Chapitre 7 : L’enracinement de la République (1879-1914)

A

près leurs succès électoraux de 1876, 1877 et 1879, les républicains parviennent à imposer durablement leurs valeurs et leurs hommes. S’appuyant sur les deux héritages politiques des périodes précédentes, le parlementarisme et le suffrage universel, ils construisent un système politique original, hostile à l’Église, pragmatique sur la plupart des autres sujets, et suffisamment solide pour survivre à des crises redoutables et traverser la Grande Guerre.

A– La République opportuniste (1879-1885)

L’opportunisme, comme le rappelle Gambetta dans son discours à Belleville en 1881, est une volonté de tirer les leçons du passé républicain, pour en finir avec « l’esprit de chimère », celui de la Commune, et son corollaire, « la peur des possédants ». Pour eux, la République doit cesser d’être une transition vers le césarisme, en se montrant non violente, empirique et efficace, et en s’appuyant sur une partie de la bourgeoisie. C’est à ces conditions que la République sera féconde et bénéficiera du long terme qui, jusque-là, lui a toujours fait défaut.

L’opportunisme est aussi une façon d’adapter la République aux circonstances. C’est un système défensif, qui tient compte de la force de l’adversaire à l’intérieur et de la faiblesse diplomatique et militaire de la France à l’extérieur. C’est enfin, après la défaite et la Commune, un essai de rassemblement du peuple et d’une fraction de la bourgeoisie, une tentative de réconciliation entre la République et l’armée.

→ Les faiblesses de l’opportunisme

Cela dit, l’opportunisme présente quelques difficultés théoriques et pratiques. La principale est la laïcité, à laquelle ces républicains modérés sont très attachés, preuve qu’il y a dans l’opportunisme un fond de radicalisme, preuve aussi que les opportunistes réservent leur rigueur aux questions métaphysiques et leur empirisme aux questions sociales. La seconde est justement la pauvreté de leur programme économique et social, qui se résume à un refus d’intervenir dans la lutte des classes : la République perd en contenu social ce qu’elle gagne en extension électorale. L’opportunisme est ainsi susceptible de nombreux dépassements sur sa gauche.

Il est par ailleurs un temps affaibli par la rivalité qui oppose Ferry à Gambetta : le style des deux leaders est très différent et la Gauche républicaine de Ferry est plus bourgeoise que l’Union républicaine de Gambetta. L’échec du « grand ministère Gambetta » au bout de 67 jours en janvier 1882, puis la mort de Gambetta en décembre 1882, permettront à Ferry de prendre alors plus d’ascendant sur l’ensemble de la mouvance opportuniste. Au total, il est bien l’homme le plus influent de la période, presque continûment ministre de l’Instruction publique entre 1879 et 1883, et président du Conseil à deux reprises, en 1880-1881, et en 1883-1885.

Mais tous les républicains ne sont pas opportunistes, et l’unité du camp républicain était surtout sensible dans l’adversité ; il était normal qu’elle disparût avec la victoire. Les radicaux accusent les opportunistes d’être infidèles au programme de 1869. Ils proposent la révision de la Constitution : suppression du Sénat, suppression de la présidence de la République. Ils veulent réaliser une démocratie politique renforcée (avec élection des magistrats et séparation absolue de l’Église et de l’État), ayant aussi un certain contenu social (impôt sur le revenu, impôt sur les successions, ouverture de caisses de retraites pour les travailleurs, autorisation du syndicalisme, réduction de la journée de travail). En politique étrangère, ils refusent, par nationalisme, les entreprises coloniales, prônées par les opportunistes, comme des concessions dangereuses faites aux visées de Bismarck ; celui-ci en effet accepte que la France compense ainsi son isolement en Europe, mais souhaite secrètement que le colonialisme français renforce cet isolement. La haine de Clemenceau pour Ferry est un facteur supplémentaire d’opposition : Clemenceau, maire du xviiie arrondissement (Montmartre) au moment de la Commune, considérait qu’un fleuve de sang le séparait de Thiers et de ceux d’entre les républicains de la veille qui avaient accepté la répression, et dont Ferry faisait partie. Or, Clemenceau est redoutable : il a un quotidien, La Justice, et le don de perturber les débats à la Chambre. C’est lui qui fera tomber Ferry en 1885 sur l’affaire de Langson.

1. L’œuvre des opportunistes

Cela dit, l’œuvre des opportunistes est immense, aussi bien du côté de la modernisation de l’État, que de celui de la politique scolaire ou de la politique coloniale.

→ La modernisation de l’État

Les institutions de 1875 sont stabilisées, au prix de révisions limitées, mais significatives. La symbolique républicaine est alors mise en place : la Marseillaise devient hymne national en février 1879 ; les pouvoirs publics qui se trouvaient à Versailles depuis 1871 regagnent Paris en juin 1879 ; le 14 juillet devient fête nationale à partir de l’été 1880.

La révision de 1884 interdit qu’une révision constitutionnelle puisse porter sur « la forme républicaine de gouvernement » et déclare inéligibles à la présidence de la République les « membres des familles ayant régné sur la France ». Elle modifie la composition du Sénat (suppression des sénateurs inamovibles), mais ne le détruit pas. Elle supprime les « prières publiques » prévues pour la rentrée parlementaire, mais n’annule pas le Concordat.

À cette révision s’ajoutent des mesures de laïcisation ponctuelles : suppression de l’obligation du repos dominical ; rétablissement du divorce par la loi Naquet en 1884 ; laïcisation des hôpitaux (mais pas de leur personnel), des tribunaux (mais pas du serment « devant Dieu et les hommes »), des casernes. La victoire de la laïcité se dit grandiosement dans les funérailles nationales et civiles de Victor Hugo, transporté au Panthéon en mai 1885.

Des libertés nouvelles s’affirment : la liberté de la presse et la liberté syndicale. La presse est définitivement régie par la loi du 29 juillet 1881, qui libère totalement l’imprimerie et la librairie, ainsi que la colportage et l’affichage, supprime toute mesure préventive ainsi que le délit d’opinion, à l’exception des délits de droit commun. La liberté de réunion est acquise par la loi du 30 juin 1881 et par la loi très libérale sur les débits de boisson du 17 juillet 1880. La liberté syndicale est l’objet de la loi votée en 1884 : cette loi, qui ne donne pas la liberté d’association (laquelle ne sera acquise qu’en 1901) est censée atténuer la lutte des classes en améliorant les conditions de la négociation entre patrons et ouvriers. Les syndicats obtiennent la personnalité civile (ils peuvent contracter, posséder des biens et des locaux), et leurs fédérations géographiques ou professionnelles sont autorisées. Le livret ouvrier est rendu facultatif en 1884, et supprimé en 1890.

Les libertés locales connaissent une renaissance. La loi du 4 mars 1882 et la grande loi municipale du 5 avril 1884 consacrent l’élection des maires pour 4 ans (sauf à Paris où, pour des raisons d’ordre public, le préfet de la Seine et le préfet de police exercent les pouvoirs du maire), et instituent la publicité des séances. La commune est désormais perçue comme le niveau de base de la démocratie, celui où se fait l’éducation politique de ceux qui aspirent à la gestion des affaires publiques. Cela dit, la commune reste sous la tutelle financière du préfet, et il n’y a pas, à proprement parler, de décentralisation.

L’épuration de l’administration est rondement menée, mais elle varie selon les secteurs : très forte dans la préfectorale et dans la magistrature, elle touche en revanche très peu l’armée et la diplomatie. En matière de recrutement de fonctionnaires, le principe méritocratique est désormais le seul valide, avec quelques entorses, il est vrai.

→ La politique scolaire

La politique scolaire des républicains prend la forme d’une bataille extrêmement dure contre les catholiques, sur un terrain qui leur tenait particulièrement à cœur. Plusieurs défis sont en effet lancés depuis la fin du Second Empire par les leaders républicains. Pour eux, la scolarisation doit être une obligation juridique, s’imposant donc au père de famille : le catéchisme ne peut plus être enseigné à l’école publique ; aucun compromis n’est possible entre la pédagogie de l’Église et celle de la République. Pour l’Église, en effet, les principes républicains sont « la négation du péché originel » ; pour la République, l’homme ne peut réaliser toutes ses potentialités hic et nunc qu’en renonçant au mépris de la vie terrestre qui fait le fond du catholicisme. L’affrontement, très violent, oppose deux visions antithétiques de la liberté : liberté de l’enfant contre liberté des parents, conception émancipatrice fondée sur l’individu et conception organiciste fondée sur les institutions « naturelles ».

Les lois Ferry découlent de ce constat, et font « l’école primaire gratuite, laïque et obligatoire » : loi du 16 juin 1881 sur la gratuité ; loi du 28 mars 1882 sur l’obligation scolaire de 7 à 13 ans et sur la laïcisation des programmes et des locaux, complétée par une loi de 1886 sur la laïcisation des personnels. L’essentiel se joue dans les symboles, les programmes, le statut et la formation des enseignants. L’école primaire est désormais fermée aux emblèmes religieux. Une circulaire du 2 novembre 1882 demande même qu’on enlève les crucifix dans les locaux neufs ou rénovés. Le catéchisme disparaît des programmes et ne peut être enseigné aux enfants qu’à l’extérieur de l’école (dont le curé se voit ainsi interdire l’accès). Après 1886, les congréganistes (hommes ou femmes) ne peuvent plus devenir instituteurs publics. Les nouveaux programmes primaires (ceux de 1882) sont encyclopédiques, au sens où ils visent à donner aux enfants des savoirs positifs, en plus de la lecture, de l’écriture et du comput. « Éléments de la littérature française », « histoire et géographie de la France » (ici triomphera le Petit Lavisse), « leçon de choses », « instruction morale et civique » ouvrent l’enseignement primaire à la patrie, au monde et au progrès.

