En fait, les chevaliers du Néant préféraient de loin l'hôtel de la rue de Courcelles à celui des Champs-Élysées. Mais ils entendaient bien se rendre à l'un et à l'autre. Ces contrastes les charmaient : les Goncourt, en particulier, affectionnaient les brusques ruptures de milieu qui leur donnaient le sentiment de vivre une vie dangereuse et multiple dont le pluralisme s'adaptait à merveille à ce Paris pluriel dont les couches sociales – chacune avec son langage – ne communiquaient guère entre elles1. Pour Gustave, les choses vont un peu différemment. Il n'a jamais éprouvé cette curiosité de tout qui a fait des « deux Bichons », plus encore que de Maxime, de remarquables journalistes. Et ce qu'il vient chercher à Paris, après neuf mois d'ennui, ce sont les allégements d'une vie mondaine et demi-mondaine. De ce point de vue, loin de trahir Mathilde pour la Païva, il n'aurait pas eu l'idée d'aller chez celle-ci s'il n'avait fréquenté chez celle-là. L'or l'éblouissait comme ses confrères mais, quand plus tard il prophétisera dans la fureur la disparition de toute élégance même matérielle, ce n'est évidemment pas le mobilier de la marquise qu'il regrettera si amèrement. Il se permet de hanter le demi-monde et les puissances d'argent, ce provincial, parce qu'il est reçu dans la haute société impériale. Sans Mathilde, il aurait, chaque fois qu'il se rend à Paris, le sentiment du matelot qui, après la noble solitude de la haute mer, tire sa bordée à la première escale. Il ne vient pas dans la Capitale pour s'encanailler mais pour y tenir le rang qui lui revient. Et son allégement fondamental, celui qui lui permet tous les autres, c'est qu'il y peut, avec le concours de toute une société, jouer au « déclassement par en haut ». De fait, il exprimera, en 71, son vrai regret quand il écrira tendrement à « sa » Princesse : « Le souvenir des heures que je passais près de vous à Saint-Gratien et dans la rue de Courcelles me tient au cœur d'une façon forte et charmante. Je revois tous ces endroits où vous alliez, veniez, en répandant autour de vous comme de la lumière et de la bonté2. » Elle était là, l'élégance : rue de Courcelles, à Saint-Gratien, aux Tuileries, à Compiègne. La dolce vita, il la mène à la Cour. Lors de l'exposition de 67, quand le tsar, le roi de Prusse et le roi d'Italie se rendent à Paris, on l'invite au bal des Tuileries. Il écrit à Caro avec une satisfaction que l'ironie voile à peine : « Les Souverains désirent me voir comme une des plus splendides curiosités du régime. » Il en revient, enthousiasmé. À George Sand : « Sans blague aucune, c'était splendide... » À Mathilde : « Le bal des Tuileries reste dans mon souvenir comme une chose splendide, comme un rêve. » La banalité de la comparaison – « Je crois rêver », « c'est un beau rêve », etc. – ne doit pas faire illusion : Flaubert est, certes, un peu trop porté sur les poncifs et c'est à l'occasion de ce bal qu'il traite Paris de Babylone. Mais il écrit à Mathilde, qu'il aime tendrement, et cherche des termes exacts, pris dans leur sens le plus fort, pour lui faire connaître son impression et lui faire part de sa reconnaissance. Or on notera que les deux derniers membres de phrase semblent se contredire puisque le premier donne à la soirée une pesanteur matérielle : ce bal, éparpillement de lumières et de sons, glissante cérémonie, fuite du temps, il en fait une chose splendide. L'adjectif renforce d'ailleurs le réalisme du substantif : la splendeur, c'est presque palpable, c'est du feu qui aurait la densité d'une pierre. Au contraire, le second insiste plus banalement mais plus justement sur le sentiment d'irréalité que la fête a suscité chez Gustave et qui reste dans son souvenir : quel estrangement quand on a présenté le fils cadet du docteur Flaubert aux plus grands souverains d'Europe ; c'est la cérémonie de l'anoblissement. Il la prend pour telle et, dans le même temps, elle se dénonce pour ce qu'elle est : une illusion dont l'origine est toute subjective. Ainsi, loin de s'opposer, les deux comme sont complémentaires. Voilà bien ce qu'il cherche à Paris : des illusions consolidées ; un événement compact et dense comme une chose, qui l'enserre et l'exalte du dehors mais qui en lui-même comporte déjà je ne sais quelle structure ludique ; la densité l'exalte, ressuscite en lui la compensation primitive et le vieux rêve de féodalité mais il en intériorise à la fois le sens objectif et la profonde irréalité en la transposant dans son univers intime. On pourra rapprocher cette phrase de celle qu'il écrira, beaucoup plus tard, le 18 février 71 à la même Mathilde : « Il me semble que cette guerre dure depuis cinquante ans, que toute ma vie, jusqu'à elle, n'a été qu'un songe, et qu'on aura toujours les Prussiens sur le dos3. » Oui, bien sûr, « la vie n'est qu'un songe », c'est le titre d'une pièce de Calderon que Flaubert a peut-être lue ; en tout cas, c'est un lieu commun d'origine catholique. Mais à le prendre ici en toute rigueur, comme le contexte l'exige, la signification en est singulièrement plus riche : le réveil, la réalité, ce sont les Prussiens : la guerre a duré cinquante ans, ils resteront toujours ; l'Enfer de Flaubert, c'est la Prusse victorieuse, la condamnation à ne jamais plus rêver. Pas d'issue sauf dans la contemplation du passé qui n'a pas même la dure consistance de ce qui a été, qui n'est qu'un rêve avorté, vécu sans vérité, aimé comme tel. Bref, ce faux passé, souvenir désolé d'une fable qui est morte de n'avoir point été, c'est très exactement l'intériorisation par un seul du « long mensonge » qu'a été la société impériale. Eh oui : tout était faux, donc Flaubert rêvait les yeux ouverts mais c'est à ce faux semblant objectif et subjectif qu'il garde sa fidélité. Sans doute la guerre et la défaite accusent l'inconsistance de cette vie imaginaire. Mais le rapprochement des deux textes prouve que Flaubert, au temps même qu'il se laissait bercer par des songes, était conscient de leur irréalité. Et, puisqu'il la regrette, on peut reconnaître que c'est elle qu'il aimait.
Tout était faux dans ce régime de façade que la bourgeoisie entretenait pour développer en douce son vrai pouvoir. Mais si la guerre n'avait point eu lieu, elle s'en serait défait tôt ou tard, lorsque la mise en place de ses structures propres ou leur raffermissement eussent rendu cette coûteuse dictature inutile. De fait, les républicains, dans les dernières années de l'Empire, ne ressemblaient guère à ceux qui se mêlaient aux ouvriers dans les Sociétés secrètes de 1840. C'étaient des fils de nantis ou de capables, sans rapport avec la « Sociale », qui souhaitaient que la bourgeoisie prît elle-même le pouvoir parce qu'ils la jugeaient adulte et mûre pour produire un gouvernement dont les ministres sortiraient d'elle – ou, du moins, seraient sélectionnés et formés par elle – et qui lui reviendrait moins cher. La lutte des propriétaires fonciers et des industriels se poursuivait en cette seconde moitié du siècle : ceux-ci s'agaçaient de la faveur que l'Empereur témoignait à ceux-là et souhaitaient achever leur entreprise en s'imposant sans intermédiaire à la classe des anciens aristocrates, forte encore mais en voie de régression ; un début de mécanisation de l'agriculture permettait aux bourgeois d'entreprendre la concentration des biens ruraux et d'attaquer les vieux féodaux sur leur propre terrain. Plus de guerre, plus d'hémorragie de sang et d'argent ; un seul but : le profit. Le suffrage universel ne fait plus peur à la bourgeoisie ; elle a enfin compris, avec quinze ans de retard, le raisonnement de Lamartine : la structure démographique de la France est telle qu'elle justifiera démocratiquement la domination des classes privilégiées tout en donnant aux classes défavorisées une soupape, le moyen d'extérioriser sans danger par un vote minoritaire leur rancœur. Pour l'aristocratie cléricale, par contre, que l'Empereur cherche à conquérir pour l'opposer aux républicains. Napoléon III ne sera jamais qu'un usurpateur et sa Cour qu'un ramas de roturiers ; ils se servent de lui pour freiner l'essor inquiétant de la bourgeoisie mais, au fond de leur cœur, ils le méprisent et parfois le haïssent : pour eux aussi, ce mécréant est un envoyé du Diable. Il n'est personne, d'ailleurs, qui ne pense ce qu'a dit Marx – fort ignoré en France : l'histoire se répète mais ce qui fut tragédie vraie renaît sous forme de comédie bouffe. Ceux qui n'en seraient pas conscients, Hugo se chargerait de le leur apprendre : après Napoléon le Grand, Napoléon le Petit. Tout le monde sait que le neveu remplit l'Europe du vacarme inutile de ses guerres pour imiter les expéditions triomphales de l'oncle. Fausses guerres, en somme – sauf par le sang versé –, menées par un faux neveu : le bruit court à l'époque que Badinguet n'est pas un Bonaparte ; les dates semblent indiquer que, pendant une absence du roi de Hollande, la reine Hortense aurait fauté. Faux neveu, faux empereur, fausse guerre, fausse Cour, faux aristocrates, qui n'étaient que des parvenus parés de titres usurpés. On n'ignorait pas d'ailleurs que, de tous les Français, à l'époque, le plus rêveur était Badinguet. Produit du rêve de la France, il était bien le seul à y croire tout à fait. Et, puisque les grands règnes s'accompagnent d'un développement des Lettres et des Arts, il demanda – moitié pour imiter son ancêtre latin, Auguste, moitié pour s'assurer, le cas échéant, une publicité de premier ordre – à sa cousine Mathilde d'interpréter le personnage de Mécène. Elle s'en chargea, tant bien que mal. Elle raccola les écrivains connus. Dirons-nous qu'ils étaient dupes ? On en douterait en lisant, dans le Journal des Goncourt, qu'Edmond – c'était, il est vrai après 71 – lui a déclaré un jour que ses fidèles auraient tous été hostiles à l'Empire si « elle ne les avait achetés ». Il ajoute, bien entendu, qu'il ne s'agit ni de faveurs ni d'argent mais d'une bonne grâce et d'une gentillesse qui séduisaient les plus rechignés. On ne peut croire cependant qu'elle fût particulièrement douée pour le mécénat ; s'il faut, pour l'exercer, un amateur éclairé, rien n'y disposait Mathilde : « ... Avec cette femme, qui n'a jamais fait que couper un livre, avec cette femme qui, dans l'occupation de la peinture, ne cherche qu'un régime moral, une gymnastique, un calmant et un repos du travail de sa pensée, avec cette femme distraite par un tas de choses, mais au fond empoignée par rien au monde, il faut à tout moment, contre l'ennui qui prend chez elle la forme de l'irritation et de la mauvaise humeur, il faut inventer des distractions, des joujoux et peut-être des disputes. Être très indéfinissable que la Princesse, être très impossible à pourctraire par la plume qui, en donnant quelques traits de ses côtés enfantins, de ses incompréhensions, des misères de sa nature, empêchera de croire aux qualités viriles de cœur et de tête, qui se trouvent brouillées et amalgamées dans cette nature complexe4. » Cette femme sèche et virile, dont la « langue drue » correspond dans la « haute société » à celle de Lagier dans le demi-monde, a de la vivacité d'esprit mais peu d'intelligence ; pour les Arts et surtout pour les Lettres, elle manque d'ouverture. Quand un auteur – selon la déplorable habitude de ce siècle – donne lecture de son dernier ouvrage, elle somnole. Pourtant Flaubert se plaisait chez elle : son salon lui paraissait l'antichambre des Tuileries. Certes, il ne pouvait pas se persuader tout à fait qu'il y était comme Voltaire chez Frédéric ou Diderot chez Catherine, mais il n'était pas non plus convaincu du contraire : il y venait jouer le rôle d'un grand écrivain recruté par la noblesse ; en la personne de Mathilde le pouvoir temporel rendait hommage aux représentants des puissances d'esprit. Il n'était pas douteux, pour lui, en un certain sens, que les nouveaux privilégiés, pour la plupart des parvenus, n'avaient ni sang bleu ni goût littéraire et ne pouvaient en conséquence ni communiquer un mana que la naissance peut seule conférer ni distinguer les gens d'art selon des critères qui leur demeuraient étrangers. Mais que demandait-il au réel sinon de se déréaliser de soi-même et de demeurer, glissement indéfiniment suspendu, entre l'être du Non-Être et le non-être de l'Être ? Dans la vie quotidienne, il lui fallait la solitude pour maintenir, au prix d'un effort coûteux, son « attitude esthétique », c'est-à-dire pour transformer sans cesse le perçu, le vécu en un « visible » neutre qu'il pouvait, dans le meilleur des cas, saisir un moment comme le jeu pur des apparences. Or, chez Mathilde, à la Cour, l'événement saute sur lui comme un voleur mais cette agression, sans rien perdre de sa brutalité, se déréalise par soi-même, entraînant, du même coup, une déréalisation de l'agressé. Il vaut mieux dire, peut-être, que les relations du vrai et du faux, du réel et de l'imaginé changeaient sans cesse. À Compiègne, aux Tuileries et même à Saint-Gratien, il y a une urgence : observer l'étiquette. Ceux qui ne se plieraient pas aux règles de la cérémonie risqueraient une disgrâce bien réelle : elle serait finie pour toujours, la fête de l'anoblissement, on ne les inviterait plus. Par cette raison les comportements imposés prennent une consistance d'impératifs ; leur réalité vient, d'ailleurs, de ce qu'ils expriment l'obéissance respectueuse au Pouvoir qui – bien qu'il ne soit au fond que la couverture de la domination bourgeoise – prétend tenir sa légitimité du consentement massif des Français. Flaubert, courtisan et sujet, doit conformer ses conduites à ce double caractère. Un passage du Journal des Goncourt montre assez bien le plaisir qu'il prend à intérioriser ces contraintes extérieures. La princesse Mathilde donne une réception ; l'Empereur y est venu ainsi que le prince Napoléon. Goncourt et Flaubert, debout au milieu du salon, conversent ; Gustave, tout à coup, prend Goncourt par le bras et lui fait faire un quart de tour « pour qu'il ne tourne pas le dos au Prince ». Celui-ci, en effet, remontant du fond de la pièce, se trouve derrière Goncourt. Entendons bien que c'est un hasard et que le prince Napoléon n'a pas la moindre envie de les aborder. N'importe : on ne tourne pas le dos à un membre de la famille impériale. Il convient donc de suivre de l'œil, quoi qu'on fasse, les évolutions des souverains et de leurs proches afin de ne jamais se laisser prendre au dépourvu ; une attention constante, une vigilance de tous les instants, une exploration sans défaillance du « champ pratique » doivent empêcher l'invité de se laisser mettre en situation d'impolitesse. Goncourt est assez surpris : trouve-t-il Gustave trop courtisan ou l'admire-t-il d'être si versé dans les usages de la Cour ? Le fait qu'il ait pris soin de noter cet épisode insignifiant suffit à marquer un étonnement qui, sur l'instant, ne semble pas avoir échappé à Flaubert puique celui-ci s'empresse d'ajouter : « Vous savez, il ne vous en voudrait pas. » Ce qui frappe ici, c'est le double système de références dont il use ; son premier mouvement est de prévenir un ami du danger qu'il court : l'étiquette apparaît comme un impératif catégorique, elle a l'inflexibilité d'un système de normes réelles (c'est-à-dire de mœurs réellement pratiquées par une société réelle et dont la violation est sanctionnée réellement). L'élément inducteur étant un événement imprévisible du monde extérieur, c'est la réalité environnante qui, par ses changements perpétuels, exige des réponses appropriées. Nous sommes à la cour de Louis XIV. Mais, aussitôt, cette urgence se déréalise : le prince Napoléon « n'en voudrait pas » à Goncourt. Ce simple mot remet tout en place : d'abord la précaution était inutile, puisque le principal intéressé n'y attache aucune importance ; ensuite la remarque de Flaubert fait apparaître a contrario l'absurdité de cette étiquette : ce qui serait « hénaurme », en effet, c'est que le frère de Mathilde tînt rigueur à celui qu'il a mis lui-même, par ses déplacements, dans l'obligation de lui tourner le dos. Flaubert, cependant, ne semble pas s'apercevoir de cette « hénaurmité » : il trouverait normal, dirait-on, qu'une Altesse garde rancune de ce mauvais procédé et si le Prince, d'après lui, n'en voudrait pas à Goncourt, c'est par bonhomie, simplicité. Reste que ce rite, en tout état de cause, point n'était besoin d'obliger Goncourt à l'observer : inutile, il se déréalise et se transforme en geste. L'indifférence de ce Napoléon montre assez que cette « Cour » est bourgeoise et que ces parvenus, après dix ans de règne, n'ont pas encore – à la différence des aristocrates de l'Ancien Régime – fait de l'étiquette leur seconde nature. Mais Flaubert juge indispensable de se conformer à des usages encore incertains, mal établis : le geste, c'est lui qui l'a fait. Pourquoi ? Pour montrer à Goncourt qu'il connaît son affaire et qu'il est à la Cour comme un poisson dans l'eau ? Sans aucun doute. Mais cela ne suffit pas : la vérité, c'est qu'il se complaît dans cette situation fausse où la comédie des autres vient à lui comme contrainte sans jamais cesser tout à fait, à ses yeux, d'être une comédie. Les hommes, les femmes qu'il abordait – s'inclinant, baisant des mains, manifestant son respect par sa contenance –, il voyait en eux, tout à coup, le réel se désagréger, conscient d'être acteur dans un opéra fantastique et innombrable mais sans spectateurs et de donner, roturier, la réplique à tous ces roturiers qui, par un accord tacite, se prenaient les uns les autres et se faisaient prendre pour des nobles. Le rôle de Flaubert – comme celui, d'ailleurs, de tous les bourgeois en contact avec la Cour – était, par ses conduites et par la conviction qu'il y mettait, de persuader – un peu plus et selon ses forces – cette fausse noblesse qu'elle était vraie, en lui montrant que la roture, en sa personne, en était assurée sans conteste. En échange de quoi, cette aristocratie, plus sûre de son bon droit, le distinguait de la bourgeoisie, l'élevait jusqu'aux cimes, en faisait, sinon un aristocrate du moins un interlocuteur valable pour les grands. Elle lui témoignait, en l'élisant, que le talent vaut la naissance. Et que, d'une certaine manière, tout génie est « né ». Je l'ai dit : chaque réception ressuscitait pour Flaubert son vieux rêve – à chaque instant prêt à renaître : le déclassement. Chacune l'assouvissait à sa manière pourvu qu'il se déterminât à y croire ; chacune était sa fête ; arraché à sa classe natale, il accédait, au milieu des murmures, des lumières, jusqu'au cœur exquis de la souveraineté : il s'inclinait très bas devant une femme, représentante qualifiée de l'Empereur, parfois devant l'Empereur lui-même. Tout était alors consommé : l'aristocratie l'avait couronné comme son plus grand poète ; elle lui conférait une noblesse marginale qui suffisait dans l'instant à le délivrer du bourgeois qu'il avait sous la peau. Il se satisfaisait de cette para-noblesse qui l'exfoliait de sa classe sans l'enrôler dans une autre, préservant sa solitude, la solitude ecclésiastique de l'esprit. Et, naturellement, son enthousiasme et son hyperexcitation ne survivaient pas longtemps à la fête elle-même : au bout de quelques jours ou le matin suivant, celle-ci n'était plus qu'un « songe » merveilleux mais cette déperdition de pesanteur était compensée par la certitude que cette cérémonie d'initiation se répéterait sans cesse : tous les hivers et plusieurs fois chaque hiver ; comme les fêtes familiales, cet hommage, reconnaissance réciproque du seigneur par le vassal et du vassal par le seigneur, tirait sa consistance de son éternel retour : à chaque fois, l'événement archétypique se reproduisait, de fortes mains saisissaient Flaubert et l'élevaient à sa vraie place – comme auraient dû le faire depuis longtemps le Père, un roi légitime, Dieu. Par sa complicité avec la famille impériale, Gustave réussissait enfin ce qu'il avait tenté vainement dans son adolescence : il changeait de naissance et d'être ; entre sa laborieuse séquestration de Croisset et l'assomption publique qu'il venait chercher à Paris, trois mois par an, une relation interne et profonde s'était nouée : son travail et son long martyre ne lui donnaient pas seulement un mérite absolu, le droit aux douteuses faveurs divines : ils lui conféraient le droit relatif et concret d'être chaque année, de janvier à mars ou à mai, l'interlocuteur du souverain ou de sa représentante qualifiée : neuf mois de longue patience préparaient l'accès aux mystères lumineux de l'Éleusis parisienne, à la répétition de sa mort et de sa résurrection. Cette alternance de la vie monacale et des cérémonies d'initiation qu'elle lui méritait, il l'avait appelée, un soir de janvier 44, en s'effondrant dans la maladie ; à présent, il avait gagné, elle structurait sa vie : écrivain aux Tuileries, il était noble à Croisset. Ainsi l'allégement, soutenu par la mémoire, persistait jusque dans l'ennui visqueux de sa séquestration : le vécu y restait lourd et monotone, mais il y avait des fuites.
