Tu peux te détendre, à présent. L’enfant est là où tu voulais qu’elle soit. Cela s’est passé étonnamment vite, mais ça te convient. À cheval donné, on ne regarde pas les dents. La vigilance est de mise, bien sûr. On ne sait jamais ce qui peut arriver, ce dont sont capables les gens désespérés. Après tout, tu as toi-même été sans espoir, et regarde ce que tu as fait.
Tu n’arrives toujours pas à croire que tu as réussi. Enlever l’enfant, la cacher et la rendre intacte, sans craindre à aucun moment de te faire attraper ; c’était quelque chose, même pour toi, même pour quelqu’un de ton expérience, avec tes capacités.
Tu dois admettre que la chance a été de ton côté. Il le faut. Tout s’est déroulé à la perfection. Tu aurais réussi quand même, cela ne fait aucun doute – planification et intelligence servent à cela –, mais la chance a aidé. Qu’avait dit Napoléon ? Qu’un général chanceux valait mieux qu’un général doué ?8
Et pourquoi pas les deux, monsieur Bonaparte ?
Tu admires Bonaparte. C’était un grand homme, un homme audacieux. Et il t’aurait rendu cette admiration.
Or donc, tu as remporté les premières escarmouches et pris le dessus dans la première bataille. Mais comme tout bon général, ça ne te suffit pas. Tant s’en faut.
La bataille est peut-être finie, mais la guerre commence à peine.
Julia allait entrer et sortir aussi vite que possible. Une fois qu’ils auraient pris leurs habitudes, elle se garerait devant le portail et Anna s’enfuirait de la maison, grimperait dans la voiture et elles partiraient. La première fois, cependant, elle savait qu’elle devait sortir, frapper à la porte et faire face à Brian et à Edna.
Aussi frappa-t-elle. Il pouvait s’écouler un moment avant qu’Edna vienne ouvrir. La maison était grande, et le plan ne prévoyait aucun chemin direct entre le fond et l’entrée. Typique des bâtisses du XVIe siècle maintes fois remaniées.
Elle avait plus de quatre cents ans, cette maison. Elle en avait vu tant et plus. Naissances, décès, mariages, funérailles, fêtes, dévastations, et sans doute même des meurtres. Et elle était toujours là, ajoutant à ses histoires les facéties de ses derniers occupants en date, dont elle était le témoin placide. Brian avait dit à Julia que, lorsqu’ils y avaient emménagé, il avait senti qu’elle était hantée par la présence des fantômes ayant passé leur existence terrestre au Manoir du Crapaud, ainsi qu’Edna l’avait baptisée. La famille avait quitté une maison de banlieue mitoyenne des années 1930 après la mort du père d’Edna, qui lui avait laissé un héritage substantiel. Emménager dans une si vieille maison avait impressionné le jeune Brian, mais ça n’avait pas duré, il s’y était fait.
Je suppose que j’ai grandi, disait-il. Je ne crois plus aux fantômes.
Julia n’était pas certaine que ce soit l’explication. Elle suspectait que s’il y avait des fantômes, des présences spectrales laissées par les précédents occupants, la personnalité d’Edna les avait réduits au silence. Ce n’était pas tant Brian qui avait grandi que le réagencement féroce d’Edna qui avait porté ses fruits. La maison, quelque peu délabrée par endroits, réclamait des réparations qu’Edna s’était empressée de faire faire. Les murs avaient été consolidés, la toiture remplacée, les cheminées rejointoyées. Elle l’avait en quelque sorte évidée et reconstruite, électricité et plomberie comprises. La coquille d’époque demeurait, mais tout ce qui se trouvait en dessous était neuf.
Ce qui ne laissait guère aux fantômes, aux habitants des conduites suintantes et des greniers venteux, le loisir de s’attarder en ces lieux. Comment étaient-ils censés manifester leur présence si les planchers craquants et les portes grinçantes avaient été remplacés par des lignes droites et nettes ?
Donc, s’ils avaient jamais été là, nul doute qu’ils aient abandonné la partie sous les assauts d’Edna. Ils pouvaient se le permettre : après tout, elle ne serait bientôt plus de ce monde, et ils avaient l’éternité devant eux. Ils avaient probablement fait leurs bagages pour aller hanter quelque autre lieu le temps que le Manoir du Crapaud soit libéré du joug d’Edna.
