Chapitre 9 : Le foisonnement culturel de la fin de siècle t de la Belle Époque

A– Crise et renouveau de la spiritualité

1. Une déchristianisation sensible

La pratique religieuse continue à décliner. Dans certaines régions ou certaines villes, même les gestes « saisonniers » sont affectés par la décrue, et l’on peut alors parler de déchristianisation. C’est le cas dans les paroisses minières du Nord, dans la première décennie du xxe siècle. Il est clair que la politisation à gauche joue ici un rôle essentiel, elle-même favorisée par la forte collusion de l’Église et du patronat. Paris, passé du jacobinisme communard à la droite nationaliste, connaît une évolution similaire. Les enterrements civils y passent de 22,2 % à 29,6 % entre 1882 et 1913 avec, il est vrai, de fortes variations spatiales. Les pays très détachés dès le milieu du xixe siècle deviennent dans certains cas (Limousin, Charentes) de véritables déserts spirituels. Pour l’ensemble de la France, le nombre des ordinations est divisé par plus de deux entre 1901 (1 733) et 1913 (825).

2. Les signes du renouveau

Pourtant, on peut percevoir les signes d’une légère reprise dans les années qui précèdent immédiatement 1914. D’abord, la ferveur des fervents résiste bien. En Aveyron, en 1914, plus de 50 % des hommes font leurs pâques (90 % des femmes), et le taux de vocations sacerdotales y est neuf fois supérieur à la moyenne nationale. Mieux, quelques « mauvais pays » (Châlons, Bourges) voient se redresser la courbe de leurs pascalisants masculins. Un peu partout, le catholicisme saisonnier tient bon : on fait baptiser ses enfants, on se marie à l’église, la première communion reste une fête très importante qui marque l’entrée dans l’adolescence et, pour les plus pauvres, dans le monde du travail.

Par ailleurs, l’Église renforce son rayonnement social par le biais des patronages paroissiaux. Ils prennent leur essor après 1890 (surtout après 1900), en développant des activités extra-religieuses (gymnastique, football) qui leur permettent de reconquérir, du moins en apparence, une partie de la jeunesse masculine. Enfin, la religion sulpicienne s’épanouit dans le pèlerinage de Lourdes qui attire plus d’un million de visiteurs en 1908. Cet immense succès est dû au caractère de la religion qui s’y manifeste, à la fois orthodoxe (le pape approuve pleinement), et populaire (on attend une guérison miraculeuse).

On peut même parler de renforcement spirituel. Celui-ci se manifeste par le renouveau de la prière, où se lit la recherche d’une vie intérieure ; par la fréquente communion ; par l’irruption mystique, dans la France de Sadi Carnot et de Félix Faure, d’une Thérèse de Lisieux, entrée au Carmel à 15 ans, morte de tuberculose à 24 ans, révélée après sa mort par la publication de ses Carnets, avant d’être canonisée en 1925.

→ La rupture avec le positivisme scientiste

Dans le même temps, le catholicisme bénéficie d’un net changement d’atmosphère spirituelle dans les élites qui, après 1880, rompent souvent avec le positivisme scientiste des décennies précédentes. On assiste alors à des conversions spectaculaires, et la Belle Époque voit une flambée de littérature catholique. Pourquoi ce phénomène ? D’abord, la transcendance est valorisée par l’évolution de la littérature vers le symbolisme et le décadentisme, comme par l’ouverture du champ des curiosités à certaines esthétiques étrangères à forte tonalité religieuse. Ensuite, il est clair que le positivisme s’use après 1890.

Le rôle de Bergson est ici bien connu. Il restaure les valeurs de la vie et souligne les limites de l’abstraction scientifique ou du kantisme. Ses disciples, Blondel et Boutroux, vont dans le même sens, refusant de séparer la philosophie de la religion, et les deux de la vie même. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’une fraction importante de la jeunesse intellectuelle se soit sentie attirée par la religion, dans le même temps où, rebutée par l’hypercriticisme et l’hyper-intellectualisme de la génération précédente, elle est également attirée par le sport, l’action et la patrie. Alors que la pratique religieuse était quasiment nulle rue d’Ulm vers 1900, un tiers des normaliens de 1913 vont à la messe.

