– On n’adorait pas les mêmes dieux d’un village à l’autre ?
– Pendant toute la durée de la civilisation pharaonique, les croyances ont une importante dimension locale. C’est là un point crucial : les cultes s’expriment à travers un maillage de circonscriptions religieuses qui subdivisent l’ensemble du territoire égyptien, conçu comme l’union de deux parties, la Haute-Égypte et la Basse-Égypte. Ces circonscriptions sont appelées provinces ou, plus techniquement, « nomes », par les égyptologues. Leur nombre varie, de quarante-deux – vingt-deux en Haute-Égypte, vingt en Basse-Égypte –, selon certains canons tardifs, à trente-huit auparavant. S’il a fluctué au cours du temps, c’est dû à une course toujours perdue pour adapter à l’évolution historique un découpage censé remonter à la mise en place du monde par le dieu créateur. Cette division participait d’une cosmographie sacrée et ordonnée. En fait, à l’origine, les nomes correspondaient à des unités topographiques : un élargissement passager de l’espace entre le Nil et le plateau désertique, une plaine dans laquelle débouchaient d’importantes voies de communication, une zone définie par deux bras du fleuve ou encore les marches débouchant sur l’Asie, la Libye, la Nubie.
Chaque nome possédait son armoirie propre, constituée d’un pavois, sur lequel figurait un emblème – parfois un objet érigé en fétiche, un végétal, un animal, éventuellement un humain. Des hiéroglyphes peuvent accompagner cet emblème pour en préciser la lecture. Parfois, certains emblèmes n’étaient que des hiéroglyphes, écrivant le nom du nome.
Pavois de nome.
Thèbes (IVe nome de Haute-Égypte) : sceptre muni d’une plume d’autruche.
Les nomes étaient des districts administratifs à travers lesquels s’effectuait, par exemple, la collecte des taxes, mais aussi des circonscriptions religieuses. Chacun était doté d’une métropole avec le sanctuaire de sa divinité majeure. Un certain nombre de divinités secondaires étaient honorées dans le même sanctuaire ou dans quelque localité du nome. Une région, une ville, ou même un quartier particulier, était susceptible d’honorer une nombreuse population de divinités. Par ailleurs, en certains secteurs du nome, on célébrait le culte de divinités, originellement secondaires, mais qui avaient pris de l’importance avec le temps : ces lieux finissaient parfois par être érigés en districts autonomes. C’est ainsi qu’Hermonthis, localité relevant du nome thébain, accéda au statut de nome indépendant qui honorait Montou. C’est ainsi que Noubyt, la moderne Kom Ombo, bien-aimée des touristes, acquit son autonomie par rapport au nome d’Éléphantine dont elle relevait à l’origine. À chacun de ses deux dieux majeurs, Sobek et Haroeris, fut consacrée une moitié du temple local.
La majorité des divinités – mais pas toutes – sont caractérisées par une épithète définissant leur enracinement local, c’est-à-dire le culte dont elles bénéficient dans tel nome, telle métropole de nome ou telle ville. On évoque Ouadjyt, maîtresse de Bouto, Neith, maîtresse de Saïs, Thot, maître d’Hermopolis, Anubis, maître de Ra-Qereret, nécropole d’Assiout, Horus, maître d’Edfou, Khnoum, maître d’Éléphantine, etc. Il arrive même que l’attache locale de certaines divinités soit évoquée dans leur nom. Ainsi, la déesse de la ville de Nekheb s’appelle Nekhebet, littéralement « Celle-de-Nekhebet », tandis que le « Bélier-de-Mendès » est, de fait, un dieu bélier qui se distingue des autres par Mendès, la ville du Delta où il est vénéré. Aussi longtemps que se perpétua la civilisation pharaonique, alors même que l’Égypte était aux mains de pouvoirs étrangers, y compris sous les Ptolémées et sous les empereurs romains, l’attachement des Égyptiens pour leurs divinités locales ne se démentit point.
