Julia ferma la porte et suivit Anna dans le salon.
Sa fille avait passé la journée avec Brian, seule avec lui pour la première fois depuis la disparition d’Edna – dont on était toujours sans nouvelles. Julia avait été présente chaque fois qu’il avait vu Anna les week-ends précédents, car jusqu’à aujourd’hui il ne s’était pas senti capable de s’occuper d’elle seul. Julia avait naturellement obtenu la garde, avec la bénédiction de son ex-mari.
Ce qui ne l’avait guère étonnée.
Apprendre que sa mère était une meurtrière lui avait fichu un coup. Il avait perdu du poids – elle ignorait combien, mais assez pour flotter dans ses vêtements –, ses cheveux s’étaient raréfiés et avaient blanchi, et ses yeux semblaient vides et sans vie. Il avait vieilli d’une décennie en quelques semaines. Elle savait qu’il voyait un thérapeute et le soupçonnait d’en consulter d’autres, mais ce n’était pas quelque chose dont il parlait avec elle. Avec Simon, oui : son frère était venu deux fois, et ils conversaient tous les jours par Skype. Toute cette histoire avait au moins permis cela, un maigre réconfort au regard de la somme des problèmes causés.
Comme le sommeil. Elle parvenait à s’endormir assez facilement, en s’allongeant au côté d’Anna dans ce qui fut jadis le lit conjugal, mais elle ne dormait jamais longtemps. Elle s’éveillait au milieu de la nuit et restait étendue dans le noir, le cœur battant la chamade, à écouter les craquements et les plaintes de la maison, à se demander s’il y avait quelqu’un, quelqu’un qui venait les chercher, Edna peut-être, une Edna vengeresse et monstrueuse aux yeux de feu, les mains serrées sur le manche d’un marteau.
Elle essayait alors de conserver son calme, mais quand elle n’y arrivait pas, elle saisissait le démonte-pneu qu’elle gardait près du lit, allumait les lumières et inspectait la maison. Mais il n’y avait jamais personne.
Jusqu’au jour où il y aura quelqu’un, se disait-elle. Jusqu’au jour où Edna reviendra.
Alors elle restait étendue jusqu’à l’aube, parvenant presque à s’endormir dix ou vingt fois, mais chaque fois réveillée par une bourrasque de pluie sur la fenêtre ou le bruit d’une voiture dans la rue.
Et puis vinrent les crises de panique. Soudain, sans avertissement, alors qu’elle conduisait, faisait les courses ou regardait la télévision avec Anna, ses sens s’aiguisaient, son cœur s’accélérait et sa tête tourbillonnait de pensées sur lesquelles elle n’avait aucune prise ; des pensées qui ne portaient pas sur quelque chose de précis, simplement la terrible certitude que tout allait de travers et qu’en aucune façon elle n’y arriverait.
Ce sentiment la submergeait totalement ; une sorte de dépression nerveuse accompagnée d’un tel vertige qu’elle manquait de s’évanouir. Elle devait alors cesser toute activité et trouver quelque chose à quoi s’accrocher ; si elle conduisait, il lui fallait s’arrêter sur le bas-côté en attendant que ça passe.
Le docteur avait évoqué un dysfonctionnement de la réponse combat-fuite, son corps libérant une dose massive d’adrénaline à des moments inappropriés, ce qui, au vu de son histoire récente, était parfaitement compréhensible. Il lui avait assuré que cela passerait.
Elle l’espérait.
Physiquement, elle s’en sortait bien. Sa hanche et son dos la faisaient toujours souffrir, mais ils guérissaient. Sa main posait problème. Après trois opérations, pour ce qu’elle pouvait en juger, elle contenait à présent plus de métal que d’os. Ça la lançait la nuit, mais elle pouvait vivre avec la douleur. Ce n’est pas comme si ça l’empêchait de dormir.
De toute façon elle ne dormait pas.
— Comment allait papa ? demanda-t-elle à Anna. Vous vous êtes amusés ?
Anna se vautra sur le canapé.
— Oui. On a regardé Balamory.
— Tu as faim ?
— Non, on a mangé des biscuits.
— Très bien. Des biscuits.
Entre tous, Anna seule semblait ne pas être affectée. Elle avait quelquefois demandé où se trouvait sa grand-mère, mais l’explication selon laquelle elle était partie en vacances prolongées paraissait lui convenir. Elle était curieuse des blessures de sa mère, mais pas de la façon dont elle se les était faites. Elle devrait un jour se confronter à tout cela, quand elle serait plus grande, mais pas avant un moment.
— OK, reprit Julia. Je vais faire du thé, je reviens avant que tu aies le temps de dire ouf.
Dans la cuisine, elle alluma la bouilloire. Un exemplaire du Sunday ouvert traînait sur le plan de travail. Elle s’apprêtait à le lire quand Brian et Anna étaient arrivés.
Dans ce qui est en train de devenir la nouvelle affaire Lord Lucan, la meurtrière et kidnappeuse en fuite Edna Crowne reste introuvable. Depuis qu’elle a disparu il y a un mois, la police n’a aucune piste.
On comprend mal comment, avec toutes les ressources à leur disposition, les forces de l’ordre n’ont trouvé aucune trace du Dr Crowne, qui a enlevé sa propre petite-fille avant de séquestrer sa belle-fille, Julia Crowne. Il paraît presque inconcevable que quelqu’un puisse s’évaporer ainsi, étant donné le contrôle aux frontières exercé aujourd’hui et le partage d’informations entre les différentes polices du monde.
On a avancé l’hypothèse qu’après la fuite de sa belle-fille, le Dr Crowne, peu désireuse d’affronter les conséquences de ses actes, se serait donné la mort. Cela semble de plus en plus probable.
Julia reposa le journal. Elle aurait voulu qu’on ait retrouvé Edna, avoir la certitude qu’elle n’était pas là dehors à les observer, Anna et elle. Alors seulement elle pourrait dormir. Mais jusque-là… eh bien, ça serait dur.
C’était la seule chose qu’elle désirait : qu’on mette la main sur Edna, morte ou vive.
Elle regarda Anna, assise en tailleur sur le canapé, feuilletant un livre sur les gnomes.
De préférence morte. Et tout serait terminé.