L'allégement, cependant, se dénonce par essence comme non réel. Comme non-être. Dans l'œuvre d'art, l'image se dévoile comme image mais demeure toujours proposée car l'Artiste a fait un travail réel sur la matière pour constituer en elle un centre fixe d'irréalité. Au contraire, la cérémonie d'initiation – celle du moins à laquelle Gustave prend part5 à Compiègne et même rue de Courcelles – ne cesse de s'effondrer à chaque instant de son déroulement : autrement dit, il y croit et n'arrive pas à y croire ; il sait que les faux nobles ne sont pas convaincus eux-mêmes de leur noblesse ; il n'ignore pas non plus que l'aristocratie légitime, la seule qui pourrait le déclasser réellement, a perdu le pouvoir pour toujours : il l'aime au passé, sous l'Ancien Régime – au XVIe siècle plutôt qu'au XVIIe et ne se trompe pas sur sa nature : c'était alors un ordre entre les hommes – naissance, don, hiérarchie – institué par des siècles d'histoire, c'est-à-dire par les avatars d'une société agricole et artisanale, précapitaliste. Les hommes qu'il rencontre à la Cour ne sont pas de vrais nobles, ils le déçoivent toujours quand ce ne serait que par la vulgarité de leurs manières – il faut dire que le vrai noble aussi, sous l'Ancien Régime, lui aurait semblé vulgaire dans la simple mesure où il manifestait sa vie et ses besoins. Chacun d'eux, du reste, renvoie à l'Empereur qui ne renvoie à rien ; aucun Être Suprême n'a nommé Badinguet monarque de droit divin : cela aussi manque, la Religion garante de l'ordre hiérarchique – ce qui, si cela pouvait exister vraiment, donnerait au déclassement par en haut, par-delà sa réalité sociale, une dignité méta-physique : la répétition quotidienne de l'événement manifesterait son être éternel ; on peut supposer que c'est ainsi qu'un poète de l'Ancien Régime se représentait la gloire, c'est-à-dire son élection pour toujours par les représentants d'une famille régnante dont chacun savait qu'une Providence toute particulière veillait à la pérennité de son règne, in saecula saeculorum, pour le bien de la France. Ainsi l'immortalité était accordée, de son vivant et pour toujours, au poète, dans la mesure où elle était garantie par la Maison de France, donc par Dieu. Gustave peut croire que Napoléon IV succédera à Napoléon III mais, nous le savons, la foi du charbonnier lui manque ; si Dieu le tourmente, ce mystique manqué, c'est plutôt par son absence : de toute manière le Tout-Puissant ne se mêle pas des choses terrestres : Il n'est pas politisé. Bref, la Maison Bonaparte durera tant que les circonstances la toléreront : l'opposition ne cesse de s'enhardir, dans le temps même que Flaubert est « reçu » et nous avons vu que Gustave en est fort conscient ; c'est un souverain menacé qui l'honore de ses faveurs. Menacé par la République. Cette pseudo-aristocratie, loin d'avoir derrière et devant elle des siècles d'histoire, vient de sortir du néant et bientôt, peut-être du vivant de Flaubert (il le croit, le craint, nous avons vu ses efforts pour se le masquer), ne manquera pas d'y rentrer. Un mirage, au désert, persiste même dénoncé : le difficile est de ne point croire à ce qu'on voit ; le mirage de la Cour, c'est le contraire : l'impossible est d'y croire, alors que personne autour de Gustave n'y croit. De là cette prétendue « servilité » que les Goncourt se font un plaisir de lui reprocher : il prend à la lettre le conseil de Pascal : « Mets-toi à genoux et tu croiras » à ceci près – un rien, un monde –, qu'il s'agenouille pour s'empêcher de voir qu'il ne croit pas. S'il est si féru de l'étiquette – sans pouvoir, cependant, éviter de la contester –, c'est qu'elle exige de lui une tension perpétuelle, un zèle qui le surmène et l'oblige à surveiller l'environnement plutôt que de descendre en lui-même : cet introverti est tout entier dehors, il s'extravertit pour protéger son introversion, il tombe d'un geste à l'autre, pour se distraire de toute conscience réflexive, pour s'interdire d'expliciter le sens profond du vécu ; pour sauver les apparences, il se donne le tournis.
C'est à partir de là qu'il faut comprendre ses rapports avec Mathilde, et le ton si particulier des lettres qu'il lui écrit, avant et après la guerre de 70. Au début, c'est vrai, il en remet, il force les effets : il dit son admiration pour cette forte femme qui dément si souvent par ses caprices, ses violences, ses entêtements, son indifférence aux « choses de l'Art », le mécénat aristocratique dont elle s'est chargée. Parce qu'elle est ou qu'il la croit admirable ? Non, mais pour se cacher qu'il ne l'admire pas assez. Il révère en elle la Princesse parce que c'est la Princesse qui le déçoit. On a dit qu'il avait été amoureux d'elle, qu'elle s'en était aperçu et que, peut-être un soir, à Saint-Gratien, elle l'attendit. La suite de l'histoire est prévisible : naturellement, il n'est pas venu. L'anecdote, si elle n'est pas vraie, reste parfaitement plausible. Qu'il se soit cru amoureux, en tout cas, et qu'il ait voulu le lui laisser entendre, c'est ce que prouve – outre les lettres précitées – la phrase qu'il écrivait sur un album de la Princesse : « Les femmes ne sauront jamais combien les hommes sont timides. » Bien sûr, Mathilde était faite pour lui plaire : il trouvait en elle, plus accusée, cette brusquerie un peu virile qu'il avait aimée chez Mme Schlésinger et qu'on retrouve chez Mazza, chez Emma. Elle n'était pas – au contraire des autres femmes qu'il a aimées – plus âgée que lui6, mais à défaut de la supériorité d'âge, elle possédait une autorité souvent despotique et gagée par ses liens avec le Pouvoir, qui ne pouvait manquer de le ravir. Pourtant ce qu'il a aimé, en elle, c'est la Princesse de sang : non qu'elle fût vraiment princière mais, tout au contraire parce que, sur ce point, elle le décevait. C'était faire de sa frustration même l'origine d'un dépassement ardent du non-être de l'Être vers l'être du Non-Être ; grâce à cet amour pithiatique, il ne pouvait plus voir les défauts de la femme aimée ou, si l'on préfère, il s'affectait pithiatiquement de cette passion pour ne plus les voir : elle devenait, du coup, ce que Kierkegaard, parlant des fiancées, nomme l'« infini » – c'est-à-dire le champ indéfini des virtualités au nom desquelles l'amoureux passe sous silence les conduites réelles de la femme aimée. Mais, plus conscient, en ce cas, que Kierkegaard, Gustave n'ignore pas que cet infini est imaginaire. Par cette raison même, il s'enflamme : à ce qui serait impossible à d'autres – par exemple aux Goncourt7 – il parvient par la force de l'autosuggestion. Nous le savions déjà, il ne peut aimer que les absentes parce que la non-présence de l'objet en fait pour lui une image docile qu'il convoite, irréelle, pour s'irréaliser. Ici, cette automanipulation, plus complexe, vise aussi une absence : à travers cette Mathilde présente, trop charnelle, trop charnue, il s'adresse à la princesse Mathilde, absente de toute Mathilde comme la rose mallarméenne de tout bouquet. Du coup, comme au temps de Mme Schlésinger, le sentiment qu'il lui porte est, pour Flaubert lui-même, un facteur de déréalisation. La fin de l'histoire est exemplaire : peut-être ne faut-il pas y ajouter foi, peut-être la Princesse n'a-t-elle jamais « attendu » Flaubert. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'a pas poussé plus loin ses avantages. Mathilde n'était pas une imaginaire : si elle se fût donnée, c'eût été, sans nul doute, pour se désennuyer et, surtout, parce qu'elle eût attendu de lui des plaisirs trop réels. Voilà justement la raison pour laquelle il n'est pas venu ou – en tout cas – n'est pas sorti de sa réserve. Il souhaitait qu'elle connût la passion qu'elle lui avait inspirée : c'était le meilleur moyen de donner à celle-ci, aux yeux de Gustave lui-même, une certaine consistance. Mais, s'il aimait Mathilde, c'était en vérité pour ne point la posséder : les cuisses et les seins d'une princesse ne sont jamais assez princiers sauf pour qui s'abstient de les toucher et se borne, comme Flaubert, à désirer un corps glorieux, image abstraite, irréalisable, simple lieu où viennent coïncider toute la femme – conçue comme l'idée de la féminité – et toute l'aristocratie. Encore fallait-il que le vrai corps de la cousine Bonaparte servît d'analogon à l'image, c'est-à-dire que Flaubert s'épuisât à viser à travers la cellulite de « cette ancienne jolie femme »8 l'espace sans parties qui contenait son corps de gloire ; à travers la vivacité brutale de « celle qui aurait pu être, tout aussi bien, une lorette »9 chanceuse et un peu frottée, il fallait qu'il tentât vainement d'atteindre ce « sang bleu » qui lui apparaissait comme l'essence imaginaire du sang rouge et trivial qui coulait dans les veines de la Princesse : c'était déréaliser la chair et les conduites de Mathilde par le désir même qui se prétendait provoqué par sa grâce et qui, en fait, se nourrissant de lui-même, avait pour premier but de dépasser la réalité trop roturière.
Cette manœuvre hardie présente un autre avantage : le faux désir sera bientôt soutenu par une tendresse vraie qui va permettre de jouer sur les mots : il sera commode, par exemple, de confondre l'aristocratie de naissance avec la noblesse de cœur. Mieux : pour éviter toute contestation, le petit cénacle de Saint-Gratien, Flaubert en tête, reconnaîtra solennellement Mathilde Bonaparte pour sa souveraine. Après ce renversement de la relation fondamentale, la question de la naissance ne se pose plus : le talent, cette aristocratie du Bon Dieu, a consacré la noblesse de son Mécène ; qu'importe ce qu'en pensera le vulgaire : quoi qu'elle représente à ses yeux, elle est objectivement princesse puisqu'elle est élue pour telle par ceux que leur sensibilité exquise a mis hors du commun et puisqu'elle règne effectivement sur eux par leur volonté même. Ce truquage apparaîtra en pleine lumière après la défaite et la déchéance de Napoléon III. Flaubert y revient à plusieurs reprises. Il écrit – date incertaine mais postérieure au 4 mars 71 : « Et vous, à présent, vous êtes une simple citoyenne ? Mais pour nous, vous resterez toujours notre Princesse, notre chère Princesse dont je baise les deux mains dévotement10. » On dira peut-être qu'il ne pouvait moins faire et qu'il ne faut pas chercher le calcul dans ces quelques mots dictés par sa délicatesse d'ancien amoureux et par sa loyauté de féal. C'est vrai : rarement l'insincère Gustave a fait preuve de plus de sincérité. Mais il ne s'agit pas de la lui dénier : il s'agit seulement d'établir si cette réaction de premier mouvement ne tire pas ses origines d'un truquage mis en place aux beaux temps du Second Empire. Or, sur ce point, il est très explicite dans sa lettre du 3 mai 71 : « Puisque le gouvernement (ou la Commune, je n'en sais rien) a fourré son nez dans mes épîtres, je ne vois pas pourquoi je me gênerais ; donc je vais reprendre mes habitudes et vous appeler comme autrefois par votre vrai nom, car, pour moi, vous êtes toujours une Altesse, et mieux que cela : “notre Princesse” comme disait Sainte-Beuve. C'est une appellation qui, parmi ceux que je connais, n'appartient qu'à vous. Elle est unique, comme le sentiment que je vous porte11. » Notre princesse : cela veut dire à la fois la Princesse qui est nôtre et celle que nous avons élue princesse, celle dont le titre demeure, même si la République la traite en ci-devant, parce qu'il peut seul définir la relation que nous avions avec elle. L'avantage de cette ambiguïté saute aux yeux : simple citoyenne, elle ne cessera jamais, pour autant, d'être, pour ces Artistes, une Altesse. Mais, quand Sainte-Beuve, bien avant la guerre, utilisait si dextrement l'adjectif possessif, ce ne pouvait être en prévision du renversement futur de l'Empereur ; avant le coup d'État, Mathilde n'était point noble, Flaubert l'avoue naïvement ; autrement dit, elle ne possédait pas le droit à régner qui, directement ou indirectement, revient à tous les membres de l'aristocratie et qu'on pourrait nommer pouvoir de la noblesse. De fait, ce sont les émigrés – seuls aristocrates légitimes – qui ont mis un terme au Premier Empire : rentrés dans les fourgons de l'étranger, certes, mais rétablissant contre toute imposture leur caste dans ses droits et le roi sur son trône ; impossible de contester que la petite Mathilde, comme son cousin, comme toute la noblesse d'Empire, n'avait perdu, alors, que des privilèges qui ne lui appartenaient pas. Suffisait-il de renverser la monarchie de Juillet et, peu après, la Seconde République, pour ces titres faux devinssent vrais ? Inversement, s'ils eusent été vrais, eût-il suffi d'une défaite militaire et même de la déchéance pour les lui ôter : simple citoyenne avant le 2 décembre 52, Mathilde le redevient après le 4 septembre 71 : et dans l'entre-temps ? qu'était-elle ? La réponse est donnée dans le texte même : élevée par le coup d'État à la dignité d'Altesse, on ne lui concédait ce rang que sous bénéfice d'inventaire et provisoirement ; il fallait que l'Empire durât, que la dynastie se maintînt au pouvoir pendant plusieurs générations ; alors l'avenir déciderait rétroactivement du passé ; morte, Mathilde deviendrait Altesse pour de bon parce que les arrière-petits-fils de son cousin auraient été, de père en fils, empereurs des Français. En attendant, son titre était « en instance » et tous ses fidèles le savaient ; par cette raison, l'opération Sainte-Beuve était indispensable : « en instance pour les autres ; pour nous et par nous princesse ». Excellent moyen de légitimer toute la noblesse d'Empire, indirectement : si l'on accorde à Mathilde la naissance, peut-on la refuser à son cousin ? C'est ici que l'ambiguïté de la consécration prend toute son importance : la « patronne » – c'est le nom que les fidèles donnaient à la Verdurin –, on nous laisse entendre que son aristocratie n'existe que pour les cœurs presque tous énamourés de ses écrivains ; mais, dans le même moment, un autre sens est suggéré : et si l'aristocratie – bien réelle au contraire – ne se découvrait entièrement que pour les cœurs ? si le rapport de la gente dame à ses invités était justement le lien féodal du don et de l'hommage, le seul qui ne puisse unir qu'un seigneur à ses hommes ? En ce cas c'est toute l'aristocratie de l'Empire qui serait consacrée à travers la seule Mathilde par l'amour que celle-ci sait inspirer à ses sujets. Entre l'une et l'autre acception Flaubert hésitera toujours. Ou, plutôt, il ne peut adopter l'une sans que l'autre s'y cache : elle est princesse, elle est digne d'être princesse ; je l'aime parce qu'elle est princesse, elle est princesse parce que je l'aime, je l'aime parce qu'elle n'est pas princesse et pour que mon amour l'en rendre digne ; voué à cette absence de princesse, mon amour est imaginaire et Mathilde la roturière n'en est que le prétexte. Cependant la tendresse et le respect se consolidaient en chacun par le simple fait qu'ils se manifestaient au même moment chez tous les autres : d'une certaine manière, le rôle semblait chez les autres une action réelle ; il en résultait pour Gustave l'étrange sentiment de jouer la vérité, comme si, faute d'exister tout à fait ou, mieux, d'être tout à fait réalisé, il ne pouvait saisir le réel qu'à travers des conduites imaginaires. Instants merveilleux : quand Flaubert parvenait à s'en persuader, cette interprétation comblait tous ses vœux : la princesse inspirait vraiment le respect et l'amour, donc c'était une vraie princesse ; Gustave ne pouvait ressentir l'un et l'autre que dans une exaltation factice, ce qui montrait assez que ce chevalier du Néant, ayant, comme le Jules de la première Éducation, rompu les amarres qui l'attachaient au monde, était devenu pure conscience de survol et ne basait sa connaissance profonde de la nature humaine que sur des intuitions eidétiques visant des passions qu'il pouvait, certes, pousser à l'extrême mais dont il ne s'affectait qu'en imagination. Tout y était : l'aristocratie solidement rétablie, l'irréalité de Gustave le plaçant, jusque dans le respect qu'il lui témoigne, au-dessus de la plus noble dame – et, naturellement, au-dessus de ses confrères, dont la révérence est trivialement réelle – et surtout ce curieux rapport cent fois affirmé depuis l'adolescence entre l'imagination et le vrai, la vérité ne se révélant qu'aux êtres imaginaires comme le sens de leur déréalisation. De ce point de vue, il faut voir que l'amour de Gustave pour la Princesse est aussi un paroxysme suscité en lui par la compétence. À Saint-Gratien tout le monde rivalise d'attentions respectueuses : c'est à qui plaira le plus, à qui montrera le plus son désir de plaire. Nous connaissons Gustave : son incroyable orgueil provincial le pousse toujours aux extrêmes ; il faut s'imposer, être, en toute chose et de loin, le meilleur. Voilà une explication complémentaire de sa servilité : si les autres flattent, il faut qu'il flagorne ; s'ils se prosternent, il se jette à plat ventre. Mais qu'on y trouve aussi une des raisons de sa comédie amoureuse : les sentiments vrais (ou qu'il juge tels) mais tièdes de ses amis, le bon géant doit les dépasser dans le gigantesque ; il ne peut moins faire que d'aimer. Quel surmenage, quelle épuisante surexcitation, effet et cause d'une hypernervosité ! Il faut courir sans cesse ou s'effondrer. Gustave court, traqué par l'imaginaire et par la réalité. Quand on s'étonne qu'il ne prolonge pas ses séjours à Paris ou qu'il ne s'y installe pas, il répond qu'il n'a pas les moyens de mener ce train-là plus d'un trimestre ou encore qu'il ne peut vraiment travailler qu'à Croisset. C'est vrai. Mais les moyens dont il parle ne sont pas uniquement financiers : cette éreintante imposture où il se dupe pour duper les autres, dupe les autres pour se duper, il y engage chaque fois toutes ses ressources physiques et mentales ; il ne pourrait pas tenir plus de trois mois.
