À demain matin.
Elle le laissa seul avec son amertume, sans plus d’états d’âme. Tant qu’elle avait Anna, Brian, son mariage et sa carrière n’avaient plus aucune importance. Plus rien n’en avait. Tant qu’Anna était à ses côtés, tout allait pour le mieux.
Le psychologue ne ressemblait pas à l’idée que Julia s’en faisait. Il avait la petite cinquantaine, une bedaine, du vernis à ongles noir à la main gauche, et finissait toutes ses phrases par un tu vois et une inclinaison de la tête.
Il était assis à côté d’Anna sur un canapé qui avait connu des jours meilleurs. Des jouets et des livres pour enfants s’étalaient sur la table basse devant eux. Julia avait pris place dans un fauteuil, un peu en retrait. Elle avait refusé de laisser Anna seule avec le praticien.
— Bon, dit celui-ci à Anna. Je m’appelle Robert, mais tu peux m’appeler Rob, Robbie, Mister Robbie, Bob, monsieur4 Bob, ou même, si tu y tiens, Dave.
Anna gloussa.
— Je peux vous appeler Thomas, comme le train5 ?
Robert – Rob, Robbie, Bob – hocha la tête.
— Si tu veux. Tu aimes les trains ?
— Un peu. (Un silence.) Mais pas trop. C’est pour les garçons.
— Il y a aussi des filles qui aiment les trains.
— Je sais, mais c’est surtout les garçons.
Julia se retint d’intervenir pour préciser que Brian et elle avaient essayé autant que possible d’éviter les stéréotypes de genre, mais qu’en dépit de leurs efforts Anna s’était mis dans la tête que les filles et les garçons aimaient des choses différentes. Cela rendait Julia folle – elle avait les fées roses et les princesses en horreur –, mais elle n’y avait pas pu grand-chose.
La conversation se poursuivit. Robert demanda à Anna ce qu’elle aimait faire, qui étaient ses amis, où elle allait à l’école. Il lui demanda aussi si elle était allée quelque part récemment, s’il y avait des choses qu’elle n’aimait pas (les araignées et les brocolis, manifestement), si elle se sentait inquiète ou en danger. Elle répondit à ses questions de façon naturelle, et au bout d’une demi-heure, il frappa doucement dans ses mains et lui sourit.
— Bon, dit-il. C’était très intéressant. J’ai beaucoup apprécié notre rencontre, Anna. Voudrais-tu qu’on se revoie ?
Anna hocha la tête.
— Vous êtes marrant.
— Très bien, je vais voir ça avec ta maman. Autrement, nous en avons terminé pour aujourd’hui.
Dans la salle d’attente, Robert demanda à sa secrétaire d’emmener Anna choisir un autocollant dans la boîte qu’elle gardait derrière son bureau.
— Je rédigerai un rapport complet, dit-il à Julia en lui serrant la main, mais elle me semble aller bien. Aucun signe de traumatisme. Bavarde, confiante, détendue. Une petite fille très heureuse. Je la prendrai en rendez-vous une fois par semaine pendant quelque temps pour voir comment elle évolue, mais pour l’instant il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
— Merci. Vous n’imaginez pas à quel point je suis soulagée de l’entendre.
— J’ai moi-même six enfants. Entre dix et vingt-deux ans. Je sais ce que vous ressentez. Il n’y a pas de pire inquiétude que celle qu’on éprouve pour ses enfants. C’est une douleur presque physique.
— Avec six enfants, il y a de quoi se faire du souci.
— L’inquiétude est la même que vous en ayez un ou six ; elle est simplement plus dispersée.
— Rien que de l’imaginer… Je ne sais pas comment vous gérez.
— Gérer ? Qui a dit que je gérais ? Avec six enfants, j’essaie juste de survivre.
La secrétaire revint, tenant la main d’Anna.
— Elle voulait deux autocollants. Normalement, c’est un, mais je lui ai permis d’en prendre deux.
