Chapitre 5 : Le temps des chemins de fer : réalités et illusions

L

’économie et la société françaises connaissent des changements importants entre la crise du milieu du xixe siècle et la grande dépression qui commence à faire sentir ses effets dans les années 1870 et qui durera jusqu’au tournant du siècle. Le Second Empire correspond en effet globalement à une époque de croissance et d’optimisme, malgré quelques crises conjoncturelles liées à la surproduction agricole (1857), ou au marasme des échanges avec le Sud cotonnier des États-Unis (1866-1867).

A– L’économie

1. Les facteurs de croissance

→ Le rôle de l’État

Napoléon III est le premier homme d’État français qui ait mis au premier plan les questions économiques. Entrent dans cette décision les nécessités d’une sortie de crise, la recherche de compensations à un régime autoritaire, la doctrine saint-simonienne chère à l’empereur. Dès son discours de Bordeaux (1852), l’empereur annonce un programme ambitieux d’amélioration des infrastructures, des moyens de transport, du crédit. Certains membres de l’entourage impérial développent la théorie des dépenses productives (Persigny, Haussmann). Les investissements publics augmentent légèrement, et la part des « dépenses non liées » au développement économique diminue. C’est ainsi qu’il faut comprendre la politique ferroviaire, mais aussi les grands travaux d’Haussmann, qui allient une visée économique (relance des métiers du bâtiment) à une triple visée symbolique, sanitaire et, quoi qu’on ait pu dire, militaire.

Par ailleurs, le personnel politique impérial fait une large place aux hommes d’affaires qui remplacent en quelque sorte les professeurs de la monarchie de Juillet. On peut citer les ministres banquiers, Achille Fould et Béhic (allié des Rothschild), ou Eugène Schneider, président du Corps législatif à la fin de l’Empire. Enfin, le régime peut mettre en relation fonctionnaires, économistes et hommes d’affaires (dans le Conseil supérieur de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics), favoriser la concentration, dispenser les entreprises industrielles les plus importantes de certaines dispositions réglementaires considérées comme des entraves. On le voit, il ne s’agit pas de nationaliser les entreprises. La Seconde République s’était d’ailleurs posé la question à propos des compagnies ferroviaires, et y avait répondu par la négative, la peur du socialisme l’ayant emporté.

→ Le contexte de phase A de Kondratieff

De 1851 à 1873, le monde connaît une période faste de la production et des échanges. Les prix mondiaux ont tendance à monter en raison de l’afflux de métaux précieux de Californie ou d’Australie, de l’essor de la monnaie fiduciaire (monnaie de papier) et du crédit. Les échanges bénéficient du décloisonnement du commerce international (tendance générale au libre-échange). Cela dit, on nuancera la théorie de Kondratieff en observant que les prix français ont tendance, dans cette période, à stagner, voire à reculer (c’est la conséquence logique du progrès technique). La baisse affectant encore davantage les prix de revient, les profits s’accroissent d’autant.

→ Les belles années de l’agriculture

Le Second Empire correspond à un certain apogée des campagnes françaises. Le déblocage des communications entraîne des prix rémunérateurs. L’essor urbain absorbe une partie de la surpopulation rurale, ce qui tire les salaires agricoles vers le haut. La peur de la disette disparaît définitivement. Le revenu paysan augmente alors plus vite que le revenu moyen des Français (plus 2 % en moyenne). Cette hausse du revenu permet certes toujours des achats de terres, mais aussi l’amélioration des méthodes de culture.

2. La croissance

→ L’œuvre ferroviaire

Elle est considérable. Les investissements deviennent énormes : 435 millions de francs par an dans les années 1855-1864 ; au total, en 1870,9 milliards ont été investis, un tiers venant de l’État, deux tiers venant des particuliers. Les grands réseaux prennent forme et l’on assiste à un combat de titans entre Rothschild, de la Compagnie du Nord, les frères Péreire, de la Compagnie de l’Est et de la Compagnie du Midi, et le groupe Talabot-Schneider, du Paris-Lyon-Méditerranée. Rothschild et les Péreire rivalisent également à l’étranger, notamment en Espagne et en Suisse. Toutes les grandes lignes sont en place dès 1860 (on atteint alors les frontières du pays), et la décennie qui suit voit un intense effort de ramification du réseau : il y a en France 17 400 km de voies en 1870.

