Madame Vigneron, Bourdon.
Bourdon.
Mon intention, madame, après l'inutilité de mes conseils, était de laisser aller les choses et de vous voir venir quand vous le jugeriez à propos. Je ne suis donc pour rien, croyez-le, dans la mauvaise nouvelle qu'on m'a chargé de vous annoncer.
Madame Vigneron.
Je commence à m'y faire, Monsieur Bourdon, aux mauvaises nouvelles.
Bourdon.
Il le faut, madame, il le faut. Au point où vous en êtes, le courage et la résignation sont de première nécessité.
Madame Vigneron.
Il me semble, Monsieur Bourdon, que mes affaires vont vous donner bien du mal pour le peu de profit que vous en tirerez. On m'a parlé justement d'une personne, très honorable et très intelligente, qui consentirait à s'en charger.
Bourdon.
Très bien, madame, très bien. Il eût été plus convenable peut-être de m'éviter cette visite en m'informant plus tôt de votre résolution. Peu importe. Dois-je envoyer ici tous vos papiers ou bien les fera-t-on prendre à mon étude ?
Madame Vigneron, troublée. mais je ne suis pas engagée encore avec cette personne ; attendons ; rien ne presse.
Bourdon.
Si, madame, si, tout presse au contraire, et puisque vous avez trouvé, me dites-vous, un homme capable, expérimenté, consciencieux, quelque agent d'affaires probablement, il n'a pas de temps à perdre pour étudier une succession dont il ne sait pas le premier mot.
Madame Vigneron.
Qui vous dit que ce soit un agent d'affaires ?
Bourdon.
Je le devine. Y a-t-il de l'indiscrétion à vous demander le nom de cette personne ? (Mme Vigneron, après avoir hésité, tire la carte de sa poche et la lui remet ; il sourit.) un dernier avis, voulez-vous, madame ? Vous en ferez ce que vous voudrez. Duhamel, dont voici la carte, est un ancien avoué qui a dû se démettre de sa charge après malversations. Vous ignorez peut-être que dans la compagnie des avoués comme dans celle des notaires, les brebis galeuses sont expulsées impitoyablement.
Duhamel, après cette mésaventure, a établi aux abords du palais de justice un cabinet d'affaires.
Ce qui se passe là, je ne suis pas chargé de vous le dire, mais vous viendrez dans quelque temps m'en donner des nouvelles.
Madame Vigneron.
Déchirez cette carte, Monsieur Bourdon, et dites-moi l'objet de votre visite.
Bourdon.
Vous mériteriez bien, madame, qu'on vous laissât entre les mains de ce Duhamel. Il n'aurait qu'à s'entendre avec un autre coquin de son espèce, Lefort, par exemple, et la succession de M. Vigneron y passerait tout entière. Vous m'en voulez de ce que je ne partage pas vos illusions.
Ai-je bien tort ? Jugez-en vous-même. Devant l'obstination que vous mettez et que je déplore à conserver vos terrains, je devais me rendre un compte exact de leur situation. Je me suis aperçu alors, en remuant la masse des hypothèques, que l'une d'elles arrivait à son échéance. J'ai écrit aussitôt pour en demander le renouvellement, on refuse. C'est soixante et quelques mille francs qu'il va falloir rembourser à bref délai.
Madame Vigneron.
Qu'allons-nous faire ?
Bourdon.
Je vous le demande. Ce n'est pas tout. Le temps passe, vous serez en mesure pour les frais de succession ?
Madame Vigneron.
Mais, Monsieur Bourdon, nos immeubles, à votre avis, ne valent rien ; où il n'y a rien, l'enregistrement ne peut pas réclamer quelque chose.
Bourdon.
C'est une erreur. L'enregistrement ne s'égare pas dans une succession ; il touche son droit sur ce qu'il voit, sans s'occuper de ce qui peut être dû.
En êtes-vous sûr ?
Bourdon.