→ Le nouveau rôle des laïcs

Ainsi se manifeste un rayonnement accru du catholicisme. Les laïcs ont du reste un souci nouveau d’action dans le siècle, qui cherche à tenir compte des erreurs accumulées. C’est très sensible chez un Léon Harmel, industriel de la région de Reims, qui s’efforce, en développant des œuvres très variées, d’améliorer la condition ouvrière dans son usine du Val-des-bois, à la devise relativement démocratique : « le bien de l’ouvrier par l’ouvrier et avec lui, jamais sans lui et à plus forte raison jamais malgré lui ». En même temps, il cherche à sensibiliser les séminaristes aux questions industrielles et soutient ainsi les premiers pas de la démocratie chrétienne (décennie 1890). C’est très sensible aussi dans ce qu’il est convenu d’appeler la « première Action catholique », c’est-à-dire tout un ensemble de mouvements, de syndicats, de coopératives, de cercles d’études (économiques et théologiques) qui apparaissent du tournant du siècle. Au cœur du système, assez foisonnant, on trouve d’abord l’Association Catholique de la Jeunesse Française et, sensiblement différent, le Sillon, mouvement créé entre 1893 et 1899 par Marc Sangnier.

Cela dit, malgré ces efforts, ces richesses et ces promesses de renouvellement, l’Église a bien du mal à s’adapter au monde moderne. On le voit bien dans sa nostalgie d’un autrefois mythique, dans son malaise à l’égard de la société industrielle, dans le soutien actif qu’elle apporte au régionalisme et aux patois, dans son antilibéralisme renforcé. D’autre part, il est clair que les catholiques français sont marginalisés dans leur propre pays. L’administration républicaine multiplie les vexations : changements agressifs de noms de rue, interdictions de processions, affaire des fiches prouvant le contrôle de la pratique religieuse des fonctionnaires. Quant à la conception catholique de l’enseignement, elle est heurtée de plein fouet par la laïcisation de l’enseignement public, mais également en crise dans l’enseignement privé lui-même. Celui-ci vit sous la menace, au temps du combisme, d’une disparition totale. Il perd des élèves, a des difficultés financières croissantes ; de plus il n’a pas toujours des maîtres du niveau des enseignants du public.

→ La crise moderniste

Mais c’est au cœur de l’appareil ecclésial lui-même que se manifeste le mieux la tragédie de l’Église, lors de l’épisode fameux de la crise moderniste. Le débat science contre théologie, philologie contre dogme est refusé par l’Église. Pour elle, il n’y a qu’une science (contre les sciences qui sont fausses) : la théologie. C’est entre 1893 et 1907 que la crise est ouverte. Un professeur d’Écriture sainte à l’Institut catholique, Alfred Loisy, nie l’immutabilité des dogmes, rappelant que celui de l’Immaculée conception de la Vierge Marie, défini par Pie IX en 1854, était expressément nié par saint Thomas d’Aquin. Le scandale a tôt fait d’éclater. Loisy persiste et signe, dénonce la lecture littérale de l’Ancien Testament, ce qui lui vaut d’être chassé de l’Institut tandis que l’encyclique Providentissimus Deus de 1893 proclame l’« inerrance totale de la Bible ». Loisy, soutenu par un petit groupe moderno-progressiste, poursuit ses recherches dans le silence et publie L’Évangile et l’Église en 1902, ouvrage par lequel il invite à une « interprétation nouvelle des anciennes formules ». Sa pensée est formellement condamnée en 1907 par l’encyclique Pascendi, et lui-même est excommunié l’année suivante. La République lui accorde alors une chaire au Collège de France. Cette crise moderniste s’achève donc par le triomphe de l’intégrisme, c’est-à-dire la victoire de la tradition et de l’argument d’autorité.