La filière primaire supérieure est développée. Elle permet de poursuivre au-delà du certificat d’études, soit dans un cours complémentaire, soit dans une école primaire supérieure ; elle offre le meilleur moyen de préparer les concours de la petite fonction publique et, en particulier, ceux des écoles normales d’instituteurs, et correspond à l’idéal de promotion modérée des opportunistes.

Les enseignements secondaire et supérieur n’échappent pas au réformisme. Dans les lycées, l’essentiel est la réforme des programmes de 1880. La part du latin est diminuée : le discours latin est supprimé au baccalauréat ; la littérature française et l’histoire littéraire passent au premier plan. C’est peu de chose, mais sans doute le maximum qui puisse être fait, vu le traditionalisme des professeurs et d’une grande part des parents (ceux qui appartiennent aux élites anciennes). Un enseignement secondaire de jeunes filles est créé par la loi Camille Sée du 21 décembre 1880. En conséquence s’ouvrent des lycées de jeunes filles et une École normale (celle de Sèvres) pour en former les professeurs, tandis que sont créées des agrégations féminines. Dernier point notable à propos de l’enseignement secondaire : au terme d’une bataille parlementaire extrêmement vive, les jésuites subissent, par décret, une nouvelle expulsion (29 mars 1880).

→ La politique coloniale

L’œuvre coloniale est également très importante. La France des années 1880 n’est pas massivement convertie au colonialisme républicain : antiferrysme de droite et antiferrysme radical se rejoignent même sur cette question. Les radicaux, par la bouche de Clemenceau, dénoncent le racisme latent du projet ferryste. Les économistes libéraux insistent sur le gaspillage financier et humain que représentent les expéditions coloniales, avec leur cortège de pertes militaires, de dépenses navales, de frais d’aménagement des territoires conquis, d’affairisme louche (la campagne de Tunisie en fournissait de beaux exemples), de mesures de rétorsion étrangères. Enfin, on l’a vu, les radicaux affirment que les « aventures coloniales » mettent en danger l’indépendance et la sécurité nationales, isolent davantage la France (en irritant la Grande-Bretagne), détournent le pays de la seule question diplomatique qui vaille, « la ligne bleue des Vosges ».

Les réalisations coloniales n’en furent pas moins imposantes : intervention en Tunisie en avril-mai 1881 ; intervention au Tonkin en 1882-1885 ; participation française à la Conférence de Berlin sur le partage de l’Afrique en 1884-1885 ; création de grandes infrastructures (sous-secrétariat d’État aux colonies créé en 1881, qui deviendra un ministère en 1894). C’est cependant sur une question coloniale que chuta Ferry, le 30 mars 1885.

L’intervention française au Tonkin avait provoqué une guerre franco-chinoise en 1884. La prise du poste frontière de Lang Son par les Chinois fut transformée par la rumeur, contre toute vraisemblance, en « Sedan d’outre-mer ». À une forte majorité, la chambre vota un ordre du jour contre le cabinet. Ferry démissionna. Toute la fin de sa carrière en fut salie et attristée : les enfants le huaient dans la rue, un boulangiste lui tira dessus. Il ne fut plus jamais ministre, échoua à la présidence de la République en 1887, aux élections législatives de 1889. Il se remettait en selle au Sénat (où il avait été élu en 1891, et dont il fut élu président en février 1893), lorsque la mort l’emporta le 17 mars 1893. Avec lui disparaissait le plus important des pères fondateurs de la IIIe République.

B– Les crises : de Boulanger à Dreyfus (1885-1899)

La période qui s’ouvre au départ de Ferry (1885) et qui s’achève avec le second procès Dreyfus (1899), est une séquence très troublée de la IIIe République.

Les élections de 1885 ont en effet divisé la Chambre en trois groupes à peu près égaux, radicaux, opportunistes, conservateurs, rendant difficile l’émergence d’une majorité. Le système parlementaire mis en place à la fin de la décennie 1870 engendre l’instabilité ministérielle et n’accomplit qu’une œuvre sociale limitée. La politique étrangère des opportunistes, strictement défensive et soumise au système bismarckien, blesse l’orgueil national, à vif depuis 1871. Une partie de l’opinion républicaine se prend donc à rêver d’un pouvoir fort, qui saurait améliorer la vie quotidienne et tenir tête à l’Allemand. Elle croit l’avoir trouvé en la personne d’un jeune et fringant général, Boulanger, nommé ministre de la Guerre dans le gouvernement Freycinet de janvier 1886.

1. Le boulangisme

Boulanger passe pour proche des radicaux. Ancien condisciple de Clemenceau au lycée de Nantes, il prend des mesures disciplinaires contre certains officiers monarchistes, raye des cadres les princes des familles ayant régné sur la France, lance un projet de service militaire vraiment universel. Soucieux du sort de la troupe, il améliore le régime des permissions et se rend extrêmement populaire. La revue du 14 juillet 1886 à Longchamp voit son triomphe.

Mais ce ministre de la Guerre n’est pas seulement républicain. C’est aussi un va-t-en-guerre (le « général Revanche »), qui fait des rodomontades contre Bismarck, alors occupé à faire voter une nouvelle loi militaire. Il brandit une menace de mobilisation des troupes de couverture lors de l’affaire Schnaebelé (avril 1887), au cours de laquelle un commissaire de police français est arrêté pour espionnage par les autorités allemandes. L’affaire se règle discrètement, mais les opportunistes les plus lucides (Ferry) redoutent désormais une catastrophe impromptue. Ils obtiennent qu’un nouveau ministère soit constitué sans Boulanger (mai 1887), et que celui-ci soit envoyé à Clermont-Ferrand. Son départ est l’occasion d’une grande manifestation de sympathie à la gare de Lyon.

La fin de l’année 1887 est occupée par le scandale des décorations : le gendre du président Grévy, Wilson, trafiquait de la légion d’honneur. La chute de Grévy, remplacé par Sadi Carnot, affaiblit encore un peu le régime. Boulanger souhaiterait retrouver son ministère, mais il est éconduit. Il se tourne alors secrètement vers les leaders de la droite monarchiste : le baron de Mackau, le prince Jérôme Bonaparte. Le ministre de la Guerre réagit en le mettant en situation de non-activité, puis à la retraite d’office en mars 1888. Cette décision malheureuse ouvre à Boulanger la possibilité de se présenter aux élections.

→ Les élections de 1888 et 1889 et la condamnation de Boulanger

En avril 1888, il est élu en Dordogne avec des voix bonapartistes et radicales ; puis, triomphalement, dans le Nord (avec des voix ouvrières), sur un programme de révision constitutionnelle qui donnerait davantage de pouvoir au président de la République. Le 27 janvier 1889, il triomphe à Paris. Dans toutes ces élections partielles, il n’a pas de concurrent sur sa droite, ce qui prouve que, derrière sa façade républicaine, le boulangisme conclut des alliances avec les monarchistes. Le mouvement est en effet une coalition : il a pour militants des hommes venus de la gauche anti-opportuniste, des radicaux (comme Naquet) favorables à la « révision » des lois fondamentales de 1875, voire des socialistes ; il a pour alliés les monarchistes, qui sont réduits à l’impuissance depuis 1877 et espèrent bien pouvoir se remettre en selle en le manœuvrant. Le comte de Paris, la duchesse d’Uzès, le directeur du Gaulois, les chefs du bonapartisme et de la Ligue des Patriotes, tous fournissent à Boulanger de l’argent et des moyens de propagande. Le boulangisme correspond d’ailleurs à un apogée de la bimbeloterie politique (jeux de cartes, bustes, chansons, assiettes), laquelle va souvent de pair avec une personnalisation bonapartiste du pouvoir.

Au soir de son élection parisienne, Boulanger, hanté par le souvenir du 2 décembre, résiste à ceux de ses partisans qui veulent le faire marcher sur l’Élysée. Il laisse ainsi à ses adversaires le temps de s’organiser : la Ligue des patriotes est dissoute ; le clergé est repris en mains par le ministère des Cultes (menace de suspension des traitements à ceux qui feraient des prônes révisionnistes) ; Boulanger et ses acolytes (en fuite) sont traduits en Haute Cour et lourdement condamnés par contumace. L’Exposition universelle de 1889 (celle de la Tour Eiffel et de la « fée électricité ») et les brillantes célébrations du centenaire de la Révolution détournent les esprits du mouvement et raffermissent le camp des vrais républicains. Abandonné de tous, le général finit par se suicider sur la tombe de sa maîtresse, à Bruxelles. Aux élections générales de 1889, les révisionnistes sont battus par les républicains modérés. Ceux-ci bénéficient du retour au scrutin d’arrondissement, qu’ils jugent désormais excellent.