Anna allait avoir droit à ce genre de traitement pendant un moment, s’avisa Julia. Après tout, elle était la petite fille qui s’est fait enlever.
— Lesquels as-tu pris ? s’enquit Robert.
— La licorne et le papillon, répondit Anna.
— Pas le train ni la voiture de course ?
— Non. Je vous ai dit, les trains c’est pour les garçons. Les voitures de course aussi. J’aime les animaux. Et la grande maison de poupées.
— OK, fais comme tu veux.
Julia marqua un temps d’arrêt. Elle regarda Anna et se répéta intérieurement sa dernière phrase. Il y avait quelque chose de bizarre, pas à sa place.
— Quelle grande maison de poupées ? demanda-t-elle.
Anna inclina la tête et leva les yeux au plafond en fronçant les sourcils.
— La grande. Celle où j’ai dormi.
Le pouls de Julia s’accéléra.
— Quand as-tu dormi dans une maison de poupées ?
Anna resta silencieuse plusieurs secondes, puis répondit d’un air songeur :
— Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas.
— À quoi ressemblait-elle ? (Le ton de Robert était toujours aussi gai, calme et mesuré, mais on sentait une tension sous-jacente.) Dis-m’en plus, j’adore les maisons de poupées.
— Pas possible, tu es un garçon.
— Votre rendez-vous suivant est arrivé, intervint la secrétaire. M. Newall.
— Dites-lui que j’aurai un peu de retard. (Robert revint à Anna.) Je les adore, comme plein de garçons. Parle-moi de la tienne, la grande.
— Je ne m’en souviens pas vraiment. Je me rappelle juste qu’elle était grande et que j’ai dormi dedans.
— Comment une maison de poupées pourrait-elle être assez grande pour qu’on y dorme ? Ça en ferait une maison normale.
— Non, insista Anna. C’était bien une maison de poupées. Mais très grande.
— Te rappelles-tu où elle était ?
Anna secoua la tête.
— Non. Peut-être que j’ai rêvé.
— Peut-être. (Robert se tourna vers Julia.) On va en discuter un peu.
Julia et Brian avaient pris place sur le canapé du bureau de Robert, tandis que la capitaine Wynne occupait le fauteuil. Le psychologue restait debout près de la porte.
— Elle a dit qu’elle avait dormi dans une grande maison de poupées, résuma Julia. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Elle a été très précise. Pas joué avec : dormi dedans. Ce n’est pas le genre de choses qu’elle inventerait.
— Répétez-moi fidèlement ce qu’elle a dit, la pressa la capitaine Wynne. Essayez de vous souvenir de ses paroles exactes.
Robert relata la conversation en parlant lentement, s’arrêtant fréquemment pour s’assurer que son récit était aussi proche que possible de ses souvenirs.
— Alors, dit Brian. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Eh bien, fit Wynne. Ça pourrait n’être rien du tout. Un rêve, le produit de son imagination…
— Je ne crois pas, intervint Julia. Ce n’est pas son genre, d’inventer des choses pareilles.
Wynne hocha la tête.
— Si c’est la vérité, cela nous apprend qu’Anna se trouvait dans un endroit où il y avait une grande maison de poupées. Assez grande pour qu’elle y dorme. Donc que nous devons chercher dans cette direction. (Elle se leva.) Je dois me mettre au travail. Trouver des fabricants de maisons de poupées, leur parler, briefer mon équipe.
— Ça paraît un peu maigre, dit Brian. Une simple maison de poupées.
— Vous seriez surpris, répliqua la capitaine Wynne avec un regard acéré, un regard de chasseur. Il suffit parfois d’un bout de fil pour dérouler toute la bobine. En admettant que cette histoire de maison de poupées soit vraie, nous savons déjà qu’elle est énorme, assez pour y dormir. Donc nous trouvons l’endroit où s’achètent ces jouets, leur demandons combien ils en ont vendu, et à qui. Si l’acquéreur a utilisé une carte de crédit, on peut remonter facilement jusqu’à lui ; dans le cas contraire, un vendeur peut se souvenir de quelque chose. Un homme seul achetant une maison de poupées, ça se remarque.