Et avec eux étaient partis la chaleur et le caractère de cette maison, à présent froide, solitaire et pleine d’échos. Julia détestait l’idée de voir sa fille grandir ici. Elle ne la laisserait pas là. Elle trouverait un moyen d’avoir la garde. Peut-être d’ici un an, quand les choses se seraient calmées.
C’est du moins ce qu’elle se disait. À l’arrière de son crâne, une petite voix se moquait d’elle, ricanant qu’elle était idiote si elle croyait qu’Edna lui laisserait remporter la partie. Il était même inutile d’essayer. Et pourtant elle essaierait. Et elle gagnerait. C’était obligé. S’il y avait une justice cosmique, c’était obligé.
C’était, elle ne l’ignorait pas, un énorme « si ».
Edna ouvrit la porte d’entrée. Elle portait un pantalon sombre et un chemisier bleu rehaussé d’un foulard Hermès autour du cou. Elle regarda Julia de haut, sans un sourire.
— Bonjour, dit-elle. Anna joue dans le jardin de derrière.
— Elle devrait être prête. Neuf heures. Elle est à moi à partir de neuf heures.
— Je n’étais pas sûre que tu viendrais. Brian ne l’a pas mentionné.
Bien sûr qu’il l’avait fait. Edna lui faisait juste des difficultés. Si ça pouvait lui faire plaisir. Elle ne se doutait pas de ce qui lui pendait au nez.
— Est-ce qu’il est là ? C’est plutôt avec lui que je devrais parler. Il est le père d’Anna. Les modalités de la garde sont de son ressort, pas du vôtre.
Edna secoua la tête.
— Il est sorti. Il ne l’a pas dit explicitement, mais s’il savait que tu venais, c’est qu’il ne voulait probablement pas te voir.
Julia savait qu’elle mentait. Brian lui avait dit d’attendre Julia, et qu’il ne voulait pas la croiser. Mais Edna ne l’aurait pas admis. Même maintenant, elle continuait son petit jeu.
— Je vais attendre ici, déclara Julia. Merci d’aller chercher Anna.
Elles passèrent la journée dans ces lieux où les parents célibataires emmènent leurs enfants pour tenter d’embellir la vie. Elles virent des lions, des singes, des lézards au zoo de Chester, mangèrent de bons petits plats dans un pub. De retour à la maison, Julia s’assit par terre, adossée contre le mur de la chambre d’Anna. Sa fille dormait dans le lit qui était le sien depuis le jour où elle avait quitté son berceau. Ils l’avaient acheté dans une boutique spécialisée en articles de puériculture ; il s’agissait d’un lit à barreaux qui pouvait, l’heure venue, se transformer en lit d’enfant. Julia se rappelait le jour où ils avaient retiré les barreaux pour le convertir. Anna, profitant de sa liberté nouvelle, s’était levée une bonne vingtaine de fois. En bas, Julia et Brian avaient entendu ses pas jusqu’à ce que l’un d’entre eux aille la remettre au lit. Cela avait pris deux semaines avant qu’ils puissent la coucher avec la certitude relative qu’elle ne se relèverait pas.
Elle devenait trop grande pour ce lit, à présent. À la lueur de sa veilleuse cochon, Julia voyait que ses pieds dépassaient presque. Elle allait bientôt devoir lui acheter un lit d’adulte.
Il ne servirait pas beaucoup. Les mercredis et un week-end sur deux. Bon Dieu, elle avait entendu cette expression si souvent, mais jamais elle n’aurait imaginé que ça puisse la concerner. Ça lui avait toujours paru être une disposition raisonnable, mais elle comprenait maintenant que c’était bien peu. Ça passait si vite.
Il lui semblait qu’elle avait récupéré Anna chez Edna seulement quelques minutes plus tôt. Le lendemain s’écoulerait à la même vitesse. Un petit déjeuner rapide, un peu de télé, le déjeuner, et retour chez Edna. Julia laissa sa tête reposer contre le mur et ferma les yeux. C’était tellement injuste. C’est elle qui devait avoir la garde d’Anna. Elle était sa mère, bon sang !
Mais Brian – et sa sorcière de mère – avaient triché. Elle ne lui jetait pas la pierre – bon, si, elle lui en voulait et le haïssait –, mais elle était capable de reconnaître qu’elle aurait très probablement fait la même chose, si ç’avait été le seul moyen de garder Anna. Les batailles pour la garde d’un enfant étaient, selon l’expérience de Julia, ce qui s’approchait le plus d’une lutte pour la survie ; c’était comme si les gens se retrouvaient acculés et que, pour s’en sortir, il leur fallait faire des choses dont ils ne se seraient jamais cru capables. La plupart des parents allaient jusqu’au bout. Toute notion de morale était exclue. Tuer ou être tué.