B– Modernisation des comportements et des croyances

1. L’acculturation des masses

Il est clair que la révolution scolaire de Jules Ferry a eu de grosses conséquences sur la culture populaire. En unifiant la Nation au détriment des particularismes locaux et régionaux, en enracinant la République, en valorisant la science, l’école a accentué tout à la fois le détachement religieux, le patriotisme et le goût de la politique. Cela dit, tous les enfants ne passent pas par l’enseignement public. Le privé scolarise 17 % des élèves de l’enseignement primaire, et les valeurs qu’il leur transmet ne sont pas précisément celles de la République radicale.

C’est aussi à la révolution scolaire que les français de la belle époque doivent de lire et d’écrire bien davantage qu’ils ne le faisaient un siècle plus tôt. La culture populaire est bel et bien fondée sur un certain nombre de lectures scolaires : le manuel d’histoire de lavisse (ou « petit lavisse »), centré sur la révolution française, axe autour duquel tourne toute l’histoire de france ; Le tour de la france par deux enfants, qui permet de dresser l’inventaire des richesses matérielles et humaines de la patrie tout en rendant sensible la catastrophe de 1871 ; à quoi on ajoutera les poésies apprises en classe, où voisinent paul déroulède et victor hugo.

Les loisirs populaires, que les socialistes cherchent à allonger, tendent à se moderniser. Ils sont d’abord liés au journal à un sou, à son supplément illustré et à ses feuilletons, lus avec passion. Mais la Belle Époque voit également l’apparition d’autres loisirs. Si le mélodrame décline, si le théâtre de boulevard, avec des canevas sans surprise hérités de Labiche, a un public désormais surtout petit-bourgeois, la guinguette hors les murs continue à faire danser les ouvriers le dimanche, le café-concert, né sous le Second Empire, connaît un grand développement et le cinéma s’impose entre 1895 et la guerre. La culture populaire qui se met ainsi en place repose sur un petit nombre de registres stables (patriotisme antigermanique, gaudriole, burlesque, exotisme), sans grand contenu social ou politique, en dehors d’un éventuel populisme.

2. Le début de la démocratisation du sport

Jusqu’aux années 1870, le sport (mot anglais) est réservé à une toute petite élite, celle qui pratique l’escrime, l’équitation et la chasse à courre ; les premières courses cyclistes (1868), les premiers matchs de rugby (1872) ne concernent que le meilleur monde. La défaite de 1870, le nationalisme revanchard, le climat intellectuel des années 1880 créent une obsession de la dégénérescence physique. Ce climat explique, à deux niveaux différents, l’obsession scolaire de l’exercice physique de type militaire (des bataillons scolaires fonctionnent entre 1881 et 1892), et l’ambition qu’a l’aristocrate Pierre de Coubertin de « rebronzer une jeunesse veule et confinée ». Tout cela favorise une première diffusion sociale des activités physiques.

Après 1900, la diffusion se fait plus large encore. Les patronages catholiques ont des activités essentiellement sportives et footballistiques. Les protestants, piqués au vif, créent le scoutisme français en 1911, et les notables radicaux du Sud-Ouest soutiennent les premiers développements du rugby. La bicyclette se démocratise, et le tour de France, lancé en 1903, devient vite populaire. Des clubs de football apparaissent en banlieue rouge (1907). La grande presse se met à tenir des rubriques sportives régulières.

3. Le tourisme

Ne concernant qu’un petit nombre, il affecte désormais la côte d’Azur, lancée par des Anglais venus y goûter la douceur de l’hiver, et soutenue ensuite par l’aristocratie russe. Cannes quadruple sa population entre 1861 et 1911. Nice, stimulé par l’annexion, le chemin de fer (1864), la proximité du casino de Monte-Carlo, compte 22 000 touristes de longue durée en 1887, et des célébrités en font leur villégiature de prédilection (la reine Victoria de 1895 à 1899, le roi Léopold Il de Belgique). L’apogée de la saison est le carnaval, avec sa bataille de fleurs du lundi gras. Pour le reste, la vie y est faite des mêmes ingrédients que dans les autres stations élégantes : promenades, activités sportives, mondanités, soupers et bals.