Cette révolution ferroviaire a désormais des effets économiques importants. En amont, du côté de la modernisation du crédit, de la création de sociétés par actions, de la diversification des patrimoines bourgeois, de l’essor de la métallurgie (a fortiori de la métallurgie la plus moderne), des industries mécaniques et des charbonnages. En aval, par l’accélération des communications, surtout par les conséquences de l’abaissement du coût du fret : l’unification du marché national, la spécialisation agricole régionale, la concentration des localisations industrielles.

→ La révolution industrielle

Les transformations de l’industrie ne sont pas négligeables. Vers 1860 se sent clairement la montée en puissance de la technique française. Le retard vis-à-vis de la Grande-Bretagne a été rattrapé. Les Français améliorent même certaines innovations britanniques, recherchant (déjà) l’économie d’énergie : mise au point de locomotives consommant moins que les modèles britanniques, procédé de la fonte à l’air chaud permettant d’économiser le charbon, récupération des gaz du haut fourneau au gueulard.

C’est le secteur métallurgique qui devient alors le leading sector. La fonte au coke remplace la fonte au charbon de bois. En 1848, 46 % de la fonte nationale est préparée au coke, en 1864, 90 % : or le rendement d’un haut fourneau au coke est le décuple de celui d’un haut fourneau au charbon de bois. La production d’acier est grandement facilitée par la naturalisation du convertisseur Bessemer (1856) qui simplifie infiniment la production, puis par l’invention du four Martin (1864). Le nombre et la puissance des machines à vapeur augmentent sensiblement : la puissance installée est multipliée par trois dans la décennie 1850. Si le Massif central reste important, le Nord gagne du terrain (Denain-Anzin) et devient une région industrielle complète, tandis que la Normandie, exclusivement textile, amorce son déclin.

L’usine, qui était encore une rareté au temps de la monarchie censitaire, s’affirme davantage. Le débat à son sujet a été intense pendant tout le xixe siècle. Plaide en sa faveur le souci de la rentabilité, mais plaident contre elle l’image repoussante de la condition usinière, l’idée (pas du tout fausse pour Patrick Verley) selon laquelle la grande entreprise présente des inconvénients de gestion par rapport à l’entreprise moyenne (elle risque de faire disparaître le contrôle familial sur la firme ; elle fait augmenter la proportion d’employés non productifs), le sentiment que l’entreprise familiale et l’atelier correspondent mieux au caractère national que la grande industrie et l’usine. Ainsi peut-on comprendre que l’atelier reste dominant vers 1870 dans la plupart des secteurs.

→ La révolution bancaire

Dès la Seconde République, on a vu apparaître des comptoirs d’escompte, dont le capital initial provenait de l’État, des municipalités et des particuliers, et qui visaient à mettre un terme à la paralysie bancaire générée par la crise. Le système a fonctionné avec efficacité pendant la crise, et même au-delà, sous une forme purement privée. Avec le Second Empire, on peut vraiment parler de « révolution bancaire ». Apparaissent des sociétés bancaires par actions, qui peuvent réunir des ressources propres beaucoup plus considérables que les comptoirs d’escompte et les maisons de la haute banque. Le Crédit mobilier démarre en 1852 avec un capital de 60 millions de francs, la Société générale en 1864 avec un capital de 120 millions. Les pionniers sont ici les frères Péreire, fondateurs du Crédit mobilier. Soutenus par Napoléon III, ils veulent créer à la fois une société par actions, qui démocratiserait le capital, un établissement d’investissement industriel aux horizons très larges, et même un établissement d’émission. Ils sont rapidement détestés de la haute banque parisienne, mais celle-ci ne peut les vaincre qu’en imitant leurs méthodes et en lançant de grandes sociétés bancaires par actions : le Crédit Industriel et Commercial en 1859, le Crédit lyonnais en 1863, la Société générale en 1864. Lorsque James de Rothschild meurt en 1868, le dernier grand banquier privé disparaît avec lui.