Et Edna n’allait rien lâcher. Elle avait vu sa chance et l’avait saisie au vol, avait bavé sur Julia dans la presse, ruiné sa réputation. Elle se demanda si c’était une bonne idée de la défier. Peut-être existait-il une autre solution, comme faire monter Anna dans la voiture, l’asseoir sur le siège arrière, faire ses bagages et disparaître. Jusqu’où pourrait-elle aller en quinze heures ? Sans le passeport d’Anna, elle ne pourrait pas quitter la Grande-Bretagne. Mais elle pourrait se rendre en Cornouailles ou dans les Highlands.
Elle caressa le fantasme d’aller se cacher avec Anna dans une petite ferme, où elles vivraient de champignons et de plantes comestibles, de chasse au collet et de pêche dans les ruisseaux et les lacs regorgeant de poissons argentés et brillants.
Mais oui, bien sûr. Sauf qu’elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont on posait un collet, et qu’elles mourraient dès les premiers jours d’un empoisonnement au champignon vénéneux. Et on ne manquerait pas de les voir. Si Anna disparaissait encore, il y aurait de nouveau une chasse à l’homme d’envergure nationale. On les rattraperait en un rien de temps, et Julia ne reverrait jamais sa fille.
Sans compter qu’elles seraient vulnérables. Le ravisseur d’Anna courait toujours. Julia n’avait toujours aucun indice sur son identité, ni pourquoi il l’avait rendue. Cela la mettait mal à l’aise. Quelqu’un avait pris le risque d’enlever une petite fille, pour la restituer, intacte. Pourquoi ? Qu’en avait-il retiré ? L’avait-il molestée ? Pris des photos d’elle pour les poster sur Internet ? S’agissait-il d’un jeu pervers, qui n’était pas terminé ? Peut-être rôdait-il dans les parages en cet instant même, guettant l’occasion de kidnapper de nouveau Anna. Ou peut-être avait-il prévu de la tuer, mais avait paniqué au dernier moment, et désormais il recherchait une autre proie.
Et qu’en était-il de Jim Crowne et de Mlle Wilkinson, dont elle ne connaissait toujours pas le prénom. Où étaient-ils ? Elle doutait de l’apprendre un jour. La police ne devait plus vraiment les chercher, maintenant. Elle doutait que Jim ait quelque chose à voir avec l’enlèvement d’Anna, mais elle ne pouvait s’empêcher de se poser la question, et de se demander si ce pourrait être un moyen d’atteindre Edna.
Mais si c’était ce qu’il souhaitait, pourquoi avoir attendu si longtemps ? Cela n’avait aucun sens. Comme beaucoup de choses ces derniers temps.
Non, Jim n’avait aucun lien avec l’enlèvement d’Anna. Son histoire avait quelque chose de louche, mais Julia était sûre qu’elle n’en découvrirait jamais le fin mot. Il y avait peu de chance qu’Edna se confie à elle.
Et de toute façon, Julia avait d’autres chats à fouetter. Brian, la garde, et cette peur tenace que le pire restait à venir. Bon Dieu, elle détestait y songer, car cela la forçait à regarder en face le monde tordu dans lequel elle vivait.
Plus que toute autre, elle haïssait la pensée que ce n’était pas terminé.
Il ne restait plus que quelques centaines de mètres avant d’arriver chez Edna. Julia avait expliqué à Anna qu’elle devait retourner chez sa grand-mère.
— Je crois que je préfère rester avec toi, maman.
— Je le voudrais aussi, ma chérie, mais pour le moment tu dois aller avec papa.
— Mais ce n’est pas chez moi, c’est chez Mamie. J’aime mieux chez moi.
Dis-le-leur, se retint de répliquer Julia. Ça ne servirait qu’à la faire accuser d’essayer de déstabiliser Anna.
— Je sais, mais c’est sympa chez ta grand-mère.
Dieu qu’il était difficile de prononcer ces mots, même en sachant qu’il valait mieux qu’Anna ne souffre pas du conflit.
— Et je reviendrai te chercher mercredi.
— C’est quand, mercredi ? Demain ?
— Deux jours après demain. Je n’aurais même pas le temps de te manquer.