— C’est prometteur, approuva Julia. Comment peut-on vous aider ?
— Parlez avec Anna, demandez-lui si elle se rappelle autre chose. N’importe quoi : odeurs, sons – une voix d’homme ou de femme –, des sensations, des sentiments – était-elle effrayée ? heureuse ? triste ? Faisait-il clair ou sombre, jour ou nuit ? Quelqu’un l’a-t-il touchée ? Cette personne était-elle forte ? Portait-elle des bagues ? Une montre ? Un détail sur ses vêtements ? N’importe quoi.
— Faites-en un jeu, renchérit Robert. Allongez-vous, les yeux fermés, et demandez-lui de vous emmener en imagination dans la grande maison de poupées, qu’elle vous décrive les pièces. Ça pourrait l’aider à stimuler sa mémoire.
Julia était réticente à l’idée de ramener Anna là-bas, même sous la forme d’un jeu, mais elle acquiesça néanmoins.
— Très bien, nous essaierons.
Ce soir-là, elles s’allongèrent côte à côte dans le lit. Anna, tout juste sortie du bain et prête à aller se coucher, répandait son odeur dans la chambre.
— Je pensais, dit Julia, que je pourrais t’offrir un cadeau.
Anna se redressa, excitée.
— Quel genre de cadeau ? Comme à mon anniversaire ?
— Peut-être une maison de poupées, si tu en veux une.
— Maman ! Bien sûr que j’en veux une !
— Comme celle dans laquelle tu as dormi ?
— Non ! protesta Anna. J’en voudrais une avec des portes, des tables, des chaises et plein de poupées.
— Celle-ci n’avait pas tout ça ?
— Non, il n’y avait rien.
— Vraiment rien ?
Anna secoua la tête.
— Je ne m’en souviens pas, maman. Il faisait noir, et j’étais endormie.
— Tu en es certaine ?
— Maman ! (Anna leva les yeux au plafond.) Je ne veux pas parler de ça. Je préfère qu’on parle de celle que tu vas m’acheter !
— D’accord, céda Julia.
Elle s’allongea pour écouter Anna dérouler d’une voix pépiante la liste de tout ce que contiendrait sa maison de poupées – à l’entendre, il s’agissait plus d’un château que d’une maison. Julia se félicitait que sa fille n’ait pas été traumatisée par son expérience.
Elle, par contre, supportait à peine les mots maison de poupées, qui lui rappelaient que quelqu’un avait kidnappé et séquestré sa fille. Qui lui rappelaient l’angoisse extrême qu’elle avait traversée.
Et que son ravisseur courait toujours. Peut-être que ça n’avait pas d’importance, que c’était terminé. Mais peut-être que non, que le pire restait à venir, quelque sinistre plan que Julia ne parvenait même pas à imaginer.
Aussi fut-elle soulagée quand Anna s’endormit et qu’elle put s’étendre dans le silence à distance de ses peurs.
Julia se réveilla tard. Anna était déjà levée, comme en témoignaient la couette rabattue, les oreillers en désordre. Le singe de sa fille, sa peluche favorite, reposait face contre la tête de lit. Julia tendit le bras : les draps étaient encore tièdes.
En bas, Edna était assise à la table de la cuisine, devant les restes de deux œufs à la coque. Anna se trouvait dans le salon, parcourant des photos sur la tablette de sa grand-mère.
Edna prit une gorgée de café.
— J’ai envoyé Brian chercher le journal. En général je ne le lis pas, mais il avait besoin de prendre l’air.
