Chapitre 6 : Les mentalités, entre tradition et positivisme

A– Apogée de la reconquête catholique

L’Empire autoritaire a soutenu l’Église catholique, et l’Église le lui a bien rendu : les libertés des catholiques furent maintenues (presse, œuvres), tandis que disparaissaient toutes les autres ; et le pape Pie IX donna son aval au coup d’État, avant d’accepter d’être le parrain du prince impérial en 1856. Tout cela n’allait pas sans quelque cynisme : les ecclésiastiques n’étaient pas bonapartistes, l’empereur et son entourage (impératrice exceptée) n’étaient pas dévots. Il n’empêche que la politique de Napoléon III fut pendant quelques années remarquablement cléricale. On le vit bien en matière constitutionnelle ou législative : cardinaux sénateurs de plein droit, développement des congrégations féminines facilité par un décret de 1852 ; en matière budgétaire : augmentation du traitement des ecclésiastiques, dons d’objets du culte aux églises ; en matière scolaire : application très stricte de la loi Falloux, brimades à l’égard des enseignants libres-penseurs ou non-catholiques ; ou, enfin, en matière de censure avec les deux procès retentissants de 1857, celui des Fleurs du Mal, et celui de Madame Bovary.

Les relations entre Paris et le Saint-Siège se sont sensiblement altérées, on l’a vu, à partir de la fin des années 1850, à propos de la question romaine et du gallicanisme. Napoléon III soutient la maison de Savoie dans sa lutte pour l’unité italienne, comme il soutient les évêques gallicans dans leur résistance aux pressions de plus en plus fortes du Saint-Siège. Les années 1860 voient même quelques signes d’anticléricalisme officiel : soutien impérial à la politique de Persigny contre la Société de Saint-Vincent-de-Paul, et à celle de Duruy contre les excès de l’enseignement congréganiste.

1. L’offensive ultramontaine

Le catholicisme français est de plus en plus sous le contrôle de Rome : l’ultramontanisme gagne du terrain. Le pape protège l’Univers de Louis Veuillot, condamne le gallicanisme et les gallicans, impose, en 1854, à toute la catholicité, sans fondement scripturaire, le dogme de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie, (d’où une extraordinaire généralisation du culte marial), puis, entre 1853 et 1864, la liturgie romaine comme liturgie unique, et pour finir, en 1870, le dogme de l’infaillibilité pontificale (concile de Vatican I).

2. L’offensive antilibérale

L’offensive ultramontaine se double d’une grande offensive antilibérale. Louis Veuillot en fournit d’amples témoignages : il loue Charlemagne d’avoir édicté la peine de mort contre les Saxons qui refusaient le baptême, et Louis XIV d’avoir révoqué l’édit de Nantes ; il anathématise les libertés modernes, demandant au gouvernement d’en finir avec l’Université et la franc-maçonnerie.

Aux catholiques intransigeants, en effet, les malheurs des temps semblent tous sortis de la Révolution française, elle-même issue, selon les uns du protestantisme, selon les autres du paganisme. Cette rancœur inspire les deux textes fondamentaux du pontificat, ceux de 1864, l’encyclique Quanta Cura et le Syllabus, catalogue de 80 propositions condamnées par le Saint-Siège, et où s’affirme de manière éclatante le refus romain de « transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ».

B– Science et scientisme

1. Le développement de l’anticléricalisme

Les années 1850, années de cléricalisme, furent propices à un réveil de l’anticléricalisme libéral. Tandis que s’affirmait chaque jour davantage le caractère intransigeant du pape Pie IX, des scandales défrayèrent la chronique, dont l’affaire Mortara, en 1858, qui eut des répercussions très négatives pour l’Église. À l’intérieur des États pontificaux, un enfant juif, secrètement baptisé par une servante, fut arraché à sa famille pour être élevé dans le catholicisme. Les journaux libéraux français, Le Siècle, La Presse, Le Journal des débats, se déchaînèrent. Beaucoup de fidèles furent de leur avis, estimant que le pape avait outrepassé ses droits. Cette affaire prouvait qu’une limite était atteinte dans la reconquête catholique de l’opinion dès la fin de la décennie 1850, et que la « morale naturelle » (les droits de la famille) et la morale religieuse étaient déjà, pour beaucoup, clairement distinctes.

→ L’anticléricalisme devient positiviste

Les bourgeois libéraux adhèrent de plus en plus souvent aux valeurs défendues par Auguste Comte et son disciple Émile Littré. Pour eux la science, en progressant, répond aux interrogations de l’homme et rend peu à peu caduques les vieilles réponses des religions. Aux âges théologique et métaphysique succède l’âge positif. La plupart des spécialistes des sciences expérimentales (Pasteur étant l’exception la plus notable) se déclarent d’ailleurs hors de l’Église.

Au même moment, la religion multiplie les dévotions et les pratiques les plus naïves, comme si elle voulait opposer les miracles de la foi aux pauvretés de l’intelligence ; elle condamne formellement les valeurs mêmes du nouvel esprit scientifique : libre examen, refus de l’argument d’autorité, raison souveraine. Les apparitions qui se multiplient sont, pour les anticléricaux, le signe que l’Église, aux abois, ne peut plus se sauver qu’en fabriquant du surnaturel.