→ L’héritage du boulangisme

Le boulangisme n’est pas un accident de notre histoire politique. Il s’inscrit dans la lignée des tentatives bonapartistes, dont il retrouve les aspirations contradictoires. Il resurgit chaque fois que le mécontentement et la frustration se disent sous une forme cocardière et antiparlementaire, chaque fois que la France se cherche un sauveur. Il a laissé des traces profondes : c’est avec l’aventure de Boulanger que le nationalisme français (qui était jusque-là plutôt à gauche) passe à droite, se teintant fortement d’antiparlementarisme et de militarisme ; l’évolution de Paris, qui avait connu un boulangisme authentique, est particulièrement révélatrice. C’est aussi en cette fin de la décennie 1880 que l’antisémitisme prend un nouvel essor politique, avec la publication du pamphlet néo-darwinien de Drumont, La France juive (1886). Il mord sur une fraction de la gauche, sensible à son caractère anticapitaliste ; sur les révisionnistes de tout bord, convaincus que les juifs sont les principaux bénéficiaires du parlementarisme étriqué qui règne sur la France, et que l’internationale juive met le pays en danger ; enfin, sur la droite traditionnelle, qui n’accepte pas en profondeur l’émancipation des minorités confessionnelles issue de la Révolution. Une certaine obsession de la décadence, liée aux difficultés économiques de la période et en rupture complète avec l’optimisme politique des républicains du xixe siècle, prend ainsi naissance en cette décennie 1880.

L’après-boulangisme est dominé par les « progressistes », ou républicains modérés. D’une grande timidité en matière économique ou sociale (comme le prouve le retour au protectionnisme en 1892), mais désormais, aussi, en matière religieuse, ces hommes ne laissent une œuvre importante que dans le champ diplomatique : la fin de l’isolement français par l’alliance franco-russe.

→ Le scandale de Panama

À peine le boulangisme retombé, le système parlementaire est de nouveau sur la sellette dans l’affaire de Panama. La compagnie du canal de Panama, créée en 1879, a dû en 1885 procéder à des emprunts supplémentaires pour subvenir à ses besoins. Une loi lui a été nécessaire, qui a été finalement votée en 1888. En 1889, la compagnie fait faillite.

Le scandale éclate en 1892, lorsque Drumont, dans La Libre Parole, déclare qu’une partie importante des capitaux de la compagnie a servi à arroser une centaine de journalistes et de parlementaires au moment du vote de la loi, et que des financiers juifs, Herz et Reinach, sont au cœur du dispositif. Dans les semaines qui suivent, plusieurs noms de politiciens sont mis en cause, parmi lesquels Rouvier, Freycinet, Floquet, Clemenceau, le ministre Baïhaut. Un procès a lieu en 1893, aboutissant au non-lieu de la plupart des politiques, sauf Baïhaut qui avait reconnu les faits. L’épisode inspira à Clemenceau son célèbre adage : « n’avouez jamais ». Cela dit, le scandale de 1892 est tel que le lobbying à l’américaine ne peut s’enraciner durablement. Les Français seront désormais presque toujours soupçonneux sur les liens de la politique et de l’argent.

L’affaire de Panama entraîne également la transformation des « opportunistes » en « progressistes » (c’est juste un changement d’étiquette, pour éviter un substantif connotant un peu trop l’affairisme) et, plus important, un renouvellement du personnel politique. Profitant de l’échec ou de la retraite des compromis, une nouvelle génération de républicains modérés fait alors son entrée aux affaires, dont la célèbre triade des jeunes ministres de 1894, promise à un bel avenir : Barthou, Leygues, Poincaré.

→ Les attentats anarchistes

Les années 1892-1894 voient également se succéder une série d’attentats anarchistes meurtriers, généralement à la bombe. L’anarchisme, qui procède intellectuellement de Max Stirner et de Proudhon, s’est cristallisé, autour de Bakounine, dans la lutte des anti-autoritaires contre les marxistes au sein de la Première Internationale ; ce qui vaut aux anarchistes d’être très tôt chassés de la Seconde, en 1892. Il s’est diffusé ensuite en France, au cours de la décennie 1880, dans des milieux restreints : sous-prolétariat, intellectuels, dont le géographe Elisée Reclus et la célèbre communarde Louise Michel, sans parler des sympathisants comme Octave Mirbeau. Les anarchistes considèrent que la source de tous les maux est l’État, que le parlementarisme, le réformisme sont des duperies, que toutes les autorités sont des complices de l’État. Ils ne croient qu’à la grève générale révolutionnaire et à la « propagande par le fait » (l’attentat).

Les plus célèbres attentats sont celui de Ravachol contre des magistrats parisiens en mars 1892, celui d’Auguste Vaillant sur « les bouffe-galette de l’aquarium », c’est-à-dire sur les députés en séance à la Chambre en novembre 1893, celui de Caserio qui coûte la vie au président Sadi Carnot en visite à Lyon en juin 1894. La réaction est rapide et sévère. Tandis que les auteurs de ces attentats sont condamnés à mort et exécutés, des lois sont votées (les « lois scélérates ») en 1893-1894, qui limitent la liberté de la presse et interdisent la propagande anarchiste. Dès lors, l’anarchisme cesse de se chercher du côté de la « propagande par le fait » et choisit essentiellement la voie syndicale ; on parlera vite d’anarcho-syndicalisme pour décrire la stratégie de la CGT créée en 1895.

→ Le renforcement du socialisme

Moins spectaculaire mais plus important que l’anarchisme (qui ne compte jamais que deux ou trois milliers de militants), le socialisme commence à se renforcer. Réduit à peu de chose pendant la décennie 1870 par la répression de la Commune, il a fini par connaître une lente renaissance, sous une forme extrêmement divisée. L’amnistie de 1879-1880 a fait sortir de prison ou rentrer d’exil un certain nombre de blanquistes qui, en 1881, à la mort de Blanqui, créent le Comité révolutionnaire central. De son côté, dès 1879, le journaliste Jules Guesde a créé à Marseille la Fédération du parti des travailleurs socialistes de France, laquelle F.P.T.S.F. se divise très vite lorsque Guesde en décide la marxisation, c’est-à-dire la conversion au socialisme scientifique. Les partisans de Brousse, favorables au « possibilisme », refusent la stratégie du « tout ou rien », qui aboutit trop souvent au « rien du tout ». En 1882, Guesde, mis en minorité, doit créer un nouveau parti, le P.O.F. (parti ouvrier français). Nouvelle division lorsque, en 1890, Jean Allemane quitte à son tour la F.T.P.S.F. de Brousse (qu’il accuse de se compromettre avec les partis bourgeois), pour fonder le P.O.S.R. (Parti ouvrier socialiste révolutionnaire), désireux de propagande dans le cadre syndical, mais ouvert aux intellectuels (le bibliothécaire de l’École normale, Lucien Herr, est allemaniste).

Aux quatre grands partis, s’ajoutent des socialistes indépendants, dont le plus célèbre est Millerand, directeur de La Petite République. Cela dit, les socialistes, même divisés, réalisent un beau score aux législatives de 1893 : avec 600 000 voix et 50 élus, ils quadruplent leur résultat de 1889. Aux municipales de 1896, ils font mieux encore, dominant désormais les conseils de Lille, Limoges, Roanne, Carmaux, Marseille, Dijon.

→ Le ralliement et l’esprit nouveau

Le successeur de Pie IX après 1878, Léon XIII, s’efforce de sauver ce qui peut être sauvé dans l’Église de France. Il conseille par conséquent aux catholiques d’accepter le régime dans lequel ils sont condamnés à vivre : « sauvez au moins votre religion si vous n’avez pas su sauver votre monarchie », dit-il à un visiteur français. Or, la plupart des catholiques sont résolument hostiles au républicanisme laïc des opportunistes, et refusent d’entendre ces conseils. L’échec du boulangisme, en ôtant ses dernières chances à la restauration monarchique, change quelque peu les données du problème.

Le pape en tire parti pour réitérer son invitation à une « adhésion sans arrière-pensée » à la forme républicaine de gouvernement, par l’intermédiaire du cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger. Celui-ci s’en ouvre aux officiers (pour la plupart monarchistes) de la flotte de Méditerranée : c’est le toast d’Alger du 12 novembre 1890, avant lequel le cardinal fait jouer la Marseillaise par les enfants de l’école des pères blancs ! Enfin, le pape publie une encyclique (Inter sollicitudines, 1892), dans laquelle il considère que la reconnaissance de la République est en France une « nécessité du bien social ».

La plupart des catholiques s’inclinent, certains assez volontiers, comme Jacques Piou, beaucoup à contrecœur, tels les catholiques sociaux d’Albert de Mun. Il reste cependant des centaines de milliers de réfractaires. À court terme, le ralliement affaiblit la droite. Aux élections de 1893, certains électeurs s’abstiennent ; les reports de second tour se font très mal. Cela dit, les « progressistes tendent la main aux ralliés en proposant « l’esprit nouveau » (1894), c’est-à-dire une trêve dans le combat laïc. C’est la pratique dominante jusqu’en 1899, et elle permet l’émergence d’une démocratie chrétienne dont le représentant le plus célèbre est l’abbé Lemire, député du Nord en 1893. Les radicaux et certains socialistes, tel Jaurès, crient à la trahison des républicains opportunistes.

→ L’alliance franco-russe

L’alliance franco-russe est la plus grande réussite de la diplomatie française avant 1914. C’est elle en effet qui a permis à la France de desserrer l’étau du système de Bismarck. En 1889, l’isolement diplomatique de la France était à son summum : la plupart des pays invités refusent de participer aux fêtes de l’Exposition universelle. En 1893, la France a un allié de poids. Cette alliance avait tout pour surprendre : la République était l’antithèse de l’autocratie russe, le tsar était un cousin de l’empereur d’Allemagne. Beaucoup, dont les diplomates allemands, la jugèrent destinée à s’effilocher.

L’essentiel s’est cependant joué entre 1888, date d’ouverture du marché financier français aux emprunts russes (immense succès), et 1892, date de la signature d’une convention militaire. Les états-majors des deux pays ont joué un rôle décisif en prenant contact l’un avec l’autre dès 1890, et en organisant les visites de la flotte française à Kronstadt en 1891, et celle de la flotte russe à Toulon en 1893.