Du Edna tout craché. Une solution concrète et pleine de bon sens pour chaque situation, impliquant le plus souvent de faire de l’exercice, de prendre l’air et de se ressaisir, voire les trois. Elle aurait fait une parfaite institutrice victorienne, encore qu’elle aurait été jugée, même à l’époque, un peu trop dure et intransigeante. Une fois de plus, Julia ressentit de la compassion pour Brian, mais à présent mêlée de soulagement à l’idée de ne plus être obligée de faire des efforts pour plaire à sa belle-mère.
— Bien, commenta Julia. Il a de la chance, que vous preniez si bien soin de lui.
— Et comment. Il en aura besoin quand il partira d’ici.
— Ce qui n’est pas pour tout de suite.
Edna, comme à son habitude, se tenait droite comme un i, mais elle n’en parvint pas moins à se redresser encore davantage.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Brian reste ici, le temps que les choses se tassent.
Edna hocha lentement la tête.
— Je vois. Et pour combien de temps ?
— Je ne sais pas. Six mois. Un an. Aussi longtemps qu’il le faudra, je suppose.
— Aussi longtemps que quoi le faudra ?
— Je l’ignore, Edna. Il ne s’agit pas d’une chose en particulier. Il nous semble simplement que ce n’est pas le moment qu’il parte. Cela risquerait de déstabiliser Anna, pour commencer.
— Anna s’en sortira très bien. Les enfants sont plus robustes qu’on l’imagine.
— Oui. Bien sûr.
Selon une autre des croyances inébranlables d’Edna, les enfants étaient naturellement résistants ; seuls ceux qui étaient élevés comme des mauviettes souffraient. Il leur fallait apprendre que, tout comme le bien, le mal habitait le monde, et il valait mieux en prendre son parti. Les en préserver ne faisait que retarder l’échéance de la leçon, qui ne serait que plus douloureuse. Il fallait très tôt développer chez eux les compétences dont ils auraient besoin pour gérer déceptions et échecs.
Il se trouve que Julia n’était pas d’accord. Si sa fille avait pu vivre dans un cocon où il ne lui arrivait que de bonnes choses, cela lui aurait parfaitement convenu. La souffrance et les malheurs viendraient bien assez tôt. Elle ne s’était jamais donné la peine de faire valoir son point de vue – ça n’aurait rien apporté d’autre qu’un problème –, mais à présent elle n’avait plus rien à perdre.
— Vous savez, dit-elle, je ne crois pas, en fait. Je pense qu’ils sont fragiles et délicats, et qu’ils ont besoin de notre amour et de notre soutien. Un divorce est perturbant pour une enfant, et je ne considère pas qu’il soit bon pour Anna de traverser ça. Il y a trop à gérer en ce moment.
— C’est absurde ! Des milliers de…
— Écoutez, je n’ai pas vraiment envie d’en discuter. Ce que Brian et moi faisons ne regarde que nous, nous seuls en déciderons. Que ça vous plaise ou non ne m’intéresse guère.
— Ça devrait. Eu égard à ma grande expérience…
— De quoi ? la coupa Julia, à présent furieuse. (Elle n’avait aucune envie de voir Edna, aussi espérait-elle qu’en l’insultant copieusement, elle finisse par débarrasser le plancher.) Des mariages ratés ? De la meilleure façon de faire déguerpir son mari ? Parce que c’est bien ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? Vous étiez si affreuse que Jim a fini par trouver du réconfort dans le lit d’une autre femme et partir.
— Voilà donc ce que tu penses de moi. Je suis contente que le masque soit tombé. Ce qu’il y a derrière n’est pas très impressionnant, mais tu peux au moins te targuer d’être honnête. Ou pas. Tes états de service en matière d’honnêteté ne sont pas formidables, après tout. Par contre puisqu’on parle de réconforter un homme marié, c’est vrai que tu connais un truc ou deux. Comment s’appelait celui dont tu as brisé le mariage, déjà ?