Quelle question me faites-vous là, madame ? Mon dernier clerc, un bambin de douze ans, sait ces choses-là aussi bien que moi. Voyez comme nous sommes malheureux avec des clients tels que vous, très respectables sans aucun doute, mais aussi trop ignorants. Si ce point par mégarde n'avait pas été traité entre nous, et que plus tard, dans les comptes qui vous seront remis après la vente de vos immeubles qui est inévitable, vous eussiez trouvé : droits de l'enregistrement, tant ; qui sait ? Vous vous seriez dit peut-être : M. Bourdon a mis cette somme-là dans sa poche.
Madame Vigneron.
Jamais une pareille pensée ne me serait venue.
Bourdon.
Eh ! Madame, vous me soupçonnez bien un peu de ne pas remplir mes devoirs envers vous dans toute leur étendue, l'accusation est aussi grave. Laissons cela. Pendant que vous vous agitez sans rien conclure, attendant je ne sais quel événement qui ne se présentera pas, Teissier, lui, avec ses habitudes d'homme d'affaires, a marché de l'avant.
Il a remis la fabrique entre les mains des experts, ces messieurs ont terminé leur rapport, bref, Teissier vient de m'envoyer l'ordre de mettre en vente votre établissement.
Madame Vigneron.
Je ne vous crois pas.
Bourdon.
Comment, madame, vous ne me croyez pas ? (il tire une lettre de sa poche et la lui donne.) la lettre de Teissier est fort claire ; il met les points sur les i, suivant son habitude.
Madame Vigneron.
Laissez-moi cette lettre, Monsieur Bourdon ?
Bourdon.
Je ne vois pas ce que vous en ferez et elle doit rester dans mon dossier.
Madame Vigneron.
Je vous la ferai remettre aujourd'hui même, si M. Teissier persiste dans sa résolution.
Bourdon.
Comme vous voudrez.
Madame Vigneron.
Vous ignorez, Monsieur Bourdon, que nos rapports avec M. Teissier sont devenus très amicaux.
Bourdon.
Pourquoi ne le seraient-ils pas ?
Madame Vigneron.
Mes filles lui ont plu.
Bourdon.
C'est bon, cela, madame, c'est très bon.
Madame Vigneron.
Il a déjeuné ici ce matin même.
Bourdon.
Je serais plus surpris si vous eussiez déjeuné chez lui.
Madame Vigneron.
Enfin, nous avons dû faire part à M. Teissier de nos embarras, et il a consenti à nous avancer une somme assez importante, qui n'était pas la première.
Bourdon.
Pourquoi demandez-vous de l'argent à Teissier ?
Est-ce que je ne suis pas là ? Je vous l'ai dit, madame. Vous ne trouveriez pas chez moi quatre ou cinq cent mille francs pour des constructions imaginaires. Teissier ne vous les offre pas non plus, j'en suis bien sûr. Mais c'est moi, c'est votre notaire qui doit parer à vos besoins de tous les jours, et vous m'auriez fait plaisir de ne pas attendre que je vous le dise.
Madame Vigneron.
Pardonnez-moi, Monsieur Bourdon, j'ai douté de vous un instant. Il ne faut pas m'en vouloir, ma tête se perd dans toutes ces complications et vous avez bien raison de le dire, je ne suis qu'une ignorante. Si je m'écoutais, je resterais dans ma chambre à pleurer mon mari ; mais que dirait-on d'une mère qui ne défend pas le bien de ses enfants ?
elle sanglote et va tomber en pleurant sur le canapé. Bourdon, la rejoignant, à mi-voix. je me fais fort d'obtenir de Teissier qu'il remette à un autre temps la vente de la fabrique, mais à une condition : vous vous déferez de vos terrains.
(elle le regarde fixement.) cette condition, qui est toute à votre avantage, vous comprenez bien pourquoi je vous l'indique. Je n'entends pas me donner de la peine inutilement et servir vos intérêts sur un point, pendant que vous les compromettez sur un autre.
pause. Madame Vigneron, à Rosalie qui est entrée. qu'est-ce qu'il y a, Rosalie ?
Rosalie.
C'est M. Merckens qui vient vous voir, madame.
Madame Vigneron, se levant. c'est bien. Fais entrer. (à Bourdon.) M. Merckens vous tiendra compagnie un instant, voulez-vous, pendant que j'irai consulter mes filles ?
Bourdon.
Allez, madame, allez consulter vos filles.
elle sort par la porte de gauche.