N'importe : le Second Empire est son milieu, sa société, le seul Carnaval où Jules puisse décemment vivre : une mi-carême de fausses Altesses, augustes idoles masquées qu'il faut faire semblant d'adorer. Les hommes n'existent plus ou plutôt ils ont disparu derrière leur déguisement. Solitude inhumaine et turbulente ; l'écrivain, honoré par des travestis qu'il feint de révérer, se trouve, au prix d'une insoutenable tension, à la frontière de l'image et de la réalité, un pied en deçà, un pied au delà, comme Chaplin dans Le Pèlerin ; l'imagination sociale – tout entière employée à soutenir ce rêve impossible : au cœur d'une société bourgeoise, la résurrection d'une féodalité basée sur le suffrage universel – devient le milieu de sa propre imagination. Mai, comme si cela n'était point suffisant, cette irréelle aristocratie qui le déclasse par en haut – c'est-à-dire qui l'invite à déréaliser l'environnement réel en faisant avec de vrais arbres ou de vrais meubles des éléments de décor pour sa comédie personnelle au sein de la comédie universelle –, elle est au Diable au moins autant que l'autre était à Dieu. La caution du système entier, sous l'Ancien Régime, c'était le monarque de droit divin. Sans doute la noblesse dite « d'épée » fondait ses privilèges sur le sang donné ou versé, sans doute Boulainvilliers, au XVIIIe siècle, faisait-il de cette classe une race plus valeureuse et plus guerrière que celle des vilains et manants. Reste que, depuis les malheurs de Charles X, les nobles insistaient plus volontiers sur leur fidélité au monarque malchanceux que Dieu leur imposait : destinée à disparaître tout entière, dans un sacrifice héroïque et vain, cette classe se voyait – au moins par les yeux de ses poètes – comme l'élue d'un échec providentiel qui manifesterait sa supériorité sur l'Être, quel qu'il fût, en démontrant qu'elle n'avait été que pour s'abolir en proclamant dans la mort la nécessité et l'impossibilité de la féalité, seul type de relation valable. Bref, ils étaient blancs et cléricaux. La cour impériale était noire : pour tous ces courtisans qui posent en principe la supériorité du geste sur l'acte, il y a une exception – et de taille, puisque c'est l'unique fondement réel que cette aristocratie de façade puisse tenter de se donner : l'opération militaire. Flaubert ne peut se le dissimuler : cette fausse noblesse est une vraie soldatesque, ces ducs ont ramassé leurs titres dans le sang. Discrètement relégués à l'arrière-plan mais virulents, les carnages donnent au carnaval d'Empire son éclat toujours un peu sinistre. D'autant qu'ils ont pour effet de démontrer à cet antimilitariste que les aristocrates de l'Ancien Régime n'étaient que les arrière-petits-fils de parvenus militaires : en donnant un titre à un soldat heureux, Napoléon III croyait imiter les premiers Capétiens et par là dénonçait l'origine de toute aristocratie – telle que Flaubert, en tout cas, pouvait la concevoir au passé – en assimilant les nobles aux officiers d'une armée de métier. Rien ne pouvait l'écœurer davantage. D'autant qu'il sentait bien le piège qu'on lui tendait : la noblesse, en effet, et le type de propriété fédodale qui lui correspond sont des institutions que se donnent d'elles-mêmes les sociétés agricoles et artisanales : autrement dit, ce sont des relations de production à l'époque où les forces productrices se définissent selon le complexe « bois-vent ». Quelque important que doive être l'apport militaire du noble – qui est originellement, de ce point de vue, celui qui possède un cheval et qui sera bientôt celui qui possède un château –, la dominante reste ici un type d'appropriation – dans une société menacée – où le don est la récompense de l'hommage. La légitimité réelle de l'aristocratie passée, ce n'est pas en Dieu qu'elle réside mais dans une société qui a défini très généralement ses structures par dépassement des conditionnements infrastructurels vers les questions que ceux-ci lui posaient constamment. Flaubert n'eût certes pas utilisé ces mots : qu'il sentît la chose, toute son œuvre le prouve. Et toutes ses lettres. C'est le temps qui légitime les privilèges, répète-t-il volontiers. Et c'est aussi le fait qu'ils ont dû constituer pendant longtemps, liés, bien sûr, à des services sociaux définis, la meilleure ou la seule solution concevable de problèmes urgents et précis qui n'avaient de sens que dans l'époque parce qu'ils ne faisaient rien d'autre qu'en exprimer les contradictions. En ce sens la véritable authenticité d'un ordre ou d'une caste se marquera, pour ce bourgeois honteux du XIXe siècle, par ceci que les membres présents en seront manifestement des survivants et que l'institution tout entière semblera légèrement dépassée par les événements, périmée, bref, qu'elle survivra à son ancienne efficacité. Or les carnages méthodiques dont Napoléon III illustre son règne – à la fois pour imiter son oncle et pour rétablir le principe d'une nouvelle sélection sociale –, Flaubert n'y peut voir qu'une image satanique des guerres féodales ; ils sont trop réels, bien entendu, affreusement, bêtement réels mais, comme principe sélectif, il se déréalisent à l'instant : d'abord ce sont des imitations, bouffonnes et névrotiques, des guerres de Napoléon Ier dont le but, parfaitement insensé à l'heure de l'hégémonie anglaise, à la veille de l'hégémonie allemande, est d'imposer l'hégémonie française à l'Europe continentale ; en outre, le caractère pithiatique de cette politique extérieure se manifeste avec éclat par le degré d'impréparation où se trouve cette armée si vantée et si nécessaire pour appuyer ces ambitions démesurées aussi bien d'ailleurs que par une succession de conflits dont les mobiles sont de plus en plus suspects et l'issue de plus en plus douteuse. Présents et inefficaces, ces massacres sont doublement roturiers ; ils laissent voir, en tout cas, le volontarisme qui est à l'origine de cette noblesse impériale : on envoie la piétaille à la boucherie pour avoir l'occasion de convoquer aux Tuileries une nouvelle fournée d'anoblis. La mort vraie, les vraies souffrances irréalisées pour produire l'inconsistante image d'une aristocratie impossible : n'est-ce point la substitution du droit d'Enfer au droit divin ? Une fois de plus, des hommes se seront entre-tués et damnés pour les fausses pistoles de Satan. Tout de même, quand Gustave entrouvre l'escarcelle, il ne peut s'empêcher de trouver de la beauté aux feuilles mortes qu'il en retire : fausse monnaie, vraies feuilles, vrai sang versé par les chimères des autres, donc pour rien. Quand il voit, à Compiègne, des uniformes pirouetter ou s'incliner et qu'il suppute le nombre de morts et de mutilés qu'il a fallu pour justifier cette mascarade ridicule, celle-ci prend un sens à ses yeux : la violence réelle et sauvage donne un éclat sinistre à toute la cérémonie ; Gustave peut reprendre l'« attitude esthétique » et contempler cette noblesse – échec du point de vue des jeunes gens qui sont morts pour elle sans savoir qu'elle était le seul enjeu. Après tout, ce qu'il aime dans la défunte aristocratie, ce n'est pas son languide étiolement du siècle passé, c'est son pouvoir noir, son sadisme et ses passions : n'était-ce pas à cela qu'il rêvait, jeune homme, quand il parcourait la Bretagne avec Maxime ; n'a-t-il pas envié, admiré Gilles de Rais dont la religion noire l'éblouissait : « Il fit des sacrifices, des encensements, des aumônes et des solennités en son honneur... Ces caveaux se rougissaient sous le vent incessant des soufflets magiques, ces murs s'illuminaient la nuit... on invoquait l'Enfer, on se régalait avec la mort, on égorgeait des enfants, on avait d'épouvantables joies et d'atroces plaisirs ; le sang coulait, les instruments jouaient, tout retentissait de voluptés, d'horreurs et de délires... J'aurais préféré contempler la culotte du maréchal de Retz que le cœur de Madame Anne de Bretagne ; il y a eu plus de passions dans l'une que de grandeur dans l'autre12. » Ce qui l'enchante, somme toute, c'est le bas Moyen Age et la Renaissance : la race des vrais nobles – qui sont en même temps des « soudards » – s'éteint selon lui vers 1598, c'est elle qui sera victime de la monarchie absolue ; on ne reverra plus, après cette date, ce « La Tremblaye qui s'en revenait portant au poing la tête de ses ennemis », toutes ces « belles et terribles figures » disparaissent : « Qui a songé à peindre ces violents gouverneurs de province, taillant à même la foule, violant les femmes et raflant l'or, comme d'Épernon, tyran atroce en Provence et mignon parfumé au Louvre, comme Montluc, étranglant les huguenots avec ses mains, ou comme Baligni, ce roi de Cambrai, qui lisait Machiavel pour copier le Valentinois et dont la femme allait sur la brèche, à cheval, casque en tête et cuirassée ?13 » Leur seul descendant, le dernier, à l'époque du triomphe bourgeois, à les représenter, à sauver l'honneur sombre de sa caste, non tant par ses actes que par ses réflexions philosophiques, c'est le divin Marquis, c'est Sade, faisant de son « sadisme » une prise de conscience philosophique de sa classe, à l'instant d'un naufrage préparé de longue date et providentiel : nul doute que Gustave – outre les milles raisons qui le portent à se déclarer « sadiste » – respecte chez « Le Vieux » le Mal reconnu comme fondement de l'aristocratie. Sous le Second Empire, il est entre deux noblesses : l'une, authentique mais périmée – authentique parce que périmée –, dont la fadeur, l'usure et la cagoterie lui répugnent mais dont la grandeur, après son échec, est à la fois de n'être plus et de désigner rétrospectivement Sade et La Tremblaye, morts et toujours virulents, comme ceux qui, du temps qu'elle vivait, incarnaient le mieux sa splendide nuisance et son mandat divin d'abaisser l'humanité « en taillant à même la foule » et en tourmentant le bourgeois dans sa bassesse ; l'autre, fausse à crier, refusée par la bourgeoisie même dont elle dépend et qui, faute de mieux, consent à la garder quelque temps encore, sans avenir et sans passé, sans racines, mais dont la sanglante cruauté militaire et la puissance de démoralisation sont bel et bien présentes comme le furent, un jour lointain, celles d'Épernon. Ainsi la première est réelle mais sa virulence passée ne peut être évoquée que par l'imagination ; la virulence de la seconde s'impose mais son être-de-classe, à travers cette redoutable actualisation, ne peut se donner que pour le sens irréel des destructions dirigées qu'elle se plaît à produire. Ces deux néants se consolident mutuellement : le n'être-plus de la noblesse authentique, en tant qu'elle le vit comme survie, permet au n'être-pas de la noblesse d'Empire une certaine consistance dans l'inauthenticité ; ce n'est point que la fausse aristocratie s'affirme, c'est qu'elle se maintient faute de réducteurs valables ; dans le même temps, les imposteurs de la Cour impériale rendent aux féodaux de l'Ancien Régime l'hommage que le vice rend à la vertu : puisque c'est le sang qui anoblit – celui qui coule dans les veines dès la « Naissance », celui que de père en fils on fait couler –, ils verseront le sang pour acquérir la puissance spermatique de transmettre à leur fils un sang bleu – ce qui est, tout ensemble, emprunter aux vaincus de l'Histoire la règle générale de la sélection nobiliaire et, du coup, reconnaître que l'authenticité véritable n'appartient qu'à eux. Flaubert n'en demande pas plus : la consistance du mirage impérial le comble dans la mesure même où l'irréalité l'en déçoit ; mais, quoi qu'il en soit, la fausse et la vraie noblesse ont cela de commun qu'elles incarnent le pouvoir discrétionnaire de l'homme sur l'homme, c'est-à-dire le Mal et, très indirectement, la Beauté. Flaubert passe sans peine de l'une à l'autre : leurs oppositions ne le gênent point puisque, finalement, il s'agit de deux sortes de Non-Être. Mais, tel qu'il est fait, à présent, et malgré ses anciens et cuisants regrets, s'il fallait opter, c'est à la fausse noblesse qu'il donnerait la préférence : toute une société criminelle qui se change en image, qu'y a-t-il de mieux pour un chevalier du Néant ? En vérité, il aimait justement dans l'Empire ce que les Goncourt lui reprochaient : « Dans l'Ancien Régime tout se tient : il y a un gouvernement légendaire, un droit divin, des nobles de sang noble ; tout cela était discutable. Mais aujourd'hui on a un gouvernement démocratique avec un Empereur légendaire en haut, au-dessous les principes de 89, l'idolâtrie pour un homme, l'Église baisant les pieds de César. Stupide et odieux. »
Deux images complices : l'une, totalitaire, noble et satanique, c'est la société bourgeoise qui la produit en se rêvant « légendaire » – onirisme onéreux ; il faut payer pour le poursuivre ; l'autre, maintenue neuf mois sur douze dans la solitude de Croisset, c'est l'image de Gustave lui-même sur la base du lien primitif : Génie-anoblissement14, et l'imagination tout entière se totalisant comme irréalité corrélative d'un décrochage de l'Être. À Paris, à Compiègne, l'image singulière se donne dans la singularité comme une détermination de l'image sociale : elle se rêve produite par toute la société qui rêve, comme un terme différentiel dans un système indépassable et clos. Ainsi, partie d'un songe, elle participe de sa nature et ne peut donc la contester15 : c'est le lieu de l'énervement ; à Croisset, quand Gustave y est de retour, l'image a perdu sa consistance en même temps qu'elle accuse sa singularité. Mais il a le choix permanent entre deux conduites.
1o Rien n'empêche, en effet, qu'il attribue l'inconsistance de l'imago au fait que les fêtes impériales qui la produisaient quelques jours, quelques semaines auparavant ne sont plus – ou du moins n'ont plus lieu pour Flaubert ; ainsi l'imago serait vécue comme un souvenir et le sentiment plus aigu, plus frustrant de sa non-réalité n'aurait d'autre origine que la transformation du vécu en mémoire, c'est-à-dire de la plénitude en absence seulement visée. Telle est la première attitude possible : l'avantage en est qu'elle prolonge dans la solitude la présence mythique du grand rêve impérial dans l'image singulière : l'anoblissement a eu lieu, Gustave, dans sa prison de Croisset, est noble parce qu'il a été anobli. L'immense et merveilleux cauchemar a eu lieu : il en a été une des créatures nocturnes ; produit d'un songe, il s'en est échappé, perdant du coup sa substance vive, pour aller sans cesse le ruminer plutôt que le vivre et par la raison qu'un homme de qualité, même s'il s'agit d'un rêve, doit préférer à tout le Non-Être, c'est-à-dire, en ce cas, l'amer regret d'une fantasmagorie qui s'est écoulée sans avoir jamais été. Ce qui est en tout cas conservé, c'est, en cette première option, le lien ombilical de l'imago singulière au sabbat généralisé dont elle reste le produit. Celui-ci continue, d'ailleurs, et, par là, contribue à soutenir à distance sa créature, le génie dont la noblesse n'est autre que la cérémonie d'anoblissement, conçue comme un fréquentatif : celle-ci, en effet, peut avoir lieu à chaque instant, même en l'absence de l'image exilée du tout ; il suffit que la princesse Mathilde parle à ses fidèles de Gustave ou qu'elle pense à lui silencieusement ; il n'est pas même besoin de cela : que le salon du boulevard de Courcelles persiste et que la place du solitaire y demeure marquée, que les choses l'y attendent ; son déclassement par le haut, inscrit dans la matière, n'est pas seulement vécu par l'ermite en son ermitage comme le regret de ce qui fut et comme l'absence de ce qui se poursuit présentement mais ailleurs ; il est aussi cette attente de lui-même, là-bas, cette frustration légère de sa Princesse, il est ce qui manque à cette rêveuse pour achever sans trouble ses songes. Et surtout, l'avenir est sûr : retour éternel, destin ; l'anobli d'hier est l'anobli de l'hiver prochain. De ce point de vue, l'absence volontaire et la réclusion sont peut-être le meilleur moyen de masquer l'insuffisance d'être qui caractérise le lien ombilical de l'image Flaubert avec l'image-mère : on remplace un néant par un autre. Gustave n'est pas le produit de la société impériale – puisqu'il s'est constitué tel qu'il est avant qu'elle fût même concevable ; cette société elle-même ne peut se soutenir à l'être : elle n'échappe à l'effondrement qu'en se fuyant en avant. Mais, dès que des murs et cent vingt kilomètres séparent l'ermite de la Cour, la négation brutale cache l'insuffisance : le lien ombilical, comment savoir si c'est un pur fantôme puisque de toute manière il est coupé et puisque, quelle que soit sa vraie nature, il faut le vivre à Croisset comme passé (déjà-plus), présent nié (hors d'atteinte) et avenir lointain (pas encore) ? Ce triple non-être des extases temporelles a bien plutôt pour effet d'esquisser l'envers d'un être. Par le fait, pour une absence réelle – pour l'absence d'une réalité – et pour une absence imaginaire – pour l'absence d'un imaginaire – les catégories sont les mêmes : déjà plus, hors d'atteinte, pas encore, caractérisent aussi bien mes relations avec mon ami Pierre (que je n'ai pas vu depuis un an) que mon rapport à Hamlet (que je n'ai ni vu jouer ni lu depuis dix ans mais que je peux toujours revoir – fût-ce même comme image très singulière et datée, par exemple tel que Laurence Olivier l'a porté sur l'écran –, en tout cas relire).
2o Mais Gustave peut aussi bien mettre à profit la réclusion pour se présenter au contraire comme le créateur de sa propre imago : en d'autres termes, l'anoblissement de l'Artiste est une autodétermination. En ce cas comme dans l'autre, la noblesse d'Empire lui est nécessaire. Mais le défaut de celle-ci ne réside pas dans son irréalité : ce qu'il lui reproche, au contraire, c'est d'être trop réelle pour le satisfaire ; toute aristocratie, fût-elle légitimée par des traditions séculaires, est entachée de roture dès lors qu'elle fait partie intégrante de la réalité. La Cour impériale, de ce nouveau point de vue, ne lui apparaît plus comme une fausse noblesse qui se donne la comédie mais comme une vraie dont l'inauthenticité manifeste vient seulement de ce qu'elle est. Ou, plus exactement, dont l'Artiste découvre l'insuffisance par sa sublime et inassouvissable insatisfaction. Il a besoin d'elle pour la dépasser par le mouvement radical de l'imagination, c'est-à-dire par le vain décrochage vers le Non-Être. Seul, il ne concevrait pas même l'idée de la noblesse puisque les déterminations de l'imaginaire ne peuvent être visées que par dépassement négatif de déterminations réelles : ainsi la Cour réelle devient l'analogon d'une intention imageante qui vise à travers elle la noblesse authentique, autrement dit, l'absente de toute noblesse. Mais bien que l'objectif soit rigoureusement défini, il n'est pas atteint pour autant ; ce qui est visé, en effet, ce sont les « ailleurs » qui ne sont nulle part, l'aristocratie telle qu'elle doit et ne peut pas être. Ce qu'éprouve alors Flaubert ce n'est pas la puissance imaginative mais l'orgueilleuse impuissance de l'imagination. L'invisible aristocratie n'est pas seulement au delà de toute réalité mais, avant tout, au delà de toute image, c'est l'imaginaire pur et hors d'atteinte, signe de la grandeur sans pareille de l'exigence et, par conséquent, de son inévitable échec. Sombre et fière satisfaction de l'Artiste qui se sent trop grand pour le monde et, du même coup, trop grand pour soi. Son insatisfaction est infinie : non qu'elle se donne d'abord pour telle mais, quel que soit le donné, elle le conteste et dénonce son insuffisance sans pouvoir, pour autant, produire dans l'irréel le non-être absolu, c'est-à-dire l'être du Non-Être qui, comme totalité de toutes les négations, apparaît comme l'Idéal inaccessible de l'imagination, autrement dit, comme l'Imaginaire. Mais, par l'infini de ses échecs consentis, l'Artiste se place au-dessus de tout puisque même ses images sont incapables de le satisfaire, par ce peu de réalité qui leur reste et qui n'est autre que leur finitude (elles nient et dépassent cette réalité particulière mais c'est à celle-ci, prise dans sa singularité, qu'elles doivent leur détermination : chacune est l'au-delà de cet être mais non de l'être total) ; du coup, sa propre imago lui apparaît : loin de réclamer des autres son anoblissement il est, jusque dans l'amertume et le naufrage, l'aristocrate du Bon Dieu. En d'autres termes, puisque la noblesse se définit par sa supériorité de droit divin sur l'humanité, la super-noblesse appartient à ceux qui, élus ou cooptés par les nobles vrais – les seuls possibles –, s'élèvent au-dessus de la caste féodale au nom de cet imaginaire : la féodalité comme pureté impossible. Dans cette seconde attitude, l'Artiste produit consciemment sa propre imago : anobli ou distingué par les vrais nobles, il se place au-dessus d'eux par une insatisfaction qui provoque le décrochage imaginatif ; il sera donc celui qui se déréalise vers l'absolu tout en sachant que sa supériorité – qui réside dans le simple choix de l'imaginaire – est doublement iréelle : d'une part, en effet, le contenu de l'option, c'est l'irréalité plénière mais, d'autre part, l'option elle-même, n'étant suivie d'aucun effet pratique et ne permettant ni d'atteindre l'Idéal de l'imagination ni de se soustraire aux exigences vulgaires du corps, doit être considérée comme une déréalisation irréelle. Mais la grandeur de l'Artiste réside en ceci qu'il s'entête, au cœur de la réalité, à faire comme si sa métamorphose en pure image de lui-même était possible.
Telles sont les deux attitudes que Flaubert prend tour à tour – selon son humeur ou les besoins de la cause ou l'événement – dans son ermitage. À Paris, en effet, une seule est possible : la première. Mais, qu'il prenne l'une ou l'autre, il faut qu'il soit complice de l'aristocratie impériale. Plus encore, peut-être, dans la seconde. Ce qui lui plaît, en effet, quand il rêve à cette chevalerie noire qui règne par le droit du Diable et qui dégrade le genre humain, c'est qu'elle est fausse tout en possédant, par un tour du Malin, la consistance et l'efficace du vrai : en ce cas, rêve d'un rêve, il se fait imaginer par le rêve objectif des Français. Mais, s'il se reprend dans la solitude et va jusqu'à mépriser les honneurs qu'on lui prodigue, y compris la cérémonie d'anoblissement, il faut qu'il tienne le tout – aristocrates et recrutement par en haut – pour un système de déterminations réelles. Sinon il courrait le risque que son insatisfaction change de signe à ses propres yeux et qu'il se trouve soudain en passe de mépriser la noblesse d'Empire parce qu'elle n'est pas vraie. De là, d'ailleurs, un état instable et le passage constant de l'une à l'autre attitude : à peine le doute l'effleure-t-il, à peine la haute société impériale lui paraît-elle un mirage, il rebondit de la seconde à la première. L'inverse est aussi vrai. Ce mouvement circulaire lui est facilité par le fait que, dans les deux cas, les ducs et les princes du Second Empire sont tout à la fois titrés et vulgaires. Simplement, il prend cette vulgarité tantôt pour la preuve que les titres sont faux et tantôt qu'ils sont trop vrais – car il pourrait dire, en parodiant Hegel : tout ce qui est réel est vulgaire, tout ce qui est vulgaire est réel.
Cette complicité, Gustave en est si conscient qu'une de ses premières réactions à la défaite de 70, ce sera la honte. Il écrit à George Sand, le 10 septembre : « Ma cervelle ne se rétablira pas. On ne peut plus écrire quand on ne s'estime plus16 », et à Feydeau, le 22 : « Le pire, c'est que nous méritons notre sort et que les Prussiens ont raison, ou du moins ont eu raison17. » Pour comprendre ce sentiment, si rare chez Flaubert quand il s'agit des affaires publiques et qui paraît si injustifié (il déteste l'armée et le militarisme, n'a jamais perdu l'occasion de dénoncer l'étroitesse de vues nationalistes et « impérialistes », il a félicité l'Empereur d'avoir, dans un de ses discours, déclaré que l'Empire voulait l'ordre et la paix ; enfin, loin de se laisser gagner, en 70, par l'enthousiasme martial des Français, il a condamné dans l'horreur la déclaration de guerre – donc, à première vue, il ne devrait se reconnaître aucune responsabilité dans le désastre), il sera fort utile d'examiner l'étrange conduite de Gustave touchant le « ruban rouge », d'abord quand celui-ci lui fut donné par Duruy, en août 66, à la demande de la princesse Mathilde, ensuite quand, après la capitulation de Sedan, il décide de ne plus le porter.