– Chaque divinité est-elle liée à une seule localisation ?
– Non, loin de là. Bien sûr, il existe des divinités dont ne connaît qu’un seul lieu de culte. Mais beaucoup d’autres en ont plusieurs : Min est autant le dieu du Ve nome de Haute-Égypte que celui du IXe nome (métropole Akhmîm), outre d’autres sanctuaires de moindre renommée ; Thot est autant le dieu du XVe nome de Haute-Égypte (métropole Hermopolis Magna) que celui du XIVe nome de Basse-Égypte. Au demeurant, les théologies se plaisent à égrener dans d’interminables litanies les multiples endroits où sont honorées des divinités comme Hathor, Sobek, Horus, Khnoum, Osiris ou Isis, toutes particulièrement répandues sur l’ensemble du territoire égyptien. Bien entendu, l’ensemble des lieux de culte d’une même divinité ne sont pas nécessairement mises sur un pied d’égalité : son (ou ses) temple majeur – le plus ancien, celui que l’histoire a le plus favorisé – participe évidemment plus intimement de sa personnalité que les autres. Osiris demeure avant tout le maître de Bousiris et d’Abydos, Ptah celui de Memphis, Amon celui de Thèbes, nonobstant la kyrielle de sanctuaires, chapelles, oratoires secondaires de Haute-Égypte, de Basse-Égypte, et même de Nubie, qui leur sont dédiés.
– Mais comment s’explique cette dispersion d’une même divinité sur tout le territoire ?
– Il faut y voir le résultat d’un déterminisme topographique et écologique : de nombreux cultes ont été étroitement liés aux particularités topographiques des régions où ils étaient célébrés. C’est ainsi que des divinités adorées dans des secteurs frontaliers ont souvent des caractères guerriers – Satis, adorée à Éléphantine, limite méridionale traditionnelle avec la Nubie. À Coptos, ville sise au débouché de la voie de passage vers la mer Rouge et les côtes soudanaises, on vénérait dans le dieu Min le maître des contrées lointaines et de leurs ressources précieuses.
Des particularités topographiques récurrentes suscitaient souvent le culte des mêmes divinités ou des divinités du même genre. Par exemple, en dressant une carte de la géographie religieuse de l’Égypte ancienne, on constate que les dieux crocodiles, qu’ils s’apppellent Sobek, Khentychéty, Geb, Iq étaient adorés dans des régions de lacs, de marais, de bras d’eau… De manière analogue, les cultes de Seth ou de dieux susceptibles de se manifester sous le même animal fantastique que lui, par exemple Sha ou Ash, se situaient à l’orée des pistes partant de la vallée vers les mondes étrangers, ou dans les oasis du désert libyque. On honorait particulièrement les déesses et les dieux lions au débouché des ouâdi sur la vallée du Nil, comme Amon « lion-sur-le-promontoire » à Tehna, Sakhmet « qui-est-en-surplomb-du-ouâdi » dans la nécropole memphite.
– Pourquoi ?
– Parce que le ruissellement souterrain des pluies, rares mais torrentielles, y favorisait des flaques d’eau et de maigres herbages – une aubaine pour les ruminants du désert et pour leurs prédateurs, les lionnes, qui s’y embusquaient.
– Tout serait alors question de géographie ?
– Pas vraiment. Il ne faut ni sous-estimer ni surestimer la portée de ce genre d’explication. La dispersion tient aussi à des raisons sociologiques telles que les migrations et déplacements de populations, entre autres pour les travaux « pharaoniques ». S’ajoutent à cela des raisons historiques et politiques : les cultes propres aux régions favorisées par les circonstances du moment tendent évidemment à essaimer sur tout le territoire.
– Les Égyptiens s’y retrouvaient-ils dans cette mosaïque de cultes ?