Elles s’engagèrent dans l’allée d’Edna. La voiture de police n’y était pas, probablement dispensée de surveillance quand Anna n’était pas là. Ils reviendraient plus tard. Il y avait là une aire de parking qu’elle partageait avec ses voisins, délimitée par leurs entrées de garage respectives. Quand elles s’y arrêtèrent, Brian l’attendait près de la porte de service de la maison. Edna se tenait juste derrière lui.
— Salut, lança-t-il, les bras grands ouverts. Comment va ma petite princesse ?
— Bien, répondit Anna. On a été au zoo. J’ai vu un rhino féroce.
— Wow ! Ça ressemble à un rhinocéros ?
— C’est ce que j’ai dit. Un rhino féroce.
— Cool ! Hé… Je dois aller au supermarché, acheter à manger pour le dîner. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? C’est toi qui choisis.
— Des ouiskikis.
— Pour le dîner ?
— Titis, intervint Edna. Des ouistitis, pas ouiskikis.
— Non, non, répliqua Julia. Je crois bien que c’étaient des ouiskikis.
Anna hocha la tête.
— Oui, on a vu des ouiskikis. Pour le dîner, je peux avoir des bâtonnets de poissons et de la glace ?
— Vendu, dit Brian en sortant ses clés de voiture de sa poche. Je reviens très vite.
Il ouvrit la portière et monta dans sa voiture.
Julia le regarda s’éloigner. Il ne lui avait pas accordé un seul regard. En soi, ça ne la dérangeait pas – le simple fait de le voir provoquait en elle un mélange de dégoût et de fureur, elle aurait été heureuse de ne plus jamais lui parler –, mais elle ne voulait pas que leur relation devienne une plaie ouverte d’amertume et de récriminations. Elle avait vu quantité de mariages finir ainsi, et quantité d’enfants en souffrir. Sans même s’en rendre compte, les enfants commençaient à essayer de jouer les juges de paix entre les deux camps. Ce n’était pas le genre d’enfance qu’elle souhaitait pour Anna, et elle était déterminée à ce que ça n’arrive pas. Elle dirait à Brian d’arrêter ; toute autre considération mise à part, elle en retirerait un certain sentiment de supériorité.
— Maman, demanda Anna, je peux vraiment avoir des bâtonnets de poisson et de la glace ?
Julia haussa les épaules.
— Si papa le dit. Mais pas tous les jours.
— J’en voudrais tous les jours.
— On verra. (Elle se tourna vers Edna.) Peut-être pourriez-vous vous assurer qu’elle avale aussi quelque chose de plus équilibré.
— Elle est entre de bonnes mains, ne t’inquiète pas.
— Bien sûr que je m’inquiète. Comme toute bonne mère.
— Oui, je suppose.
Edna adressa à Julia le sourire froid et pincé qu’elle avait vu des centaines de fois sur ses lèvres. En vérité, ce n’était pas vraiment un sourire, juste un relèvement des coins de sa bouche, qu’elle produisait chaque fois qu’elle voulait congédier quelqu’un avec juste assez de politesse pour ne pas se montrer grossière. Elle le réservait à ceux qu’elle jugeait inférieurs, qui ne méritaient même pas sa pleine et entière attention. C’était un geste désinvolte : regarde, disait-il, voici un sourire. Pas très sincère, mais tu n’obtiendras rien de plus. Maintenant dégage et cesse de me faire perdre mon temps.
Voir sa belle-mère afficher sans complexe une telle arrogance avait toujours insupporté Julia. Cela lui rappelait qu’Edna se croyait réellement supérieure – par sa naissance, son éducation ou ses études – à des pans entiers de population, y compris d’ailleurs Julia et la plupart de ses amis et de sa famille. C’était tellement archaïque, tellement victorien, de croire que les gens étaient meilleurs simplement parce qu’ils avaient eu la chance de naître dans la classe moyenne aisée. Peu importaient leur personnalité, leurs actes, tous les autres ne méritaient que de la condescendance pour n’être pas nés dans la bonne société.
L’attitude d’Edna ravivait chez Julia la lutte des classes, mais elle avait réussi à tenir sa langue durant de nombreuses années. Maintenant qu’elle en était devenue la victime, elle sentit le ressentiment et la colère passer sur elle comme une vague de blizzard.
— Vous croyez tout savoir, n’est-ce pas ?
Edna posa les yeux sur elle, en clignant des paupières, comme si elle n’avait pas écouté et essayait de faire émerger les paroles de Julia de sa mémoire à court terme. Puis elle produisit à nouveau le même non-sourire.