Cent fois il a répété avec force et raison que « les honneurs déshonorent ». Or ce qu'on lui propose, c'est d'entrer dans la Légion d'honneur, de laisser un ministre qu'il n'estime guère décider si l'Artiste Flaubert est ou non « honorable ». La parfaite incompétence de Duruy se trahit, aux yeux de Gustave, par ce simple fait que Ponson du Terrail est de la même fournée : comment prétendre, après cela, que ce gouvernement ait qualité pour juger de l'Art et pour récompenser une vie qui s'y est consacrée ? Car c'est, par-dessus le marché, une récompense, cette nomination : en l'attribuant aux créateurs de Madame Bovary et de Rocambole, le régime les récupère ; en prétendant servir leur gloire il les fait servir à la sienne. Flaubert sait tout cela par cœur ; sur d'autres points, en d'autres occasions, il reste fidèle aux orgueilleux refus de sa jeunesse : l'Académie, par exemple, est, tout comme la Légion d'honneur, une institution ; il jouit, après Salammbô, d'un tel prestige qu'il aurait eu, s'il avait daigné s'y présenter, de fortes chances d'être élu ; mais il méprisait trop les Immortels pour s'abaisser à briguer leurs suffrages. Baudelaire eut la faiblesse de faire acte de candidature, Goncourt celle de ruminer pendant toute sa vie littéraire un projet de Contre-Académie, composée uniquement des « valeurs vraies », qui aboutit à l'institution que l'on sait : Gustave, leur contemporain, leur ami, est irréprochable. Se jugeant hors de pair, il refusa jusqu'au bout d'entrer dans cette pairie : c'était bon pour Maxime Du Camp. Même pas : quand Maxime, sous la Troisième République, sollicita et obtint un fauteuil d'académicien, cette « humilité » fit « rêver » Gustave : « Que les hommes sont drôles ! » Les « hommes », ce ne sont point les trente-neuf bienveillantes momies qui l'ont reçu, c'est Maxime (et tous ceux qui lui ressemblent) – Maxime qui n'a point jugé indigne de faire trente-neuf visites pour obtenir le droit d'entrer dans le vénérable corps. Il le connaissait pourtant, Maxime, il n'avait cessé d'entretenir avec lui des relations ambivalentes, où je ne sais quelle affection, reste de leur ancienne amitié, n'empêchait ni l'agacement ni la lucidité. Le plus curieux, c'est qu'il s'étonne en 80 – l'Académie, tout de même, Maxime valait mieux que cela – alors qu'il ne s'étonnait nullement en 1852 de voir Maxime promu officier de la Légion d'honneur. Dans sa lettre à Louise du 17 janvier 52, il est catégorique : cet arriviste reçoit ce qu'il mérite, c'est bien fait ! « Nouvelle ! le jeune Du Camp est officier de la Légion d'honneur ! Comme cela doit lui faire plaisir ! Quand il se compare à moi et considère le chemin qu'il a fait depuis qu'il m'a quitté, il est certain qu'il doit me trouver bien loin de lui en arrière et qu'il a fait de la route (extérieure). Tu le verras, à quelque jour, attraper une place et laisser là cette bonne littérature. Tout se confond dans sa tête, femme, croix, art, bottes, tout cela tourbillonne au même niveau et pourvu que ça le pousse, c'est l'important. Admirable époque (curieux symbolisme !)... que celle où l'on décore les photographes et où l'on exile les poètes (vois-tu la quantité de bons tableaux qu'il faudrait avoir faits avant d'arriver à cette croix d'officier). De tous les gens de lettres décorés, il n'y en a qu'un seul de commandeur, c'est Monsieur Scribe ! Quelle immense ironie que tout cela ! et comme les honneurs foisonnent quand l'honneur manque !18 »
Voilà qui est parler clair : Gustave, en condamnant Maxime, en 52, porte sentence, prophétiquement, sur sa propre conduite de 66. Quand on exile les poètes et qu'on récompense les photographes, un Artiste doit refuser d'entrer dans une confrérie où les plus hautes dignités sont réservées, parmi les gens de lettres, aux authentiques fossoyeurs de la littérature, à ceux qui – comme nous dirions aujourd'hui – n'ont jamais produit que des ouvrages de pure consommation. Mieux : il n'aura pas même à refuser ; s'il est tout à fait pur et solitaire, s'il fait de l'Art une religion, personne ne songera à l'y inviter. Je l'ai dit : le pire, chez Maxime, n'est pas d'avoir brigué sa croix, c'est de l'avoir méritée. Mais alors ? Gustave a-t-il mérité la distinction qu'on lui accordera sous l'Empire libéral ? Quand il l'accepte, la Légion d'honneur a-t-elle changé de sens ? Il n'y paraît pas. Sans doute, Scribe est mort. Mais Ponson du Terrail le remplace. Hugo reste un exilé ; Maxime, le photographe, demeure dans la confrérie. Alors ? Et, si grande que soit l'humilité du « jeune Du Camp », Gustave ne pousse-t-il pas la sienne à l'extrême en arborant le ruban quatorze ans après que son ami ait reçu la croix ? De fait, il n'y a qu'une alternative : on refuse d'entrer dans le jeu ou on le joue dans les règles ; si Flaubert protège jusqu'au bout la virginité de sa boutonnière, il peut mépriser la décoration de Maxime et, celui-ci fût-il grand-croix ou commandeur, y voir une preuve de médiocrité. Il y a deux ordres : l'un, fort inférieur, qui est le temporel ; l'autre, le spirituel, aristocratie de l'échec, qui est supérieur à tout, à la condition de n'en point sortir. Mais, si Gustave se laisse décorer, il s'intègre à un certain système où son ami lui est supérieur. Impossible, en effet, de tenir le rang de chevalier pour signe de valeur sans reconnaître, du coup, dans celui d'officier la marque d'une valeur plus haute. À prendre simultanément le ruban pour une distinction valable et Maxime pour une médiocrité cooptée en tant que telle par une légion de médiocres, on n'aboutirait à rien si ce n'est à un tourniquet où la décoration est dévalorisée chez Flaubert qui en est digne par la valeur qu'elle confère à l'indigne Du Camp, et revalorisée chez celui-ci du fait qu'elle récompense justement les mérites de celui-là.
Voici pourtant Gustave qui remercie la Princesse, le 16 août 66 : « Je ne doute pas du bon vouloir de M. Duruy mais j'imagine que l'idée lui a été... suggérée par une autre. Aussi le ruban rouge est-il pour moi plus qu'une faveur, presque un souvenir. » Ce passage suffit à prouver qu'il n'a rien brigué : Gustave, s'il n'en était pas ainsi, ne parlerait pas de cette manière à Mathilde. Dira-t-on qu'elle a pris l'initiative de cette démarche et qu'il n'a pas osé, après coup, la désavouer de crainte de l'offenser ? Ce qui pourrait le faire croire, c'est le ton du remerciement. Flaubert glisse sur la « faveur » pour ne s'attacher qu'au « souvenir » : l'honneur public disparaît, reste l'attention discrète et féminine, la marque d'affection. « Je n'avais pas besoin de cela, ajoute-t-il, pour penser à ma Princesse19. » C'est Mathilde, somme toute, qu'il met à sa boutonnière. Ainsi se donne-t-il licence d'accueillir ce témoignage de tendresse sans porter attention à la distinction officielle qui en est le témoignage. Il n'est pas concevable, toutefois, que Mathilde ait pris sur elle de le faire décorer sans s'être d'abord assurée qu'il n'y verrait pas de mal. En d'autres termes, à Saint-Gratien, rue de Courcelles, quand il rugissait ses paradoxes, il s'est bien gardé de soutenir que les honneurs déshonoraient ; il est même probable que, discrètement pressenti, il a, sans insister, laissé entendre que le projet ne lui déplaisait pas. D'une manière générale, il est vrai qu'il ne montre guère d'enthousiasme. Pour répondre aux félicitations, il a trouvé cette formule, qu'il répète complaisamment dans chacune de ses lettres : « Ce qui me fait plaisir dans le ruban rouge, c'est la joie de ceux qui m'aiment. » Seulement cela ? Il est un peu plus explicite avec les Goncourt : « Eh bien, et vous ? J'ai été tout désappointé de voir à votre place Ponson du Terrail ! Et ma joie est troublée puisque je ne la partage pas avec vous. Mon délire est d'ailleurs médiocre. J'ai la tête forte et je consentirai encore à vous saluer. N'importe ! ça m'embête que mes bichons n'aient pas l'étoile20. » Ce tourniquet s'explique par la situation délicate de Gustave par rapport à ses confrères moins heureux : il lui est impossible, puisque les deux frères ne sont pas décorés, de manifester une joie trop bruyante. Mais, puisqu'ils aimeraient l'avoir, cette étoile qui leur échappe, ce ne serait guère décent non plus de proclamer son indifférence : un contentement modeste sera plus indiqué et l'on ne manquera pas de mentionner Ponson du Terrail pour rappeler, en passant, que les faveurs publiques sont une loterie qui favorise, au hasard, tantôt le mérite et tantôt l'indignité. Bien sûr : n'empêche qu'il se dit « embêté » de n'avoir pas vu le nom des « Bichons » sur la liste : il en remet, bien sûr, et cet embêtement n'est point le sien mais celui qu'il devine chez les deux frères. Mais s'il peut se le représenter assez vivement pour prétendre le partager, c'est qu'il l'aurait ressenti à leur place : il y a donc suffisamment de justice dans le choix des élus pour que certains oublis puissent paraître injustes. Du reste, quand il écrit : « Ma joie est troublée puisque je ne la partage pas avec vous », il prend pour accordé que cette nomination fait plaisir. En bref, il reconnaît qu'il est content. Délire médiocre, certes : un homme de sa qualité se trouve placé, par orgueil et par la plus noble ambition, fort au-dessus de ces marques d'estime : du moins ne les juge-t-il pas insultantes : il tolère non sans quelque satisfaction que les pouvoirs publics aient l'audace de reconnaître ses mérites – et soupire doucement : « Ah ! si l'on recevait cela à 18 ans21... »
Tout cela n'est qu'une attitude. Flaubert se tient bien, c'est un fait – mais il se tient : c'est ce que manifeste à l'évidence la phrase désabusée que je viens de citer : à dix-huit ans, c'est-à-dire sous le règne du très méprisé Louis-Philippe, Gustave eût craché sur toute faveur accordée par le roi-citoyen, c'est-à-dire par la bourgeoisie en place. S'il prétend, en 66, que la Légion d'honneur était un de ses rêves d'adolescent, c'est qu'il ment. Un passage de la lettre à Amélie Bosquet rend un son plus juste. En le félicitant, elle lui avait dit, sans doute, que cette promotion était la juste compensation des poursuites intentées à l'auteur de Madame Bovary. Il répond presque brutalement : « Quant à oublier mon procès et n'avoir plus de rancune, pas du tout ! Je suis d'argile pour recevoir les impressions et de bronze pour les garder ; chez moi rien ne s'efface ; tout s'accumule. »
Cette fois, nous avons retrouvé notre Gustave, le prince de la récrimination, et ses réactions souterraines nous sont plus accessibles : contre l'Empereur, son gouvernement et le moralisme officiel, il nourrit une rancune profonde et dont il prétend qu'elle ne disparaîtra jamais ; dans ces conditions, il se laissera décorer mais il n'est pas dupe : si cette manœuvre a pour but de le réconcilier avec les hommes qui l'ont persécuté, elle a manqué son but ; il prend le ruban rouge avec cynisme parce que c'est toujours bon à prendre mais il ne se vendra pas pour ce trop mince galon : aucun bienfait présent n'effacera les torts passés ; la fidélité de Flaubert à sa vie morte, c'est avant tout de n'oublier jamais les offenses. Que Napoléon III comble de ses faveurs l'innocent qu'il a traîné sur le banc d'infamie, sa victime rit sous cape en faisant la révérence : elle sait que le souverain se croit pardonné et qu'il ne le sera jamais.
Cette ambivalence, nous la reconnaissons : c'est celle des sentiments de Gustave envers tout. Mais loin d'éclairer notre lanterne, elle ne fait qu'épaissir les ténèbres. Si Gustave considère le procès Bovary comme une des grandes scélératesses du Second Empire, la plus grande, peut-être22, puisque c'est un crime contre l'Art au nom de l'ordre moral, en un mot la « tache de sang intellectuelle » qui déshonore le règne de Napoléon III, comment peut-il accepter, lui qui par principe est hostile aux distinctions octroyées, d'être décoré pour son éminente valeur d'Artiste par un gouvernement qui, neuf années plus tôt, a manifesté, à l'occasion de sa première œuvre, son incompréhension de la Beauté et son hostilité de principe contre les ouvriers d'art ? Et comment tolère-t-il qu'on le récupère avec une croix ? En son plus secret conseil, certes, il sait bien qu'il n'est pas récupérable. Mais pour les autres, pour ses amis dont la joie lui fait tant plaisir – à commencer par Amélie Bosquet –, pour ses lecteurs, l'opération a parfaitement réussi : libéral, l'Empire se dédouane en adorant ce qu'il a brûlé ; si Gustave a seulement la moitié du ressentiment qu'il affiche aux yeux de la Bosquet, comment se prête-t-il à cette manœuvre ? Quel profit espère-t-il en tirer ? D'une certaine manière, en effet, cet honneur modeste le compromet : la jeunesse n'aime pas trop les protégés de Mathilde et l'a bien fait voir aux Goncourt quand la Comédie-Française a donné Henriette Maréchal ; Gustave était aux premières loges, il a tout vu et nous savons que cette mise en boîte lui a inspiré ses premières variations sur le thème « je suis un fossile ». Était-il nécessaire de risquer l'impopularité franche pour servir la politique d'un gouvernement qui l'avait offensé ? Et n'était-ce point, du coup, pour lui, l'apolitique, la pire manière de se politiser ? Sans doute Gustave nous répondrait-il comme les Goncourt : « Je ne suis pas “impérialiste”, je suis mathildiste, voilà tout. » Mais Mathilde était cousine de l'Empereur : ne fallait-il pas y prendre garde et, puisqu'ils étaient « achetés », tous ses fidèles, par la gentillesse de la femme, était-il besoin, en outre, par la médiation de la Princesse, de se vendre à Badinguet pour une décoration ? À coup sûr, l'attitude de Gustave reste un mystère : pour l'éclaircir un peu, revenons sur sa lettre de janvier 52 – qu'il semble contredire en tout par sa conduite de 66 – et demandons-nous si nous l'avons bien lue.
À mieux y regarder, nous remarquons tout de suite que Flaubert ne met pas en cause l'usage des distinctions, c'est-à-dire d'une sélection opérée par en haut et conçue sur le type de l'anoblissement : il blâme essentiellement le choix des élus et la répartition des honneurs. Si le photographe était exilé ou du moins oublié et si le poète était décoré, tout serait en ordre. Puisque Gustave trouve absurde et révoltant que « Monsieur Scribe » soit commandeur, il faut bien que cette haute dignité lui inspire quelque respect : si le hasard décidait de tout, l'indignation ne serait plus de mise ; inventés fortuitement, pour les besoins d'une politique, les titres n'auraient aucune valeur et l'on ne s'étonnerait pas qu'ils soient tirés au sort. L'irritation de Gustave prouve qu'il voit les choses tout autrement : la Légion d'honneur, institution auguste, se délabre ; c'était un palais bâti pour des princes qui sont morts, la canaille l'a envahi, souillé, à demi ruiné, elle imite sottement, sans en comprendre le sens, les mœurs et les cérémonies de ses premiers habitants. En clair : la Légion d'honneur, instituée par Napoléon 1er, a pour but de récompenser le fanatisme de l'homme pour l'homme, c'est-à-dire le dévouement des soldats à l'Empire. L'honneur – indivisible, omniprésent sous le premier Empire –, c'est donc la fidélité. Qu'on ne s'étonne pas que Gustave lui rende un culte – négatif, bien sûr : on le pleure quand il est perdu. Nous savons qu'il ne s'aime guère et qu'il déteste les gens qui ne se détestent pas : en dépit de ses fuites dans le gigantisme et la truculence, qui le rendent si souvent victime de son Ego, il ne songe qu'à s'en défaire, qu'à l'abaisser, chez lui et chez tous, qu'à le constituer tout simplement comme le moyen d'établir ou de soutenir le règne de l'Autre. Il ne fait, en cela, que renchérir sur la structure fondamentale de son « caractère » et de son destin : sa protohistoire l'a soumis à l'Autre diabolique, à son père, et cette aliénation l'empêchera toute sa vie d'être pour soi le même, c'est-à-dire de s'approuver et de s'assumer ; du coup, c'est dans le venin qu'il cherche le remède : il forcera sur l'aliénation et la respectera partout où il la rencontre sous son aspect féodal. C'est-à-dire qu'il veut remplacer l'aliénation à la Chose par l'aliénation à l'homme ou, plus précisément, à l'homme en tant qu'il est chef et propriétaire de la Chose : l'honneur est cette aliénation consentie de l'individu à la Maison (c'est-à-dire à la famille, au milieu du patrimoine, aux ancêtres et aux descendants) et, à travers elle, à la personne sacrée qui manifeste l'unité familiale, au pater familias ; c'est aussi la fidélité à l'hommage – qui, aux temps féodaux, s'opposait rarement à la première et, souvent, au contraire, à travers le dévouement au père vassal, assumait d'avance la vassalité et se dévouait à la deuxième puissance de façon que non seulement l'Autre suprême était l'Autre d'un Autre mais que la fidélité même était vécue en tant qu'autre. Par cette raison l'honneur n'apparaissait ni comme vertu (exis) ni comme entreprise (praxis) mais comme un être-autre au cœur de l'existence comme intériorité : à la fois propriété à entretenir, à préserver par des actes négatifs (on n'accroît point son honneur, tout juste sa puissance) et Dieu lare, sourcilleux objet d'un culte subjectif. L'éthique de Gustave – cette valorisation implicite du pathos qu'on lui a constitué23 – a donc pour fondement l'abaissement de l'Ego ravalé au rang de moyen, la fin dominante étant l'Autre en tant qu'autre, quel que soit, par ailleurs, cet Autre ; et l'on pourrait même dire, sans exagérer, que le dévouement sera d'autant plus noble que le Maître sera plus nul et, surtout, plus méchant, ce qui restitue à cette éthique de la haine son éclairage démoniaque : dans le royaume de Satan, l'unique lien moral entre les hommes doit être cet inhumain dévouement. Quand une société est structurée en hiérarchie, quand elle est puissamment intégrée, en pleine expansion, bref, dans sa période « montante », les honneurs sont inutiles : l'honneur est un et indivisible ; bien que chacun ait son honneur, l'ensemble de ces aliénations n'est autre que la structure hiérarchique, en tant qu'elle est présente en chacun comme un tout dans sa partie. En d'autres termes, c'est le principe général de l'aliénation de l'homme à l'Autre, c'est-à-dire à l'homme en tant qu'inhumain. Ainsi quand – bien avant la promotion de Maxime – Gustave affirme que les honneurs déshonorent, cette phrase, à la considérer en elle-même et sans préjuger de rien, est simultanément une condamnation de toutes les distinctions sociales et une réaffirmation de l'éthique féodale : le ruban rouge ne pourrait déshonorer si l'honneur n'existait en chacun, fût-ce comme lacune inerte et vertigineuse. Dans la lettre à Louise, la relation de causalité est inversée : c'est la disparition de l'honneur qui a pour effet direct la multiplication des honneurs. Il n'y a pas contradiction : tout juste circularité. Cela signifie tout simplement que la Légion d'honneur était belle sous Napoléon Ier parce que la société impériale offrait le meilleur exemple d'une hiérarchie militaire. Ce que Flaubert révère en cette institution, c'est le don seigneurial, contrepartie de l'hommage. Ce qui en fait alors la grandeur, c'est que cette distinction se mérite d'abord sur le champ de bataille et qu'elle est le prix du sang ; sa sombre grandeur lui vient de ce qu'elle récompense la féalité poussée jusqu'à la mort. Certes, Gustave n'aime pas la guerre. Mais comment ne pas les admirer, toutes ces guerres soutenues contre l'Europe entière et toutes ces batailles inflexiblement gagnées ? La gloire impériale les illumine, toutes ces croix épinglées sur la poitrine de manchots, de béquillards ou parfois, après la mort, sur des cadavres ; elles éblouissent puisqu'elles tirent leur éclat, tout ensemble, d'un bras amputé et du génie d'un invincible capitaine. Elles ne sauraient pluraliser l'honneur, qui est la fidélité de l'armée entière à son chef : simplement, elles le manifestent ici et là et c'est avec d'autant plus d'éclat qu'on veut, en chaque cas particulier, sanctionner sur un seul héros l'indéniable valeur de tous et que tel grognard décoré après Eylau n'aurait pu montrer son héroïsme sans le sacrifice obscur de tous ceux qui y ont laissé leur peau. Sous le Premier Empire, la Légion n'est qu'une image de la hiérarchie sociale : inférieure à la noblesse d'épée puisqu'elle n'est pas héréditaire, elle représente toutefois le recrutement par en haut. Tout civil qui, pour des mérites civils, a l'incroyable chance d'être admis dans cette chevalerie militaire, il faut le considérer comme participant de l'essence sacrée du soldat ; en d'autres termes, la distinction n'est pas – au moins dans son principe – accordée à l'industriel, au savant qui, visant des objectifs particuliers, l'intérêt, la gloire, auraient du même coup et, somme toute, par-dessus le marché, servi l'intérêt général, mais aux pékins qui, par leur abnégation, par leur dévouement à l'Empereur, personnalisation de la Nation française, auraient montré qu'ils étaient d'abord fidèles au Seigneur de la guerre et que, se comportant dans la paix comme sur un champ de bataille, ils méritaient ce don souverain qui les métamorphosait en militaires d'honneur.