– La sensibilité religieuse s’exprimait à l’échelle locale à travers le travail des théologiens. Ces derniers rédigeaient des traités rassemblant les données religieuses de leur nome. Loin de se borner à de simples inventaires, ils tentaient d’organiser ce foisonnement en intégrant les divinités secondaires dans l’entourage de la divinité majeure, à titre de suivants, d’auxiliaires. On alla jusqu’à créer des alliances familiales. Par exemple, à Hermopolis, Thot se voit gratifier d’une compagne, Nehemetâouy. À Éléphantine, deux déesses mineures, Anoukis et Satis, furent associées au dieu principal, Khnoum, de manière à constituer une triade. À Memphis, une autre triade regroupait les cultes originellement indépendants de Ptah, de Sekhmet, promue son épouse, et de Néfertoum, leur fils. À Thèbes, on avait regroupé en une manière de famille nucléaire Amon, son épouse Mout, et leur rejeton Khonsou.
– Les nomes et les villes étaient-ils les seuls échelons des cultes ?
– Certainement pas. Il existait une sorte de libre-échange entre des villes distantes, comme l’illustrent les noces célébrées chaque année dans la pompe et la liesse entre la déesse Hathor de Dendara et le dieu Horus d’Edfou, qu’une centaine de kilomètres de navigation séparaient. Mais comment résister à Horus ? Et la statue d’Hathor de quitter l’ombre de son sanctuaire pour aller convoler tout au sud.
Il y a plus encore. Les théologiens s’acharnaient à comparer leurs divinités à celles des autres nomes, même les plus éloignés, et ne manquaient pas de relever les convergences et d’établir les équivalences, fussent-elles forcées ou ad hoc. Ainsi, au Fayoum, la science sacerdotale locale avait-elle inventorié systématiquement tous les cultes extérieurs à la région qui célébraient eux aussi son dieu principal, le crocodile Sobek, ou des dieux apparentés.
Les théologiens de chaque nome ou chaque métropole usaient et abusaient des procédés d’assimilation totale ou partielle. Ils avaient tôt fait de poser comme des manifestations de leur divinité locale toutes celles qui partageaient des traits communs avec elle, mais sous différentes modalités : ils mentionnaient le nom d’une autre divinité comme simple épithète, ou recouraient à des formulations telles que « Le dieu Y, c’est le dieu Y [c’est-à-dire le dieu local] », ou encore à ce que j’appelle des « extensions d’identité ».
– Qu’entends-tu par là ?
– Il s’agit de réinterpréter comme un autre nom du dieu local l’appellation de divinités originellement tout à fait distinctes et enracinées ailleurs. Voici comment les théologiens d’Esna décrivent la personnalité de leur dieu :
Khnoum-Rê, maître d’Esna […]. Il se révéla en sa forme secrète en ce sien nom de Ptah […]. Il se cacha aux autres dieux en ce sien nom d’Amon-l’ancien […]. Il fut le premier à créer le vent, sans qu’on le reconnût, en ce sien nom de Shou, celui qui calcule la durée d’existence, maître des années, en ce sien nom de Thot, grand Noun [océan primordial], qui inonde la terre nourricière en ce sien nom d’Osiris.
Tu constateras que des dieux comme Ptah, Amon-l’ancien, Shou, Thot, Osiris sont purement et simplement voués à n’être que d’autres appellations de Khnoum-Rê, comme l’explicite la formule « en ce sien nom ».
– Mais si je ne m’abuse, Khnoum-Rê, c’est un nom composé réunissant deux noms de dieux, Khnoum d’une part et Rê de l’autre. Que signifie ce genre de nom composé ?
– Il illustre ce qu’on appelle le « syncrétisme », c’est-à-dire la fusion en une seule entité de deux divinités distinctes. En ajoutant au nom d’un dieu celui d’un autre dieu, on met en exergue dans sa personnalité un aspect particulièrement développé par cet autre dieu. Ainsi la formation syncrétiste Khnoum-Rê érige-t-elle en divinité particulière la propension que possède Khnoum à participer à l’énergie de l’activité solaire dont Rê est l’illustration. De la même manière, dans son expansion impérialiste, Osiris, qu’un mouvement irrésistible promouvait comme prototype des divinités funéraires, a assimilé le dieu funéraire chacal d’Abydos, Khentyimentiou, pour constituer la forme divine Osiris-Khentyimentiou. Inversement, il a été assimilé par le dieu funéraire de la nécropole memphite Sokar, sous le nom de Sokar-Osiris.