Les transformations de la pratique bancaire induites par la révolution des Péreire se situent à trois niveaux : l’actionnariat, le dépôt, l’investissement industriel. À la différence de la banque familiale qui travaille avec ses propres capitaux et n’a de compte à rendre à personne, le Crédit mobilier est obligé de faire appel à des actionnaires et, pour maintenir la confiance, de leur verser généreusement du dividende. Il se crée ainsi des obligés dans l’aristocratie et la bourgeoisie, voire le personnel politique lui-même. Mais il s’oblige aussi à « pousser les opérations », c’est-à-dire à pratiquer une fuite en avant qui fera la perte des Péreire en 1867. Par ailleurs, les banques nouvelles sollicitent les dépôts d’une grande quantité de clients, et mettent donc en place un réseau de succursales en province. Enfin, elles s’intéressent grandement à l’investissement industriel, mais cet engouement ne durera pas.

Quoi qu’il en soit, le capitalisme industriel et bancaire a progressé, au détriment du capitalisme traditionnel, négociant. La grande banque et la société anonyme nourrissent les fantasmes de beaucoup de contemporains, sensibles au nouveau pouvoir et aux rivalités des conseils d’administration.

→ Les débuts de la révolution commerciale

Le commerce extérieur ne connaît pas de mutation au temps du Second Empire : la marine marchande française reste très majoritairement composée de voiliers en 1870 ; les principaux produits d’exportation sont toujours les soieries et les vins. En revanche, il connaît croissance et progrès. Vers 1872, le pays réalise à l’exportation un chiffre d’affaires équivalent à 18 % de son revenu national. Le tonnage de la marine marchande augmente de près de 50 % entre 1847 et 1870, le commerce national dépendant un peu moins des flottes étrangères, et les infrastructures portuaires s’améliorent sensiblement : travaux de la Joliette à Marseille, développement de Saint-Nazaire comme avant-port de Nantes.

Le commerce de détail connaît, à Paris dès la décennie 1850 et dans quelques grandes villes de province dans la décennie 1860, la révolution du grand magasin. Citons le Bon Marché, créé en 1852 par Boucicaut et qui fait 21 millions de chiffre d’affaires en 1869, les Grands magasins du Louvre, créés en 1855 par Chauchard, le Printemps, ouvert en 1865 et la Samaritaine ouverte en 1869.

3. Les signes avant-coureurs du dérapage

La fin des années 1860 et la décennie 1870 marquent le début d’une « panne de croissance », pour reprendre une expression d’Alain Plessis qui a le mérite de laisser la porte ouverte aux explications conjoncturelles et structurelles. Dès la fin du Second Empire, la croissance décélère, et la décennie 1870 est franchement médiocre pour l’agriculture, le commerce extérieur, l’investissement. La précocité du phénomène (qui précède le passage en phase B situé par Kondratieff en 1873) et son intensité sont des spécificités françaises. Quelles sont les origines de ce fléchissement ?

→ Le marché intérieur et extérieur

La structure de la consommation intérieure, d’abord. Le marché urbain, soutenu par l’exode rural, n’a pas pris le relais du traditionnel marché rural : l’amélioration du pouvoir d’achat se traduit avant tout par une augmentation des dépenses d’alimentation.

L’impact de la concurrence internationale, ensuite. Le traité de libre-échange de 1860 n’a peut-être pas eu les effets qu’on attendait de lui : les exportations françaises sont en recul marqué dès la décennie 1870. Le déficit des échanges agricoles fait son apparition : importations massives de céréales des pays neufs ; importations de vin au temps du phylloxéra. L’industrie lourde et les industries mécaniques se replient sur le marché intérieur. Les industries textiles, traditionnellement exportatrices, connaissent elles-mêmes des difficultés : crise de la pébrine affectant la production française de soie grège. Dans le même temps, les importations industrielles augmentent fortement et rapidement. C’est que le système industriel national était sans doute plus fragile qu’on ne le pensait. Les produits de luxe français sont désormais imités à moindre coût par des procédés mécaniques, en Angleterre ou en Saxe. Les handicaps par rapport à l’Allemagne commencent à apparaître vers 1875.