La convention de 1892 stipule que, si la France est attaquée par l’Allemagne ou par l’Italie soutenue par l’Allemagne, la Russie lui portera secours. En sens inverse, la France s’engage à secourir la Russie attaquée par l’Allemagne, ou par l’Autriche-Hongrie soutenue par l’Allemagne. Des insuffisances subsistent : les Français ne veulent pas être liés à l’expansionnisme russe en Extrême-Orient ou dans les Balkans, et les Russes utilisent les capitaux français pour acheter des produits industriels allemands. En dépit de cela, l’alliance franco-russe tient bon jusqu’en 1914.

L’époque des progressistes voit également le vote de la loi militaire de 1889, qui universalise le service militaire ; celui-ci est de trois ans, mais les soutiens de famille, les séminaristes, les diplômés de l’enseignement supérieur ne servent qu’un an. L’armement est amélioré par la généralisation du fusil Lebel et l’adoption du canon de « 75 » tirant vingt coups à la minute.

2. L’affaire Dreyfus

→ La montée de l’antisémitisme

L’affaire Dreyfus éclate dans un contexte de renouvellement de l’antisémitisme et d’espionite aiguë. On l’a dit, l’antisémitisme connaît une vigoureuse poussée avec Drumont. Celui-ci, qui a connu le succès avec La France juive en 1886 (114 éditions en un an), crée en 1889 la Ligue nationale antisémitique française dont le slogan est « la France aux Français ». Il lance en 1892 La Libre Parole, qui concurrence La Croix, « le journal le plus antijuif de France », sur le terrain de l’antisémitisme le plus violent. Pour ces journaux, le Juif est un corps étranger qui menace l’intégrité de la France ; errant et cosmopolite, c’est par ailleurs la figure idéale du traître.

→ Dreyfus accusé d’espionnage

Or, au même moment, l’état-major, au sein duquel s’affrontent anciens élèves des jésuites, les « Postards », et officiers républicains, est convaincu que des informations de la plus haute importance sont livrées à l’Allemagne. Celle-ci dispose d’ailleurs à Paris d’un attaché militaire très actif, Schwartzkoppen, qu’épaule son amant, l’attaché militaire italien Panizzardi. L’opinion est confusément consciente du danger ; au début des années 1890, les histoires d’espionnage fournissent la matière d’un grand nombre de feuilletons.

En septembre 1894, le service du contre-espionnage français (« service de statistique ») découvre que des documents très importants concernant les armes françaises les plus récentes ont été livrés à l’ambassade d’Allemagne. Un agent français (une femme de ménage, Mme Bastian) en a retrouvé le bordereau (la liste) dans une corbeille à papiers. L’enquête se concentre rapidement sur les officiers d’état-major, seuls susceptibles de connaître des secrets aussi importants. Parmi eux, le capitaine Alfred Dreyfus, ancien élève de Polytechnique, semble avoir une écriture proche de celle du bordereau. Il est réfugié d’Alsace et donc germanophone, juif et donc traître. Le 15 octobre, il est convoqué pour une dictée au ministère et arrêté. Bien qu’il ait toujours protesté de son innocence, le 22 décembre 1894, le conseil de guerre, à l’unanimité, le déclare coupable et le condamne à la dégradation et à la déportation à perpétuité à l’île du Diable (au large de Cayenne).

Pendant plusieurs années, il n’y a pas d’affaire Dreyfus. Tout le monde en France est convaincu de la culpabilité du capitaine : les spectateurs de la dégradation (qui eut lieu dans la cour de l’École militaire), les journaux et leurs lecteurs, les politiques.

C’est la famille de Dreyfus (son frère, Mathieu, sa femme, Lucie) et le journaliste anarchisant Bernard Lazare qui finissent par ouvrir une brèche dans ce mur de certitudes. Ayant appris qu’un dossier secret avait été communiqué aux juges en décembre 1894, en contradiction avec les règles de la procédure, ils bataillent pour obtenir la révision du procès. Un tournant est atteint en 1896, lorsque le lieutenant-colonel Picquart, nouveau chef du service de statistique, découvre qu’un officier français est toujours en relation avec l’attaché militaire allemand qui lui a adressé un télégramme, dont un brouillon à adresse, « le petit bleu », est tombé entre les mains des services français. Cet officier s’appelle Esterhazy. Il a de gros besoins d’argent, et Picquart découvre avec stupeur qu’il a la même écriture que l’auteur du bordereau. Picquart fait part de sa découverte à son ministre, qui le mute d’office en Tunisie en novembre 1896, et lui donne pour remplaçant le colonel Henry, compromis dans la forfaiture de 1894.

Quoi qu’il en soit, les différentes pistes, celle de la famille, celle de Picquart, celle d’un banquier qui découvre l’écriture de son client Esterhazy dans le bordereau publié par la presse, finissent par se recouper, ce qui renforce la combativité des partisans de Dreyfus. Désormais certain de l’innocence du capitaine, le vice-président du Sénat, l’Alsacien Scheurer-Kestner, décide de demander publiquement la révision du procès en novembre 1897.

→ L’Affaire

L’Affaire proprement dite commence alors. La plupart des journaux, la plus grande partie de l’opinion restent convaincus de la culpabilité de Dreyfus. À la Chambre, le président du Conseil Méline s’exclame, le 4 décembre 1897 : « il n’y a pas d’affaire Dreyfus ! » Ayant obtenu de passer devant un conseil de Guerre pour laver son honneur, Esterhazy est déclaré innocent à l’unanimité (janvier 1898).

Le lendemain de l’énoncé du verdict, Zola, scandalisé, publie une lettre ouverte au président de la République, « J’accuse », dans l’Aurore (13 janvier 1898 : le journal triple son tirage habituel). Il y dénonce toutes les forfaitures de l’Affaire, s’en prend à la plupart des responsables militaires et aux juges du conseil de Guerre de 1894. Désormais, les passions se déchaînent. Si Zola, traduit en cour d’assises et condamné à un an de prison, doit fuir en Angleterre, le camp des dreyfusards se renforce sensiblement. Les élèves et anciens élèves de l’École normale supérieure (Charles Péguy, Léon Blum, Lucien Herr), les professeurs de la Sorbonne (Lavisse, Seignobos), ceux que leurs adversaires appellent désormais les « intellectuels », fournissent des bataillons de pétitionnaires en faveur de la révision du procès ; ils rallient aussi à leur cause quelques hommes politiques, dont Jaurès. La Ligue des droits de l’homme est fondée en février 1898. Elle crée des comités en province, et diffuse ainsi assez largement le dreyfusisme, en s’appuyant sur les loges maçonniques.

L’engagement des « intellectuels » et la bannière des « droits de l’homme » disent bien l’enjeu fondamental de l’Affaire : les dreyfusards défendent la vérité contre l’autorité, la justice contre la raison d’État, la raison contre le préjugé. Face à eux, d’autres ligues, la Ligue antisémitique, la Ligue des patriotes (recréée en 1897), la Ligue de la Patrie française (apparue en 1898), le Comité d’Action française (créé en 1898), soutenus par la plupart des salons, l’Académie, l’Église, prennent la défense de « l’honneur de l’armée » et dénoncent dans le mouvement en faveur de la révision un « syndicat » (nous dirions un lobby) de juifs et de maçons.

On a beaucoup dit, en commentaire d’un célèbre dessin de Caran d’Ache montrant les ravages familiaux de l’Affaire, que la France entière s’était divisée à cette occasion. C’est très exagéré. L’Affaire enflamme Paris plus que la province, les villes plus que les campagnes, la métropole moins que l’Algérie, où l’on assiste à de véritables pogroms. Sauf exception, les élections de 1898, très favorables aux radicaux, ne se jouèrent pas sur ce clivage. Et beaucoup de socialistes, jusqu’à la conversion de Jaurès, n’ont pas voulu s’engager dans cette « guerre civile bourgeoise ».

Le dénouement de l’Affaire ne vient que lentement. En juillet 1898, le ministre de la Guerre produit à l’assemblée les pièces du « dossier secret », dont l’une, « le billet Alexandrine », est accablante pour Dreyfus (il y est nommé en toutes lettres). Picquart parvient à persuader le ministre de diligenter une enquête. En passant devant une lampe les morceaux recollés du « billet Alexandrine », le capitaine Cuignet s’aperçoit que les différents morceaux ne présentent pas le même quadrillage. Il s’agit bel et bien d’un faux. Convoqué par le ministre, le colonel Henry reconnaît le montage. Il est écroué le 30 août 1898, et retrouvé mort en prison le lendemain.

Pour les dreyfusards, qu’il s’agisse d’un suicide ou d’une liquidation, c’est l’aveu de la forfaiture ; pour les antidreyfusards, dont Maurras, c’est le suicide exemplaire d’un homme qui avait réalisé un « faux patriotique », pour remplacer un document vrai dont la divulgation aurait pu entraîner la guerre entre la France et l’Allemagne.

Une souscription est donc lancée pour la veuve et les orphelins d’Henry (« le monument Henry »), dont les listes nous fournissent un des documents les plus effarants qui se puissent lire sur l’antisémitisme ordinaire à la fin du xixe siècle. Cuisinières, boutiquiers, curés de campagne agrémentent leur don de malédictions variées et de véritables appels au meurtre.