Un dieu crocodile, comme Sobek de Shedet (métropole du Fayoum) a été renommé Sobek-de-Shedet-Horus-qui-réside-au Fayoum pour souligner que dans sa personnalité, il y avait un aspect propre à Horus.
– Donne-moi d’autres exemples de ces formations « syncrétistes ».
– Les théologiens étaient particulièrement prédisposés à reconnaître et à individualiser dans maintes divinités des potentialités solaires, donc des affinités avec Rê. Ils le firent avec Horus, Sobek, Amon, etc., et multiplièrent les formes syncrétistes, Horus-Rê, Sobek-Rê, Amon-Rê.
Parfois, plus de deux divinités sont impliquées. La divinité de la nécropole de Memphis que je viens d’évoquer a subi l’attraction du grand dieu local Ptah, cristallisée dans le nom Ptah-Sokar-Osiris, tandis que le grand Sphinx de Giza est parfois présenté sous le quadruple nom d’Harmakhet-Khépri-Rê-Atoum : le dieu céleste Harmakhet (Horus-dans-l’horizon) est ainsi envisagé plus particulièrement en tant que soleil dans les trois stades de sa course diurne, Khépri au lever, Rê à midi et Atoum au couchant. Une spéculation tardive alla jusqu’à unir par le syncrétisme un dieu et une déesse !
– Mais les divinités préservent-elles leur personnalité originelle ?
– Absolument. De telles associations demeurent fluides et n’engagent nullement l’indépendance des divinités qui la composent. Chaque partenaire n’en continue par moins à vivre sa vie en parallèle, quitte à contracter d’autres unions du même genre. Alors qu’il se manifeste comme Khnoum-Rê, Khnoum demeure Khnoum, par ailleurs valorisé sous la forme Khnoum-Shou. De son côté, Shou se voit allié à Khonsou sous le nom Khonsou-Shou, et Rê… à tant de dieux dont on a déjà parlé ! À coup sûr, le dieu égyptien n’est ni exclusif, ni jaloux, et le panthéon paraît vivre en osmose, ignorant les dégénérescences fanatiques qui poussèrent ses fidèles, très tardivement il est vrai, aux excès que j’ai déjà évoqués à propos des animaux sacrés.
– Autrement dit, s’il existe incontestablement une très forte pesanteur régionale dans le culte des divinités, elle n’entraîne pas d’enfermement sur soi, de vie religieuse en vase clos ?
– Je ne saurais si bien dire. Cette propension à reconnaître quelque chose d’une divinité dans les autres est à l’œuvre tout au long de la civilisation pharaonique. Elle a beaucoup contribué à renforcer la dimension nationale d’une religion éparpillée sur tout le territoire en une myriade de cultes locaux. Les traditions locales demeurent toujours perméables aux grands courants religieux que suscitent le cours de l’histoire et l’évolution des mentalités. En témoigne, entre autres, leur adaptation à deux très forts courants de croyance.
Le premier est né de la piété pour le dieu enfant, représenté par Horus, qui grandit caché de Seth dans les fourrés de Basse-Égypte, sous la garde vigilante d’Isis. Il suscite, à partir du premier millénaire avant J.-C., un engouement dans toute l’Égypte. Dès lors, dans chaque province, se développent des cultes du dieu enfant qui s’intègrent dans les traditions locales. Plus tard, on en viendra à édifier dans l’enceinte de chaque temple un sanctuaire particulier, appelé mammisi (dénomination forgée à partir du copte et signifiant « lieu de naissance »), où étaient célébrés des rites propres à la naissance et à l’allaitement du nourrisson divin.
