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LES DIEUX À L’ŒUVRE
LES MYTHES


 À ma sortie du musée du Louvre comme à mon retour d’Égypte, mille sensations se bousculent en moi : l’émerveillement, la fascination. Et puis, l’étonnement face à la place que tient la religion. L’écrasante majorité des objets et des monuments qu’on admire tant ont, d’une manière ou d’une autre, une motivation religieuse. Est-ce bien vrai ?

– Sans doute, avec une réserve toutefois. La prépondérance écrasante du religieux dans les monuments et les objets, exposés dans les musées ou encore visibles en Égypte, ne reflète pas exactement la réalité. Les Égyptiens étaient faits de chair et d’os. Loin de penser « religion » jour et nuit, ils avaient aussi les soucis de la vie quotidienne et des préoccupations terre à terre, triviales, comme le reste de l’humanité. Seulement les produits matériels de ces préoccupations se composaient le plus souvent de matériaux fragiles. Par exemple, les textes de la pratique administrative et judiciaires étaient inscrits sur des supports périssables comme les tablettes (en bois généralement), les ostraca (tessons de poteries ou éclats de calcaires présentant une surface assez lisse pour qu’on puisse écrire à l’encre dessus), et surtout le papyrus. De l’immense quantité d’archives – registres de comptabilité, bordereaux de recensement, cadastres fiscaux, minutes de procès, etc. – produites en trois millénaires par la société pharaonique, extrêmement bureaucratique et paperassière, fort peu nous est parvenu.

En revanche, pour tout ce qui relevait du sacré et de la religion, les anciens Égyptiens choisissaient autant que possible des matériaux solides et en principe durables, comme la pierre, parfois le bois, le métal, afin de mieux résister au temps. De fait, ce sont eux qui ont le mieux résisté, malgré de conséquents dommages et de très lourdes pertes.

 

 Autrement dit, l’image que nous avons de l’Égypte pharaonique est une image un peu déformée ?

– Oui, c’est parce que l’on a retrouvé beaucoup plus de vestiges religieux que de vestiges profanes. Mais ne nous leurrons pas. Si le jugement d’Hérodote est sans doute un peu excessif quand il affirme que les Égyptiens « étaient de beaucoup les plus religieux des hommes », il n’est pas dépourvu de tout fondement.

 

 Il y aurait donc eu beaucoup de religion dans la vie des Égyptiens. En tout cas, j’ai l’impression qu’ils avaient un nombre incalculable de dieux. Il y en a tant que je m’y perds complètement ; c’est comme si j’étais submergé par une marée humaine – je veux dire une marée divine. Est-ce seulement dû à mon ignorance et à mon incapacité à maîtriser les informations qu’on me donne ?

– Pas du tout. Dans l’Égypte pharaonique, les divinités fourmillent, pullulent, ou, si on préfère éviter ces verbes à étymologie animalière, foisonnent avec une telle luxuriance qu’elle finit par obscurcir le champ de vision, comme la végétation d’une jungle tropicale. Chaque région comporte moult lieux de cultes et beaucoup abritent non seulement une divinité majeure, mais aussi une farandole de divinités qui lui sont plus ou moins associées. S’y ajoutent de nombreuses autres, sans culte particulier, mais présentes aussi bien dans les croyances populaires que dans les constructions sophistiquées des théologiens.

 

 Tu parles de l’Égypte des pharaons. Quand commence la civilisation pharaonique ?

– La période pharaonique, celle où l’Égypte est gouvernée par des souverains égyptiens, s’étend de 3000 avant J.-C., environ, jusqu’à la conquête d’Alexandre le Grand (331 avant J.-C). Mais la civilisation pharaonique, caractérisée notamment par sa vision religieuse du monde, se prolonge après cette date, d’abord sous les maître grecs de l’Égypte, les Ptolémées, jusqu’en 30 avant J.-C., puis sous ses maîtres romains.

 

 Peut-on dénombrer les divinités que cette civilisation a honorées ?

– C’est impossible. Nous ne disposons que d’une faible partie de la documentation nécessaire pour un comptage exhaustif. Il eût fallu que tous les temples, tous les sanctuaires, tous les monuments funéraires, toutes les bibliothèques sacerdotales nous fussent parvenus intacts. Or ce n’est pas le cas, tant les temps et les hommes ont causé de dommages et de destruction. Même pour les anciens Égyptiens, c’eût été une entreprise… pharaonique que de répertorier tous les dieux.