Dans un climat de passion toujours croissante, Déroulède tente un putsch. Au soir des obsèques du président Félix Faure (23 février 1899), il s’efforce d’entraîner le général Roget sur l’Élysée. Mais Roget refuse, et Déroulède est frappé de bannissement. Le 4 juin, le nouveau président de la République, Loubet, est pris à partie aux courses d’Auteuil. Pour lui rappeler son passé « panamiste », le baron de Cristiani lui écrase le chapeau d’un coup de canne. Les manifestations prennent de l’ampleur ; le régime même est en péril. La gauche socialiste et radicale exige désormais que l’on impose, contre les menées ligueuses, une « politique de défense républicaine ». C’est l’objectif que s’assignera et qu’atteindra le plus long gouvernement de la IIIe République, celui que Waldeck-Rousseau met en place le 23 juin 1899.

3. La réhabilitation de Dreyfus

Lucie Dreyfus a pu présenter un recours en cassation, et obtenir satisfaction le 3 juin 1899. Dreyfus revient de l’Ile du Diable, est jugé de nouveau, de nouveau par un conseil de Guerre (« procès de Rennes », août-septembre 1899). L’état-major reprend la thèse du faux patriotique et obtient une seconde condamnation, assortie de délirantes « circonstances atténuantes » qui n’ont pour objet que de réduire la peine à dix ans, et d’ouvrir la porte à une grâce présidentielle, accordée dès le 19 septembre 1899. Dreyfus est libéré et les passions retombent. Il faudra cependant attendre 1906 pour que le capitaine soit pleinement réhabilité et décoré de la Légion d’honneur.

→ Les conséquences de l’Affaire

Elles sont considérables. L’essentiel du contenu politique des années 1900-1905 en est issu.

Les progressistes, qui ont manifesté beaucoup de mauvaise volonté et de force d’inertie, doivent passer la main à ceux qui vont jouer désormais un rôle majeur, les radicaux. Ceux-ci ont vu dans l’antidreyfusisme un énième avatar de leur bête noire, le cléricalisme. De fait, la plupart des catholiques militants ont été antidreyfusards, à l’exception des membres du Comité catholique pour la défense du droit, créé par Paul Viollet en 1899, groupe toujours cité mais dont la résonance fut extrêmement limitée. L’anticléricalisme radical s’en trouve retrempé, et 1905 sera le résultat de 1898.

Quant à l’extrême gauche, devant le danger ligueur, elle n’a pas joué la politique du pire (« nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme de nous enfuir hors de l’humanité », Jean Jaurès). Elle a expurgé sa doctrine de ses dernières scories antisémites, a contribué à sauver la République du danger nationaliste, militariste et clérical, et certains de ses membres envisagent même de participer à l’exercice du pouvoir avec les radicaux. C’est ainsi que, pour la première fois, un socialiste, Millerand, entre au gouvernement dans le cabinet Waldeck-Rousseau en 1899.

De l’autre côté de la barrière, une droite activiste a resurgi qu’on avait vue prendre forme pendant le boulangisme, celle des « ligues », droite protestataire ou révolutionnaire, « néo-nationaliste », droite d’urbains, de boutiquiers antisémites, de littérateurs et d’étudiants royalistes, violents en paroles, acquis à la force, soucieux d’autorité. Cette droite nationaliste est sociologiquement et idéologiquement hétérogène. Elle regroupe des éléments des classes moyennes urbaines (voire du peuple) et des éléments des élites, et se divise sur l’héritage de 1789. La chance des républicains fut que la ligue qui survécut le mieux au contexte de sa naissance, l’Action française (sa revue devint un quotidien en 1908), fut aussi celle qui avait la base sociale la plus étroite. Les municipales de 1900 virent, sauf à Paris, la déroute des ligueurs, dont la plupart se rallièrent dans la décennie suivante à la droite parlementaire.

C– La République radicale (1899-1905)

Le radicalisme, qui se retrouve au cœur de la « défense républicaine » de 1899, puis du « bloc des gauches » de 1902, a connu une évolution importante depuis 1880. Celui des années de fondation était, on l’a vu, un radicalisme de combat, désireux d’obtenir la révision de la Constitution. Il s’est assagi au sortir de la crise boulangiste, considérant que les institutions de 1875 avaient du bon, même le Sénat. Dans les années 1890, le radical Léon Bourgeois, fondateur du solidarisme, a accepté de participer à plusieurs gouvernements, et a même dirigé un cabinet radical homogène en 1895-1896. Par ailleurs, au même moment, la géographie du radicalisme s’est modifiée : on est passé d’un « radicalisme de boulevard » (urbain, parfois même ouvrier), à un « radicalisme de terroir », sensiblement plus provincial et plus rural. D’une façon générale, la montée en puissance du socialisme pousse inexorablement le radicalisme vers le centre. Mais il reste quelque chose du vieux programme radical, des vieilles passions radicales, avec un certain débraillé de façade et de banquet : l’anticléricalisme.

1. La politique anticléricale

Les radicaux, victorieux aux élections de 1899 et de 1902, convaincus depuis l’Affaire du danger que représente l’alliance « du sabre et du goupillon », inspirent la politique anticléricale de Waldeck-Rousseau (1899-1902), et plus encore celle de Combes (1902-1905). Ils s’appuient sur un grand mouvement d’anticléricalisme populaire, attesté par le succès de la presse spécialisée (L’Assiette au beurre, La Lanterne, La Semaine anticléricale), et des sociétés de libres-penseurs. Jusqu’en 1905, année qui règle la question des relations de l’Église et de l’État et ouvre un autre clivage sur le thème militarisme-antimilitarisme (ou nationalisme-internationalisme), faisant ainsi éclater l’alliance des républicains et des socialistes, la question religieuse est au cœur de l’actualité politique française.

→ Les lois de 1901 et de 1905

Waldeck-Rousseau, qui veut maintenir le concordat, a une tête de Turc : les congrégations. Non protégées par le système concordataire, elles seraient très riches, tout en résistant aux lois fiscales, et incarneraient l’engagement politique de l’Église. Il prend assez vite des dispositions contre la congrégation des Assomptionnistes, celle de la Bonne Presse et de La Croix, qui s’est distinguée par un antisémitisme délirant pendant l’Affaire Dreyfus : elle est dissoute dès janvier 1900. Il fait adopter la loi sur les associations du 1er juillet 1901 qui exige une loi pour l’autorisation d’une congrégation (un décret pour l’ouverture d’un établissement d’enseignement congréganiste) et autorise leur dissolution par décret. C’est le « petit père Combes » qui va se charger d’appliquer ces mesures, avec la plus extrême rigueur : les demandes d’autorisation sont rejetées en bloc (sauf pour les congrégations coloniales, pères blancs et missions africaines). Dès 1902, des milliers d’écoles sont fermées avec, dans certains cas, envoi de la troupe. En 1904, une loi interdit l’enseignement à tous les congréganistes, à quelque congrégation qu’ils appartiennent.

Tout cela ne peut conduire qu’à une dégradation des relations avec le Saint-Siège. La visite du président Loubet au roi d’Italie en avril 1904 met le feu aux poudres. Le pape, Pie X depuis 1903, y voit une grave offense, se considérant toujours prisonnier dans Rome, et adresse une note acerbe à toutes les chancelleries. La Chambre, enflammée par Jaurès, soutient le rappel de l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège (27 mai 1904). La convocation ad limina de deux évêques républicains provoque la décision du gouvernement de « mettre fin à des relations officielles qui par la volonté du Saint-Siège se trouvent être sans objet » (30 juillet 1904). C’est la rupture officielle des relations diplomatiques.

La séparation est alors demandée par Jaurès, et les radicaux se rallient à cette idée à l’automne 1904. C’est alors qu’on découvre que le ministère de la Guerre, qui veut accélérer la carrière des officiers républicains, prend ses renseignements sur les attitudes religieuses des uns et des autres auprès des loges maçonniques. « L’Affaire des fiches » provoque une turbulence parlementaire qui contraint le général André (ministre de la Guerre), puis Combes lui-même à démissionner (novembre 1904-janvier 1905). Cela n’empêche pas Combes de léguer le dossier de la séparation à son successeur et, après des débats particulièrement graves, la loi sur la séparation de l’Église et de l’État est votée le 6 décembre 1905.

Plusieurs arguments militaient en faveur d’une solution tranchée et définitive :

– un argument sociologique ; les catholiques ne sont plus qu’une minorité (2 % seulement des habitants de Seine-et-Marne pratiquent régulièrement) ;

– un argument politique ; il y a collusion entre l’Église et les ennemis de la République, par conséquent la République n’a pas à entretenir ses ennemis ;

– un argument idéologique : la séparation accélérera la mort de l’Église.

À l’inverse, les députés catholiques résistent farouchement, et à plusieurs titres. D’abord, Rome n’en veut pas ; ensuite, pareille décision ne peut que diminuer le caractère public de la religion, ce qui est contraire à l’esprit du catholicisme ; enfin, ce ne sera pas une mesure de neutralité, mais de persécution.

Quoi qu’il en soit, la loi votée affirme que la République « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » et prévoit la constitution d’associations « cultuelles » pour la gestion des biens d’Église. C’est la fin du concordat napoléonien, c’est aussi la fin de l’antique union de l’Église de France et du pouvoir temporel.

Les inventaires qui suivent la séparation dans toutes les églises de France provoquent une crise aiguë en février-mars 1906. Certains catholiques, prétendant qu’on veut ouvrir et donc profaner les tabernacles, appellent à la résistance armée. Des incidents ont lieu à Paris, au début de février 1906. Mais c’est la condamnation pontificale de la séparation par l’encyclique Vehementer nos (18 février 1906) qui renforce les troubles. En pays de chrétienté, les inventaires voient des réactions collectives violentes : le sang coule à Monistrol-en-Velay, et il y a mort d’homme à Boeschèpe en Flandre. L’apaisement prévaut alors. Clemenceau, ministre de l’Intérieur en mars 1906, s’y rallie avec sagesse. Le pape ayant refusé la création de cultuelles, le gouvernement, qui ne voulait surtout pas faire de martyrs, rendit l’exercice du culte possible sans cultuelle, et une loi de 1907 vint remplir le vide créé par l’intransigeance pontificale.