Le second courant, au demeurant très lié au précédent, imprime à la vénération d’Osiris, pourtant depuis longtemps établie, un développement d’une ampleur exceptionnelle. Les théologiens de chaque nome et de chaque ville ménagent une place particulière au mythe et au culte d’Osiris et à ses interprétations locales, parallèlement à son fonds de croyances traditionnelles. Ainsi, la monographie de Cynopolis, en Moyenne-Égypte, comprend-elle, à côté de l’exposé consacré aux cultes ordinaires, une section spécialement dévolue aux traditions osiriennes du lieu. Et sur le toit du temple consacré à la déesse Hathor, à Dendara, furent édifiées six chapelles consacrées à Osiris et fonctionnellement indépendantes du reste de l’édifice – traduction monumentale de son culte. D’autres lieux, comme Philae, connurent de semblables répartitions architecturales des sanctuaires.
Ces courants entraînèrent des conséquences négatives. Ils provoquèrent la démonisation du dieu Seth, en raison du rôle détestable qu’il jouait dans le mythe d’Osiris et de son fils le jeune Horus. Devenu une sorte de grand Satan, il fut persécuté jusque dans les nombreux nomes et villes où on lui vouait un culte auparavant. On effaça son nom, on mutila son image, et on modifia les traditions locales et nationales, extirpant tous ses aspects positifs pour le cantonner dans l’incarnation du mal. Le mouvement fut général sur tout le territoire égyptien.
De plus, les pharaons, en favorisant les villes qui avaient leur prédilection – parce qu’elles étaient le berceau de leur dynastie ou en raison de leur importance culturelle, historique, économique, ou stratégique – contribuèrent à en promouvoir les divinités à une dimension nationale. Ainsi, à l’époque des Ramsès, un statut exceptionnel est accordé aux dieux majeurs, Amon-Rê de Thèbes, Ptah de Memphis, Rê d’Héliopolis et Seth de Pi-Ramsès (capitale de Ramsès II dans le delta oriental). C’est ainsi que chacun d’eux donne son nom à l’un des quatre corps qui composent l’armée égyptienne.
– Peut-on dire que les anciens Égyptiens, par-delà leurs particularités régionales, avaient bien une seule et même religion ?
– Oui, finalement, et le morcellement des cultes locaux ne doit pas tromper. Il serait absurde de parler de « religions pharaoniques » au pluriel, en référence à leur multiplicité et à leur variété, parce que, dans le fond, l’homogénéité des croyances est très forte. La civilisation pharaonique impose à tout le pays une seule et même religion, mettant en jeu une seule et même vision du monde. Le pharaon, qui est l’officiant suprême de tous les cultes à travers lesquels elle est mise en pratique, symbolise cette unité : il agit exactement de même manière à l’égard de Khnoum dans son sanctuaire d’Éléphantine, à la frontière méridionale, qu’envers Hatmehyt dans son sanctuaire de Mendès, à l’extrême nord, non loin du littoral méditerranéen. Portée par le prestige et le pouvoir de la fonction, l’idéologie religieuse entourant le pharaon s’est diffusée dans toute l’Égypte, entraînant l’adaptation et l’ajustement des croyances locales à une même tonalité d’ensemble, au-delà des nécessaires variations de la partition.
– N’y a-t-il jamais eu de note dissonante dans cette belle harmonie ?
– Si, l’hérésie d’Akhénaton. Monté sur le trône autour de 1353 avant J.-C., sous le nom d’Amenhotep, quatrième du nom dans cette XVIIIe dynastie, le jeune pharaon montra d’emblée son goût pour l’innovation théologique en privilégiant le culte du disque solaire, « Aton » en égyptien, et en introduisant un style architectural et artistique tout à fait original. Son anticonformisme le conduisit à une rupture avec l’orthodoxie, marquée par trois faits essentiels : il prit le nom d’Akhénaton, « Celui-qui-est-utile-à-Aton ». Il fonda une nouvelle capitale, L’Horizon-d’Aton, en Moyenne-Égypte, dans une région jusqu’alors inhabitée, où il put appliquer à loisir sa doctrine religieuse, en compagnie de son épouse, la magnifique Néfertiti. Enfin, il lança une campagne de purification religieuse contre Amon, le dieu de Thèbes, et divinité majeure de la dynastie jusque-là.