4. L’évolution de la vie familiale

Le malthusianisme marque profondément la vie familiale des classes moyennes. Instituteurs, employés, petits commerçants, qui veulent permettre une ascension sociale à leur progéniture, ont généralement une famille limitée à un ou deux enfants. Les familles nombreuses ne se rencontrent plus que dans une partie du peuple (la paysannerie catholique, la classe ouvrière la moins politisée) et dans une partie des élites (le patronat catholique, une partie de la noblesse). Mais même dans les milieux et les régions les plus natalistes, elles sont en recul. Pour Edward Shorter, à travers ce phénomène, qui témoigne d’une diffusion désormais générale des méthodes contraceptives (coitus interruptus ; plus rarement, préservatif), apparaît une petite révolution de la sexualité et du couple : on serait passé, dans la seconde moitié du xixe siècle, d’une « sexualité de procréation » à une « sexualité de récréation ». La thèse est actuellement contestée. D’une façon générale, la sexualité de la femme fait peur (on croit que la jouissance féminine entraîne l’hystérie), ce qui explique le maintien à un niveau très élevé de la prostitution et des frustrations. La tolérance à l’hédonisme ne va pas non plus jusqu’à l’acceptation de l’homosexualité, surtout de l’homosexualité masculine, dont la stigmatisation médicale et policière a été renforcée au temps du Second Empire.

Quoi qu’il en soit, la condition de la femme commence à évoluer. Le travail féminin est plus poussé en France que dans les pays voisins. Les programmes de l’école primaire, quasi identiques pour les garçons et les filles, favorisent un rapprochement culturel des sexes ; les lycées de jeunes filles, même s’ils ne préparent pas officiellement au baccalauréat, font des bourgeoises cultivées ; certaines femmes peuvent accéder à des diplômes ou des métiers masculins (la presse des années 1900-1914 s’intéresse beaucoup à ces premières femmes-médecins, premières avocates, premières ulmiennes). La question de l’émancipation juridique et politique des femmes est posée dès la fin du xixe siècle, mais la gauche, on l’a vu, est très réservée sur ce sujet, tandis que la droite catholique n’est pas naturellement encline au féminisme. Le résultat est que celui-ci est en France confiné dans des groupuscules très minoritaires, où seules les protestantes jouent un rôle important. La femme, en résumé, dispose d’un peu plus d’autonomie lorsqu’elle travaille. Elle peut compenser ses frustrations d’une coquetterie accrue : Le petit écho de la mode, lancé en 1878, invente le patron de papier en 1893, et elle parvient, à la fin de la décennie 1900, à se libérer du corset (tout un symbole !). Elle accède à la bicyclette et à la jupe-culotte. Il n’en demeure pas moins que son salaire est, dans l’ordre matériel, toujours très inférieur au salaire masculin, et que son espace propre reste, dans l’ordre symbolique, fortement dominé.

5. Les transformations de la ville et de l’habitat

Les plus importantes transformations urbaines de la fin du xixe siècle ont pour origine la généralisation des transports en commun. On se souvient que des lignes d’omnibus à cheval avaient été créées dans les grandes villes sous la monarchie censitaire. Au tout début des années 1870, après bien des débats, apparaissent à Paris des omnibus sur rails (mais à chevaux), les « tramways » ; le rail permet d’allonger sensiblement la voiture tractée. Ces lignes sont électrifiées à la fin des années 1890 ; la vitesse augmente alors de 25 à 50 %. Le métro parisien est inauguré en 1900. Les premiers autobus apparaissent à la fin de la décennie 1900.