Toutefois, quelques indications donnent une idée de ce foisonnement. Prenons la communauté des artisans travaillant sur les tombes royales de la Vallée des Rois. Ses effectifs peuvent varier, mais elle compte en moyenne une soixantaine de travailleurs, avec leurs familles, et un petit personnel subalterne. Une communauté restreinte, assurément : quelques centaines d’individus, à en juger par les arasements de leur village, sur le site de Deir el-Médina, qui ne comprenait guère que soixante-dix maisons. Or l’inventaire des divinités de cette communauté est déjà fort abondamment fourni. Les grands dieux apparaissent sous plusieurs formes. Faisaient aussi l’objet de dévotion Phrê, Harakhtès, Horus, Montou, Thot et le dieu lune Iâh, Osiris, Khonsou, Anubis, Isis, et puis les universellement populaires Thoueris, Bès, Ermouthis, Hâpy. S’y ajoutent des divinités des régions voisines, sans doute amenées là à l’occasion de déplacement ou de migration : la triade d’Eléphantine et d’autres, ainsi que des divinités d’origine étrangère. Les artisans avaient aussi reconnu la marque du divin dans de grands pharaons plus récents, comme Amenhotep Ier, décliné sous diverses formes Amenhotep-du-parvis, Amenhotep-de-la-ville, Amenhotep-du-jardin, ainsi que sa mère Ahmès-Néfertary. Bien plus, ils célébraient même leurs ancêtres les plus prestigieux, voire certains de leurs proches récemment disparus.

 

 Tant de divinités pour seulement deux cents personnes, c’est impressionnant ! Connaît-on d’autres exemples de ce foisonnement ?

– Assurément ! Les répertoires dressés par les spécialistes de l’époque en science sacerdotale dans des sommes théologiques, compilées dans les archives ou sacralisées sous forme monumentale, sont interminables. Un inventaire cultuel d’Athribis, une ville de seconde importance, ne totalise pas moins de soixante-huit divinités mineures, sans compter les grandes divinités. Et il ne s’agit que d’une sélection parmi tous les cultes du lieu. Un traité de religion locale énumère trente-six cultes dans Dounâouy, en Moyenne-Égypte. Dans les temples ptolémaïques et romains qui sont restés à peu près entiers, comme ceux de Dendara ou d’Edfou, l’inventaire des divinités est pléthorique et dépasse la centaine. Parfois, les théologiens créent même du divin à la demande. Faut-il un dieu protecteur pour chacun des soixante-dix jours où la momie demeure dans la salle d’embaumement ? Qu’à cela ne tienne, on le forge. La spéculation théologique a besoin de trois cent soixante formes de la déesse redoutable pour contrôler chaque jour de l’année (outre les cinq jours complémentaires) ? Elle les invente.

 

 Pareil foisonnement serait impensable dans notre monde moderne, n’est-ce pas ?

– Pas si impensable que cela. Certes, un Européen n’a guère de point de comparaison significatif. Mais il existe encore des polythéismes vivaces. Par exemple, dans l’île de Bali, sorte d’isolat au cœur d’une Indonésie monothéiste où domine l’islam, outre quelques vestiges de christianisme, il y a profusion divine : dieux de la maison, dieux du jardin, dieux de la rue, dieux des croisements, dieux de la ville, dieux des montagnes, des rivières, etc. Et les cultes sont pratiqués avec ferveur : on voit partout des autels ; les cérémonies et les fêtes sont fréquentes. Quand on se promène, on a bien du mal à ne pas marcher sur des feuilles tressées en coupelles, qui servent de présentoirs pour les offrandes aux divinités omniprésentes. Voilà qui peut donner une idée, fût-elle très superficielle, de la situation dans l’Égypte pharaonique, malgré l’éloignement dans le temps, l’espace et la culture.

 

 Comme les Balinais, les anciens Égyptiens avaient donc tendance à voir des dieux à peu près partout !

– Sans doute. Encore faut-il mettre les faits en perspective. En tant qu’Occidental, ton horizon culturel est défini par trois religions : la religion chrétienne, la religion juive et, depuis les migrations de population du XXe siècle, la religion musulmane. Or toutes trois sont des religions révélées, des religions du Livre – l’Ancien et le Nouveau Testaments pour les chrétiens, l’Ancien Testament pour les juifs, le Coran pour les musulmans, des religions monothéistes.

Mais la religion pharaonique n’est ni une religion révélée, ni une religion du Livre – les textes sont nombreux, mais aucun n’est promu au statut de Livre – ni une religion monothéiste.

 

 S’il n’y avait pas de livre fondamental, comment était transmis et diffusé le savoir sur les dieux ?