Julia se retient de répondre. Il était évident qu’Edna voulait une dispute, qu’elles finissent par se lancer des insultes à la figure, afin de l’utiliser pour convaincre Brian de ne pas rester. Julia se représentait parfaitement la scène, Edna jouant les effarouchées, disant à Brian Comment pourrais-je remettre un pied dans cette maison après ce qu’elle m’a dit ? Elle ne pouvait pas prendre la décision elle-même, donc elle essayait de créer un conflit, semer un peu plus la zizanie dans leur mariage de façon que même les derniers vestiges s’écroulent.
Julia ne se laisserait pas faire, aussi secoua-t-elle la tête et partit dans le salon, où elle s’assit près d’Anna et la tira vers elle.
— Tu veux qu’on lise un livre ? demanda-t-elle.
Anna leva les yeux et sourit.
— On peut lire Le BGG ?
Elles l’avaient lu deux fois quelques mois plus tôt et Anna l’avait adoré. Julia aurait choisi autre chose, mais ça n’avait aucune importance. Elle lui aurait même lu la liste des ingrédients d’un tube de dentifrice, tant elle était contente de pouvoir le faire.
Elles arrivaient tout juste à la grotte du Bon Gros Géant quand la porte d’entrée s’ouvrit. Brian entra dans le salon, un journal et une boîte de chocolats violette dans les mains.
— Oh, dit-il. Le BGG. Mon préféré.
Il prit un air perplexe et dit, avec un accent du sud-ouest à couper au couteau – car c’était ainsi, Julia s’en souvenait, qu’il imitait le Bon Gros Géant :
— Où sont mes schnockombres ? Les hommes de terre sont délexquisavouricieux.
— Papa, gloussa Anna, t’es trop marrant !
Brian remua les sourcils.
— J’fais d’mon mieux ! dit-il, toujours avec la voix du BGG.
Il montra les chocolats. La boîte était un carré de soixante centimètres de côté. Julia n’était pas sûre d’en avoir jamais vu d’aussi grande. Anna tendit les bras pour s’en saisir.
— Pour toi, dit Brian. Quelques chocos.
Anna souleva le couvercle. Ses yeux s’arrondirent.
— Pour moi ? Tous ?
— Tous pour toi.
— Tu peux en prendre un, papa. Ou deux.
— Ou trois ?
— Deux, trancha Anna. (Elle se tourna vers sa mère.) Toi aussi, tu peux en prendre deux, maman.
Julia choisit un chocolat et mordit dedans. Crème de rose. Elle détestait.
— C’est délicieux, dit-elle néanmoins. Merci, ma chérie.
Brian en prit un dans la boîte.
— Je vais apporter un chocolat à Mamie, dit-il. Elle adore ça. Et puis je reviendrai manger le mien.
Il alla dans la cuisine. Julia l’entendit poser le journal sur le plan de travail, avant de dire à Edna qu’il avait une surprise pour elle.
— Alors, dit Julia. Est-ce qu’il y avait des chocolats dans la maison de poupées ?
Anna réfléchit un instant.
— Non, juste de la poussière.
— Ah oui ? C’était une vieille maison de poupées ?
— Je pense, oui.
— Ça sentait neuf ou vieux ?
— Maman, tu ne peux pas sentir « vieux » ! Ce n’est pas une chose, comme les fleurs. Ça ne sent rien.
— Je sais, mais parfois les choses sentent le renfermé quand elles sont vieilles. Comme la poussière. Tu as parlé de poussière.
— Oh… La poussière n’était pas dans la maison de poupées. Elle était sur le sol.
— Quel sol ?
— Le sol de la pièce où il y avait la maison de poupées.
Julia tâcha de garder son sang-froid, malgré l’adrénaline qui déferlait dans son organisme.
— Elle était dans quelle pièce ?
Anna fit la moue.
— Je ne sais pas. Une pièce sombre. Un peu froide, aussi.
— Comme un cellier ?
— C’est quoi ?
Julia réfléchit une seconde.
— Est-ce que le sol était dur, comme de la pierre ?
Anna hocha la tête.
— Est-ce que tu te tenais sur le sol, et tu regardais la maison de poupées ?