Au fur et à mesure que l’offre de transports se développe, elle se démocratise. Le centre de Paris perd en effet à la fois sa fonction industrielle et sa fonction résidentielle. Il est massivement investi par les sièges sociaux, les grands magasins, les services publics. Les employés qui y travaillent habitent dans les arrondissements périphériques (le xive, le xve, le xviiie), bien reliés au centre par les réseaux nouvellement mis en place.

Enfin, la révolution des transports entraîne le développement des banlieues. Les activités industrielles sont graduellement expulsées hors de Paris. Les ouvriers qui continuent de travailler à Paris peuvent habiter loin de leur lieu de travail, à partir du moment où leur sont consentis des tarifs préférentiels (abonnements) de chemin de fer et de tramway ; ce phénomène est surtout sensible après 1900.

Ainsi se modifie durablement l’image de la banlieue (que l’on ne confondra pas avec l’ancien faubourg). Alors que sous le Second Empire, comme dans la peinture impressionniste, on y trouvait surtout des bourgeois et petits-bourgeois retirés des affaires, la banlieue de la Belle Époque est de plus en plus ouvrière et industrielle. Le retard de la « zone » en matière d’aménagements d’ensemble et d’équipements collectifs est d’ailleurs criant. Saint-Denis, bien étudié par Jean-Paul Brunet, est le type même de la périphérie déshéritée, au plan anarchique, aux rues grasses, aux maisons sales, aux industries dangereuses.

6. Paris, ville-lumière

Ce qui vaut au Paris de la Belle Époque son prestige international hors pair, c’est sa part exceptionnelle dans l’histoire des Expositions universelles. L’idée d’Exposition universelle est très caractéristique d’un xixe siècle européen, optimiste et civilisateur, qui pense qu’on peut faire un spectacle de la richesse du monde, de la beauté de la science, de l’harmonie des peuples. Après les essais de 1855 et 1867, Paris, capitale d’une grande démocratie progressiste et lieu d’une véritable révolution urbanistique, accueille trois Expositions : celle de 1878, celle de 1889, celle de 1900, dans une sorte d’escalade de la démesure. L’Exposition de 1900 est d’ailleurs au cœur du mythe de la Belle Époque. On y trouve tout à la fois un élément de fédération civique (le banquet des maires de France réunit 20 277 personnes), la célébration pompier du passé et de l’avenir par un mixte d’architecture d’ingénieur et de néo-rococo (le Grand Palais), et un embryon d’industrie du loisir, où Barrès, dédaigneux, ne voit que « limonade et prostitution ».

C– Foisonnement des avant-gardes

Un mot pour commencer sur les effets les plus visibles de la politique universitaire des républicains.

1. Le rayonnement scientifique de la France

La France, auréolée du mythe de Pasteur, regagne à la Belle Époque une grande réputation scientifique. La Sorbonne se peuple d’étudiants et, indice de rayonnement, d’étudiants étrangers, notamment russes. Les universités provinciales sortent de leur torpeur en développant les sciences appliquées. Le Collège de France connaît une renaissance avec Henri Bergson en philosophie et Jacques Hadamard en mathématiques. Dans les sciences exactes, le succès est attesté par le nombre des prix Nobel : entre 1901 et 1914, la France, avec Becquerel, Gabriel Lippmann, les Curie, Paul Sabatier et quelques autres, arrive en deuxième position derrière l’Allemagne. En lettres, le renouvellement positiviste entraîne la transformation radicale d’un certain nombre de pratiques disciplinaires : en histoire avec la Revue historique de Gabriel Monod et l’hypercriticisme méthodologique de Langlois et Seignobos ; en géographie avec, sous l’influence du Tableau de la géographie de la France de Vidal de La Blache (1903), les premières grandes monographies régionales ; en histoire littéraire avec l’apparition du lansonisme, étude systématique des sources. Une discipline nouvelle apparaît, refondée, après Auguste Comte, par Durkheim et de jeunes agrégés de philosophie, la sociologie, qui vise à décrire le plus objectivement possible les sociétés humaines pour en soigner les différentes pathologies. La Revue de synthèse, fondée en 1900 par Henri Berr, vise à contrer la tendance dominante à l’atomisation et rencontre la curiosité du jeune Lucien Febvre. Gustave Le Bon, chercheur indépendant, publie en 1895 un ouvrage sur la psychologie des foules (sujet porteur en une époque qui craint de plus en plus les embrasements révolutionnaires), et parvient à intéresser le spécialiste viennois de ces questions, Sigmund Freud.