Si la Légion n'avait pas dégénéré au point de coopter Maxime, Flaubert s'en jugerait digne puisqu'il est homme d'honneur. N'est-ce pas l'abnégation qui – à ses propres yeux, du moins – le caractérise ? Entrant en littérature pour échapper à la classe, n'a-t-il pas choisi de s'aliéner à l'Impossible, à la Beauté ? N'a-t-il pas fallu, pour y parvenir, un atroce renoncement, la révision déchirante de 44 ? Ne s'est-il pas privé de tout, délibérément, et n'est-il pas mort à son corps sans attendre, pour autant, la réussite littéraire, sans même savoir s'il publierait jamais ? N'est-ce pas là le plus bel exemple de l'Ego vaincu, mortifié, le type même de l'entreprise sans espérance et de la persévérance sans victoire ? N'y faut-il pas voir, surtout, une fidélité sans défaillance, reprise et continuée chaque jour, en dépit de tout, du matin jusqu'à la nuit ? Un seul ennui : l'aliénation, pour intégrale qu'elle soit, ne soumet pas Flaubert à un Seigneur : l'Autre, pour lui, n'est pas l'homme en tant qu'autre mais l'Autre que l'homme, un Idéal impersonnel – malgré ses cruautés diaboliques – inutile aux hommes, à la nation, à l'Artiste lui-mêine, l'Imaginaire pur en tant que refus du réel et par conséquent de notre espèce. Gustave le sait : ne croyons pas qu'il s'en vante ; tout au contraire, il eût préféré, tout en continuant sa quête vaine, que son sacrifice permanent fût reconnu par un Maître tout-puissant : en d'autres termes, derrière la fidélité à l'Art et à l'Imaginaire, il eût souhaité qu'un lien de féal le rattachât à une personne et qu'il fît ses œuvres pour elle, comme il rêvait, autrefois, de mettre sa gloire aux pieds du docteur Flaubert, disant : « Je ne l'ai acquise que pour te plaire. » Ce qui l'indigne, en 52, c'est que la Légion, aux mains de bourgeois libéraux et utilitaires, a perdu toute signification : sans la sombre caution de l'« Homme du Destin », le dévouement qui la fondait disparaît ; cette élite de féaux devient, sous Louis-Philippe, une société anonyme, basée sur le principe même de l'utilitarisme : en font partie ceux qui, en entendant comme il faut leur intérêt particulier et en le défendant avec rigueur, se trouvent avoir servi l'intérêt général. Bref, la Légion d'honneur ne peut exister en régime bourgeois puisque la bourgeoisie, ayant renversé la féodalité et remplacé le fanatisme de l'homme pour l'homme par la double négation en extériorité qui se manifeste dans la propriété réelle, est, par excellence, la classe dépourvue d'honneur. Ce qu'il reproche à Du Camp, somme toute, c'est d'être tel qu'il mérite et accepte cette médaille embourgeoisée. Il faut noter, en effet, que Maxime a obtenu le ruban rouge d'un gouvernement bourgeois et qu'un autre gouvernement, tout aussi bourgeois, l'a inscrit sur les premières listes d'attente. Entre-temps, le prince-président a pris le pouvoir mais, outre qu'on n'a pas encore promulgué le sénatus-consulte qui le fait empereur, cette fournée de décorations, préparée par la République, n'a pour but que de rassurer la bourgeoisie en montrant, derrière le changement de régime, la continuité des valeurs et des normes. De fait, en Maxime, premier reporter-photographe, toujours prêt à chanter les inventions nouvelles et, à travers elles, à réaffirmer en toute occasion le mythe bourgeois du progrès, c'est la bourgeoisie même que le nouveau dictateur récompense. Flaubert le sent si nettement qu'il n'est pas jaloux de Maxime. Nous savons pourtant qu'il ne laisse jamais passer l'occasion d'envier son prochain : mais non, il refuserait, à la place de Du Camp, une distinction si décriée ; offerte par des hommes sans honneur, elle le déshonore en dévoilant qu'il est des leurs. Ceux-ci, d'ailleurs, viennent de prouver largement leur canaillerie roturière en poussant Badinguet à s'emparer du pouvoir. Flaubert n'a pas de tendresse pour la Seconde République – pas de hargne non plus ou pas trop, nous l'avons vu. Mais le coup d'État lui permet de proclamer une fois de plus sa misanthropie : ces lâches – les nantis, les capables – n'ont pas même su rester fidèles au régime qu'ils avaient eux-mêmes établi ; ils se prosternent et lèchent les bottes du dictateur ; quant au peuple, il a montré son ignominie en n'allant point aux barricades : c'est la France tout entière qui s'est déshonorée. Si Gustave laisse paraître son agacement – car il s'agace, c'est manifeste – la raison n'en est pas qu'il se juge frustré : tout simplement, il se dépite de ne pouvoir ouvrir les yeux de son ami et dénoncer le faux plaisir que ressent celui-ci ; Maxime est heureux, voilà le scandale ; il faudrait transformer cet indigne bonheur en honte, c'est-à-dire en horreur de soi24.
Si Maxime est officier d'une Légion d'honneur fausse, Gustave, en 66, ne peut être humilié qu'on le fasse chevalier d'une Légion d'honneur vraie. Elle est donc vraie, dira-t-on ? Et depuis quand ? Sous Louis-Philippe et sous la République, c'était monnaie du pape : qu'a-t-il donc de plus, Badinguet le bâtard, pour que les croix fausses, quand il les distribue, reprennent leur vérité ? Ceci, tout simplement, qu'il est le Seigneur de la guerre, au lieu que Louis-Philippe était le gardien d'une paix bourgeoise. Il y a, sous le Second Empire, des conflits ; le sang coule, la France fait une politique de prestige : Napoléon III commande à une armée de métier qui lui est dévouée et qu'on appelle sa garde prétorienne ; sous la monarchie de Juillet, les militaires ont perdu leur prestige ; ils l'ont retrouvé avec le coup d'État ; les officiers reprennent leur morgue pour toiser les pékins : une nouvelle aristocratie se forge sur les chantiers. Ou plutôt elle ressuscite : c'est celle du Premier Empire ranimée et élargie par le second. Louis-Napoléon n'est peut-être pas un Bonaparte : mais les militaires anoblis qui l'entourent, ce sont les descendants réels ou spirituels de ceux qui entouraient le premier Napoléon. Après cela, on doit le reconnaître, les guerres ne sont plus ce qu'elles étaient au temps où le « Corse à cheveux plats » faisait et défaisait les rois ; on ne les perd pas, sans doute, mais on n'est jamais tout à fait sûr de les avoir gagnées. N'importe : la France a retrouvé son honneur – entendons son honneur militaire. Et Flaubert, quand la princesse le fait décorer, loin de se sentir « déshonoré », croit qu'on l'élève jusqu'à l'honneur des soldats. Sa fidélité à l'Art devient, à travers eux et par eux, une fidélité jusqu'à la mort. Ou, si l'on préfère, entre le don de la mort par extermination de l'ennemi sur le champ de bataille et le point de vue de la mort comme fondement de l'attitude esthétique, il y a affinité ; et l'insolence funèbre des beaux officiers d'Empire – ils vivent avec la mort, pour elle et par elle – n'est pas sans ressemblance avec l'orgueilleuse survie à soi qui constitue l'Artiste : les uns comme l'autre se tiennent pour déjà défunts. En ce sens et grâce à cette réelle affinité, Gustave voyait magnifier sa nécrose : si ces rudes guerriers – qui disaient à l'Empereur : « Morituri te salutant » – l'acceptaient dans leurs rangs et le traitaient en égal, c'était donc que ce trépas indéfiniment joué, qui fondait son art, avait la même grandeur sinistre que leur très réel sacrifice. L'Artiste meurt et tue, il meurt au monde pour le tuer plus sûrement : ainsi font les prétoriens ; l'abnégation de Gustave, même avant que César l'ait reconnue, c'était la présence en lui d'un funèbre honneur collectif qui prend, dans l'armée, la forme du dévouement à un homme, incarnant la nation française. Gustave n'est pas directement dévoué à Napoléon III : au premier Bonaparte, il l'eût sans doute été ; mais la décoration le fait participer indirectement à cette « aliénation de l'homme à l'homme ». Dévoué par personnes interposées, il bénéficie du fanatisme et de la grandeur des maréchaux et autres officiers supérieurs. Il n'a jamais daigné ni jamais ne daignera se sacrifier à rien d'autre qu'à l'Art – destruction fixe et glorieuse de tout ; mais le ruban rouge lui apprend que ses œuvres, dans leur inutilité même, servent le régime et, par conséquent, la personne de l'Empereur au même titre que les tueurs galonnés qu'il déteste mais dont il respecte le vide, cette sinistre lacune, cette absence à tout fondant leur droit sur tout que, cent ans plus tard, les tantes-filles de Genet admireront chez les macs. Tant mieux s'il peut joindre à la sainteté – sacrifice permanent à un Non-Être – l'héroïsme, sacrifice dans l'honneur de soi-même à un autre bien vivant. Tant mieux, à la condition de n'en avoir jamais eu conscience, de n'avoir jamais visé cette féalité et d'être certain, après la nomination, de rester fidèle à l'Idéal impersonnel que constitue l'imaginaire. Il vivra, comme par le passé, en sainteté ou, si l'on préfère, la transascendance comme élévation mystique au-dessus de l'Être et la lutte déréalisante contre le langage demeureront ses uniques soucis : c'est sa seule manière d'intérioriser l'extérieur et de le réextérioriser ; mais il ne déteste pas que les héros professionnels, en l'admettant dans leur phalange, consacrent de l'extérieur comme héroïsme ce qu'il ne peut vivre, lui, que sous forme de sainte abnégation. En tout cas, devenu l'un d'eux, cette valorisation ne peut plus rester extérieure : c'est son essence en tant que légionnaire ; pourtant, comme il ne saurait la vivre, elle se borne à le hanter, au-dedans de lui-même, comme cet irréalisable : l'autre face de sa sainteté, c'est-à-dire son être-pour-l'autre. Fuyante consécration, frustration délicieuse d'être sacré sans jamais pouvoir le réaliser, merveilleuse licence d'accepter ou de nier, dans l'intimité silencieuse du vécu, la puissance charismatique du souverain – tantôt Isidore, Badinguet, et tantôt l'Empereur – parce que la sainteté ne relève pas de César et parce qu'elle ne peut empêcher que César ne la récupère et qu'elle ne devienne séculièrement héroïsme, honneur, fidélité : le Saint, n'étant pas responsable de cette promotion, peut simultanément s'élever au-dessus d'elle par le mouvement mystique qui l'emporte au-dessus de tout et l'accepter – sans pouvoir en jouir – comme l'unique reconnaissance possible, par le siècle, de ce mouvement ascensionnel.
Mais, demandera-t-on, qui prouve l'exactitude de cette description : elle peut être vraie phénoménologiquement, c'est-à-dire au niveau de l'eidos et comme dévoilement du rapport de l'Artiste en général avec la croix d'honneur sous le Second Empire ; qui prouve qu'elle s'applique au cas individuel de Flaubert ? À cela je réponds que nous avons une preuve. Et de taille.
Il a été dit plus haut que Gustave, à propos du ruban rouge, s'est conduit en deux occasions distinctes avec une inconséquence surprenante. Nous venons d'examiner les événements de 66 et nous avons fourni une réponse partielle à la question qui devait se poser : pourquoi ce contempteur des honneurs a-t-il accepté la croix ? Quatre ans et demi plus tard, le 1er février 71, après la capitulation de Paris, il écrit à Caro : « Je ne porte plus ma croix d'honneur, car le mot honneur n'est plus français25. » À la regarder de près, cette conduite est si discrètement étrange qu'il convient d'en chercher les motifs. Bien entendu, ce n'est qu'un geste – négatif comme il est de règle chez Flaubert. Il convient pourtant de découvrir ce qu'il symbolise et quelles sont ses motivations : pourquoi Flaubert ôte-t-il de sa boutonnière en 71 le ruban qu'il y avait cousu en 66 ? Si nous trouvons la réponse à cette question, nous pourrons déterminer en profondeur la nature des liens qui l'unissent au régime déchu, tels qu'il les ressent dans l'horreur de la défaite et, à travers la frénésie du vécu, tels qu'ils se sont forgés peu à peu pendant les dix dernières années de l'Empire.
Gustave est exaspéré ; sa lettre est pleine de bruit et de fureur : il insulte la France, prend plaisir à déclarer qu'il eût préféré à la reddition de Paris son anéantissement. Cette violence est le triomphe de l'hyperbole : il cherche des mots criminels parce qu'il est payé pour savoir que les mots ne tuent pas. Pourtant, au milieu de ces vociférations, quelque chose surprend : une constante ; la phrase qui concerne le ruban rouge, il ne l'a point inventée sur l'heure ; à dix-neuf ans de distance nous la reconnaissons : nous l'avons lue dans la lettre à Louise du 17 janvier 52 : « Comme les honneurs foisonnent quand l'honneur manque. » En ce temps-là, la Légion n'était qu'une « immense ironie » puisque l'honneur avait disparu avec la chute de Napoléon Ier. Quatorze années s'écoulent, dans l'entre-temps l'honneur a ressuscité puisque Gustave se laisse décorer ; quatre années encore et puis cette vertu volage quitte une fois de plus la France : après une nouvelle défaite militaire, Gustave refuse de porter sa décoration. De Waterloo au coup du 2-Décembre, les honneurs pullulent sur le déshonneur français. Dès que Napoléon III prend le titre d'empereur, et tant que ses armées sont victorieuses, l'« immense ironie » prend fin, un homme de qualité se trouve honoré par le ruban rouge. Après la guerre de 70, la France retrouve ses vieilles hontes et la farce des honneurs va reprendre. Qu'est-ce à dire sinon, justement, que l'honneur d'un pays est lié à un pouvoir charismatique qui s'appuie sur une hiérarchie militaire, se renforce en guerroyant sans cesse et ne survit pas à la défaite ? La rage de Gustave est donc une confirmation de ce que j'avançais tout à l'heure ; en 66, il fait celui qui se laisse forcer la main, remercie Mathilde non sans quelque désinvolture, insiste sur le peu d'enthousiasme qu'il ressent : c'est une comédie. Il est, en fait, farouchement heureux d'être anobli, assimilé à la caste des officiers, transfiguré par leur acceptation commune de la mort, féal sans le savoir et sans obligation. Après la défaite, l'honneur disparaît ; celui de l'armée, celui de Gustave : il n'en était qu'un pour tous. Égaré, Flaubert se retrouve dans la situation de Maxime – celle de 1852 : que signifie cette ficelle rouge sans l'immense caution d'un Empire ? Rien sinon l'arrivisme ou la jobardise : ceux qui l'ont déclaré leur pair sont des lâches et des gredins, de « jolis cocos » ; puisqu'il n'a pas refusé leurs faveurs, ne serait-ce pas qu'il leur ressemble par sa canaillerie et sa lâcheté ? Et n'est-ce pas le moment de dire, si l'on partage le goût de Flaubert pour les lieux communs : qui se ressemble s'assemble ? Vite, il faut se désolidariser d'eux.
En vérité, cette interprétation, sans être entièrement fausse, reste trop simple et comme tronquée : la conduite de Gustave est plus riche, plus secrète et plus ambiguë. Pour nous en rendre mieux compte, replaçons dans son contexte la phrase que nous en avons isolée : « La capitulation de Paris, à laquelle on devait s'attendre pourtant, nous a plongés dans un état indescriptible ! C'est à se pendre de rage ! Je suis fâché que Paris n'ait pas brûlé jusqu'à la dernière maison... La France est si bas, si déshonorée, si avilie que je voudrais sa disparition complète. Mais j'espère que la guerre civile va nous tuer beaucoup de monde. Puissé-je être compris dans le nombre ! Comme préparation à la chose on va nommer des députés. Quelle amère ironie ! Bien entendu que je m'abstiendrai de voter. Je ne porte plus ma croix d'honneur, car le mot honneur n'est plus français, et je me considère si bien comme n'en étant plus un que... », etc.26. Passage surprenant : car enfin par quelles liaisons d'idées est-il amené à faire part à Caro de son refus de porter la croix ? Est-ce parce qu'un faux empereur, faux chef d'une fausse armée et gardien d'un faux honneur la lui a donnée ? Et parce que Sedan, pour qui eût pu comparer les officiers prussiens et les nôtres, était dès 66 prévisible ? Dit-il qu'on l'a trompé ? que dès alors la France n'avait plus une goutte d'honneur dans les veines ? ou, mieux, qu'elle n'en a plus jamais eu depuis la chute du Premier Empire ? Et que, conséquemment, Badinguet, en le décorant, disposait de ce qu'il n'avait pas ? Non : Gustave ne dit rien de tel. Pas un mot sur l'Empereur. Si c'était celui-ci, d'ailleurs, que Flaubert entendait condamner, il fallait qu'il lui jetât sa croix à la figure cinq mois plus tôt, après Sedan. Or il s'en est bien gardé et, tout au contraire, il écrivait à Ernest Commanville, avant la capitulation mais après de très sérieux revers27 : « Eh bien ! Nous sommes dans de beaux draps ! l'Empire n'est plus qu'une question de jours mais il faut le défendre jusqu'au bout. » Il écrit vers la même date à Mme Roger des Genettes : « Quel amas de malédictions sur la tête d'Isidore ! » Mais les maux qu'il prophétise : la Révolution, la misère, n'ont rien par eux-mêmes d'ignominieux : ce sont des cataclysmes, voilà tout. Non : le déshonneur apparaît avec la capitulation de Paris. Flaubert n'ignore pas, cependant, que Napoléon est deux fois coupable puisqu'il a déclenché cette guerre et qu'il l'a perdue. Il sait aussi que le nouvel État, au contraire, a commencé par refuser la défaite, qu'il fait l'impossible pour lever des armées, que Paris – le Paris républicain du 4 septembre – a refusé de se rendre et décidé de se battre jusqu'au bout. Il le sait si bien qu'il a écrit le 30 octobre : « Pauvre Paris, je le trouve héroïque28... » Et, le 18 décembre 70 : « Le pauvre Paris tient toujours ! mais enfin il succombera ! Et d'ici là, la France sera complètement saccagée, perdue29. » Et, le 19 décembre – un jour où cette guerre interminable l'assomme, où il souhaite la voir finir au plus tôt : « Cette affreuse guerre n'en finit pas ! Finira-t-elle quand Paris se sera rendu ? Mais comment Paris peut-il se rendre ?30 » On sent percer, dans ce paragraphe, une légère impatience contre cette Capitale entêtée qui s'obstine à résister, contre toute évidence, et ne réussit qu'à prolonger le conflit. Après tout, ne pourrait-on pas répondre à Gustave que cette obstination vaine, assurée de l'écrasement final et ne voulant pas le savoir, c'est – en utilisant ses propres concepts et dans le sens où il les prend – l'honneur du peuple parisien, sa fidélité non pas à un prince mais à sa propre histoire ? Ce serait en pure perte : pour Gustave, la populace n'a pas d'honneur ; sa passion dominante, c'est l'envie. Reste qu'il a admiré le courage de Paris, qu'il a prévu – comme tout le monde – que l'ennemi prendrait la ville et qu'il ne s'est pas défendu, puisque telle était l'issue fatale, de souhaiter qu'on en finît au plus vite. Reste que dans la lettre même où il maudit la capitulation des Parisiens, il reconnaît qu'on « devait s'y attendre ». Disons mieux : il l'attendait. Nul doute pourtant : c'est la reddition escomptée d'une ville affamée, bombardée31, qui ravit à la France son honneur ; c'est elle qui lui fait dire : « La France est si bas, si déshonorée, si avilie... » La honte, il la fait retomber sur une population civile qui s'est armée et qui a combattu pour sauver une nation que son armée de métier avait perdue. Mais cela ne doit pas nous surprendre : cette populace a détruit l'honneur des Français, le jour qu'elle a renversé leur souverain, représentant légitime de la France et dépositaire de sa gloire ; voyez la suite des idées : la guerre civile est à nos portes ; on la prépare en nommant des députés, « amère ironie » – ces deux mots font écho, après bien des années, à l'« immense ironie » de 1852 –, bref, le nouveau régime sera républicain, on élira l'Assemblée au suffrage universel : du coup, Flaubert décide qu'il n'ira pas voter. Pourquoi ? Parce qu'il « vaut vingt électeurs de Croisset » et qu'il ne veut pas faire le jeu d'un État qui l'appelle à se mutiler lui-même en lui ôtant dix-neuf de ses voix et en lui offrant bénévolement d'user de la vingtième pour légitimer – quel qu'en soit le bénéficiaire et par le seul fait d'aller aux urnes – ce brigandage. La République, née de l'envie, se doit d'être égalitaire : elle égalisera par le bas ; le nombre tuera la qualité : dès lors, « le mot honneur n'est plus français ». Rien de plus frappant comme la juxtaposition de ces deux phrases, qui se suivent immédiatement : « ... je m'abstiendrai de voter. Je ne porte plus ma croix d'honneur... » On n'aura pas manqué de l'observer, la France-sans-honneur qui a déshonoré Maxime en le faisant son « chevalier », c'est celle du roi-bourgeois et de la Seconde République ; comme est républicaine la sans-honneur de 71 qui, sans même y toucher, par sa seule existence change en feuille morte le ruban rouge de Gustave. Ce n'est pas Sedan qui déshonore les Français, c'est le 4-Septembre, la mise en application de l'idée républicaine et la suppression des hiérarchies de mérite fondées sur le don de soi.
Cette absurde pensée ne manque pas de rigueur : elle démontre clairement que Flaubert a accepté sa croix quand elle venait d'en haut et qu'elle le consacrait. Il la rejette quand elle fait de lui un membre d'un groupe choisi dans la roture par des roturiers. Quoi qu'il ait pu dire d'Isidore, Gustave tient à ce ruban rouge qu'il doit à Napoléon III : c'est un lien personnel du vassal et du seigneur. Après le 4-Septembre, les députés recevront leurs mandats de la plèbe et seront, par définition, inférieurs à l'Artiste. Thiers, par exemple, Flaubert ne le déteste pas comme politique ; mais il le considère comme un exécrable écrivain : comment accepterait-il que ce cacographe le récompense pour ses mérites d'Artiste ? Or, d'une certaine manière, il le sait, c'est ce qui va se produire : la République incertaine qui va naître du désastre conservera certaines institutions de la France impériale, en particulier la Légion d'honneur. C'est confirmer aux décorés la validité de leurs décorations : ainsi, Badinguet déchu, Gustave tiendra la sienne du nouveau régime, il sera bientôt membre de l'infâme élite que ces gens-là vont désigner ; de fait, à chaque nouvelle fournée républicaine, la vieille garde d'honneur sera contestée par les élus de la république et, pour finir, elle sera perdue au milieu d'une chevalerie populacière, recrutée par en bas. Une anecdote rapportée par Goncourt montre que c'est bien là le sentiment de Flaubert. Celui-ci, quelques années plus tard, avait consenti à remettre son ruban : pour son malheur, on vint à décorer Lévy, son ancien éditeur qu'il détestait de bon cœur parce que c'était un Juif32 et parce qu'il le tenait pour une canaille. Il n'en fallut pas plus pour que le ruban rouge disparût à nouveau de sa boutonnière : il ne voulait point, dit-il à Edmond, faire partie d'un corps social où l'on admettait un Lévy. Quand celui-ci mourut, Goncourt annonça la nouvelle à Gustave et le vit taquiner le revers de son veston : le jour suivant, le ruban réapparut. Ce récit – dont on ne peut douter – montre que Flaubert prenait fort au sérieux son ordre de chevalerie et se jugeait compromis par ceux des nouveaux membres qui n'avaient pas les conditions requises : Lévy n'avait point d'honneur, étant Juif ; n'est-ce pas l'évidence même ? Donc sa nomination entachait tous les légionnaires d'un déshonneur subtil. C'est ce que Gustave avait pressenti avant qu'il fût question de décorer son éditeur : l'institution impériale, tombée aux mains de la roture, ne pouvait que se détruire ; comment les représentants de la plèbe ou de la bourgeoisie utilitaire pourraient-ils reconnaître à certains de leurs concitoyens un mérite dont ils n'avaient pas même l'idée et qu'ils condamneraient, s'ils pouvaient seulement le concevoir, comme un résidu de l'aristocratie ? À cela, il serait vain de répondre que cette croix qu'il eût refusée si Thiers, exécrable auteur, la lui avait offerte, Flaubert n'avait pas eu vergogne de la tenir des mains de Duruy qui ne s'y connaissait guère en Art-Absolu, sur la recommandation de Mathilde qui n'y entendait rien non plus et au nom de l'Empereur qui favorisait une littérature édifiante et fade33. L'important, sous l'Empire, n'est pas le goût de celui qui décore : c'est son pouvoir charismatique qui confère à la distinction son caractère sacré. Pour distinguer Gustave, il suffisait que l'Empereur fût bien conseillé, que Sainte-Beuve, par exemple – dont il estime les écrits et qu'il remercie à tout hasard –, ait appuyé la démarche de la Princesse : un conseiller sensible et artiste pourrait tout aussi bien guider, sous la Troisième, le choix de M. Thiers. Mais pour le consacrer, c'est-à-dire pour reconnaître et manifester par un signe l'aspect numineux de son sacrifice, il ne faut rien de moins qu'être chef d'une chevalerie noire et sanglante, de chevaliers déjà morts et fidèles contre vents et marées par cette mort même qui les fait serviteurs pour l'éternité ; ce qu'il faut, en un mot, quels que puissent être les motifs, c'est posséder soi-même du mana (venant simplement du sacrifice consenti par les autres) et pouvoir le communiquer. Par cette raison, Flaubert avale la couleuvre Ponson du Terrail en 66 et, sous la Troisième, refuse la couleuvre Lévy. C'est que, bien que regrettant la nomination de celui-là – qui témoigne d'un certain défaut de discernement – il ne se juge pas vraiment compromis : il est dommage que Rocambole soit consacré mais ce pouvoir énorme et noir du sang versé sauve tout : Flaubert est frère d'armes de grands soldats ; tant pis pour Rocambole : il s'agit d'une erreur comme n'importe quel corps constitué peut en commettre ; la nomination de Lévy, au contraire, n'est pas une exception en République, c'est la règle. On voudra répondre, peut-être, que la Troisième décore aussi les militaires. Bien sûr : et la Quatrième ; et la Cinquième. Mais ils sont nommés à la sauvette par des ministres qui passent et repassent, roturiers vulgaires : imagine-t-on des laïcs donnant l'investiture à des prêtres ? Cela ne se peut concevoir que dans une monarchie absolue, parce que le Souverain y est, par principe, un Héros et un Saint.