À sa mort, en l’an 17 de son règne, un retour à l’orthodoxie s’affirma de plus en plus vigoureusement, notamment sous le règne du célèbre Toutankhamon qui est probablement son fils. Akhénaton devint à son tour l’objet de persécution ; ses monuments furent démontés et martelés, tandis que le nom d’Amon était rétabli là où il l’avait fait effacer. Désigné, quand c’était indispensable, par l’épithète « Le-Déchu », le pharaon fut rayé des listes officielles des souverains légitimes et des commémorations « politiquement correctes ».
Son règne apparaît comme la seule brèche, au cours de 3 500 ans d’une vision monolithique du monde, imposée par la civilisation pharaonique, par-delà les variations de style et les inévitables évolutions. C’est pour cela qu’Akhénaton a fasciné notre modernité et déchaîné la passion d’historiens des religions, de mystiques, d’écrivains, de penseurs et même de représentants de certaines minorités qui cherchèrent à se l’approprier.
Freud fit paraître en 1939, après deux essais sur le même thème, un ouvrage intitulé Moïse et le monothéisme, où il avançait la thèse suivante : Moïse serait un Égyptien du peuple, jeté à l’eau, et sauvé par une dame de la haute société. Il aurait alors reçu l’enseignement d’Akhénaton et réitéré ensuite l’expérience monothéiste du pharaon hérétique.
– Que penser de cette thèse ?
– Elle mérite l’admiration par son ingéniosité et sa grandeur. Mais elle est bien évidemment intenable d’un point de vue historique et théologique : la doctrine d’Akhénaton n’est pas le monothéisme mosaïque, lequel n’est pas le monothéisme rabbinique.
– Mais quelle est au juste la doctrine d’Akhénaton ? En quoi peut-elle être rapprochée des expériences monothéistes ?
– Pour comprendre son originalité, il faut partir de la doctrine traditionnelle du divin. Le divin participe à un drame cosmique sans cesse renouvelé qui s’exprime à travers un apparat mythologique développé : la lutte de la création pour se maintenir contre le non-être. Dans ce drame, le parcours nocturne du soleil est un moment crucial parce que l’astre s’y montre particulièrement vulnérable. L’humanité, médiatisée par le pharaon, doit l’aider à surmonter l’épreuve, comme elle doit aider les autres dieux à fournir l’énergie indispensable à la création.
Toutefois, le divin demeure inaccessible. S’il se donne à entrevoir à travers de multiples hypostases ou manifestations, ce n’est jamais complètement. Il subsiste toujours un au-delà, car le divin outrepasse ce en quoi il se donne à voir et percevoir, ou ce par quoi il signifie et on le signifie.
Enfin, les dieux participent tous d’une même essence, celle de l’être. Il n’existe pas de différence qualitative entre eux, mais seulement une hiérarchie tenant à la chronologie de la création. Si le dieu créateur, le dieu solaire, donc, tranche sur les autres, c’est parce qu’il est le seul à avoir été le seul. Alors que tous les autres dieux ont été créés par lui, lui n’a été créé par personne. Ce statut éminent a été particulièrement mis en exergue par les théologiens avant même le règne d’Akhénaton. Ils ont construit une manière d’« hénothéisme » : il existe une multitude de dieux, mais tous procèdent d’un seul.