— Sur quoi ?
— Sur tout, répondit Julia en luttant pour chasser l’amertume de sa voix. Sur toute chose.
— Pas du tout. Je ne prétends rien connaître de la physique des particules ou de l’histoire de la Chine. Pas plus que le nom du gagnant de Pop Star qui pollue les ondes avec sa prétendue musique. Il y a quantité de choses sur lesquelles je ne sais presque rien.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, et vous le savez très bien.
— Eh bien, que voulais-tu dire ? Pourquoi avoir posé cette question plutôt que d’exprimer le fond de ta pensée ? Tu ne peux pas me reprocher de répondre à ta question, mais si tu pensais à autre chose…
— Oh, pour l’amour du ciel, taisez-vous ! Vous vous croyez vraiment sortie de la cuisse de Jupiter, Edna. Pourtant quand on voit celui qui est sorti de vos entrailles à vous, on peut vraiment se poser des questions. Vous n’y songez jamais ? À ce que vous avez fait à votre fils ? Vous pensez sans nul doute qu’il est sain et sauf sous votre aile, mais le reste du monde ne peut que constater que tout ce que vous avez réussi, c’est de l’empêcher de devenir un homme. Vous l’avez bousillé, Edna. Ça pourrait être drôle si ce n’était pas si triste.
Edna eut un petit haussement d’épaules.
— Si ça te fait plaisir, dit-elle. Si ta vie s’éclaire en le disant…
Julia ferma les yeux. Elle prit une longue et profonde inspiration. Il n’y avait rien à gagner à répondre aux provocations d’Edna. Elle risquait au contraire de lui donner encore davantage de grain à moudre. Elle décocha un sourire à sa belle-mère.
— Laissez tomber, dit-elle. Au moins, ce n’est plus mon problème. Il est temps que je parte.
Julia se tourna pour dire au revoir à Anna. Elle s’était tenue à sa gauche, entre Julia et la voiture.
Elle n’y était plus.
— Anna ? Anna !
Elle regarda Edna, dont le visage s’était figé, les yeux écarquillés et la bouche à demi ouverte.
— Où est-elle ? demanda Julia.
Edna regarda vers la gauche, puis vers la droite. Le jardin autour de la maison était délimité par une clôture, et Edna se tenait devant le portail. Anna n’était pas passée devant elle, donc elle n’était ni dans la maison ni dans le jardin. Si elle ne se trouvait pas sur l’aire de parking, alors soit elle était allée dans le jardin du voisin, soit elle avait fait demi-tour.
Ce qui la situerait sur la route.
Pas une grosse départementale, mais un axe assez emprunté. Ce n’était pourtant pas ce qui préoccupait le plus Julia. La question qui la turlupinait, c’était pourquoi Anna leur aurait-elle faussé compagnie ?
C’était lui. Le kidnappeur. Elle le savait, au plus profond de sa chair. Pendant qu’Edna et elle se disputaient, il – Julia ne pouvait le concevoir autrement que masculin – avait profité de leur inattention pour l’enlever à nouveau.
Comment avait-elle pu laisser une telle chose se produire ? Comment avait-elle pu être assez stupide pour laisser sa fille une nouvelle fois sans défense ? Elle ne méritait pas d’être mère, pas si elle se comportait ainsi. Bon sang, ça n’avait même pas dû être difficile. Pendant qu’Edna et elle se chamaillaient stupidement, l’individu qui l’avait enlevée la première fois était revenu la chercher, accomplissant le dernier acte du jeu tordu auquel il se livrait.
Il avait dû être là tout du long, à observer, à attendre sa chance. À attendre le moment où la police serait absente et où Julia baisserait sa garde.
— Je ne sais pas, dit Edna, blanche comme un linge. Je ne sais pas où elle est. On devrait aller voir sur la route.
— Nom de Dieu ! jura Julia en se mettant à courir. Mais c’est pas vrai !
Quand elle atteignit le bout de la voie privée, elle s’arrêta et regarda des deux côtés de la route. Elle était déserte. À gauche, la voie devenait plus étroite tandis qu’elle s’enfonçait sous les arbres qui la surplombaient ; à droite, il y avait plus de visibilité, les clôtures s’alignant le long de champs en jachère.
Gauche ou droite. Le même choix à nouveau.
Edna apparut derrière elle.
— Toi, tu vas par là, dit-elle en désignant la portion de route sous les arbres. Je prends à droite.