→ Une République laïque

Le régime ainsi mis en place est le plus laïc du monde. Le gouvernement français ne reconnaît plus le Saint-Siège (jusqu’à l’après-Première Guerre mondiale), ni la hiérarchie ou le personnel ecclésiastique. D’une façon générale, le droit français, comme une grande partie de la société, est désormais devenu indifférent aux questions confessionnelles. Cette laïcité poussée, et féconde à long terme (elle sera l’un des éléments les plus importants du système français d’intégration des immigrés au xxe siècle), représente dans l’immédiat une perte considérable pour les catholiques :

– une perte matérielle, puisque le dernier budget des cultes, celui de 1905, montait à 35 millions de francs-or ; il faudra désormais compter sur la générosité de fidèles de moins en moins nombreux ; se poseront de très gros problèmes d’entretien des bâtiments ;

– une énorme perte symbolique, puisque la religion est devenue une affaire purement privée ; ce n’est plus la religion qui est publique, mais la liberté de conscience et de religion, condamnée par l’Église.

Les évêques, désormais libérés du devoir de ménager les pouvoirs publics, libres aussi de se rencontrer quand bon leur semble, vont en profiter pour relancer la guerre scolaire en anathématisant l’école publique, « perverse, néfaste et diabolique ». Cela dit, la plupart des Français acceptent la situation nouvelle : 93 % des églises ont été inventoriées sans troubles, et les législatives de 1906 sont encore plus favorables aux radicaux que celles de 1902.

2. La politique sociale et la politique extérieure

Le reste de l’œuvre politique du bloc des gauches est pourtant assez mince. Les projets de législation sociale, qui tenaient tant à cœur à Millerand, sont vidées de leur substance, telle la loi limitant la journée de travail à 10 h (1900), ou piétinent : la loi sur les retraites ouvrières, votée par les députés en 1902, est bloquée au Sénat et ne sera adoptée définitivement qu’en 1910 ; le projet d’impôt sur le revenu, « impôt au bois dormant », est constamment ajourné.

En politique étrangère, un pas très important est franchi dans les relations franco-britanniques, jusque-là assez mauvaises (l’opinion publique était traditionnellement hostile à la perfide Albion). Delcassé, ministre des Affaires étrangères pendant sept ans, fait du rapprochement de Londres et de Paris une œuvre de longue haleine, malgré les rivalités coloniales (l’incident grave de Fachoda ne date que de 1898) et les mauvaises relations russo-britanniques. Le président de la République française et le roi d’Angleterre Édouard VII échangent des visites en 1903, et 1904 est l’année de « l’entente cordiale » : il s’agit en fait d’un échange de bons procédés coloniaux, la France laissant à l’Angleterre les coudées franches en Égypte, l’Angleterre accordant à la France un soutien diplomatique au Maroc, et les deux puissances se taillant un condominium aux Nouvelles-Hébrides.

D– L’avant-guerre (1905-1914)

1. La menace allemande

À partir de 1905, les relations internationales passent au premier plan. La crise de Tanger, en printemps 1905, fait réapparaître l’opposition irréductible de la France et de l’Allemagne. Dans son discours de Tanger, le Kaiser, qui veut contrecarrer les visées coloniales de la France sur le Maroc, exige que les intérêts allemands y soient protégés. Lors des tractations qui suivent, l’Allemagne obtient le départ du trop habile Delcassé. Mais elle doit concéder une internationalisation de l’affaire et, à la conférence d’Algésiras (janvier-avril 1906), la France, fermement soutenue par la plupart des participants, reprend l’avantage : elle fait reconnaître ses « droits particuliers de maintien de l’ordre » sur le Maroc.

Le coup de Tanger a cependant un énorme retentissement sur l’opinion, en partie parce qu’il est contemporain de l’allègement du service militaire, passé en 1905 de trois à deux ans. On se remet à craindre l’Allemagne. Les thèmes nationalistes se diffusent en dehors même des cercles ligueurs de la fin du siècle. Charles Péguy, jeune écrivain dreyfusard, naguère socialiste, dégoûté des mesquineries du combisme, puise dans la menace allemande des motifs supplémentaires d’aimer et de défendre l’identité spirituelle de la France.

En 1911, la deuxième crise marocaine (ou coup d’Agadir) a des effets similaires. Le Kaiser envoie une canonnière au large du Maroc pour obtenir des compensations aux avantages obtenus par les Français au Maroc, et arrache finalement, par des négociations directes avec le président du Conseil français, Joseph Caillaux, 275 000 km2 en Afrique-Équatoriale française. Les résultats de cette seconde crise sont en janvier 1912, la chute de Caillaux, réputé trop complaisant à l’égard de l’Allemagne, et le retour au service militaire de trois ans (« loi des trois ans »), en 1913.

2. Les difficultés intérieures

→ L’instabilité politique

Après les longs ministères du début du siècle (Waldeck-Rousseau, Combes, Rouvier, Clemenceau), la vie politique est regagnée par l’instabilité. Jean Leduc souligne fort justement que la composition des gouvernements reflète mal la majorité électorale. Aux élections de 1906, de 1910, de 1914, la gauche se renforce : le radicalisme constitue toujours la première force électorale ; la S.F.I.O. progresse très sensiblement (elle obtient 1,4 M de voix en 1914) ; la discipline républicaine fonctionne bien. Pourtant, le gouvernement comprend un nombre important de modérés, et sa majorité au Parlement peut même inclure une partie de la droite, ce qui n’est pas sans conséquences en matière diplomatique ou militaire. L’élection du modéré Poincaré à la présidence de la République (1913), avec un programme de renforcement du pouvoir présidentiel et de service militaire de trois ans, va dans le même sens un peu droitier. C’est que la S.F.I.O. mène, après l’échec du Bloc (1905), une politique d’opposition systématique, et que les radicaux, qui se trouvent un peu dépourvus depuis que la Séparation est venue, passent des alliances au centre-droit. L’évolution entamée dans la décennie 1880 s’achève alors, et le radicalisme apparaît clairement comme un centrisme en 1914. Il est sûr que le long passage de Clemenceau à la présidence du Conseil, de 1906 à 1909, n’a pu que contribuer à cette évolution.

→ Les conflits sociaux

La vie politique intérieure est en effet de plus en plus marquée par les conflits sociaux. La C.G.T. lance des appels à la grève générale, en particulier après la catastrophe de Courrières de mars 1906 (un coup de grisou qui fait plus de 1 100 morts parmi les mineurs). Le 1er mai 1906 est annoncé comme l’épreuve de force décisive. C’est alors que Clemenceau se fait une réputation de « briseur de grèves » : il envoie la troupe et fait procéder à de nombreuses arrestations.

Les années suivantes, les incidents se poursuivent, et les pouvoirs publics les répriment avec la même sévérité ; charge de cavalerie de Draveil en 1908 ; révocation des postiers en grève en 1909 ; réquisition des cheminots en 1910 et, la même année, révocation des cheminots grévistes du réseau de l’Ouest, racheté par l’État en 1906. Enfin, en juin 1907, la révolte du Midi viticole contre la mévente et les bas prix s’accompagne de manifestations de masse, d’incendies de bâtiments publics et, pis encore, d’une mutinerie des « braves pioupious du 17e » (régiment d’infanterie envoyé pour la répression). Clemenceau parvient à assurer le retour au calme. Il manœuvre le leader Marcelin Albert (et surtout le discrédite en lui payant son billet de retour), envoie le 17e en Tunisie, fait voter une loi interdisant le sucrage des vins. Habiletés, répression et « mouvements de paix sociale » concourent à affaiblir l’esprit revendicatif après 1909-1910.

La dernière grande question de politique intérieure avant la guerre est l’impôt sur le revenu, auquel s’attache le nom de Caillaux. Celui-ci, grand bourgeois entré tardivement en radicalisme (1912), ministre des Finances de Clemenceau avant 1909, puis de Doumergue en 1913, et entre-temps président du Conseil en 1911-1912, a une ligne de conduite légèrement ambiguë. Il veut l’impôt (que lui refuse le Sénat), mais il veut que cet impôt soit modéré. Une violente campagne du Figaro, révélant la duplicité de Caillaux, provoque l’assassinat de Gaston Calmette, directeur du journal, par Mme Caillaux (17 mars 1914). L’impôt sera finalement voté en juillet 1914, mais n’entrera dans les faits qu’en 1917.

3. La déclaration de guerre

Le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de la double monarchie austro-hongroise, est assassiné à Sarajevo par un Bosniaque, Gavrilo Prinzip, proche de certains milieux nationalistes serbes. À Paris, la réaction initiale est assez modérée, même si la Serbie est une amie de la France et les Balkans une poudrière inquiétante pour le Quai d’Orsay ; les crises marocaines de 1905 et 1911 n’ont-elles pas été surmontées ? Les journaux sont bien davantage intéressés par le procès d’Henriette Caillaux, qui s’ouvre le 20 juillet.