→ L’impact d’erreurs politiques

C’est ce que Maurice Lévy-Leboyer appelle « le détournement de l’épargne ». L’haussmannisation a sans doute drainé trop de capitaux. L’exportation de capitaux a sans doute été trop importante vers 1860 et cet argent a manqué aux investissements intérieurs dans la décennie 1870. La Banque de France a eu une politique de taux trop élevés. La guerre et la défaite de 1870-1871 eurent aussi un coût considérable : 12 milliards de francs or (dont 5 milliards pour la seule indemnité de guerre), et la perte de deux des provinces les plus industrialisées, l’Alsace et la Moselle, régions d’entrepreneurs extrêmement dynamiques.

→ L’impact de la dépression agricole

D’une façon générale, les campagnes françaises se sont endormies dans une prospérité factice au temps du Second Empire. Les paysans ont pris pour des données durables des bons prix purement conjoncturels et que n’accompagnait aucune modernisation en profondeur. Quoi qu’il en soit, les récoltes exceptionnellement abondantes de 1872-1874 provoquent une baisse du prix des céréales, tandis que le phylloxéra s’attaque au vignoble français à partir de la fin des années 1860 (mais surtout, il est vrai, après 1875).

→ La crise démographique

Elle commence seulement à se faire sentir vers 1875. Si le Second Empire marque un palier dans la chute du taux de natalité (autour de 26 ‰), il n’empêche que le contrôle des naissances est favorisé à terme par l’exode rural et les progrès du phénomène d’opinion dans la France d’après 1848. Il n’empêche aussi que la population française vieillit précocement : dès 1850, la part des plus de 60 ans dépasse en France les 10 %, taux qu’on ne trouve en Allemagne que vers 1910.

B– Une société de contradictions

On notera d’entrée de jeu le mauvais état sanitaire de la population française. Le niveau de vie moyen reste très médiocre (en 1860, 33 % des conscrits sont réformés pour maladies, infirmités ou défaut de taille), même si progresse assez sensiblement la consommation de pain blanc, de sucre et de viande rouge. L’hygiène est insuffisante partout, même dans les élites. Le problème essentiel, celui qu’Haussmann chercha à régler à Paris, réside dans l’adduction de l’eau et dans l’évacuation des eaux usées

De 1848 aux années 1870, la mortalité reste relativement élevée : crise économique de 1846-1850, choléra de 1855 qui fait 150 000 morts, misères de la guerre et du siège de 1870. Le taux de mortalité infantile tend même à remonter au temps du Second Empire : à Lille, ville-ouvrière, un nouveau-né sur cinq meurt avant d’avoir un an ; à 24 ans, la moitié de la classe d’âge lilloise a déjà disparu.

→ Apogée des campagnes et exode rural

Les campagnes continuent à regrouper la majorité des Français et la plus grande partie de la population active. C’est là l’originalité de la France par rapport à l’Angleterre de Victoria. Cela dit, les campagnes semblent plus prospères que dans la période précédente parce qu’elles tendent à se délester de leurs éléments les plus pauvres et les plus marginaux.

L’exode rural est dû à plusieurs facteurs. Certains sont communément admis, d’autres sont contestés. Il est évident qu’a joué le dépérissement lent, mais inéluctable, de certaines pratiques communautaires qui jusqu’alors permettaient aux plus pauvres de survivre, comme a joué la décadence de la manufacture dispersée devant la concurrence de la grande industrie. La crise de 1846-1849 est ici essentielle. On est moins sûr du rôle des migrations saisonnières : pour les uns elles auraient préparé le chemin de la migration définitive, pour les autres elles auraient au contraire entretenu les paysans dans l’illusion qu’ils pouvaient continuer à vivre de leur terre. On est moins sûr également du rôle des chemins de fer, comme du rôle de l’amélioration de la productivité agricole. Au bout du compte, 70 000 personnes par an, attirées par les grands chantiers du Second Empire, quittent la campagne pour la ville .