La véritable objection qu'on pourrait lui faire, celle qui l'atteindrait en profondeur, la voici : Flaubert ne pouvait accepter qu'un honneur lui vînt d'Isidore le Bâtard à moins de voir en celui-ci un possédé, chevauché sans relâche par Napoléon le Grand ; nous revenons au jeu des miroirs puisque le premier Empereur des Français était le seul qui pût recruter Gustave pour la Légion qu'il avait créée. Au moment qu'il accepte le ruban, le « Solitaire » sait fort bien qu'il lui vient d'un usurpateur, chef paresseux d'une fausse armée : il faut donc retourner à l'irréel ; par le bras d'un faux Bonaparte, le vrai, mort depuis longtemps, récompense irréellement les mérites de Flaubert. La croix est fausse. Mieux : elle ne pouvait pas ne pas l'être ; Flaubert eût-il vécu du temps du Bonaparte vrai et – conjecture absurde – eût-il écrit à cette époque et dans cette société Madame Bovary et Salammbô, il n'eût été ni lu ni décoré : Napoléon Ier, homme d'action par excellence, souhaitait sans aucun doute que son règne, comme celui de Louis XIV, fût illustré aussi par une pléiade d'artistes mais, quand, en 1802, il avait créé ce nouvel ordre, il entendait récompenser les services rendus. Et ces mots, chez lui, signifiaient nécessairement un certain engagement politique, le soutien donné jusque dans les œuvres au régime, sinon même au gouvernement. Il pouvait se permettre de décorer des adversaires, s'ils comptaient à ses yeux et si des rapports dignes de foi lui laissaient entendre qu'ils n'attendaient qu'une faveur pour se rallier à lui. Mais cette politique réaliste, qui faisait de la croix le signe d'une réalité pratique, eût exclu par principe Flaubert, l'imaginaire, du nombre des élus : à quoi bon le décorer ? pour quoi faire ? Quel avantage le Sujet de l'Histoire en eût-il retiré : décorer un songe-creux de province, buté sur l'apolitisme, même si ses romans sont lus, sans qu'il ait d'abord changé de conduite, juré de servir et donné des gages, c'eût été galvauder un ruban. Ce que le Corse ni son temps ne pouvaient concevoir, c'est qu'on pût servir un régime en poussant jusqu'au bout le refus de servir à rien. Le Séquestré de Croisset – dans la perspective réaliste d'une praxis – n'avait aucune chance d'être décoré : inutile, il ne nuisait pas ; rien à récompenser, pas de raison pour se le gagner. Pour comprendre l'importance du désintérêt, de l'inutile d'une œuvre qui se voulait mirage indestructible, il fallait être soi-même mirage : seul, Napoléon III, en tant que fausse résurrection de Napoléon Ier, pouvait distinguer Flaubert et l'intégrer dans une chevalerie illusoire ; de lui seul, Flaubert pouvait accepter cette distinction fantôme et discrètement satanique, qui le consacrait aux yeux de tous mais illusoirement, sans l'engager à rien ou, mieux, pour l'inviter à persévérer dans le refus de tout engagement – et d'abord de celui de respecter l'Empereur. Il fallait une société fausse, consciente de l'être et se voulant telle, pour comprendre que le meilleur service à lui rendre était, pour la littérature, de ne la servir pas. En fait, le gouvernement favorisait d'abord les pleutreries et les servilités de l'Art officiel. Mais, au delà de ces productions académiques – qui n'intéressaient personne sauf peut-être l'Impératrice –, nul n'ignorait, parmi les conseillers du Prince, que la littérature du régime, celle qu'on associerait à son nom comme un certain style dans le costume ou l'ameublement, se forgeait – perpétuant la haine de l'homme contre l'homme et l'aiguillant vers cette voie de garage, l'imaginaire – chez les misanthropes de l'Art-Absolu. Flaubert est nommé chevalier de la Légion d'honneur en tant qu'il est déjà chevalier du Néant. Il le comprend et s'en réjouit : mort à son corps dans l'imaginaire, c'est cette mort en tant qu'illusoire que la décoration vient consolider en la définissant comme l'honneur de Gustave. Son honneur : sa fidélité illusoire au Non-Être, illusoirement assimilée à la fidélité réelle des soldats à leur Empereur. Réelle ? Il faudra moins d'un lustre pour montrer ce qu'elle valait : quand Gustave, en 71, imagine ce défilé de poings tendus devant la calèche de Napoléon III, c'est lui aussi qui, par la voix intérieure du vaincu, dit sa déception profonde ; voilà ceux qu'on appelait ses prétoriens, pense-t-il. Car il avait besoin que tout fût faux, sauf le dévouement, le courage et la compétence des militaires : c'était cette réalité qui lui permettait de tout irréaliser : son antimilitarisme de bourgeois réclamait par refus de la bourgeoisie que l'armée fût au moins le refuge et la gardienne de la seule grandeur humaine qui est pour lui la féalité. L'Empire l'arrachait à la bourgeoisie, imaginairement, parce qu'il lui paraissait s'appuyer sur la virtù de ses généraux. Quand celle-ci se révèle, dans son inanité, comme une comédie de courtisans et quand, au même instant, à Paris la bourgeoisie se défait de l'Empire et décide de prendre elle-même le pouvoir, Flaubert jette sa croix. Par colère contre ce Napoléon qui s'est révélé un Badinguet ? Pas du tout. C'est vrai qu'il ne l'aime guère, en ce moment : mais ses malédictions manquent de force ; le véritable objet de sa haine étant la France bourgeoise, le sens de son geste est le contraire de ce qu'il paraît d'abord : il faut y voir une conduite d'allégeance, quelque chose comme le sacrifice symbolique de l'homme lige sur la tombe de son maître : « Du temps qu'il avait les apparences du Sacré, il m'a donné l'honneur en consacrant mon anomalie, et tant qu'a duré le rêve collectif qui l'élevait au-dessus des hommes, j'ai gardé cette conscience autre de moi-même : saint au jour le jour, dans les affres de la médiocrité, je savais être héros dans le songe des autres. À présent qu'il a tout perdu, même l'honneur, je ne veux plus tenir de personne le don qu'il m'a fait et qu'il a continué de me faire tant qu'il régnait. De personne et surtout pas des misérables qui ont eu l'audace de se réveiller. » Il est frappant que, dans la même lettre, il apprenne à Caro, pêle-mêle, son refus de voter, sa décision de ne plus porter la croix et son désir – tout imaginaire mais d'autant plus violemment ressenti – de se faire sujet du Tsar. En dépit de leurs régimes monarchiques, il n'a opté ni pour l'Italie, qui ressemble trop à la France, ni pour l'Angleterre, trop démocratique à son gré34. Pour fuir l'égalitarisme bourgeois, il s'empresse de choisir le régime le plus autocratique, le plus défavorable aux libertés nécessaires à l'Art, celui dont l'armée, plus médiocre encore que celle des Français, s'est fait battre, il n'y a pas si longtemps, dans la guerre de Crimée : c'est qu'il y a là-bas une noblesse vraie, une hiérarchie de fer et le servage ; toutes les conditions y sont réunies pour qu'il s'intègre de son vivant à une vraie féodalité35.
Ce vœu – pour absurde qu'il soit – nous révèle la contradiction profonde qui rend la position de Gustave intenable. Que réclamait-il, somme toute, avant la guerre : un mensonge collectif qui ait la pérennité du vrai, une société déréalisée mais plus consistante que le réel lui-même. Une fausse armée qui fût capable de vaincre les armées véritables ou plutôt qu'on entretînt coûteusement, comme une danseuse, et qui frappât l'ennemi de terreur par ses fastes, sans qu'on la risquât jamais sur le terrain. La Correspondance le prouve : à partir de 65, Gustave se convainc lentement que la Prusse est supérieure militairement à la France ; il ne l'avoue jamais. Seulement cette terrible conviction détermine, chez lui, une anxiété croissante : assez indifférent, jusque-là, aux guerres de prestige que menait l'Empereur, il se prend à souhaiter ardemment le maintien de la paix : cela signifie, concrètement, que, pour garder dans l'irréel la croyance, partagée par tous les Français, que l'armée française est la meilleure du monde, il faut, coûte que coûte, éviter un affrontement avec les troupes prussiennes. Nous l'avons vu se jurer de ne plus retourner aux dîners Magny et tenir parole parce que Renan, au nom de la science et de la vérité, affirmait la supériorité de l'Allemagne et prédisait son hégémonie sur l'Europe. C'était se boucher les yeux. Mais cette politique d'autruche marque assez son malaise et sa mauvaise foi. À la société impériale, il demande d'être un opéra : tout y est faux ; Gustave lui-même, à la Cour, jouit du plaisir grinçant d'être un faux anobli. Mais, à la différence des techniques d'irréalisation individuelle qui, selon lui, arrachent l'Artiste au monde réel et – voyez La Spirale – suppriment a priori, par l'échec consenti, tout risque d'affrontement de l'imaginaire et du vrai, l'irréalité collective, loin d'arracher l'Empire au réel, l'y enfonce chaque jour un peu plus. De fait, cette société joue la comédie mais elle la joue dans le monde où elle est ancrée : elle ne prétend pas à la supériorité des songes, elle rêve qu'elle est supérieure pour de bon à d'autres sociétés qui existent en vérité et avec lesquelles elle se trouve, de par sa facticité, entretenir des relations réelles qu'elle ignore ou méconnaît. Napoléon III joue le rôle de Napoléon Ier, ses officiers jouent celui des maréchaux du Premier Empire, mais pour donner consistance à cette comédie, il faut entretenir une armée, appeler de vrais hommes sous les drapeaux, les munir de vrais fusils, les engager dans de vrais conflits et, par là même, faire de la France un ennemi à abattre pour une nation conquérante et vraiment organisée qui, sans vain souci de prestige, veut faire la politique que réclame son économie et s'assurer des débouchés pour son industrie en établissant son hégémonie sur l'Europe. Sans doute, en cette deuxième moitié du XIXe siècle, on assiste partout à la montée des nationalismes : la révolution industrielle ne peut aboutir sans marchés nouveaux ; ainsi la politique de Bismarck est bien, en effet, celle que Napoléon III, lui aussi, devrait faire. Celle qu'il fait, pour mieux dire. Mais qu'il fait en rêve, cela veut dire celle qu'il joue sans se donner les moyens de la réaliser vraiment. Le drame de Flaubert est là : irréalisé par l'échec et par une contention perpétuelle de l'esprit, il a besoin d'une société irréelle mais consistante pour soutenir son effort, le nourrir et le récompenser ; il la trouve, elle l'accueille, il s'y intègre mais il se rend compte, au bout de quelque temps, que cette consistance autre du rêve collectif vient de la réalité elle-même. En d'autres termes, la comédie impériale ne peut « prendre » que dans la mesure où elle est tolérée par l'ensemble des classes dominantes qui, fort réalistes, voient dans la dictature militaire une force de répression efficace (donc réelle) et un rêve de gloire dont l'effet (réel tout autant) est de détourner les classes défavorisées de prendre une claire conscience de leur sort. Et ce bel opéra est, en un autre sens, une réalité néfaste parce qu'il ne peut manquer de conduire à un immense échec collectif qui n'atteindra pas seulement les acteurs mais le pays tout entier. Flaubert a pu, séquestré, rentier, malade, vivre sans danger dans l'imaginaire parce que les circonstances lui étaient favorables et surtout parce qu'il a choisi l'échec au commencement. L'Empereur et ses prétoriens ont commencé par la réussite : cela ne pouvait être autrement puisqu'il s'agissait d'un fait social, de l'établissement d'un régime, bref d'une transformation réelle produite par des actes concertés. Le rêve commence après, lors du plébiscite et du sénatus-consulte : du coup, l'Empire a son échec devant soi : c'est nécessaire puisque ce rêve, loin de contester radicalement l'Être, tente de se prendre pour la réalité ; cela signifie qu'il intègre le réel – tel qu'il se produit dans la temporalisation historique – comme son soutien ; autrement dit, faute d'une catharsis par la faillite consentie – inconcevable ici – et d'une ascèse, le songe n'est pas négation du réel mais erreur sur la réalité ; il comporte donc, dès l'origine, sa propre ruine puisque l'erreur prolongée se fait démentir par la réalité qu'elle a tenté d'intégrer et dont les éléments disparates apparaissent tôt ou tard dans leur hétérogénéité foncière. Flaubert, spécialiste du « Qui perd gagne », a deviné au début le « Qui gagne perd » de la comédie impériale ; on peut même dire que cette fatalité l'a séduit : la société faisait le même chemin que lui, mais à l'envers. Il reste donc irréprochable tant que, venant à la réussite par l'échec, il aime, dans l'Empire, cette réussite démoniaque qui doit s'achever par un échec précisément pour avoir lesté les images de sa trop lourde réalité. C'est bien cela qu'on doit attendre d'un Pouvoir en Enfer. Mais la situation de Flaubert l'oblige en même temps à vouloir la consistance et la permanence de cette société en tant qu'imaginaire. D'une certaine manière, on pourrait dire qu'il trouve à l'Empire le charme pervers d'un mauvais rêve, qu'il a – comme il arrive souvent quand le sommeil est léger – conscience de rêver mais qu'il voudrait prolonger le songe pendant des années et mourir avant de se réveiller. C'est en cela qu'il est – d'après son éthique d'Artiste – coupable. En cela qu'il est complice du régime dont il a souhaité jusqu'au bout la continuation par complaisance aux facilités de l'onirisme collectif. Disons, si l'on veut, qu'il reconnaît que l'Empire est condamné à plus ou moins brève échéance, qu'il s'en réjouit mais qu'il réclame, pour sa part, un sursis indéfiniment prolongé : l'échec final doit être dans le régime comme un ver dans un fruit, comme la caractéristique profonde de cette apparence vampirisant la réalité, comme le Destin qu'il porte en soi ; il ne doit pas se produire comme un événement historique, du moins pas du vivant de Flaubert qui a besoin de l'Empire pour que son propre échec – la chute au-dessous de l'humain – trouve sa récompense dans un anoblissement faux mais indéfiniment répété. Et, bien sûr, son pessimisme de parti pris exige que cette fausse récompense soit elle-même un échec futur – par l'effondrement du régime : ainsi pour Gustave lui-même l'échec du départ devient absolu ; la société qui faisait sa gloire se révélant comme mirage, le « Qui perd gagne » se révèle pour ce qu'il est : un naufrage permanent, sans merci, laissant la place à l'horreur de vivre et, plus secrètement, au « Qui perd gagne » plus humble et plus authentique : Il faut que Dieu existe ; Il ne peut pas me faire le coup de n'exister pas. Mais il suffit que les Fatalités de l'Empire soient vécues d'avance, c'est-à-dire prophétisées : nul besoin d'un effondrement réel ; la contestation de l'échec-névrose par la réussite névrotique dans une société-mirage, la contestation de cette réussite par l'irréalité même d'un régime qui se dévoile comme, à plus ou moins long terme, condamné, l'aperception de l'échec futur de la société qui l'a accueilli comme étant le sens impitoyable de son échec individuel de 4, le désespoir absolu qui en résulte et qui engendre ou restitue sournoisement le « Qui perd gagne » du croyant : tout ce jeu dialectique (qui d'ailleurs peut se renverser), il est possible à tout instant sous l'Empire de s'y livrer. Mieux : il faut l'Empire pour que Gustave puisse conserver un caractère ludique à ce tourniquet de contestations. Tant qu'il se maintient, c'est un incube dont on peut dénoncer le caractère de pure apparence, c'est un vampire de minuit dont on sait qu'il s'évanouira au premier chant du coq. Aboli, il passera à l'Être : vampire ou non, il aura été ; le n'être plus masquera le n'être pas qui se manifeste au présent comme être du Non-Être et non-être de l'Être. En voulant la perpétuation du mirage, peu importe que Gustave ait été plus conscient de sa vanité que Napoléon III : il n'en est pas moins complice ; mieux : il se fait homme de l'Empire ; tout ce dont il va dénoncer en 70 la fausseté, il l'a aimé pour cette fausseté même, pendant plus de dix ans – les meilleures années de sa vie – et parce que cette grandeur mensongère de la France lui semblait la caricature satanique d'une autre grandeur authentique mais impossible que l'imagination même pouvait viser mais jamais atteindre. Il a aimé jouer la comédie au sein d'une ample comédie jusqu'à l'instant épuisant et délicieux où l'on touche à la folie, toujours sur le point de prendre les gestes – de tous et de lui-même – pour des actes, toujours subtilement déçu, avec le sentiment qu'il ne peut plus quitter son rôle et cet autre sentiment qu'il y a une limite à ne pas franchir sous peine de se retrouver à l'asile mais que cette frontière dangereuse est en fait infranchissable puisque l'irréel est, par essence, impossible à confondre avec la réalité et, du coup, cet emportement qui l'oblige à vouloir sauter dans le miroir – motivé par la certitude frustrante mais rassurante que ce miroir n'existe pas –, c'est-à-dire non plus seulement à tenir un rôle mais à jouer le rôle de celui qui prend son rôle pour la réalité. Cela suffit pour qu'il ait honte. Si l'Empire est un faux semblant, si les prétoriens ne sont que des lâches ou des traîtres, si le prince Napoléon « s'enfuit », si Bazaine trahit, que vaut donc l'honneur de la Légion ? Et celui de Flaubert, que vaut-il ? Derrière ses imprécations, on sent une incertitude. À Commanville, il écrit – le 1er février 71 : « Je me suis retiré le ruban rouge et ceux qui continuent à le porter me semblent de fiers impudents. Car les mots Honneur et Français sont incompatibles36. » Ce texte – écrit pourtant le même jour que la lettre à Caroline – trahit un léger flottement de sa pensée : « Je ne porte plus ma croix d'honneur », disait-il. À son neveu il écrit qu'il se l'est retirée : cette tournure curieuse semble indiquer que Gustave n'a pas pris la libre décision d'ôter un symbole avili mais qu'il a agi comme mandataire pour le compte d'un Autre, d'un juge tout-puissant qui, s'il existait, lui aurait retiré la Légion d'honneur. Par une seule raison concevable : Flaubert apparaît à ce magistrat suprême comme n'étant pas digne de cette distinction. La suite de la phrase confirme cette interprétation : ceux qui la portent encore sont de fiers impudents, cela veut dire qu'ils ont l'impudence de s'en croire encore dignes alors que l'événement vient de prouver qu'un Français ne peut avoir d'honneur. La seule supériorité de Gustave sur ces aveugles légionnaires, c'est de s'être rendu compte, lui, que l'honneur collectif et indivisible dont il croyait participer s'est aboli. Gustave est Français, donc il n'a plus d'honneur et il en sera ainsi tant qu'il demeurera Français : de là, dans la lettre à Caro, l'extravagant projet de se faire naturaliser russe. D'une lettre à l'autre, tout se joue sur une opposition légère des deux formulations dont chacune, au fond, n'a de sens que par rapport à l'autre. Pour Caro, Flaubert refuse la honte d'être Français et passe chez le Tsar : c'est qu'il a de l'honneur, lui ; s'il ôte le ruban rouge, c'est pour éviter une ignoble promiscuité avec les sans-honneur qui le portent. À tout le moins, il pense que, si la source de l'honneur est militaire, s'il faut, pour y participer, faire l'objet d'un choix d'en haut et si le chef vaincu de cette armée d'opérette n'a plus ou n'a jamais eu le pouvoir charismatique qui permet de consacrer les mérites, il lui reste, à lui, Gustave, l'aristocratie solitaire de la sainteté : il suffira qu'on l'intègre à une société hiérarchisée pour que, par la faveur d'un souverain, son abnégation mystique retrouve, pour autrui, sa dimension d'héroïsme. Dans la lettre à Commanville, la sainteté n'est pas même allusivement évoquée : il y a la honte, c'est tout. Point d'issue : Gustave est Français, donc il n'a pas d'honneur ; il ne semble point penser qu'une naturalisation, à cinquante ans presque sonnés, n'y changerait rien. Comme on voit, son sentiment varie entre ces deux extrêmes : les Français n'ont pas d'honneur et je les quitte parce que moi, j'en ai un ; les Français n'ont plus d'honneur et je suis comme tous mes compatriotes, déshonoré. Tout est là : les vaincus de 70 n'ont-ils pas ou n'ont-ils plus le droit de porter leur croix ? Dans le premier cas, le renversement du régime et la prise du pouvoir par la multitude créent une France entièrement nouvelle qui n'a pas d'honneur puisque la plèbe qui gouverne en est, par définition, privée. Il faut en conclure que les anciens de la Légion, ceux de l'Empire, ont été décorés à raison : s'ils rejettent le ruban, c'est qu'ils sont fidèles à une Légion morte, la leur, et qu'ils refusent d'être souillés par sa caricature. Mais si les vaincus n'ont plus le droit de la porter, c'est la défaite qui est en cause. Et la capitulation de Paris – qui a suscité ce délire de rage – est une habile couverture qui lui permet de clamer sa honte : il peut l'extérioriser enfin, cette rage qui l'a pris après Sedan, et condamner la capitulation de l'Empereur sans dire un mot de celui-ci ni des Seigneurs de la guerre. C'est quand la plèbe capitule, qu'on parle de déshonneur. Mais c'est l'autre capitulation, cachée, qui pourrit tout : il n'y a plus d'honneur en France parce que les gardiens de cette vertu – le souverain, l'aristocratie – ont failli à leur tâche ; du coup, tous ceux qu'ils avaient honorés, par un effet rétroactif de la défaite militaire, voient leurs décorations se réduire à elles-mêmes : ni signes ni symboles, elles ne sont plus que des objets matériels. Mais, à bien y regarder, les Seigneurs de l'Empire ont-ils jamais été dignes de distinguer entre les hommes et de promouvoir les meilleurs ? Si Napoléon III n'a pas de pouvoir charismatique et la garde prétorienne pas de fidélité, ce ne sont pas de bons juges et les croix, distribuées sans discernement, ne peuvent renvoyer – sauf hasard improbable –, chez ceux qui les reçoivent, qu'à un honneur faux. Derrière le n'être plus, c'est un n'être pas qui se dévoile, beaucoup plus radical que le premier : depuis Waterloo, aussi bien sous l'Empire que sous la République et les deux monarchies qui l'ont précédée, les mots « Honneur » et « Français » sont incompatibles : l'honneur de Flaubert est imaginaire.