La machine infernale est cependant en place, avec l’engrenage des systèmes d’alliance et l’escalade des encouragements à la fermeté. Très vite, les autorités allemandes, convaincues qu’une guerre générale est inévitable à moyen terme et qu’il vaut mieux qu’elle ait lieu tout de suite, font savoir à leur allié austro-hongrois, dont le lent déclin les inquiète, qu’il peut compter sur leur appui militaire pour exécuter militairement la petite Serbie. De ce point de vue, la responsabilité fondamentale est incontestablement du côté de Berlin (les historiens allemands eux-mêmes en conviennent aujourd’hui). Le tsar Nicolas II, qui a été humilié lors des crises balkaniques précédentes (en 1908-1909 et 1911-1913) et sent décliner la crédibilité d’une Russie protectrice naturelle des orthodoxes et des Slaves, accepte d’entendre l’appel de son « cousin » serbe lorsque, le 23 juillet, celui-ci reçoit un ultimatum inacceptable de Vienne. La France est prise dans une logique similaire à l’égard de la Russie : elle ne l’a pas soutenue lors des crises précédentes, il lui est difficile de tergiverser une fois de plus, et Poincaré, en visite officielle à Saint-Pétersbourg fin juillet, n’a sans doute pas poussé le tsar à la modération. La médiation britannique ayant échoué par le refus de l’Allemagne, on se dirige vers une guerre générale.

Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie. Le 30 juillet, la Russie mobilise. Le 31 juillet, l’Autriche-Hongrie mobilise, l’Allemagne envoie un ultimatum provocateur à la France et la Russie, Jaurès est assassiné. Le 1er août, la France et l’Allemagne mobilisent. Le 3 août, à 18 h 45, l’Allemagne déclare la guerre à la France.

E– Les conditions générales de la vie politique de 1880 à 1914

1. Le suffrage universel et les modes de scrutin

Le suffrage universel s’est imposé comme source unique du pouvoir. Les citoyens français choisissent les députés et les membres des conseils de l’administration locale (conseil général, conseil d’arrondissement, conseil municipal) ; les membres de ces conseils désignent les sénateurs ; les sénateurs et les députés élisent le président de la République ; le président de la République nomme les ministres et, directement ou indirectement, tous les fonctionnaires. On notera que le régime est de démocratie représentative et non de démocratie directe. Il n’y a pas de référendum, ce qui explique la thématique de l’appel au peuple boulangiste et, plus généralement, celle de l’antiparlementarisme (les députés étant censés avoir confisqué à leur profit le pouvoir du citoyen).

Le suffrage universel est soumis à un certain nombre de conditions :

– d’âge (21 ans) ;

– de sexe (le vote est réservé aux hommes) ;

– de fonction ; dans « l’intérêt de la discipline », les militaires ne votent pas et sont inéligibles à la Chambre et au Sénat, à de très rares exceptions près ;

– d’intégrité mentale et de plénitude des droits civiques.

Le vote est facultatif, ce qui n’empêche pas la participation de se situer presque toujours aux environs de 80 % ; l’abstention n’avoisine 30 % qu’aux élections de 1881, où la droite est dans une telle déconfiture qu’elle ne présente pas de candidats partout, et aux élections de 1893, où le ralliement est mal accepté par une partie des électeurs catholiques. Le vote, enfin, est secret, en théorie dès les origines, en pratique seulement à partir des élections de 1914 où sont rendus obligatoires l’enveloppe et l’isoloir.

Pour les élections législatives, le mode de scrutin a fluctué : scrutin uninominal d’arrondissement de 1875 à 1885, scrutin de liste départemental en 1885, puis de nouveau scrutin d’arrondissement après 1889. Au total, l’arrondissement semble avoir triomphé. Ce mode de scrutin est en effet très adapté à l’idéologie dominante : il est à taille humaine ; il fait du député tout à la fois le représentant de la nation (abstraite) et l’émanation d’une communauté (concrète) à laquelle il peut rendre des services personnalisés ; il favorise le centre, susceptible de bénéficier de la « discipline républicaine », au détriment des extrêmes qui sont presque toujours laminés. À l’inverse, ce mode de scrutin pourrait bien être à l’origine du retard de la France en matière de formation des grands partis politiques jusqu’aux années 1900 : les liens locaux priment les grandes machines.

2. Les grandes formations politiques et la géographie électorale

Cela dit, les partis se multiplient après la loi du 1er juillet 1901 sur les associations. Citons :

– à gauche, le « Parti républicain radical et radical-socialiste » créé en juin 1901 ; le « Parti socialiste, section française de l’Internationale ouvrière » créé en avril 1905 ;

– à droite, l’« Alliance républicaine démocratique » (républicains modérés, mais dreyfusards) créée en 1901 ; la « Fédération républicaine » (les républicains antidreyfusards, plus les catholiques ralliés, plus les anciens des ligues) créée en 1903 ; l’« Action libérale populaire » (catholiques sociaux plus conservateurs) créée en 1902.

À part la S.F.I.O. qui, entre 1905 et 1914, fait un gros effort de réflexion théorique derrière Jaurès, les autres partis restent des nébuleuses aux contours flous, en particulier le parti radical, dont l’aile gauche semble dans l’opposition quand l’aile droite est au gouvernement.

L’instabilité ministérielle est forte, et cela pour plusieurs raisons : la tactique politicienne de certains présidents de la République, qui nomment un président du Conseil dont ils espèrent qu’il échouera ; la pression de l’opinion publique, en particulier celle de la presse lors des « affaires » ; le manque de solidité des alliances électorales ; l’hésitation constante entre « opposition bipolaire » et « concentration », la question de la participation des radicaux étant toujours tout à fait cruciale.

L’antiparlementarisme est endémique. Il connaît de fortes poussées : au moment des affaires Boulanger et Wilson (1886-1889) ; au moment de l’affaire de Panama (1892-1894) ; lorsque les parlementaires, en 1906, se votent en catimini une copieuse augmentation de leur indemnité (de 9 000 à 15 000 F); entre 1908 et 1914, lors de l’affaire Rochette, un financier véreux qui s’était offert pour sa défense les services grassement rémunérés d’un avocat parlementaire. Ses thèmes les plus constants sont l’inutilité et l’inefficacité de la machine politique (par verbalisme, par électoralisme, par instabilité), la confiscation du pouvoir par la classe politique, voire le complot judéo-maçonnique.

La géographie électorale est assez contrastée. Les régions traditionnellement à droite sont :

– la France de l’Ouest, marquée par le catholicisme de la Contre-Réforme, par la grande propriété nobiliaire, par le métayage (facteur d’ignorance et de solidarités verticales), et gardant un souvenir traumatisant de 1793 ;

– le Sud-Est du Massif central, enclavé, catholique, très antiprotestant ;

– les deux extrémités flamande et basco-béarnaise, rurales et très catholiques. Les régions traditionnellement à gauche, et qui soutiennent donc le régime même si elles peuvent en contester la timidité sociale, sont :

– le Sud-Est, à forte tradition de solidarité horizontale et de gestion municipale, passé de la piété baroque au détachement masculin ;

– le centre de la France, extrêmement déchristianisé, bien relié à la capitale ;

– la plupart des agglomérations ouvrières anciennes.

Évoluent vers la droite :

– les marges de l’Est, par nationalisme de régions frontières ;

– Paris, autour du boulangisme, en liaison avec le développement de l’antisémitisme et de l’antiparlementarisme, en raison aussi de son embourgeoisement croissant (les prolétaires vont en banlieue) ;

– les Alpes-Maritimes, qui connaissent ensuite les effets sociologiques d’un puissant phénomène de riviera.

Évoluent vers la gauche :

– le Sud-Ouest, en situation de stagnation économique, passé du centre droit au bonapartisme, puis du bonapartisme au radicalisme, et, dans certains cas, du radicalisme au socialisme jaurèsien ;

– le Nord-Pas-de-Calais, où les concentrations industrielles tournent précocément au socialisme ;

–la Seine-et-Oise, département des abords de Paris, qui connaît un phénomène analogue (« la banlieue rouge ») pour des raisons similaires.

3. Les sensibilités de gauche

→ Le radicalisme

C’est sans doute la sensibilité politique la plus importante du temps. Il a sa mémoire, sédimentée en générations (génération républicaine de la monarchie de Juillet, génération positiviste de 1860, génération anti-opportuniste de 1880, génération de l’arrivée aux affaires, entre 1895 et 1902), et sa géographie que nous avons déjà évoquée. Il a aussi ses idées et sa psychologie : esprit de libre examen, individualisme poussé, hostilité diffuse à l’État volonté de surveillance des ministres, des députés, des fonctionnaires, refus viscéral de toute forme de tyrannie, attachement à la Révolution française, à la République, à l’École de la République, fidélité enfin aux classes moyennes et à la France profonde, celle des banquets, des bourgs, et des « mares stagnantes » du scrutin d’arrondissement.

→ Le socialisme

Nous avons déjà évoqué la longue phase d’émiettement qu’a connue le socialisme au xixe siècle. À la fin du siècle, on distingue :

– le guesdisme (P.O.F., fondé en 1882), marxisme français assez rudimentaire ;

– le blanquisme, socialisme jacobin, anticésariste, anticlérical, antimilitariste, qui se rapproche in fine du guesdisme ;

– la social-démocratie, broussiste et allemaniste (les majoritaires de la F.P.T.S.F. en 1882), fondée sur le révisionnisme de Bernstein et le néokantisme de Renouvier.

Pour les broussistes, un certain nombre de prophéties de Marx ne se sont pas réalisées, et il faut donc accepter d’accomplir l’idéal socialiste avec pragmatisme, par morceaux, en misant en particulier sur le terrain municipal. Par ailleurs, l’idéologie révolutionnaire ne saurait excuser n’importe quel manquement à la morale universelle. En 1890, les allemanistes, accusant les broussistes d’oublier la primauté des luttes économiques par obsession électoraliste, font sécession, et fondent le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (P.O.S.R.). L’unité, qui vient finalement en 1905, a été préparée par la formation de la Seconde Internationale (en 1889), dirigée par le Belge Vandervelde. Elle a été favorisée par l’action de quelques socialistes « indépendants » (Millerand, Viviani), et surtout par la personnalité hors du commun de Jean Jaurès, qui martèle la nécessité absolue de l’unité socialiste, seule susceptible d’endiguer les dangers nouveaux qui guettent le monde, à savoir le colonialisme et la guerre.