– La diffusion des croyances s’opère à travers le mythe. Encore convient-il de définir ce dernier terme. Un mythe est un jeu de rapports qui se trouvent préétablis entre des figures divines ou supra-humaines représentant les éléments de l’univers. À travers ces rapports et les actions qu’ils impliquent se livre le savoir égyptien sur le monde. Le mythe génère intrinsèquement un nombre infini de variations. C’est une sorte de « feuille de route », de canevas donné au départ, comme ceux sur lesquels on improvise dans la commedia dell’arte, ou encore une « bible », au sens que lui donnent les scénaristes de feuilletons télévisés : un ensemble de caractéristiques et de types de relations pour chaque personnage récurrent, qui prévaut pour les épisodes qui les mettent ensuite en scène.

Le mythe, légitimé par une longue tradition, connaît des moyens d’expression variés, mais c’est quand il prend la forme d’un récit qu’il nous apparaît le plus explicite. Par extension, on appelle « mythes » la floraison de récits exploitant les données d’un mythe au sens premier, que j’écrirais désormais « Mythe », avec une majuscule.

 

 Peux-tu me donner l’exemple d’un Mythe et de ses multiples variations ?

– Le Mythe de la création du monde (ou cosmogonie), au-delà de ses très nombreuses variations, repose sur un scénario identique qui comporte quatre phases.

À l’origine existait l’océan primordial, le Noun, où régnait l’eau inerte dans son expansion illimitée, l’obscurité, l’absence de toute finalité.

Le processus de création commença par le surgissement de la différenciation dans cette totalité indifférenciée. Le démiurge créateur, virtuellement présent, flottant engourdi, se réveilla et prit conscience de lui-même, marquant ainsi le premier stade de la création, caractérisée par son « autogenèse », c’est-à-dire le fait de « venir au monde de lui-même », selon l’expression égyptienne.

Le voilà donc apparu, et seul à être, au milieu de cet océan primordial qui est l’absence d’être. Cette solitude ne plaisait guère à notre démiurge ; il n’entendait pas rester indéfiniment seul. Il entra alors dans le deuxième stade de son action, le passage de l’un au multiple, c’est-à-dire la création d’autres êtres. Pour ce faire, c’est dans sa propre substance qui contenait virtuellement le monde à venir, comme l’océan primordial le contenait virtuellement lui-même, qu’il puisa et créa la première génération.

C’est à la suite de celle-ci que commença la reproduction de tous les éléments de la création.

Ce Mythe servit de matrice à de multiples mythes cosmogoniques, dont le plus important est celui d’Héliopolis, c’est-à-dire un tertre surgi de l’océan primordial. Il porte un pyramidion (nommé en égyptien benben), au sommet duquel apparaît le soleil, Atoum. Pour rompre sa solitude, le soleil crée le premier couple, Shou et Tefnout, à partir de la semence obtenue en se masturbant. Une autre version prétend que c’est en crachant, et certaines variantes hiérarchisent les deux actes : la semence entre en quelque sorte en gestation dans la bouche du dieu avant d’être recrachée. Plus tard, Shou et Tefnout engendrent le couple de la troisième génération, Geb, dieu de la terre, et Nout, déesse du ciel, lesquels, à leur tour, ont quatre enfants appariés en deux couples : Osiris et sa sœur Isis, Seth et sa sœur Nephthys.

Ces neufs dieux représentent les principes fondamentaux du cosmos et constituent un collège appelé « ennéade » (terme formé sur le grec « neuf »). L’ennéade est divinisée et souvent considérée comme une entité autonome par rapport à ceux qui la composent. Certes, elle est effectivement composée de neuf dieux, comme son nom l’indique. Mais, d’autre part, « neuf » est perçu comme le pluriel de « trois ». Dans cette perspective, l’ennéade, loin de se limiter à un collège de neuf divinités, représente la pluralité des divinités issues de l’acte créateur, et qui créent ensuite les autres éléments du monde.

Les théologies des métropoles religieuses, mues par le souci de faire la part belle à leurs divinités locales, ont élaboré leur cosmogonie avec de multiples variations. Elles proposent ainsi de nouvelles manières d’envisager tel épisode ou développent particulièrement telle phase du processus de création. Par exemple, à un tertre surgi des eaux, certaines théologies locales préfèrent une vache primordiale, Mehytouret (Mehtyer), « La-Grande-Flottante », plus tard associée à Neith, et immergée dans l’océan primordial. Transportant le démiurge enfant entre ses cornes, elle lui sert de plate-forme quand celui s’extrait de l’onde. Une autre tradition prétend que la vache met en place un ensemble de conditions favorisant la naissance du monde par sept formules. À Memphis, on choisissait d’évoquer le soulèvement de la terre, divinisé sous la forme Tatenen, « Terre-qui-se-soulève », épithète de Ptah. La même école théologique privilégie une conception plus intellectuelle que le crachat et la masturbation : la création est planifiée en esprit par Ptah puis réalisée par sa parole.

