Bourdon, Merckens.
Merckens, entrant. tiens ! Monsieur Bourdon.
il va à lui. Bourdon.
Bonjour, jeune homme. (ils se donnent la main.) qu'êtes-vous devenu depuis ce mauvais dîner que je vous ai fait faire ?
Merckens.
Le dîner n'était pas mauvais, nous le prenions malheureusement après un fichu spectacle.
Bourdon.
En effet. Ce pauvre M. Vigneron qu'on venait de rapporter sous nos yeux...
Merckens.
Quelle idée avez-vous eue de m'emmener au restaurant ce jour-là ?
Bourdon.
L'idée venait de vous. Vous m'avez dit, en descendant, sous la porte cochère : rentrer chez soi, en cravate blanche et l'estomac vide, je n'aime pas beaucoup ça ; je vous ai répondu : allons dîner, nous ferons quelque chose le soir. Eh bien !
Nous n'avons mangé que du bout des lèvres et nous ne demandions qu'à aller nous coucher. Voyez-vous, on est toujours plus sensible qu'on ne croit à la mort des autres, et surtout à une mort violente ; on pense malgré soi qu'un accident pareil peut vous arriver le lendemain et l'on n'a pas envie de rire.
Merckens.
Vous attendez Mme Vigneron ?
Bourdon.
Oui, je ne devrais pas l'attendre ; mais Mme Vigneron n'est pas une cliente ordinaire pour moi, je la gâte. Vous ne donnez plus de leçons ici, je suppose ?
Merckens.
Mlle Judith les a interrompues depuis la mort de son père.
Si vous m'en croyez, vous ne compterez plus sur cette élève et vous vous pourvoirez ailleurs.
Merckens.
Pourquoi ?
Bourdon.
Je me comprends... les circonstances nouvelles où se trouve cette famille vont lui commander de grandes économies dans son budget.
Merckens.
Non.
Bourdon.
Si.
Merckens.
Sérieusement ?
Bourdon.
Très sérieusement.
un temps. Merckens.
M. Vigneron était riche cependant.
Bourdon.
M. Vigneron n'était pas riche ; il gagnait de l'argent, voilà tout.
Merckens.
Il ne le dépensait pas.
Bourdon.
Il l'aventurait, c'est quelquefois pis.
Merckens.
Je croyais que ce gros papa aurait laissé une fortune à sa femme et à ses enfants.
Bourdon.
Une fortune ! Vous me rendriez service en m'indiquant où elle se trouve. La famille Vigneron, d'un moment à l'autre, va se trouver dans une situation très précaire et je puis le dire, sans faire sonner mon dévouement pour elle, si elle sauve une bouchée de pain, c'est à moi qu'elle le devra.
Merckens.
Pas possible !
Bourdon.
C'est ainsi, jeune homme. Gardez cette confidence pour vous et profitez du renseignement, s'il peut vous être utile.
un temps. Merckens, entre deux tons. qu'est-ce qu'on dit de ça ici ?
Bourdon.
Que voulez-vous qu'on dise ?
Merckens.
Toutes ces femmes ne doivent pas être gaies ?
Bourdon.
Ce qui leur arrive n'est pas fait pour les réjouir.
Merckens.
On pleure ?
Bourdon.
On pleure.
Merckens, allant à lui en souriant. rendez-moi un petit service, voulez-vous ? Ayez l'obligeance de dire à Mme Vigneron que je n'avais qu'une minute, que j'ai craint de la déranger et que je reviendrai la voir prochainement.
Bourdon.
Reviendrez-vous au moins ?
Merckens.
Ce n'est pas probable.
Bourdon.
Restez donc, jeune homme, maintenant que vous êtes là. Vous en serez quitte pour écouter cette pauvre femme et elle vous saura gré d'un petit moment de complaisance ; elle se doute bien que ses malheurs n'intéressent personne.
Merckens.
Il est certain pour vous que Mlle Judith ne reprendra pas ses leçons ?
Bourdon.
C'est bien certain.
Merckens.
Vous ne voyez rien dans l'avenir qui puisse refaire une position à Mme Vigneron ou à ses filles ?
Bourdon.
Je ne vois rien.
Merckens.
Je file décidément. J'aime mieux ça. Ce n'est pas quelques bredouilles que je dirai à Mme Vigneron qui la consoleront. Je me connais. Je suis capable de lâcher une bêtise, tandis que vous, avec votre grande habitude, vous trouverez ce qu'il faut pour m'excuser. Hein ?
Bourdon.
Comme vous voudrez.
Merckens.
Merci. Adieu, Monsieur Bourdon.
Bourdon.
Adieu.
Merckens, revenant. jusqu'à quelle heure vous trouve-t-on à votre étude ?
Bourdon.
Jusqu'à sept heures.
Merckens.
Je viendrai vous prendre un de ces jours et nous irons au théâtre ensemble. ça vous va-t-il ?
Bourdon.
Très volontiers.
Merckens.
Que préférez-vous : la grande ou la petite musique ?
Bourdon.
La petite.
Merckens.
La petite. Ce sont des mollets que vous voulez voir, c'est bien, on vous montrera des mollets.
Dites donc, il faut espérer que cette fois nous n'aurons pas un apoplectique pour nous gâter notre soirée. Au revoir !
Bourdon.
Au revoir, jeune homme.
Merckens sort par la porte du fond pendant que Mme Vigneron rentre par la gauche.