Tandis que les jeunes femmes de sa génération étaient accaparées par leurs nouveaux rôles d’épouses et de mères, Pokou préférait écouter les débats publics et étudier discrètement les activités des hommes. Son caractère s’était endurci. Elle se sentait prête à prendre son destin en main puisque personne ne semblait s’intéresser à son avenir.
Les hommes ressentaient de la gêne en sa présence. Peu d’entre eux osaient soutenir son regard et la majorité trouvait qu’elle avait un corps bien trop musclé pour une femme. Où étaient les chairs abondantes ? les plis de la taille dans lesquels se dissimulaient les colliers de perles ?
En refusant de se prêter aux jeux de la séduction, Pokou eut la réputation d’être inaccessible et froide.
Le célibat devint pour la jeune femme une façon de vivre bien qu’allant à l’encontre de toutes les règles sociales.
Pourtant, Karim, un marchand des territoires désertiques, réussit à l’amadouer. Il s’habillait de magnifiques boubous blancs quand il se présentait à elle, chargé de présents venant de pays lointains. Avec lui, Pokou découvrait qu’un homme pouvait encore l’étonner et la ravir.
Un jour, il lui murmura de sa voix grave, de sa voix suave, qu’elle était sa reine, son obsession :
“J’irai chercher en toi l’enfant que tu attends depuis tant de saisons sèches. Quand je plonge mon regard dans tes yeux, je sais exactement où se cache ton bonheur.”
Lorsqu’il tendit la main pour la toucher, il vit qu’elle ne se rétractait pas, mais qu’elle semblait au contraire s’adoucir sous la pression de ses doigts.
Il poursuivit :
“Femme, aucun homme n’a compris ta beauté, la riche saveur de ton corps. Depuis que je t’ai rencontrée, je ne veux qu’une chose : te faire savourer la force de mon attachement.”
Il devint l’amant dont elle n’avoua l’existence à personne, bien qu’il fût le père de son enfant. Cet enfant si ardemment désiré.
Aucune question. Le bonheur de la future mère suffisait. De toutes les manières, le bébé appartenait à la famille.
Et lorsque vint le moment de l’exode, Karim accepta sans hésiter de servir de guide à Pokou et à ses partisans. Ses nombreux voyages du nord au sud lui conféraient une expérience inégalable.
Il ignorait cependant que dans les territoires où ils devaient se rendre, la saison des pluies avait été particulièrement forte cette année-là, rendant la Comoé impraticable.
A la fin d’une longue et épuisante marche à travers la forêt, les fugitifs arrivèrent devant le fleuve. Ils crurent qu’ils étaient tombés dans un piège :
“Le marchand nous a trompés en nous conduisant jusqu’ici. Il veut nous livrer à la mort ! Nous n’aurions jamais dû mettre notre vie entre ses mains. Pokou a été mauvais juge.”
Le peuple grondait de colère et de frustration.
Le grand-prêtre tenta de calmer la foule.
Il affirma que le sacrifice d’un enfant pourrait les sauver.
Déjà, Pokou s’avançait lentement en poussant son fils devant elle. Son visage portait une expression terrifiante. Le petit garçon marchait avec difficulté.
“Arrêtez ! Au nom d’Allah, le Tout-Puissant !”
Pokou lui ordonna de se taire immédiatement.
Le peuple commençait à s’impatienter.
Elle demanda à s’entretenir quelques minutes avec lui. Mais dès qu’ils se mirent à l’écart, le marchant fut le premier à reprendre la parole :
“Abraha, tu sais bien que la vie est sacrée. Dieu nous la donne et il n’appartient qu’à lui seul de nous la retirer. Combien de temps as-tu attendu cet enfant ? Les devins ne détiennent pas toujours la vérité. Je t’en supplie, ne commets pas une faute irréparable !”
Mais les croyances de Karim n’étaient pas celles de Pokou. Elle estima que son intervention équivalait à un affront.
“Qui es-tu pour vouloir contrarier publiquement la volonté des dieux ? Je suis la mère de l’enfant et je l’aime, mais tu dois savoir qu’il ne m’appartient pas. Il appartient au peuple. Tu vois tous ces gens à bout de forces qui m’attendent sur la rive, là-bas, c’est pour les sauver que je dois le sacrifier. Je suis Abraha Pokou, descendante d’une lignée royale. De nouvelles terres nous sont destinées de l’autre côté du fleuve. Je ne puis décevoir l’espoir placé en moi. N’essaie pas de briser ma résolution !