2. Paris, capitale internationale des arts

Brillante seconde en matière scientifique, la France de la iiie République est au premier plan artistique mondial. Paris est, depuis l’impressionnisme, la capitale internationale des arts, où affluent du monde entier de jeunes talents pleins d’ambition : Whistler, Van Gogh, Picasso, Gris, Chagall, Soutine, Mucha, Kupka, Modigliani, Mondrian, Brancusi, Lipchitz, Albeniz, Granados, Falla. Des cercles d’artistes et d’intellectuels francophiles se rencontrent un peu partout dans le monde. La prééminence de Paris en matière de littérature, de peinture et de sculpture est incontestable. Sa vie musicale connaît une explosion qui lui permet de rivaliser avec Vienne, et qui lui vaut d’accueillir régulièrement, après 1909, les Ballets russes et, en 1913, la première du Sacre du printemps de Stravinsky. Il n’y a guère qu’en architecture et dans les arts décoratifs que l’hégémonie parisienne puisse être contestée après 1900. L’Art nouveau se développe surtout hors de France, à Bruxelles, à Darmstadt, à Munich, à Vienne, à Prague. En France, la capitale est à cet égard moins dynamique que le Nancy de Gallé, de Majorelle et de la revue Art et industrie.

3. La révolution littéraire

Les années 1880-1914 voient d’importants bouleversements littéraires : apogée et crise du naturalisme ; montée en puissance du symbolisme et du décadentisme ; révolution proustienne du roman.

→ Le mouvement naturaliste

À partir de 1877, Zola anime le mouvement naturaliste, recevant chez lui, à Paris puis à Médan, un groupe d’écrivains (dont Maupassant et Huysmans) qui partagent ses goûts littéraires et ses opinions républicaines et anticléricales. La théorie est ambitieuse. Comme le racisme fin de siècle est la transposition du darwinisme dans les sciences humaines, le naturalisme est l’effort de transposition du positivisme dans la littérature, et plus particulièrement dans le roman. Il vise à décrire la société humaine avec le même degré de précision et de détermination que la zoologie décrit les espèces animales (en cela, il est l’héritier du projet balzacien), et doit à sa gestation des années 1860-1870 de s’intéresser au social comme il s’intéresse au médical, pour saisir ce qu’il y a d’organique dans le mental, et d’héréditaire dans l’individuel. Chez Zola, les années passant, tout cela s’accompagne d’un certain prophétisme politique. Les réalisations effectives sont souvent assez éloignées de la théorie zolienne du « roman expérimental » (1880). En fait, l’accord entre les hommes de Médan se trouve essentiellement dans les emprunts faits à Flaubert : même vision pessimiste de la nature humaine (dureté du monde social, absurdité de la vie et du hasard, force des instincts et des névroses, bêtise généralisée), même procédés narratifs (style indirect libre, platitudes recherchées, anéantissement final). Le groupe éclate dans le courant de la décennie 1880. Huysmans et une bonne partie du public se convertissent au spiritualisme, et Zola choque ses propres disciples, en 1887, par l’abjection des personnages de La Terre. Le bilan du naturalisme réside, pour l’essentiel, dans un élargissement du champ social romanesque aux basses classes et aux ouvriers, dans une intérêt accru pour la sexualité (qui fait d’ailleurs que, pour la critique catholique, Zola n’est qu’un pornographe) et, paradoxe pour une littérature qui se voulait républicaine et progressiste, dans une solide installation de la thématique décadentiste.