Ces différentes attitudes, chez Flaubert, se masquent les unes les autres : Gustave insiste surtout sur la première (l'Honneur a disparu lorsqu'on a proclamé la République) pour que la seconde et surtout la troisième ne puissent jamais s'expliciter entièrement ; il lui serait intolérable, en effet, de penser que la dignité accordée en 66 était un leurre. Ceci nous prouve qu'il a fort évolué de 57 à 66 ; son ralliement à l'Empire, d'abord uniquement ludique, se transformait en croyance pithiatique : la Cour, ce n'était qu'une comédie ; le ruban rouge, c'est sérieux. L'honneur de Flaubert est vrai, on le lui a vraiment reconnu : il faut donc, finalement, que le régime ait quelque vérité. Il n'a pas été plus loin. Mais cela suffit pour que l'écroulement du système lui révèle sa double culpabilité : il avait tort de s'arrêter aux images éclatantes de cette société, aussi étourdi que les puissants de l'heure, et de laisser les forces réelles décider en sourdine du destin vrai de la communauté française ; il avait tort – contradictoirement – d'avoir pris au sérieux la gloriole militaire et cru que notre armée cautionnait pour de bon l'honneur de la France. Par ces deux fautes contradictoires mais qui passent l'une dans l'autre aisément, il s'est fait l'homme de l'Empire et peut s'identifier sans peine avec le vaincu de Sedan. Voilà pourquoi, dans les premiers jours qui suivent la défaite, cet aveu lui échappe : « On ne peut plus écrire quand on ne s'estime plus. » C'est au plus profond de son être que les événements de 70 l'ont atteint, détruisant en lui le courtisan bourru et ce déclassement par en haut – qu'il tient en général pour fictif et qu'il croit vrai en août 66 –, pour le replonger dans sa réalité intolérable de bourgeois « vivant de ses rentes et s'occupant de littérature ». Cet échec collectif est vécu par lui, dans sa singularité, comme le démenti de toute son existence et l'abolition de l'échec-catharsis qu'il a choisi en 44 : l'enfant imaginaire apprend, un demi-siècle après sa naissance, que le réel est une plénitude qu'on ne peut quitter ; extérieurement c'est son cachot, intérieurement sa constitution même : entre les barreaux de sa cage et son ossature interne, il y a de telles affinités que les structures du dedans et celles du dehors sont pratiquement interchangeables et que toute évasion est impossible sauf la mort. Ce non-être infini, cette étincelante lacune dont il se croyait fait, ce n'était qu'une ruse de l'Être, un moyen bien réel de l'amener, vingt-cinq ans après sa conversion de Pont-l'Évêque, à coïncider avec sa finitude, avec sa facticité. Après cette découverte, on comprend qu'il vomisse sans cesse : il vomit la défaite, bien sûr, et la République et la Prusse. Mais surtout il se vomit lui-même, il tente de vomir cette invasion du Néant par l'Être, que j'appellerai – par contraste avec ce demi-siècle d'effort déréalisateur – sa réalisation. Terrible réveil ; sa vieille obsession, depuis vingt-cinq ans oubliée, ensablée, s'arrache aux sables et se redresse : le suicide. Tantôt il sent qu'il va « crever », il s'abandonne à « la mort par la pensée » ; et tantôt il veut se casser la tête d'un coup de pistolet. À moins qu'il ne rumine le projet d'aller, avec son fusil, au secours des Parisiens libérés, et de se faire tuer en conquérant du même coup pour de vrai cet honneur militaire qu'on lui avait faussement attribué et qu'on n'achète qu'avec le sang. Cette violence inouïe – même si l'expression en est parfois hyperbolique – peut surprendre : n'est-il pas d'abord Artiste ? le plus grand des écrivains post-romantiques ? le plus glorieux ? Quand la guerre l'a surpris, il avait entrepris de refondre entièrement son Saint Antoine pour en donner une version définitive ; il réfléchissait sérieusement à cette Histoire de deux cloportes dont il avait parlé dès 1869 à Gautier et qui deviendra Bouvard et Pécuchet. Les projets, comme on voit, ne lui manquaient pas : il y reviendra, d'ailleurs, dès que sa rage se sera un peu calmée. Pourtant, pendant les premiers mois de l'occupation, il ne trouve aucun réconfort dans cet Art-Absolu qui devait le consoler de tout ; il se sent incapable d'écrire faute de pouvoir s'estimer. Comme si, d'une certaine façon, l'honneur était la source du génie. Comme si ses livres antérieurs avaient sombré dans le naufrage de l'Empire ; comme si, produits d'un faux honneur, auréolés d'une fausse gloire, ils étaient en eux-mêmes, dans leur contenu et dans leur forme, viciés par une intolérable fausseté. Flaubert allait-il jusqu'à condamner ses œuvres ? Je ne sais pas : mais il est sûr que, dans ce premier moment d'affolement, ce refus d'écrire et le refus de vivre qui lui est lié désignent nettement le Second Empire comme le « lieu naturel » de l'Art-Absolu. Tantôt Gustave en conclut que les ouvrages de l'époque et la société qui les aimait doivent disparaître ensemble, condamnés par une même sentence à la défaite et à l'oubli – et, tantôt, c'est sur la société nouvelle qu'il porte sentence : dans cette République sans honneur, il n'y a plus de place ni pour les fastes d'une Cour impériale ni pour les « ouvriers d'art », plus fastueux encore que les souverains qui les favorisaient.
Dans les premiers temps, sous la haine, c'est la honte qui l'emporte ; elle diminuera peu à peu mais sans jamais tout à fait disparaître : il se sent coupable, ce qui est pis qu'une défaite ; en effet, l'échec peut être ressenti, dans la solitude, comme le destin des grandes âmes, il est possible d'en tirer orgueil. La culpabilité vient au coupable par l'Autre, c'est un aspect de l'aliénation fondamentale : avoir tort, c'est être inefficace, inessentiel, c'est l'Autre qui compte, qui est l'Homo sapiens et l'Homo faber, tout ensemble, parce qu'il a raison. Et parce qu'il contraint – par la nécessité du discours ou par l'évidence de la praxis réussie – le vaincu à lui donner raison, c'est-à-dire à se traiter soi-même comme un faux semblant condamnable, comme une erreur : avant la défaite, je croyais exister ; après elle, on me démontre que je n'existais pas du tout ou plutôt que ma seule réalité – voilée jusqu'ici à mes yeux – est celle que me concédera l'Autre si je dénonce mes vues pour entrer dans les siennes. L'insupportable vient, dans la plupart des cas, de ce que je les dénonce sans mauvaise foi mais sans cesser d'y croire. Tel est le cas de Flaubert : des hommes lui démontrent en 70 qu'il n'a cessé d'avoir tort et que la défaite de l'Empire est sa propre défaite, celle du monde latin. La brusque irruption du réel dans ses rêves coïncide avec l'invasion de la France par les Prussiens. Ce sont eux, en tant qu'hommes réels, datés, qui affirment la supériorité de la praxis sur le rêve : pendant que l'Empereur, sa Cour, ses artistes se laissaient aller à la « gentillesse » de l'onirisme dirigé qu'ils appelaient vivre, les Prussiens se préparaient ; ils avaient jaugé la France et l'armée impériale, ils savaient fort bien qu'ils n'en feraient qu'une bouchée. Pour eux le rêve de Badinguet, celui de Gustave n'étaient pas le produit d'une libre imagination, c'était un somnambulisme qu'ils mettraient à profit, au jour voulu, pour frapper les dormeurs en plein sommeil. Ils savaient tout, ils observaient ; pour eux, l'imaginaire, loin d'être un dépassement de toute réalité, n'était que le passage d'un état du réel à un autre, une technique gouvernée par des notions qui s'éliminaient d'elles-mêmes du résultat final ; s'il se posait pour soi chez leurs voisins, les Français, c'était une réalité insuffisamment développée, une idée tronquée donc fausse, arrêtée dans son évolution par des hommes bien réels, que cette option définissait dans leur réalité – c'étaient des lâches, des paresseux, etc. De fait, nous l'avons vu, dès 65, les écrivains ont des raisons de s'inquiéter, ils ont – si peu versés qu'ils soient dans l'art militaire – les moyens de mesurer la force de leur futur adversaire. Et il est vrai qu'ils s'en inquiètent un peu. Mais par intermittence : ces complications séculières les ennuient, ils retournent bien vite à leur sublime distraction de réguliers. Ce divertissement pithiatique implique une confiance privée de fondement dans l'invincibilité de l'armée française. Il faut qu'ils y croient, ces bons moines, non tant par nationalisme – ils n'en ont guère – mais par la raison qu'elle protège leurs rêves. Ils s'abritent derrière des régiments pour déréaliser le monde comme la bourgeoisie derrière la façade impériale pour réaliser au plus vite l'équipement industriel de la France – c'est-à-dire pour mener à son terme l'accumulation du capital. Cette croyance – que l'Empereur partage et que la propagande gouvernementale inculque à la masse –, c'est un crime, la tache de sang intellectuelle pour ces Artistes : il ne s'agit point ici de cultiver pour eux-mêmes de beaux fantasmes et de faire semblant d'y ajouter foi dans la mesure où l'on sait cette foi impossible ; il s'agit de croire bêtement, comme tout le monde, à une réalité qui échappe pour pouvoir n'y plus penser. Car, quand tous ces parleurs de Magny – Renan mis à part – fondent leurs tranquilles paradoxes sur la conviction – jamais explicitée – que le soldat français est le meilleur du monde, cette conviction concerne une supériorité réelle de nos troupes. L'imagination est utilisée, ici, comme par les techniciens de Prusse : elle précède le savoir et lui ouvre le chemin. Mais, au lieu d'aboutir à une hypothèse exigeant une vérification, elle s'arrête sur une image éclatante – ballets d'uniformes, fanfare militaire – qu'elle charge de symboliser l'invincibilité française. Les Prussiens le savent ; pour eux, cette erreur représente un défaut d'imagination plutôt qu'un excès : ne peuvent-ils, ces singes français, confits dans leur arrogance, imaginer un instant que l'armée prussienne est redoutable ? Pour les hommes qui entourent Bismarck l'erreur et le défaut d'invention sont des entités négatives mais parfaitement réelles : ils sauront en user pour manœuvrer l'Empereur et ses ministres, d'abord, ensuite les généraux français. Le coup de la dépêche d'Ems, par exemple, on ne l'eût pas fait à des ministres anglais, ou à Cavour : il fallait, pour le tenter, tabler sur notre arrogance de visionnaires, sur notre goût du panache, sur notre honneur, d'autant plus chatouilleux qu'il n'existait qu'en rêve. Bref, par des calculs justes et précis où la comédie que se donnaient les Français entrait à titre de donnée réelle et mesurable, Bismarck révélait à Flaubert – et sans doute à bien d'autres – que l'autre face du rêve – c'est-à-dire sa face pour l'Autre –, c'est sa finitude et sa réalité ; plus encore, l'impossible fuite hors de l'Être est perçue par l'ennemi comme une option réelle pour l'impuissance : la fabuleuse conscience de Survol apparaît du dehors au Prussien, vrai sujet de l'Histoire, comme une simple carence condamnant ces songe-creux à en être les objets, à tout jamais et par leur propre faute. Le péché de Gustave, quel est-il ? D'avoir opté pour l'imaginaire en oubliant qu'on ne peut échapper au réel, que le réel reprend tout ? Ou, tout au contraire, d'avoir, après son échec, donné des gages au réalisme en fondant sa tranquillité de solitaire et ses plaisirs de courtisan sur quelques images fondamentales qu'il tenait hystériquement pour des substituts de la réalité ? Cela importe peu : dans les deux cas, c'est l'existence de l'Autre qui vient ruiner à la longue toute entreprise de déréalisation. Si l'on ne peut échapper au réel, c'est que l'on est, quoi qu'on fasse, réalisé par l'Autre, c'est que l'homme est l'existant par qui l'être-objet vient à l'homme. Du coup, imaginer, c'est se livrer à l'Autre, se mettre à sa merci. Et si la pureté du rêve n'est jamais parfaite, si l'on ne peut le pratiquer comme être du Non-Être sans se compromettre avec le réel par un autre emploi de l'imagination, c'est précisément qu'on ne peut choisir l'impuissance et se livrer aux manipulations d'autrui comme un simple objet sans s'assurer contre l'angoisse par l'autosuggestion et se déterminer à croire – au sens réaliste du terme – à une sécurité qu'en fait on ne peut avoir puisqu'on est à la merci de bourreaux inconnus, sans plus de défense qu'un mort. Ce qui revient à dire, dans l'un et l'autre cas, que le songe-creux qui choisit son propre échec et, sur celui-ci, l'échec de l'imaginaire ne se rend pas compte qu'il a opté en fait pour le triomphe de la réalité. Et que cette option – comme vérité totale de son choix – le caractérise objectivement en tant qu'elle est saisie comme telle par les autres. Choisissant l'image, Flaubert a opté pour le triomphe des réalistes prussiens en complicité avec l'ancien régime : il apprend sa vérité objective des Prussiens eux-mêmes et du mépris qu'ils témoignent aux vaincus.
Qu'est devenue, dira-t-on, sa superbe ? Du temps qu'il rêvait d'écrire La Spirale, ne proclamait-il pas que la dimension du pour-autrui ne devait pas entrer en ligne de compte et que, pour être sujet dans l'imaginaire, il fallait accepter de se faire objet dans la réalité, c'est-à-dire pour l'Autre ? Le héros du roman ne devait-il pas atteindre aux joies les plus exquises, au sublime de l'imagination à l'instant même où, enfermé dans un asile de fous, il serait manipulé, douché, nourri de force, battu par des infirmiers qui veilleraient à régulariser ses fonctions naturelles ? N'est-ce pas en fonction même de cette totale démission, de cette parfaite soumission à l'Autre qu'il peut connaître la haute volupté d'une déréalisation totale – autrement dit, d'une absence totale de soi ? Sans doute : c'est le principe. Et, nous le savons, l'une des intentions névrotiques de Gustave, à Pont-l'Évêque, était purement et simplement régressive : il voulait retourner à sa protohistoire, à ce nourrisson pétri, manipulé, passivisé par des mains trop expertes, pas assez tendres. Mais, justement, ce qui le frappe, en ces jours sombres, c'est la découverte de l'échec des techniques de déréalisation : il est vrai qu'on atteint l'irréel en se faisant objet mais jusqu'à un certain point seulement ; au delà, l'être-objet du rêveur lui interdit le rêve : le héros de La Spirale, manipulé par des infirmiers – qui, pour Gustave, sont des êtres inférieurs, des brutes ignares – peut leur abandonner son corps : objet pour eux, il peut les nier par ses songes ; c'est que la défaite choisie et subie n'est pas complète : en tout état de cause, le peintre fou leur est supérieur ; aussi l'infériorité acceptée, consentie ne le dégrade qu'en apparence. Mais, quand l'Autre est sujet de l'Histoire, quand il est supérieur par principe et quand sa supériorité est reconnue d'avance, l'homme qui, par son choix, devient chose pour et par celui-ci, perd tout accès à l'imaginaire : la dégradation est réelle. Autrement dit, l'on ne peut pas rêver quand on est objet pour les Prussiens.