L’athéisme est ainsi beaucoup plus sensible dans le mouvement révolutionnaire de 1871 que dans celui de 1848.

→ Les réseaux anticléricaux

L’anticléricalisme trouve désormais ses réseaux : la franc-maçonnerie, la Ligue de l’enseignement, créée par Jean Macé en 1866 pour contrer les aspects les plus cléricaux de la loi Falloux, les minorités confessionnelles qu’affole le tournant pris par l’Église sous le pontificat de Pie IX.

L’hostilité à l’Église est très forte dans la gauche communarde, comme on l’a vu, mais elle est également forte chez les républicains opportunistes de la décennie 1870. On peut même dire que l’anticléricalisme est le meilleur ciment du camp républicain, unissant une fraction du peuple à une fraction de la bourgeoisie. Surtout, il touche désormais le village.

Tout ici commence par le refus masculin de la confession, « une invention des prêtres », où l’on voit du jésuitisme et de l’indiscrétion. C’est ensuite, l’inobservance de l’impératif dominical : on en veut au prêtre de se livrer à des attaques ad hominem dans ses sermons, ou, après 1860, d’y faire de la mauvaise politique. Cet anticléricalisme s’appuie sur l’exemple de détachés estimés de leurs voisins, mais flétris par l’Église (particulièrement dans le Sud-Est, passé ainsi, en une génération, de la piété baroque au radicalisme politique).

2. Une demande croissante d’éducation

Cette modernisation des comportements culturels va de pair avec une demande croissante d’éducation dans presque toutes les catégories de la population : les paysans s’efforcent de faire alphabétiser leurs enfants, filles comme garçons ; les ouvriers cherchent à suivre des cours professionnels ; les cours d’adultes prennent une importance croissante.

Les moyens d’acculturation populaire se renforcent, tandis que les colporteurs reculent : des bibliothèques de gare sont lancées par Hachette ; les bibliothèques municipales sont de plus en plus fréquentées ; la presse « à un sou », apparue dans la décennie 1860, rencontre vite un grand succès dans une opinion aussi consciente de son pouvoir que curieuse de « nouveauté ». Dans le même ordre d’idées, des filières originales commencent à apparaître, qui permettent un minimum de promotion sociale, de la frange supérieure du peuple en direction des classes moyennes ou à l’intérieur des classes moyennes : enseignement primaire supérieur, enseignement secondaire spécial créé par Duruy en 1865.

Cela dit, l’enseignement des élites reste relativement traditionnel. Les lycées et collèges continuent d’être globalement centrés sur les humanités classiques. L’enseignement supérieur est lui aussi très routinier : les facultés professionnelles sont sclérosées (particulièrement les écoles de droit), les facultés des lettres et des sciences n’ont pas d’étudiants. Le retard de la France par rapport aux universités prussiennes devient un topos des débuts de la iiie République.

C– La fête impériale

Les transformations de la morphologie et de la physionomie urbaines sont une des caractéristiques essentielles de la période, et sans doute un des chapitres les moins contestables de l’oeuvre impériale. Les décennies centrales du xixe siècle voient le passage de la walking city à la ville circulatoire contemporaine. Le phénomène n’est nulle part aussi visible qu’à Paris.

1. Les transformations urbaines

La capitale, sous la houlette du baron Haussmann, s’agrandit sensiblement par l’annexion, en 1860, de la partie des communes limitrophes qui se trouvait dans l’enceinte construite par Thiers en 1840. C’est alors qu’apparaît sur les plans l’escargot des vingt arrondissements actuels. Haussmann veut aérer la ville, pour des raisons socio-politiques et hygiéniques, en perçant le vieux centre, en le désindustrialisant au bénéfice des arrondissements périphériques, voire de la banlieue. Il fait donc réaliser la célèbre croisée de Paris (Rivoli-Sébastopol, avec intersection au Châtelet) ; il aménage grandiosement les halles avec la construction des pavillons de Baltard ; il perce des avenues qui débouchent sur les six gares de la ville ; il dessine les liaisons entre les vieux quartiers et les nouveaux arrondissements ; il organise l’adduction d’eau par le détournement des eaux de la Dhuis et de la Vanne ; il fait achever les égouts par Belgrand, et dessiner des squares et des jardins par Alphand.

Cela dit, ce volontarisme planificateur n’empêche pas une certaine anarchie des aménagements péri-urbains. C’est alors que la population ouvrière se concentre, volens nolens, dans les quartiers est de la capitale aggrandie (Belleville), et qu’apparaissent de véritables bidonvilles dans les zones naguère rurales ou non aedificandi.

Les villes de province, même très inégalement haussmannisées, offrent peu à peu une physionomie nouvelle, liée à la révolution des transports. La gare apparaît et, avec elle, le faubourg de la gare où s’entassent migrants et activités interlopes. À l’intérieur de cette ville élargie se multiplient les moyens de transport (fiacres, omnibus, tramways hippomobiles), mais leur prix, élevé, en réserve encore l’usage aux classes moyennes.