— Peut-être. Je ne sais plus vraiment. Maman, arrête de me poser des questions. Je n’aime pas ça.
— Une dernière, chérie. Arrives-tu à voir de quelle couleur était la maison de poupées ?
— Rouge, je crois. Ou peut-être bleue.
— Rouge, répéta Edna qui les observait depuis le seuil de la porte. Ou peut-être bleue. Je pense que tu perds ton temps.
— Merci pour votre soutien Edna, rétorqua Julia. Mais puisqu’il s’agit de mon temps, j’en fais encore ce que je veux.
— Très bien. Je dois partir.
Elle adressa à sa belle-fille un sourire que Julia trouva étrange, sans trop savoir pourquoi. Il semblait forcé, presque sarcastique.
— Au revoir, dit Julia. À bientôt.
— Oh oui. Compte sur moi.
Julia laissa le jet brûlant de la douche lui couler sur le corps. Elle comprenait pourquoi les cérémonies religieuses de renaissance avaient souvent lieu dans l’eau ; l’idée qu’il fallait se laver de ses péchés n’était pas seulement symbolique, l’eau donnait réellement la sensation que les choses changeaient, que le passé était drainé pour faire place au futur.
Et qui savait de quoi il serait fait ?
Elle avait laissé Anna avec Brian et Le BGG, sa fille riant aux éclats lorsque son père prenait des voix bizarres. Julia en avait été à la fois ravie et perplexe. Ravie de voir sa fille à la maison et heureuse, perplexe parce qu’elle ne comprenait pas comment elle avait pu à ce point ignorer la force de l’amour d’Anna pour son père. Peut-être que ses propres désillusions l’avaient aveuglée, et qu’en partant du principe qu’Anna aussi trouvait Brian terne et ennuyeux, elle s’était trompée. Les voir ensemble ce matin-là lui avait fait prendre conscience qu’Anna l’adorait, qu’elle le considérait comme l’homme le plus drôle, le plus gentil et le plus fort du monde.
Son opinion de lui s’en trouvait changée. Pas totalement ; aucun frisson ne la saisissait quand elle pensait à lui, elle ne le voyait pas comme le roc sur lequel reposerait le reste du voyage qu’était sa vie, mais assez pour qu’elle se demande si elle ne l’avait pas mal jugé, si la cause de son désenchantement ne venait pas d’elle-même plutôt que de lui. Peut-être devait-elle rechercher l’origine du vide qui l’habitait dans son approche de la vie, dans son travail, ou dans son caractère peu aventureux. Le cas échéant, la séparation ne résoudrait en rien le problème. Se mettre à la plongée sous-marine, adopter un enfant ou prendre des cours de piano, peut-être, mais pas briser leur famille.
Aussi se félicita-t-elle du sursis dont ils allaient bénéficier. Cela allait lui permettre de faire le point : est-ce que sa nouvelle admiration pour Brian résultait simplement de l’euphorie générale, ou avait-elle réellement changé de point de vue sur lui ? Et dans la deuxième hypothèse, cela augurait-il d’un changement dans leur relation, voire d’une perspective pour l’avenir ?
Peut-être. Peut-être pas. Mais au moins allait-elle avoir une chance de le découvrir.
Elle mit du temps à s’habiller. S’aspergea d’un parfum léger. Enfila un jean qui lui moulait les hanches et les fesses, l’un des préférés de Brian. Elle n’avait pas prévu de le séduire, mais il n’y avait aucun mal à élever le niveau de jeu. Si leur relation devait avoir une chance, elle se devait d’attiser la plus petite flamme.
Alors qu’elle se trouvait sur le palier, elle le vit monter l’escalier, Anna dans ses bras.
— Elle est tombée raide, dit-il. Endormissement instantané. Trop de BGG et trop de sucre. Tu sais comment c’est : une grosse montée d’énergie suivie par une descente soudaine. Je vais aller la mettre au lit avec moi, j’ai besoin d’une sieste aussi.