→ La condition ouvrière

Les ouvriers offrent un groupe social aux limites floues (du côté de l’artisanat comme du côté de la paysannerie, en raison aussi des changements fréquents d’activité qui émaillent toute vie professionnelle) et aux activités contrastées. D’un côté, il y a l’ouvrier traditionnel, qu’il soit typographe, horloger, mécanicien, ou ébéniste, que l’on appelle alors à Paris le « sublime », mobile, fort en gueule, conscient de sa qualification, très politisé et adepte du repos hebdomadaire de la « saint-lundi » ; de l’autre, le journalier, homme de peine sans qualification qui ne vend que sa force musculaire ; sans oublier l’ouvrier du coton, travaillant en usine, ni les dentellières ou les brodeuses rurales, travaillant à domicile et que menace la concurrence des productions mécanisées.

Les niveaux de vie sont globalement bas, mais en progression. L’alimentation s’améliore quelque peu. Cela dit, l’impression de dégradation relative est forte, en raison du luxe accru des classes dominantes et des difficultés de logement générées par une politique de grands travaux qui ne s’intéresse qu’au logement bourgeois et qui provoque une hausse des loyers.

Les théoriciens du christianisme social considèrent que les difficultés des ouvriers tiennent à leurs mauvaises habitudes. De fait, « bons et mauvais sujets » sont obligés d’emprunter pour vivre, et la consommation d’alcool leur est nécessaire pour atténuer les effets d’une forte fatigue physique. La grande ville (Paris particulièrement) est dure aux ouvriers malgré la multiplication des « sociétés de secours mutuels » (caisses d’entraide) et le recours au mont-de-piété. On trouve dans la capitale beaucoup d’indigents mal assistés, de solitaires, de délinquants, d’ouvrières réduites à la prostitution.

À la fin du Second Empire, l’expression des tensions sociales est favorisée par le droit de grève (1864) et la déliquescence du livret ouvrier. Entre 1868 et 1870, les conflits se multiplient, l’organisation ouvrière se renforce, les ouvriers se battent désormais résolument pour un meilleur partage des profits.

→ La bourgeoisie triomphante

Les élites françaises sont toujours fort diverses. On distingue l’aristocratie de la grande bourgeoisie, la grande bourgeoisie des hauts fonctionnaires et des hommes d’affaires de la moyenne bourgeoisie provinciale, et celle-ci de la petite bourgeoisie boutiquière ou intellectuelle. La noblesse rurale résiste, gère ses biens avec habileté et fournit bon nombre de maires ruraux et de conseillers généraux, détenteurs au village des trois pouvoirs, politique, social et économique. En Normandie, elle joue un rôle important dans la modernisation des campagnes (développement de l’élevage) et peut se croire l’équivalent de la gentry britannique. Ce n’est que dans la décennie 1870 que son influence est définitivement remise en question, au motif de son appartenance au parti clérical.

Les hauts fonctionnaires sont recrutés dans un milieu très parisien et très étroit, et voient leur condition encore améliorée par la faveur impériale.

Les patrons constituent une autre fraction des élites, nuançable à l’infini. Une hiérarchie communément admise alors va « de l’artisan et de l’ouvrier qualifié chef d’atelier, au petit entrepreneur sous-traitant, puis au fabricant donneur d’ordre et à moitié négociant, jusqu’au véritable industriel fondateur d’une firme durable » (Christophe Charle).

C’est aussi en ces décennies centrales du xixe siècle que les « couches nouvelles », chères à Gambetta, apparaissent clairement. Elles résultent de l’urbanisation et de la tertiarisation relative des emplois, de l’essor même modeste des qualifications. Les employés se font moins rares. Particulièrement nombreux à Paris, au siège social des grandes sociétés nouvelles et dans les grands magasins, ils se rencontrent aussi en province, avec le développement des compagnies de chemin de fer et l’apparition des succursales bancaires. On peut y ajouter les petits et moyens fonctionnaires qui forment l’essentiel des 265 000 serviteurs de l’État recensés en 1870.

On n’oubliera pas enfin la frange inférieure des professions libérales (pharmaciens et médecins de campagne, vétérinaires, notaires), dont les membres peuvent avoir un réel prestige, concurrent de celui des notables propriétaires, dans les campagnes point trop légitimistes. L’avenir socio-politique de ces classes moyennes est moins l’intégration (assez improbable) dans les élites installées, que la construction d’une démocratie modérée. On sait le rôle qu’elles joueront dans les choix décisifs de la décennie 1870.