→ Décadentisme et symbolisme

Le décadentisme et le symbolisme prennent alors le relais. Ces mouvements sont séparés par la sociologie de leurs chefs de file et des rivalités de revues (le symbolisme a lancé plusieurs revues importantes, dont La Revue blanche des frères Natanson et Le Mercure de France). Ils ont en commun cependant un certain nombre de goûts et de valeurs, avant même la publication du manifeste de Moréas en 1886 : préférence accordée à la poésie sur le roman, culte de Baudelaire et de Verlaine, désir d’absolu contredit par une défaillance des énergies, morbidezza allant jusqu’au solipsisme ou au nihilisme anarchisant (le Des Esseintes d’À Rebours, 1884, en offre un excellent exemple). Le symbolisme, qui exerce une très forte influence à l’étranger, a en France une autorité tutélaire, le poète Stéphane Mallarmé. Il fournit aux jeunes poètes de ses « mardis de la rue de Rome » un certain nombre d’objectifs (tirer la poésie du côté de la musique, valoriser la suggestion au détriment du sens objectif), de lieux communs (l’« azur », l’« impollué ») et de procédés (la syntaxe serpentine, les hardiesses métriques, le mot rare), qui donnent à la poésie fin de siècle son caractère languide et chantourné. Les acquis sont incontestables : le vers libre et avec lui la possibilité du verset, la césure enjambante, l’indifférence croissante à la ponctuation. Ils permettent l’épanouissement, juste avant la guerre, de plusieurs grandes natures poétiques, héritières des symbolistes : Claudel (Cinq grandes odes, 1904), Saint-John Perse (Éloges, 1911) et surtout Apollinaire (Alcools, 1913).

→ La révolution romanesque

Le roman souffre d’un certain vide après que le naturalisme a épuisé l’essentiel de ses vertus. Maupassant meurt dès 1893, et Zola achève Les Rougon Mac-quart la même année. Il survit cependant encore chez beaucoup des auteurs lus dans la classe moyenne ou dans les œuvres primées par l’académie Goncourt (créée en 1900), et fait sentir sa marque dans le Jean-Christophe de Romain Rolland (1904-1912). D’une façon générale, le genre romanesque connaît une explosion. C’est le roman autobiographique avec Jules Renard, héritier triste et malicieux de Jules Vallès, comme chez Colette et Alain-Fournier ; c’est l’exotisme colonial et artiste chez Pierre Loti et Pierre Louÿs ; le roman psychologique, qui prend le contrepied de la physiologie zolienne et marque un retour aux hautes classes, avec Paul Bourget ; le roman à thèse, où l’on retrouve Paul Bourget (instruisant, dans Le Disciple, en 1889, le procès de la méritocratie républicaine), en compagnie des catholiques Henry Bordeaux et René Bazin, du nationaliste Maurice Barrès et de leur contradicteur républicain, Anatole France (Histoire contemporaine, 1896-1901).

La vraie révolution ne vient qu’en 1913, lorsque paraît Du côté de chez Swann, encore que cet ouvrage, ouverture d’un ensemble plus vaste, ne puisse véritablement conquérir son public qu’après la guerre. Il est vrai que le Marcel Proust de 1913 a de quoi effaroucher critique et lecteurs. Ce grand bourgeois parisien, marginalisé par sa santé fragile, ses origines demi-juives et son homosexualité, fait la synthèse de tous les types de romans du temps, de la philosophie bergsonienne du sens intime, et de la grande tradition des moralistes sombres du xviie siècle ; son œuvre est tout à la fois l’initiation sociale, sentimentale et esthétique d’un narrateur, une satire drôlissime du monde, une vaste construction métaphysique centrée sur le temps, la mémoire involontaire et les correspondances enfouies du monde sensible. Chemin faisant, il met à bas les conventions du roman naturaliste, dissout l’autonomie des personnages, détruit à peu près toutes les frontières des genres littéraires et affirme la toute-puissance du point de vue par un style à longues phrases sinueuses, saturées de parenthèses et de métaphores, d’analyses et de rapprochements. Avec Proust, une intelligence fiévreuse revient au cœur de la littérature, et la littérature, religion d’un monde sans Dieu, au premier plan des créations humaines.