Elles étaient soudain devenues alliées, alors qu’encore quelques secondes plus tôt elles étaient ennemies, amèrement dressées l’une contre l’autre à se disputer Anna ; elles étaient à présent du même côté, à la recherche de l’objet de leur quête, sans laquelle cette dernière n’aurait aucun sens.
— Anna ! hurla Julia à s’en déchirer la gorge. Anna !
Puis, avant qu’elle ne se remette en route, une réponse.
— Maman ?
C’était faible, très faible, manifestement pas tout près, mais assez pour se faire entendre.
— Anna ? cria Julia. Où es-tu ?
— Là, maman. Je suis là.
La voix venait de derrière elles, de là d’où elles venaient. Julia fit demi-tour et remonta la voie privée en courant.
Anna se trouvait là, debout devant la porte du garage des voisins, dont le mur fermait l’aire de parking. Un portail le jouxtant s’ouvrait sur la maison moderne qu’Edna détestait tant. Elle était close, tandis que ses occupants passaient des vacances dans leur résidence secondaire en Espagne.
— Anna ! s’écria Julia en soulevant sa fille de terre pour la serrer contre elle. Mon Dieu, je suis si contente que tu sois en sécurité.
— Anna ! haleta Edna. Où étais-tu ? Tu ne dois pas disparaître comme ça !
— On s’en fiche, ma chérie, on s’en fiche. Je suis juste heureuse que tu sois là.
— J’ai besoin de savoir, afin de m’assurer que ça ne recommence pas.
— Je suis allée voir la maison de poupées, dit Anna.
Julia l’écarta d’elle pour la regarder.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Quelle maison de poupées ?
Anna se tortilla pour se libérer des bras de sa mère. Une fois au sol, elle désigna le garage des voisins, dont la porte latérale était entrouverte.
— Celle qui est là-dedans.
— Quoi ? demanda Julia. Qu’est-ce que tu as dit ?
— Que je suis allée voir la maison de poupées. La grande.
— Ça suffit, Anna, la réprimanda Edna d’une voix acérée. Va m’attendre à l’intérieur.
— Attendez. Anna, est-ce la maison dans laquelle tu as dormi ?
— Oui, c’est là.
Julia regarda le garage des voisins. Était-ce eux ? Avaient-ils enlevé Anna ? C’était plausible ; ils la connaissaient pour l’avoir souvent vu venir chez Edna.
— Edna, vos voisins sont en Espagne, n’est-ce pas ?
— Oui, en Espagne.
— Je crois… Je crois que c’est eux qui ont fait le coup.
Edna renifla.
— Ne sois pas ridicule, j’aurais vu quelque chose.
— Alors de quoi parle Anna ?
— Je ne sais pas. Elle a une imagination très féconde. Il n’y a sans doute même pas de maison de poupées là-dedans. Va jeter un coup d’œil. (Elle prit Anna par la main.) Je vais la faire dîner. Quand tu auras fini ta chasse au dahu, viens lui dire au revoir à l’intérieur.
Julia ouvrit la porte et entra dans le garage. Il était vide, la voiture familiale devant être stationnée sur le parking de l’aéroport. Il y avait un établi contre le mur du fond et à sa droite, une grande maison de poupées. S’agissait-il de celle dont Anna avait parlé ? Haute de trois étages et grande comme un lit simple, elle donnait l’air d’avoir été faite main. Le rez-de-chaussée était pratiquement vide, à l’exception d’un sac de sable.
Comment Anna avait-elle su qu’elle se trouvait là ? Peut-être était-elle venue ici un jour où elle avait rendu visite à Edna, et l’image s’était gravée dans son esprit. Dans tous les cas, il semblait peu probable qu’elle ait été séquestrée ici. Comme l’avait dit Edna, elle aurait remarqué quelque chose, surtout si ses voisins étaient censés être absents.
À moins que.
La suite de la phrase se matérialisa sous la forme d’un sentiment glacial, à peine plus qu’une vague idée émergeant des replis de l’esprit de Julia.
Il existait une explication, mais elle ne pouvait être vraie. C’était impossible.
Ou pas.
Un crissement de pas se fit entendre sur le gravier à l’extérieur. La silhouette d’Edna se découpa dans la lumière venant de dehors.
— Alors, dit-elle. Y a-t-il quelque chose ici ?
Julia commença à trembler.
— Oh non, supplia-t-elle. Non, je vous en prie, mon Dieu, non.