— Très bien. Bonne idée.
Brian l’observa un instant.
— Tu sors ?
— Non. Je voulais juste me faire un peu jolie. Après la semaine dernière.
— Tant mieux. Parce qu’avant d’aller me coucher, je veux te parler de quelque chose.
Il y avait de la brusquerie dans sa voix, un air de résolution. Elle avait l’impression qu’il avait quelque chose d’important, non, de crucial à lui dire. Quelque chose comme la possibilité que leur mariage ne soit pas foutu, après tout. Julia sentit son estomac se contracter par anticipation.
Écoute, dirait-il. Je sais que les choses ont mal tourné entre nous – affreusement, même. Mais peut-être que tout cet épisode nous a fait du bien, d’une certaine et étrange façon. Peut-être que d’avoir tout perdu nous a fait prendre conscience de ce que nous avions.
Hum, lui répondrait-elle. Je vois ce que tu veux dire. Alors que devrions-nous faire ?
Il prendrait une expression légèrement nerveuse, comme un adolescent invitant une fille à un rendez-vous qui va, croit-il, changer sa vie à jamais, avant de poursuivre. Eh bien, je sais que ce ne sera pas facile. Mais peut-être devrions-nous nous donner une deuxième chance. Voir si on peut y arriver.
OK. Tu as sûrement raison, essayons.
Et après… quoi ? Ils se feraient un câlin ? s’embrasseraient ? feraient l’amour ? la sieste ensemble ? Ou bien chacun irait de son côté, elle à la cuisine pour se préparer une tasse de thé, lui dans la chambre avec Anna. Sans doute vaudrait-il mieux s’en tenir à cela. Il y aurait beaucoup de temps après pour les détails, comme de refaire chambre commune ou renflammer leur vie sexuelle. Peut-être partiraient-ils en vacances une semaine, histoire de resserrer les liens familiaux. Ça ferait du bien de changer d’air, d’aller dans un endroit neuf pour de nouvelles perspectives. Le soir, après avoir couché Anna, ils pourraient rester tous les deux et s’occuper de tout cela.
— OK, dit-elle. Je t’attends dans le salon.
Il redescendit quelques minutes plus tard. Julia avait pris place à un bout du canapé. Elle lui fit signe de s’installer à l’autre bout. Il l’ignora et demeura planté près de la porte.
— Bon, commença-t-il. Tout à l’heure nous avons parlé de rester ensemble, dans la maison, pour Anna.
— Exact. Garder la famille intacte.
— C’est justement le problème. La famille n’est pas intacte. Faire semblant… C’est ridicule, Julia.
Elle cligna des yeux.
— Ce ne sera pas long, juste le temps qu’Anna se remette.
— Je n’en vois pas l’intérêt. C’est terminé. Nous devons l’accepter et aller de l’avant.
— Alors que proposes-tu ?
— Je pense que nous devrions nous en tenir au plan initial. Je vais déménager chez Mère.
— Je n’y crois pas ! On était d’accord pour dire que c’était mieux pour Anna !
— Les choses ont changé.
— Qu’est-ce qui a changé ? (Julia leva la main, paume tournée vers Brian. La question était inutile.) Pas la peine de répondre, je le sais. C’est Edna. Elle t’a grondé parce que tu ne lui as pas obéi, et tu es vite rentré dans le rang. J’aurais dû m’en douter.
Brian rougit.
— Ce n’est pas ça.
— Ah non ? Alors comment expliques-tu que nous nous mettions d’accord hier soir, qu’Edna se pointe ce matin et découvre le pot aux roses, que vous ayez une discussion, et que tu changes mystérieusement d’avis ? Maman a parlé, Brian, et tu t’es soumis.
Il se tenait à présent bras croisés, dans une posture défensive.
— Pas du tout. C’est ma décision.
— Ah oui ? Qu’est devenu ton souci de faire ce qu’il y a de mieux pour Anna ? Je croyais que c’était notre première préoccupation, pas nos petites personnes.