Selon la cosmogonie d’Hermopolis, le démiurge se manifesta par un œuf déposé sur un pan de terre émergé de l’océan. Cet œuf était l’œuvre d’un collège de génies primordiaux ou d’un jars qui, en cacardant, rompit le silence de l’origine et annonça bruyamment l’apparition de l’être. Toujours à Hermopolis, on trouve une autre variante : un lotus, mystérieusement apparu, perça la surface de l’eau primordiale qui avait formé le « grand lac ». Assistée par les huit dieux primordiaux – « ogdoade » (formé sur le grec « huit »), la fleur, déployant ses pétales, laissa apparaître le soleil sous forme d’un enfant. Il ouvrit les yeux et la lumière fut. Dès lors, par son poudroiement d’or et l’odeur de son parfum, l’enfant lotus créa l’ennéade et donna vie aux dieux et aux hommes.

 

 Quels sont les autres Mythes les plus importants ?

– Il y a le Mythe de la révolte des hommes. La création, loin d’être établie dans son état définitif en une seule fois, a d’abord connu une longue phase où le dieu créateur régnait directement sur terre, le ciel n’étant pas encore en place. Phase sans doute fort longue, assez longue en tout cas pour que le démiurge atteigne la sénilité et en éprouve les tristes conséquences, en particulier une exaspération croissante face aux épines du pouvoir. Entre autres, il dut faire face à une rébellion des hommes, lesquels étaient issus des larmes qui avaient coulé de son œil. À dire le vrai, notre démiurge n’était pas sans recours. Il possédait une force de maintien de l’ordre : son « œil ». Le terme, féminin en égyptien, désigne la déesse lionne Sekhmet (forme hellénisée Sakhmis) qui se déchaîne contre les séditieux et les fauteurs de troubles. C’est donc la féminité qui était pour les anciens Égyptiens l’illustration de la furie sanguinaire. Plutôt déconcertant pour nous… Ah les affreux machistes ! Toujours est-il que Sekhmet mit tant de cœur à l’ouvrage dans sa violence répressive qu’elle finit par effrayer celui-là même qu’elle servait. Le démiurge imagina alors un subterfuge pour la calmer en substituant au sang humain dont elle s’abreuvait un somnifère teinté en rouge. Puis, dégoûté des poisons et des délices du pouvoir terrestre, il fit se soulever le ciel, où il séjourna désormais. La délicate gouvernance de la terre et des hommes, il la confia à la fonction pharaonique, tandis que ceux qui étaient appelés à l’exercer lui servaient de vicaires.

 

 J’ai aussi entendu parler du Mythe d’Osiris.

– Ce Mythe a en effet tenu une place essentielle. En voici le canevas : Osiris, roi des plus appréciés, jalousé de son frère Seth, fut assassiné par lui. Ce dernier découpa son corps en morceaux qu’il jeta dans le Nil. Les flots les dispersèrent en les faisant flotter au fil du courant, puis ils s’échouèrent un par un sur les berges des provinces qu’ils traversaient tout au long de leur cours. Isis, l’épouse d’Osiris, partit à leur recherche, les collecta patiemment et recomposa le puzzle macabre jusqu’à reconstituer le cadavre de son époux. Il revint partiellement à la vie, suffisamment, en tout cas, pour activer ses capacités de reproduction. Isis les mit à profit pour concevoir un fils posthume, Horus, appelé à venger son père et à en reprendre la fonction aux dépens de Seth, son meurtrier.

D’autres Mythes importants sont associés de près ou de loin à celui d’Osiris.

Le Mythe de l’enfance menacée d’Horus, par exemple, en découle. Isis, pour soustraire aux persécutions de Seth le fils qu’elle avait conçu sur le cadavre d’Osiris, fut contrainte de l’élever dans les fourrés marécageux du Delta. Elle n’eut pas trop de ses pouvoirs magiques pour protéger le petit être sans défense de tous les dangers qui le menaçaient, entre autres les scorpions.

De là découle aussi le Mythe du conflit d’Horus et de Seth. Originellement, Seth blessa l’œil d’Horus, lequel, en retour, lui arracha les testicules. Heureusement, Thot était présent. Il répara les dommages que s’étaient infligés les deux furieux. L’œil fut remis en état, d’où son nom égyptien oudjat, « intact ». À l’origine, ce Mythe rendait compte du cycle lunaire et de ses différentes phases : pleine lune, disparition, nouvelle lune et retour par quartiers à la pleine lune. Mais l’interminable querelle des deux compères fut aussi le thème d’innombrables scénarios, investis de significations diverses, et servant par exemple à expliquer les conflits propres à la transmission de la fonction, la fonction monarchique en particulier.