— N’as-tu pas déjà assez fait ? N’as-tu pas déjà donné tout ce que tu avais pour la cause de ton peuple ?”
Ignorant sa question, Pokou répliqua fermement :
“Peu m’importe ce que tu penses. On ne donne jamais assez. Je dois faire ce sacrifice et personne ne pourra m’en empêcher !
— Même pas moi ?
— Même pas toi…
— Je ne te laisserai pas commettre un tel acte ! s’exclama-t-il encore. Je vous ai aidés, parce que je croyais en votre cause, mais à présent, je ne veux plus continuer. Cet enfant est aussi le mien, l’aurais-tu oublié ?
— Tais-toi ! Si nous pouvions nous dresser contre l’armée du roi, nos guerriers seraient déjà sur le champ de bataille. Mais tu sais très bien que nous n’avons aucune chance de gagner cette guerre. Alors, seuls les dieux peuvent nous venir en aide. Nous ferons ce qu’ils demandent. Et toi aussi, tu te plieras à leur volonté !”
Pokou fit une pause.
“Ne me pousse pas à bout ! reprit-elle en le regardant fixement.
— Est-ce une menace ? demanda Karim, ébranlé par la brutalité du ton.
— Prends cela comme tu le veux. Mais fais très attention, malgré ce qui nous lie, je ne te permettrai jamais de défier nos traditions. Ma gratitude envers toi s’arrête là. Eloigne-toi, je n’ai de comptes à rendre qu’à mon peuple !”
Voyant que ses partisans montraient à nouveau des signes d’impatience, Pokou tourna le dos et se rendit sur un rocher surplombant le fleuve. Une femme lui tendit son enfant qu’elle prit fermement par la main pendant qu’elle observait les flots en tumulte. La réverbération de l’eau l’aveuglait. Ses pensées la guidaient dans une direction qu’elle ne voulait pas prendre. Impossible à présent de résister au pouvoir qui s’offrait à elle sous sa forme la plus cruelle. Il fallait encore répandre la mort. Les cadavres qui avaient jonché le chemin de leur exode n’avaient pas suffi à apaiser l’appétit des dieux. Les râles des malades, les cris des blessés ne les avaient pas assez réjouis. Les douleurs passées n’étaient pas parvenues à atténuer leur tyrannie !
Elle craignait de lâcher la main de son enfant. Il s’était mis à pleurer et à gesticuler, effrayé par le comportement de sa mère.
Elle aurait dû s’attendre à l’intransigeance des dieux. Leurs constants marchandages, leur ingérence funeste dans les affaires des hommes étaient bien connus. Néanmoins, elle n’aurait jamais pu croire qu’un jour, ils lui demanderaient d’immoler son propre fils. Ne les avait-elle pas toujours honorés selon les rites traditionnels ? Etait-ce le prix à payer pour devenir reine ?
La puissance porte toujours un masque grimaçant.
Pokou convoitait le pouvoir depuis longtemps. Elle s’en était approchée pas à pas, avec détermination, sachant qu’il lui faudrait un jour renoncer à tout pour l’obtenir. Maintenant, elle devait le saisir, il était là, devant elle. Son destin était de devenir reine. L’oracle l’avait prédit, le devin l’avait vu, le peuple le souhaitait.
Plus jamais un homme ne partagerait sa couche. Plus jamais un enfant ne viendrait troubler sa résolution. Elle n’hésiterait pas à éliminer tous ceux qui tenteraient d’ébranler son autorité.
On dit qu’une femme ne peut atteindre les hauteurs du pouvoir qu’en refusant l’enfantement.
Pokou avait-elle sacrifié son fils pour cette raison ?
La peur du sexe ouvert, de son humidité, du sang entre la vie et la mort.
L’homme qui entrevoit le tunnel obscur de la gestation, le secret de toute naissance, peut en mourir.
Lorsque les femmes se dévêtent pour danser nues sous le ciel, elles le font afin de conjurer le mauvais sort, afin de faire appel aux forces vitales.
Oui, c’était bien fini, Pokou ne serait plus jamais la même :
Le sang le plus épais
Est celui d’un être humain.
Le sang le plus rouge,
Le plus odorant,
Est celui d’un être humain.
Le sang est puissance.
Le plus grand sacrifice
Est celui d’un être humain.
L’ultime sacrifice est celui d’un enfant.
Le marchand fut ligoté, emmené dans la forêt et égorgé. Le garçon, on peut le redire, fut jeté dans les eaux du fleuve.