À cette doctrine traditionnelle s’oppose la conception religieuse d’Akhénaton. Selon elle, point d’adversité dans la création, plus de lutte pour son maintien, plus d’expression mythologique du trajet nocturne du soleil au cours duquel s’exacerbe cette lutte. Si le disque disparaît à la vue, c’est tout simplement parce qu’il s’engage dans une partie du ciel si éloignée de celle qu’il surplomblait auparavant qu’il en devient invisible. Le monde vit grâce à l’énergie créative d’Aton. Du coup, il n’est plus besoin de solidarité entre lui et l’humanité. La seule relation personnelle qu’il consente est celle établie avec Akhénaton, ce « sien enfant ». Le reste des hommes en sont exclus, et ils peuvent s’estimer heureux d’être admis à l’adorer, prosternés, le nez dans la poussière.
Aton est tout entier présent dans le disque à travers lequel il se manifeste et dans la lumière qu’il irradie. Bien loin que sa vraie nature demeure inaccessible, comme le symbolise traditionnellement Amon, « Le-Caché », cette lumière véhicule le principe vital qui va d’Aton jusqu’aux êtres vivants.
Enfin, Akhénaton a systématiquement proscrit le nom et les images d’Amon. Cela s’applique aussi de façon ponctuelle à d’autres divinités et sporadiquement aux hiéroglyphes écrivant « dieux » au pluriel.
« Aton », nom du « disque solaire » en égyptien.
« Dieux » au pluriel (voir p. 24).
Mais certaines divinités traditionnelles furent tolérées, acceptées, voire intégrées, même au plus fort des années schismatiques. Akhénaton ne nie pas vraiment l’existence de tout autre dieu qu’Aton. En revanche, il les rétrograde dans une classe qualitativement inférieure. S’il y a monothéisme, c’est parce qu’il place Aton, par nature, au-dessus du tout-venant des autres divinités.
– C’est quand même un épisode extraordinaire de l’histoire humaine que le règne de ce pharaon. Il a décidé de rompre avec une orthodoxie religieuse dont il était pourtant le garant suprême par sa fonction ! Avait-il d’autres motivations ?
– Certains historiens avancent en effet une autre explication : à l’époque, au temple d’Amon de Thèbes, était attaché un immense domaine comprenant bâtiments, flottes, champs, mines d’or, villes et villages, fermes, ateliers artisans, serviteurs, travailleurs, etc. Son clergé, dont le chef était le premier prophète d’Amon, contrôlait donc d’immenses ressources. Influencé par les conflits entre l’Église et l’État en Occident, ils ont été tentés d’interpréter la prise de distance d’Akhénaton avec l’orthodoxie comme une tentative de secouer le joug du clergé sur le pouvoir pharaonique.
– Et c’est convaincant ?
– Très partiellement. Il n’y a pas, dans l’Égypte pharaonique, de dichotomie entre pouvoir religieux et pouvoir politique ; l’un et l’autre sont dans les mains du pharaon. En fait, s’il fallait à tout prix suggérer une comparaison avec notre monde moderne, c’est de phénomène sectaire qu’il faudrait plutôt parler. Il y a dans la manière dont Akhénaton clame son désir de s’enfermer dans L’Horizon-d’Aton, sans jamais en sortir, et dans la manière dont il confisque toute relation avec la divinité à son bénéfice, et à celui de sa famille, quelque chose d’une secte.
– Je comprends bien qu’une secte n’ait qu’une brève existence. Mais la religion pharaonique dans son ensemble, si complexe, si riche, comment a-t-elle disparu ?
– Il a fallu longtemps. C’est en 392 après J.-C. qu’un coup fatal lui fut porté, quand l’édit de Théodose décréta la fermeture de tous les lieux de culte païens, quels qu’ils fussent, et donc des derniers temples où elle survivait. Quelques irréductibles maintinrent tant bien que mal la religion traditionnelle dans le temple d’Isis à Philae jusqu’à ce que Justinien en ordonne la fermeture. La civilisation pharaonique et la religion qui en est l’expression disparaissent donc au Ve siècle de notre ère.