4. Les principaux courants de la peinture

En matière d’arts plastiques, le débat ouvert par la révolution impressionniste continue jusqu’au tournant du siècle. Le grand public reste longtemps réfractaire aux impressionnistes. La triade Prix de Rome-Salon-Institut se maintient, et l’avènement de la République stimule même assez fortement la peinture d’allégorie, c’est-à-dire le style pompier le plus rétrograde.

Cela étant, les artistes les plus exigeants continuent leur chemin, parviennent peu à peu à trouver un public ou des appuis (Clemenceau est l’ami de Monet) et dépassent même quelquefois les perspectives ouvertes par les années 1860. Aux effets du plein air s’ajoute l’influence des arts extra-européens. À partir de Meiji (1868), et surtout de l’Exposition universelle de 1878, on découvre les estampes japonaises (« images du monde flottant », paysages abruptement cadrés et simplifiés, scènes quotidiennes très libres), et le japonisme influence Degas, Toulouse-Lautrec, les Nabis. Après 1890, les arts océaniens fascinent Gauguin et, à travers lui, ceux qu’on appellera bientôt les Fauves. Entre 1900 et 1910, la découverte de l’art nègre crée le choc dont sort le cubisme. Pour ce qui est de la technique picturale, Seurat pousse à l’extrême le refus impressionniste du contour en systématisant le recours à la touche de couleur pure, c’est-à-dire en inventant le pointillisme (1884-1891). Mais une révolution plus essentielle se joue au même moment chez Paul Cézanne, Vincent Van Gogh et Paul Gauguin.

Cézanne, après avoir participé aux premières expositions des impressionnistes, s’est retiré en Provence à la fin de la décennie 1870. Il est à la recherche d’une peinture qui, non contente de restituer ce qui se voit, intègrerait les grandes leçons de la tradition classique et donnerait la même impression de stabilité sereine que la peinture de Poussin. Refusant à la fois le retour en arrière et l’instantané tachiste, Cézanne fait œuvre originale, dans le paysage et la nature morte, par un mélange de solidité et de liberté. Il atteint à la célébrité internationale entre 1895 et 1906, date de sa mort.

Van Gogh, lui aussi installé dans le Midi à la fin de la décennie 1880 et lui aussi désireux de retrouver l’intelligible dans le sensible, utilise la couleur pure en épaisseur pour traduire son émotion intime devant l’objet représenté. Gauguin, enfin, aspire à quelque chose de neuf, de sensuel, d’intense et de « barbare », qu’il expérimente dans une peinture à grands aplats de couleur brute, puis dans la rupture physique avec l’Occident.

C’est entre 1905 et 1910 que se mettent en place les principaux courants de la peinture du xxe siècle. 1905 est l’année de l’exposition parisienne des Fauves, jeunes peintres qui affirment leur goût des couleurs pures et font de l’espace peint un simple schéma décoratif (le plus célèbre est Henri Matisse). Picasso, arrivé à Paris en 1900, lance la révolution cubiste en 1907 avec les Demoiselles d’Avignon. Braque, d’abord heurté, le rejoint bientôt (le mot de cubisme est utilisé à propos de l’exposition consacrée par Kahnweiler à Braque en 1908).

Quant aux sculpteurs, très actifs pendant toute la période, ils sont dominés par la figure exceptionnelle de Rodin.

On notera que 1913 fut une année exceptionnelle dans l’histoire de la civilisation française. Qu’on en juge : publication de Du côté de chez Swann, publication d’Alcools, première de Jeux (de Debussy), inauguration du Théâtre des Champs-Élysées, première du Sacre du printemps, réalisation des Fenêtres de Robert Delaunay. Ce feu d’artifice autorise à ne pas surestimer la Grande Guerre dans l’histoire des grandes ruptures culturelles du xxe siècle.