L’unité s’est concrétisée par une fructueuse stratégie de front commun dès les législatives de 1893 et les municipales de 1896, et par le programme commun (aux allemanistes près) de Saint-Mandé en 1896. On y exalte le suffrage universel, la progressivité des transformations sociales, la symbiose possible de l’internationalisme et du patriotisme. La marche à l’unité a été cependant ralentie par les divisions relatives à l’Affaire Dreyfus et à l’Affaire Millerand : en 1901, indépendants, broussistes et allemanistes créent le Parti socialiste français (P.S.F.), tandis que guesdistes et blanquistes se regroupent dans le Parti socialiste de France (P.S.D.F.). La véritable unification se fait lors du Congrès de Paris, en juin 1905, par la création du Parti socialiste français, section française de l’Internationale ouvrière. De 1905 à 1914 brille « le beau soleil de l’unité socialiste », facteur de progression militante et électorale.

Cela dit, il y a des dissidents de gauche et de droite. Des indépendants se maintiennent hors S.F.I.O. et exercent des responsabilités gouvernementales (Millerand, Viviani, Briand), y compris dans des gouvernements modérés (Millerand est ministre de la Guerre de Poincaré, en 1912). Le syndicalisme révolutionnaire reste également hors S.F.I.O. : il se méfie de l’État comme il se méfie des réformistes de la S.F.I.O. Son idéal est d’action revendicative, de boycottage, de grève générale (une « gymnastique nécessaire » selon les leaders du syndicalisme révolutionnaire Pelloutier ou Griffuelhes). Au sein même de la S.F.I.O., nombreuses sont les divergences, en particulier entre Jaurès et Guesde : divergences sur l’organisation du parti, sur le rôle de la réforme, sur les rapports avec le syndicalisme, sur les problèmes extérieurs.

En résumé, le socialiste français de l’immédiat avant-guerre se singularise par sa haine de la guerre, sa méfiance à l’égard des pouvoirs publics supposés « de classe », son attente de la socialisation des moyens de production, c’est-à-dire de la révolution (« le grand soir ») qui produira le partage général des richesses.

4. Les sensibilités de droite

La droite, mal à l’aise dans un régime qui est moins neutre que de centre-gauche, reste elle aussi émiettée. Les trois droites d’avant 1870 (légitimisme, orléanisme, bonapartisme) connaissent des évolutions complexes.

→ La droite orléaniste

La sensibilité orléaniste est celle qui se glisse le mieux dans le système parlementaire mis en place à la fin de la décennie 1870. Elle se retrouve, au centre droit, chez ceux des progressistes qui ont refusé la « défense républicaine » de Waldeck et qui ont fondé la Fédération républicaine en 1903. On y trouve Méline, Ribot, et un certain nombre de représentants des intérêts économiques. Elle se retrouve aussi, au centre gauche, chez ceux des progressistes qui ont accepté de soutenir la politique de « défense républicaine » par anticléricalisme, et qui ont créé l’Alliance républicaine démocratique en 1901. On y trouve d’importants républicains de gouvernement : Barthou et Poincaré.

→ La droite bonapartiste

La sensibilité bonapartiste se retrouve dans le nationalisme. Celui-ci s’accompagne en effet d’un fort militarisme, que renforcent la blessure des provinces perdues, le désir de revanche, le culte de l’action. Les ligues sont ici très révélatrices. La Ligue des patriotes a été fondée en 1882, dans un esprit tout à fait républicain, sous le patronage de Victor Hugo, de Gambetta et d’un disciple de Michelet, Henri Martin. C’est Déroulède qui, à partir de 1885, tire la Ligue vers la Revanche, c’est-à-dire vers le culte de la patrie mutilée, de l’armée, de l’homme providentiel. En 1887, la Ligue a de 50 000 à 100 000 adhérents, dont une bonne moitié à Paris, dans la boutique et les faubourgs. La Ligue antisémitique a été fondée sous l’influence de Drumont par le marquis de Morès, un aristocrate aventurier. Son successeur, Jules Guérin, un homme d’affaires qui prétend avoir été ruiné par des juifs, relance le mouvement grâce à une subvention des royalistes (1899) ; il recrute dans un milieu très populaire et très localisé (Paris et la Lorraine). La Ligue de la patrie française, fondée en décembre 1898 par Jules Lemaitre a, elle, une sociologie beaucoup plus select que la Ligue des patriotes puisqu’on y trouve des académiciens et des notables. Elle affiche des ambitions électorales en 1902, mais sans grand succès ; des difficultés d’organisation et un scandale de trésorerie provoquent son effondrement.

Après 1899, l’Action française synthétise l’idéal légitimiste et une partie du bonapartisme. C’est d’abord un périodique à couverture grise, créé le 20 juin 1899 par Henri Vaugeois et Maurice Pujo, dans le contexte de l’épisode Henry de l’Affaire Dreyfus (s’y exprime la thèse du « faux patriotique »). L’entreprise réussit. Le périodique devient quotidien en 1908. L’idéologie de l’Action française est un mélange de nationalisme intégral antidémocratique et de royalisme rénové, c’est-à-dire intellectuel et institutionnel plus qu’affectif et personnel. Le nationalisme explique le style violent et l’activisme de rue. Le royalisme explique, lui, l’intransigeance doctrinale absolue, l’attachement à l’Ancien Régime, le recrutement social étroit.

F– La France coloniale

Les préventions contre le colonialisme, fortes, on l’a vu, dans la décennie 1880, tendent à reculer avec le temps.

1. Le retour aux idées coloniales

Les militaires font valoir plusieurs arguments. Alliée de la Russie, la France n’est plus aussi isolée qu’en 1885 et peut, sans risques, envisager des actions militaires lointaines. Par ailleurs, l’infériorité numérique de l’armée française pourrait bien être compensée, en cas de guerre européenne, par le recours à des « supplétifs coloniaux ». La perspective se renverse donc, et la conquête coloniale, de péril gratuit, devient précaution estimable. Enfin, le service de la « coloniale » est valorisé par un certain nombre d’officiers, qui y voient une école d’énergie virile et le lieu d’épanouissement du « rôle social de l’officier ».

Le parti colonial, toujours entraîné par Eugène Étienne (plusieurs fois ministre), se renforce donc. C’est une mouvance, plus qu’un parti, fédérant de multiples groupes de pression, où l’on trouve des négociants, des hommes politiques de tous bords (de la droite aux radicaux, désormais conquis), les membres, nombreux et actifs, des sociétés de géographie. Les socialistes restent en dehors du mouvement, mais ils ne condamnent pas la colonisation en tant que telle, considérant qu’elle peut apporter la civilisation et les Lumières à des peuples qui croupissent dans l’ignorance et la barbarie. C’est surtout à partir de 1905 qu’ils dénoncent aussi les risques de guerre générale liés aux rivalités coloniales. Enfin, beaucoup de catholiques voient dans la politique coloniale une manière de réintégrer la communauté nationale. Paradoxalement, en effet, les missionnaires constituent, dans la République radicale, la seule part de l’Église qui soit officiellement protégée.

Ainsi comprend-on mieux l’expansion de la France dans le monde, expansion soutenue par la création de l’École coloniale, destinée à former des administrateurs (1889), et d’un ministère (à part entière) des Colonies (1894). En 1914, l’empire outre-mer met la France au second rang des puissances coloniales, loin devant l’Allemagne.

3. Bilan de la colonisation française

Quel bilan dresser de la colonisation française en 1914 ? Il est clair qu’il faut nuancer selon les espaces.

L’Algérie, où plus de 4 millions d’indigènes sont dominés par 700 000 Européens, a été mise en coupe réglée : les autochtones ont perdu 4 millions d’hectares, et l’économie rurale a été complètement perturbée (plantation de vignes, recul de l’élevage extensif) ; la scolarisation primaire ne touche que 5 % des enfants ; si les juifs ont acquis la citoyenneté pleine et entière par le décret Crémieux de 1870, les musulmans ont un statut personnel subalterne, défini depuis 1881 par le code de l’indigénat.

La Tunisie, l’Indochine, Madagascar ont vu se multiplier les plantations sur des terres achetées ou confisquées (la Tunisie fournit ainsi du vin et de l’huile, l’Indochine du riz et du poivre, un peu de caoutchouc aussi, Madagascar du café et de la vanille), et les exploitations minières (phosphates de Tunisie, charbon et métaux d’Indochine). La scolarisation y est meilleure qu’en Algérie.

L’Afrique noire (A.O.F., A.É.F.) connaît un régime de traite à l’ancienne. Des sociétés françaises, soutenues par des trafiquants de tout poil, échangent cotonnades, armes et pacotille contre de l’huile, du bois précieux et du latex. L’effort de mise en valeur et de scolarisation y est alors à peu près nul.

Des protestations commencent à se faire entendre. Elles concernent surtout l’Algérie, où le mouvement des Jeunes Algériens réclame la suppression de l’indigénat, mais aussi la Tunisie (mouvement Jeune Tunisien ; manifestations de novembre 1911), l’Indochine (manifestations antifiscales de 1908-1909, attentats de la Ligue pour la restauration du Viêt-nam en 1912).