→ La vie parisienne

Paris c’est aussi la ville où l’on s’amuse et où affluent de plus en plus d’étrangers, comme à l’occasion des Expositions universelles de 1855 et de 1867. C’est le monde des crinolines et des équipages, des champs de course et des quadrilles, des domesticités nombreuses et des hôtels particuliers tapageurs. C’est celui des courtisanes, de la Païva, d’Hortense Schneider et de Nana, où passent, comme des météores, hommes d’affaires, gens du monde, aventuriers, monde de l’argent-roi et du sexe facile : « du plaisir à perdre haleine, oui, voilà la vie parisienne ». C’est un monde mêlé, comme la doctrine bonapartiste, celui de la promenade au Bois, le long de l’avenue de l’Impératrice, celui des bals aux Tuileries, des étés à Deauville, à Biarritz ou à Vichy, des automnes à Compiègne.

L’aristocratie traditionnelle garde quelque distance à l’égard de cet univers où la moralité est si déficiente et les parvenus si visibles. La meilleure société continue à vivre entre elle, l’été sur ses terres, l’hiver au faubourg Saint-Germain.

Même si elle profite des chemins de fer pour voyager davantage, la bourgeoisie provinciale reste pour sa part fidèle à une éthique du travail et de la mesure, à des loisirs familiaux (le piano joue ici un très grand rôle), à la sociabilité des salons et des « jours ».

2. L’art officiel

L’art dominant est à l’image du milieu que nous venons de décrire : pompier et éclectique.

C’est particulièrement vrai en architecture, avec la vague néo-gothique des reconstructions d’églises et le refus du modernisme technique pour l’immeuble d’habitation.

C’est aussi vrai en peinture. Des portraitistes complaisants comme Winterhalter, des peintres d’histoire et de batailles réalistes comme Cabanel et Meissonnier, des peintres d’allégorie obtiennent de nombreuses commandes. Ils dominent le système d’enseignement et ont seuls l’accès au « Salon » (annuel après 1861). Il est vrai qu’ils commencent à subir la concurrence technique et économique de la photographie (Nadar).

Le sculpteur Carpeaux multiplie les bustes élégants, sans doute un peu flattés, de ses riches commanditaires, mais réussit une évocation bondissante de la Danse (1869), commande réalisée pour l’Opéra-Garnier.

Enfin, les comédies de Labiche et les opérettes d’Offenbach résument assez bien un certain esprit du Second Empire, fait d’esprit de jouissance et de cynisme, de sentimentalité et de couardise, de bêtise et de naïveté.

D– Les avant-gardes : la révolution littéraire de 1857, l’impressionnisme

En dépit (ou peut-être en raison) de son philistinisme foncier, le Second Empire a vu la floraison de talents artistiques exceptionnels. C’est alors que Flaubert écrit l’essentiel de son œuvre, que Baudelaire lance la révolution poétique des Fleurs du mal, que la révolution impressionniste éclate au grand jour. Ainsi se creuse le fossé qui sépare le « bourgeois » de l’« artiste ».

1. L’avant-garde littéraire

Dans les lettres, la génération de 1850 est celle du passage au réalisme. Depuis 1840, le romantisme poétique battait de l’aile : Victor Hugo part pour un long exil en 1851 ; les grandes voix se taisent peu à peu. La jeune génération s’efforce de comprendre les raisons de ses déceptions quarante-huitardes : l’intelligence revient au premier plan ; le sentiment, qui avait tout envahi, est brutalement dévalué au bénéfice de la critique, de la technique et du travail.

La poésie, dominée par le Parnasse (Gautier, Leconte de Lisle, Banville), produit des oeuvres raffinées, excessivement ciselées, à l’inspiration tourmentée par un désir d’originalité sans effusion. Mais Baudelaire sort du lot par la force de son aventure intérieure (sa « conscience dans le mal »), l’originalité de son vers qui n’hésite pas à flirter avec la prose, sa sensibilité au temps et au lieu, son génie critique.

La même année qui vit la révolution baudelairienne (1857) vit une révolution romanesque de même ampleur, avec la publication de Madame Bovary (le premier roman à avoir été écrit comme un poème, selon Milan Kundera). Le style de Flaubert devait encore donner à l’époque son grand roman des illusions perdues : L’Éducation sentimentale, à la fois autobiographie, album d’une génération sacrifiée, épopée du rien. Mais l’œuvre, à sa parution en 1870, ne rencontra pas son public.

2. L’impressionnisme

En peinture, la vraie révolution vient en 1863 avec le « Salon des refusés ». Cette année-là, Napoléon III autorisa les peintres dont les œuvres n’avaient pas été retenues pour le Salon à les exposer ailleurs : on y trouvait Manet et Pissarro. Avec Sisley, Monet, Renoir, Degas, ils constituèrent ce qu’on appela, à partir de 1874, l’impressionnisme. Le plein air l’emporte ici sur l’atelier, la couleur sur le dessin, l’impression visuelle d’ensemble sur l’exactitude de détail, la subjectivité sur le sujet.