— C’est le cas. C’est mieux pour Anna. Qu’est-ce que ça va lui apporter, de vivre un an dans un foyer brisé ? De nous voir nous disputer, de se demander si c’est sa faute, de nous voir nous séparer ? Il vaut mieux en finir tout de suite. C’est comme pour enlever un pansement, il faut l’arracher d’un coup.
À présent elle avait la certitude qu’il parlait sous l’influence de sa mère. La philosophie « tout arracher d’un coup », c’était du Edna tout craché. Ç’aurait tout aussi bien pu être elle en face de Julia.
— C’est pathétique, Brian, tu le sais ? Nous prenons une décision parce que nous pensons que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, et tu changes d’avis parce que tu n’as pas les couilles de t’opposer à ta mère.
— Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas ce qui s’est passé.
— Si tu le répètes suffisamment, tu finiras bien par t’en convaincre un jour. Mais d’ici là nous connaissons tous deux la vérité.
— Quoi qu’il en soit, je vais partir. Lundi. Je reste seulement le week-end.
— Parfait. Fais donc plaisir à Mère.
Il haussa les épaules et quitta la pièce. Julia se massa les tempes. Alors, on en était là. Anna allait devoir subir le divorce de ses parents en plus du reste. Salope d’Edna. Il fallait qu’elle gagne, à n’importe quel prix. Ça ne servait à rien de se disputer. Edna avait toujours raison. Si elle pensait qu’il valait mieux précipiter les choses pour Anna, alors aucun argument ou preuve du contraire n’était recevable. Quand Edna avait pris une décision, c’était pour toujours. Elle était si sûre de sa supériorité intellectuelle que l’expérience des autres n’avait aucun poids à ses yeux. Par exemple, elle ne croyait pas à la dépression, qu’elle considérait comme une faiblesse à laquelle elle-même ne pourrait jamais succomber. Quant aux dépressifs, elle les voyait comme des malades imaginaires qui avaient besoin d’un bon coup de pied au derrière. Même l’avis des experts sur le sujet ne pouvait la faire changer d’avis. Si on lui présentait un article démontrant que la dépression était une maladie d’origine physiologique – ce que Julia avait fait –, elle la rejetait purement et simplement. Bien sûr qu’ils le pensent, disait-elle. Et c’est bien le problème. Ils permettent à ces gens de croire qu’ils sont malades, alors que le problème vient de leur attitude.
Et Brian était lui aussi convaincu de son infaillibilité, aussi répétait-il bêtement ses opinions. C’était l’un de ses traits de caractère qui rendait folle Julia.
Donc il était tout aussi vain d’essayer de le rallier à son point de vue que de discréditer sa mère.
Cela dit, au moins une chose positive ressortait de cette discussion : elle ne se faisait plus aucune illusion quant à leur avenir commun. Ces dernières minutes lui avaient rappelé l’exacte raison qui l’avait poussée à le quitter.
Eh bien, qu’il aille au diable. Ou chez sa mère. Qu’il boite jusqu’au nid pour aller soigner ses ailes brisées, bon débarras. Elle resterait ici avec Anna, et toutes deux se bâtiraient la vie qu’elles méritaient. Ça ne serait pas si mal ; un peu dur au début, peut-être, mais elle s’y était préparée. Elle y arriverait.
Elle sourit. Après tout, peut-être qu’Edna – cette garce qui fourrait son nez partout – lui avait fait une faveur. Sans son intervention, Julia aurait essayé de recoller les morceaux avec Brian, elle se serait bercée de l’illusion que ça pourrait marcher. Et qui sait où cela les aurait menés ? Elle aurait perdu des mois, des années, avant de commencer enfin sa nouvelle vie. Peut-être ne l’aurait-elle jamais fait, et elle serait devenue une vieille femme amère hantant une maison vide et un mariage sans amour.
Alors, oui, c’était sans doute la meilleure solution, après tout.