Cette remarque nous amène inévitablement à nous demander qui sont les Prussiens. Qu'est-ce qu'ils incarnent ? Qu'est-ce qu'ils symbolisent aux yeux de Gustave ? Pourquoi leur victoire et leur présence rendent-elles impossible l'évasion que Flaubert, depuis l'adolescence et jusqu'en été 70, a toujours tenue pour praticable en toute occasion, pourquoi la Littérature elle-même se trouve-t-elle mise en question par l'occupation ? Pour répondre à ces questions qui nous renverront tôt ou tard à la protohistoire de Gustave, il faut d'abord décrire le rapport qui unit celui-ci aux soldats occupants. Il les hait, cela n'est pas douteux. Il écrit avant qu'ils soient à Rouen : « Quant à moi (le cas échéant) je suis décidé à m'enfuir n'importe où plutôt que de les héberger. Ce serait au-dessus de mes forces. » Et, le 18 décembre, à Caroline : « Je ne croyais pas que mon cœur pût contenir tant de souffrances sans en mourir », et : « À Croisset (nous logeons) sept soldats, plus trois officiers et six chevaux. Jusqu'à présent nous n'avons pas à nous plaindre de ces messieurs. Mais quelle humiliation, mon pauvre Caro ! quelle ruine !... » Et aussi : « Sais-tu qu'à Croisset ils occupent toutes les chambres ? Nous ne saurions pas comment y loger si nous voulions y retourner ! » Il est hautement révolté contre cette atteinte profonde au sens du tien et du mien : « Croisset a perdu pour moi tout son charme et pour rien au monde je n'y remettrais maintenant les pieds. Si tu savais ce que c'est que de voir des casques prussiens sur son lit ! » Un jour de janvier 71 : « En quel état retrouverai-je mon pauvre cabinet, mes livres, mes notes, mes manuscrits ? Je n'ai pu mettre à l'abri que mes papiers relatifs à Saint Antoine. Émile a pourtant la clef de mon cabinet mais ils la demandent et y entrent souvent pour prendre des livres qui traînent dans leurs chambres. » Quand les Prussiens évacuent Croisset, c'est encore le propriétaire qui parle par la bouche du patriote : « Dès que tout sera un peu nettoyé, j'irai revoir cette pauvre maison, que je n'aime plus et où je tremble de rentrer car je ne peux pas jeter à l'eau toutes les choses dont ces messieurs se sont servis. Si elle m'appartenait, il est certain que je la démolirais. Oh quelle haine ! quelle haine !37 » Il trouvera, le 16 mars, le mot sublime dans une lettre sans doute adressée à Goncourt : « Les Parisiens qui ont beaucoup souffert ne se doutent pas de ce que c'est que l'invasion. Avoir ces cocos-là chez soi dépasse toute douleur. »
Dès qu'il peut envisager de retourner chez lui, cette affreuse douleur se calme. Le 31 mars il se « résigne à rentrer dans son pauvre logis où (il) va tâcher de travailler pour oublier la France ». Et quelques jours plus tard : « Contrairement à mon attente, je me trouve très bien à Croisset et je ne pense pas plus aux Prussiens que s'ils n'y étaient pas venus ! Il m'a semblé très doux de me retrouver au milieu de mon vieux cabinet et de revoir toutes mes petites affaires ! Dès samedi soir je me suis remis au travail... Le jardin va devenir très beau : les bourgeons poussent... Quel calme ! » On sait que l'insurrection du peuple parisien a commencé le 18 mars 71. Il s'en moque : « Je serais bien surpris que la Commune prolongeât son existence au-delà de la semaine prochaine. » Elle dure pourtant et il vocifère38 : c'est la Ligue, elle nous ramène au Moyen Age. Il reconnaît cependant qu'il « y voit clair » et qu'il « n'est plus dans l'horrible état où (il) a râlé... six mois ». Et d'ailleurs qu'il se passe fort bien de Paris : « Savez-vous le pire de tout cela ? C'est qu'on s'y habitue. Oui, on s'y fait. On s'accoutume à se passer de Paris, à ne plus s'en soucier et presque, à croire qu'il n'existe plus. » Cet exercice de pithiatisme ne doit pas être très difficile à l'Ermite hystérique de Croisset : il est dans la ligne des techniques de déréalisation et puis le décor lui est favorable : les feuilles poussent aux arbres, la Seine coule, l'éternité rentre dans son cabinet par la fenêtre. L'insurrection a eu lieu, Paris est mort. Cette ascèse porte ses fruits : le 30 avril il conclut en décidant qu'il en a par-dessus la tête et qu'il se détourne des événements : « Quant à moi, je suis soûl de l'insurrection parisienne ! Je n'ai plus le courage de lire le journal. Ces continuelles horreurs me dégoûtent plus encore qu'elles ne m'attristent et je me plonge de toutes mes forces dans le bon Saint Antoine. » Tant d'efforts seront très vite récompensés ; le 3 mai il a retrouvé l'impassibilité ; il écrit à la princesse Mathilde : « Moi aussi, pendant huit mois39, j'ai étouffé de honte, de rage et de chagrin, j'ai passé des nuits à pleurer comme un enfant. Je n'ai pas été loin de me tuer40. J'ai senti la folie qui me prenait, et j'ai eu les premiers symptômes, les premières atteintes d'un cancer. Mais à force d'avoir fait bouillir mon fiel, je crois qu'il s'est purifié et je vous avoue que maintenant, je suis devenu, pour les malheurs publics, à peu près insensible. Quant aux malheurs particuliers, aux malheurs de ceux que j'aime, c'est le contraire : ma sensibilité est exaspérée et l'idée de votre chagrin me désole. Le calus s'est fait par-dessus la plaie41. » Voici de nouveau – comme en 48 – l'opposition des malheurs publics aux malheurs privés. Bien entendu, la politesse, l'affection qu'il porte à Mathilde l'obligent à ne mentionner que les soucis particuliers de la Princesse. Mais, quelques jours plus tard, à Mme Schlésinger – la Commune est en train « de râler » – il écrit de meilleure foi : « Je me suis remis au travail afin d'oublier les malheurs publics et mes42 tristesses particulières. La plus grande, c'est la compagnie de ma pauvre maman. Comme elle vieillit ! Comme elle s'affaiblit ! Dieu vous préserve d'assister à la dégradation de ceux que vous aimez. » En 48 déjà, il opposait à l'insurrection parisienne ses ennuis de famille, Hamard, Achille et surtout « Maman » qui agissait comme un amplificateur. Aujourd'hui, son agacement est bien plus profond : sa mère est gâteuse ; elle est sourde comme un pot, l'unique distraction de Flaubert est de « la traîner » deux fois par jour au jardin. Bref, il ne supporte plus de vivre avec elle. Ainsi, dès que le danger s'éloigne, la contradiction entre la vie publique et sa vie privée se renforce et se stabilise : du côté jardin, les tracasseries quotidiennes l'épuisent, les nerfs sont des cordes de violon ; l'ataraxie se manifeste du côté cour : par rapport à l'Histoire, Gustave a repris son impassibilité. C'est ainsi que le retrouve Goncourt, le 10 juin : Gustave est venu à Paris – voyage éclair – chercher un renseignement pour Saint Antoine : « Il est resté le même, littérateur avant tout. Ce cataclysme semble avoir passé sur lui, sans le détacher un rien de la fabrication impassible du bouquin. » Le « fin psychologue » s'est laissé prendre aux apparences : d'abord cette impassibilité n'est que de fraîche date. Ensuite, même pendant ce voyage si rapide, elle masque le dégoût et le mépris que les Parisiens lui inspirent. Dès son retour à Croisset il écrit : « Je suis accablé moins par les ruines de Paris que par la gigantesque bêtise de ses habitants. » La raison de cet accablement, il la donne à Mme Roger des Genettes : « Croiriez-vous que beaucoup de “gens raisonnables” excusent les Prussiens, admirent les Prussiens, veulent se faire Prussiens, sans voir que l'incendie de Paris est le cinquième acte de la tragédie et que toutes ces horreurs sont imitées de la Prusse et fort probablement suscitées par elle ? » D'une certaine manière, c'est ôter aux « chiens enragés » la responsabilité de l'incendie pour concentrer toutes les fautes et tous les crimes sur les Prussiens. Dans une lettre à Feydeau, il va plus loin encore : « Il y a quinze jours j'ai passé une semaine à Paris et j'y ai “visité les ruines” ; mais les ruines ne sont rien auprès de la fantastique bêtise des Parisiens. Elle est si inconcevable qu'on est tenté d'admirer la Commune. Non, la démence, la stupidité, le gâtisme, l'abjection mentale du peuple “le plus spirituel de l'univers” dépasse tous les rêves. » Puisque les Parisiens admirent les Prussiens, il admire la Commune qui a tenté – croit-il – d'abolir Paris et tous ses habitants et qui – du moins – était aussi un mouvement patriotique contre la capitulation honteuse devant la Prusse. Deux hommes seulement (c'est lui qui souligne) ont gardé leur raison : Renan, Maury. Il ne cite pas Goncourt. On le comprend, d'ailleurs, si celui-ci au dîner du 10 juin a parlé comme il écrivait dans son Journal le 31 mai : « C'est bon. Il n'y a eu ni conciliation ni transaction. La solution a été brutale. Ç'a été de la force pure. La solution a retiré les âmes des lâches compromis. La solution a redonné confiance à l'armée, qui a appris, dans le sang des Communeux, qu'elle était encore capable de se battre. Enfin la saignée a été une saignée à blanc ; et les saignées comme celle-ci, en tuant la partie bataillante d'une population, ajournent d'une conscription la nouvelle révolution. C'est vingt ans de repos que l'ancienne société a devant elle si le pouvoir ose tout ce qu'il peut oser en ce moment. » À ces propos dont l'ignominie surprend, même chez Edmond, Flaubert, s'ils ont été tenus, a dû opposer par prudence son apolitisme de Mandarin : « Moi, ça m'est égal parce que j'écris Saint Antoine. » Bref, son impassibilité demeure toute relative. Et son travail est sans aucun doute aussi une fuite dans l'imaginaire. De fait, plus profondément, il est inconsolable : il hait les Parisiens et tous les Français de ne point haïr assez les Prussiens. Cette haine est pour lui un impératif affectif : tout Français se doit de haïr la Prusse, et les Communards, ces chiens enragés, n'ont eu d'autre tort que de détourner la haine, de la confisquer à leur profit. Et surtout de transformer les armées occupantes, aux yeux des nantis apeurés, en soutien des forces de l'ordre. Cette germanolâtrie – qui l'avait contraint de quitter les dîners Magny –, elle grandit à vue d'œil : la Prusse est admirable parce qu'elle a vaincu les Français, elle est adorable parce qu'elle protège – par la seule présence de ses troupes – la sacro-sainte propriété. Pour Gustave, c'est le contraire : quand les uhlans sont à Croisset, quand il voit sur son lit un casque à pointe, quand, ayant pris la fuite pour ne pas voir, ne pas entendre les officiers qu'il héberge, il apprend que ces Messieurs demandent parfois la clé de la bibliothèque pour lui emprunter un livre qui « traîne ensuite » dans leurs chambres, c'est par les Allemands que son droit de propriétaire est violé, non par les Communards. Le 1er avril, en effet – l'insurrection parisienne est à peine commencée –, n'est pas pour Flaubert un jour d'angoisse – comme il est pour les nantis de Paris et pour les Versaillais ; c'est le jour où il rentre à Croisset, dont on a fait soigneusement disparaître toute trace des quarante soldats qui l'avaient occupé. Ce 1er avril-là, c'est la fête de la réappropriation, la cérémonie par laquelle Gustave rentre dans ses droits et se réinstitue propriétaire. Du coup, il songe de nouveau à écrire et prétend qu'il ne pense pas plus aux anciens occupants prussiens que s'ils n'avaient jamais existé. Nous verrons qu'il y pense encore. Mais il est vrai que le pire choc a été pour lui d'avoir « ces Messieurs chez soi ». Il va jusqu'à soutenir que les souffrances des Parisiens pendant le siège – famine et bombardement – ne sont rien auprès de celles que peut ressentir un rentier rouennais dont la maison s'est remplie de garnisaires. Inconscience peu croyable, indéfendable et dont pourtant je ne pense pas qu'il faille se moquer : bien sûr, elle est due à l'égocentrisme de Flaubert, à son incapacité radicale d'imaginer les souffrances des autres (si ce n'est par sadisme et pour s'en réjouir) ; mais il faut voir aussi que ce solitaire, pour qui propriété, séquestration, vie d'intérieur, mysticisme de l'imagination et création littéraire sont inséparables, devait supporter les garnisaires moins que tout autre bourgeois. Leur présence en effet, par delà le droit de propriété, le mettait en question dans son être, c'est-à-dire dans ses options fondamentales. À ce niveau, il convient de nous demander si la mise en question eût été la même quels que soient les occupants ou si son radicalisme désespéré vient de ce que les garnisaires sont prussiens.
Il va de soi que l'occupation de Croisset, quelle qu'elle fût, ne pouvait se faire sans provoquer les hurlements de Gustave. D'abord c'est la réalisation de la défaite ; en ce sens, l'humiliation, la peur, le malheur sont le lot commun de tous les occupés ; en outre, nous connaissons depuis longtemps l'état nerveux de Flaubert : ce vieux garçon qui perd la tête quand il a égaré son crayon, comment ne s'affolerait-il pas devant le viol de sa vie d'intérieur, c'est-à-dire, nous l'avons déjà compris, de sa vie intérieure ? L'irruption de l'Autre dans la prison qui protège ses rêves, en tout état de cause, devait provoquer chez lui un traumatisme durable et violent, même si, par exemple, la guerre n'étant pas encore perdue, les hasards militaires l'avaient contraint de loger des officiers français. Cependant, certains passages de sa Correspondance indiquent clairement que, par delà les raisons générales, une circonstance particulière – la nationalité de ces locataires indésirables – pousse son désespoir à l'extrême. En effet, il ne se contente point de haïr : il est terrifié par la haine qu'ils portent aux Français, tantôt s'interrogeant dans la stupeur : « Pourquoi nous exècrent-ils si fort43 ? » et tantôt se répondant, accablé : c'est la beauté de la France qu'ils exècrent, c'est la « gentillesse » de notre latinité44. Or, s'il est vrai que les Prussiens n'étaient pas tendres et que l'occupation fut très dure – ni plus ni moins d'ailleurs que toute autre occupation : la présence d'une armée étrangère qui vit sur l'habitant et qui impose son ordre ne peut que susciter la rage –, il n'est pas vrai que les Allemands, vainqueurs sans trop de pertes, aient haï l'ennemi vaincu. Il serait plus juste – et Gustave l'a reconnu quelquefois – de dire qu'ils le méprisaient un peu. La Realpolitik de Bismarck visait non pas à détruire la France, mais à l'affaiblir pour toujours, comme on le vit quelques années plus tard quand il refusa de soutenir les prétendants monarchistes, pensant, en ennemi sincère de la démocratie, qu'une République serait plus divisée donc moins redoutable qu'une monarchie autoritaire. N'importe ; pour que la douleur de Gustave soit portée à son comble, il faut le triomphe du Mal : l'ennemi, jaloux de notre incomparable culture dont les sources remontent à l'antiquité gréco-latine, à cette Rome éternelle qui civilisait l'univers quand les forêts de Germanie n'abritaient que des peuplades barbares, met un acharnement particulier à détruire ce monde latin : l'horreur, c'est qu'il y parvient. Flaubert dirait, comme fera Valéry : « Les civilisations sont mortelles. » Mais il ajouterait : « Ce sont les Barbares qui les tuent. » Ce qui apparaît donc, à la fois, c'est l'extrême fragilité de la culture – qui voue celle-ci à l'abolition – et la volonté destructrice des Barbares, légitimée, en quelque sorte, par cette fragilité même. Le monde latin porte en soi-même sa mort : objet de l'Histoire, promis à une abolition future, les Prussiens n'ont fait qu'exécuter la sentence ; ce sont les agents du Destin et, d'une certaine manière, on peut dire que leur haine destructrice était prévue et appelée par la mortalité de la civilisation latine : c'était sous leurs coups que celle-ci devait périr ; son défaut, ayant suscité la haine, c'était de ne pouvoir la combattre victorieusement : l'imaginaire, un instant dressé contre le réel, n'était pas capable de subsister ; à la première contre-attaque de la réalité, il devait s'effondrer dans un néant dérisoire pour n'en plus jamais ressurgir. Et la faute profonde des Latins, c'était de n'avoir pas compris que leur règne était éphémère, qu'ils n'étaient qu'un moment de l'Histoire, que leur slogan « l'imagination au pouvoir » n'était qu'une mystification car l'imagination est sans pouvoir par principe et que son avènement n'avait pas produit la mise en vacance de la réalité mais correspondait, en fait, au parti pris d'ignorer le réel et, tout particulièrement, leur propre insertion dans la réalité universelle. En ce sens, les Prussiens, soldats de l'Être, ont raison contre la grande illusion française : ils ont raison depuis toujours dans la mesure où les « humanités » gréco-latines n'ont jamais été qu'une rhétorique vaine, où la culture – lettres, arts, philosophie – se réduit au culte délibéré du faux semblant. Car, à la fin du compte, cette sublime et tragique beauté française qu'ils exècrent, est-ce bien sûr qu'ils la jalousent ? Ne détestent-ils pas en elle, bien plutôt, un arrogant mirage, un mensonge verbeux que le menteur lui-même s'efforce de prendre au sérieux ? S'il en était ainsi, ne faudrait-il pas admettre que Gustave, à l'instant même de l'option névrotique – comme d'ailleurs avant et après – s'est reconnu coupable de choisir faute de mieux le Non-Être ? Son entrée en Littérature, les vœux qu'il prononce, le martyre accepté puis la longue patience, c'est assurément, à un certain niveau, la quête de la réussite plénière contre les médiocres succès qu'on lui propose, en un autre domaine et par d'autres moyens. Mais qui sait si Gustave, en profondeur ou marginalement, n'avait pas la conscience implicite que le choix de la tonsure, du quiétisme mystique et de l'irréel, loin de l'arracher à son infériorité originelle, ne faisait que consacrer celle-ci pour toujours. En ce cas la victoire de la Prusse ne ferait que rétablir l'ordre vrai des valeurs en manifestant à tous ce que cachait la prétendue sainteté de Gustave : son consentement au statut octroyé qui faisait de lui un citoyen passif, un être relatif et secondaire, presque une femme. À Pont-l'Évêque, sa chute brutale lui aurait évité le sort d'Ernest, ce bourgeois, trop brillant procureur ; acceptant l'infamie, gagnant par la fausse mort et la folie risquée le droit à la gloire, à la primauté sur tous de l'Artiste, il n'aurait jamais cessé, en dessous de cette hiérarchie imaginaire qui faisait de lui l'« aristocrate du Bon Dieu », de conserver un tchine secret, inculqué par le pater familias et qui plaçait le savant au sommet de l'échelle, bien au-dessus de l'« homme de lettres ».
Voyez ce qu'il leur reproche, à ces Prussiens : « Ces officiers qui cassent des glaces en gants blancs, qui savent le sanscrit et qui se ruent sur le champagne, qui vous volent votre montre et vous envoient ensuite leur carte de visite, cette guerre pour de l'argent, ces civilisés sauvages me font plus horreur que les cannibales45. » « ... ce qui me reste sur le cœur, c'est l'invasion des docteurs ès lettres, cassant des glaces à coups de pistolet et volant des pendules ; voilà du neuf dans l'histoire... Les armées de Napoléon Ier ont commis des horreurs, sans doute, mais ce qui les composait, c'était la partie inférieure du peuple français tandis que, dans l'armée de Guillaume, c'est tout le peuple allemand qui est le coupable46. » En même temps, il reconnaît que « l'armée prussienne est une merveilleuse machine de précision47 ». Les mots de « civilisés sauvages » rendent fort bien son sentiment : d'une part, ces hommes sont la réalité ; par eux, elle fait irruption en France. Et s'ils l'apportent dans leurs bagages, c'est qu'ils sont réalistes. Par là, n'en doutons point, Flaubert n'entend pas dénoncer chez l'ennemi ce qu'il appelait autrefois le matérialisme de l'épicier. Non : ces hommes se caractérisent à ses yeux par le choix de l'efficacité : est réel, pour eux, tout ce qui peut être connu par des méthodes exactes et modifié par des techniques rigoureuses. La réalité se découvre à Flaubert comme ce qui lui est le plus étranger et ce dont il a la pire horreur : c'est la praxis pure. Des savants au service d'une société intégrée, une discipline et une hiérarchie inflexibles, une organisation civile et militaire sans faille, un gouvernement qui traite la politique comme une science, des généraux qui font la guerre en ingénieurs, rien d'improvisé, l'imagination ferrée, sellée, bridée, mise au service de l'action et n'ayant plus d'autre office que celui d'explorer, avant toute décision pratique, le champ des possibles réels, tels sont les facteurs qui, selon Flaubert, ont donné la victoire à la Prusse. Du coup, puisque la réalité se définit sur la base du principe du rendement, il peut assimiler la praxis à l'état pur aux opérations d'une « machine de précision », ce qui revient à la déshumaniser. Un espoir : « Toutes les machines se détraquent par l'imprévu ; un fétu peut casser un ressort. Notre ennemi a pour lui la science ; mais le sentiment, l'inspiration, le désespoir sont des éléments dont il faut tenir compte. » Une fois de plus Flaubert ne peut opposer à l'activité que les formes les plus violentes du pathos. Le sentiment, s'il est extrême, le désespoir, s'il est intensément vécu comme abolition de tous les espoirs, c'est-à-dire de toutes les issues, peuvent inspirer : entendons que cette passivité déchaînée peut se dépasser vers l'invention de l'introuvable issue. Ainsi, en 1842, le jeune Gustave retardait de jour en jour la décision de se mettre au travail et comptait sur l'énergie du désespoir : quinze jours avant l'examen il se jetterait sur son Code et l'ingurgiterait jour et nuit. La méthode, à l'époque, ne lui avait guère réussi et ce n'est point à ces violences vagues mais à sa longue patience qu'il a voulu, plus tard, devoir ses chefs-d'œuvre : l'inspiration prenant sa source dans la passion, n'est-ce pas justement ce qu'il a condamné dans l'Art poétique qui termine la première Éducation et, du reste, dans toute sa Correspondance ? Pourquoi l'ouvrier d'art, détaché des fins humaines et qui polit ses phrases avec l'impassibilité d'un instrument de précision, en revient-il, au moment de la défaite, au pathos romantique de son adolescence ? Un mot du texte nous donne la clé : « Notre ennemi a pour lui la science. » Le fond de l'affaire, c'est que les Prussiens vainqueurs représentent aux yeux de Flaubert le triomphe de la science théorique et des sciences appliquées. Cela signifie que leur victoire ressuscite le Père symbolique et sa malédiction : exclu du Savoir par une préférence inique et par les intrigues d'un usurpateur, Gustave, à défaut de connaissances exactes, s'est avisé de fonder un Art rigoureux sur l'exactitude de l'Imagination. C'était rêver : il a rêvé son « coup d'œil chirurgical », rêvé que ses images étaient des souvenirs de ses autres vies ou des anticipations distinctes et précises de son expérience future. La défaite lui remontre – ce qu'il a toujours su – que le réel et l'imaginaire ne sont pas symétriques, qu'il ne faut pas y voir les deux panneaux d'un diptyque mais tenir plutôt celui-ci comme une porosité de celui-là ou, si l'on préfère, comme des poches de non-être, se creusant sans cesse et sans cesse colmatées au sein d'un monde dense et clos. Autrement dit, l'Artiste n'est pas plus le savant de l'imaginaire que le savant n'est l'Artiste du réel. Par cette raison, Gustave, rejeté du monde mesurable des adultes, est renvoyé à son dolorisme d'enfant. Pendant un instant – le temps qu'il faut pour l'écrire – il retrouve l'antique défi qui l'a fait écrivain : sur un plateau de la balance, il y a la science, immense et patiente conquête de tous les hommes depuis l'apparition du genre humain ; dans l'autre, il jette son cœur, son gros cœur ruisselant qui saigne si fort qu'il mérite de l'emporter. Si, puisant le génie militaire dans son immense malheur, la France improvisait une armée dont un César doloriste s'improviserait le généralissime et si, par la force de leur désolation, ces nouvelles légions boutaient les Prussiens hors du pays, l'imagination vaincrait la raison raisonnante ; au-dessus des disciplines scientifiques, de l'organisation qui change un million d'hommes en une « merveilleuse machine », la spontanéité retrouvée du Poète et de l'Artiste s'élèverait jusqu'aux cimes. Vain espoir : la science n'est pas une machine et Gustave le sait à la minute même où il paraît les confondre ; aucune chance pour que le fétu vienne rompre l'essieu. La science, c'est le regard démoniaque qui découpe « en tronçons » les mensonges et ramène l'hystérique à sa réalité ; bref, c'est le coup d'œil réalisant du père et son pouvoir de décomposer les ordres imaginaires, de clouer au sol son fils cadet, réduit à sa nudité d'impotence : ce que Flaubert, en 70, ne peut supporter, c'est que les Prussiens, quand ils abaissent leur regard sur cette France nue qui se tord dans la fange et la réduisent à ce qu'elle est, ont hérité du coup d'œil du pater familias. Quand la Nature nous impose sa réalité, nous n'avons guère l'occasion d'avoir honte – parce qu'elle ne nous pense pas. Mais Flaubert se réalise par le regard et les manipulations d'autrui, comme au temps de sa protohistoire : sous les yeux de l'Autre – qui est en même temps Bismarck et Achille-Cléophas – les grandes options de sa vie se révèlent à lui comme autres : c'étaient fondamentalement des fuites ; il fuyait dans le Néant la supériorité implacable du Père et du Fils aîné et, par ce geste inutile, ne faisait que la reconnaître ; il avait choisi l'imaginaire pour échapper à l'ordre humain où sa place était marquée dans les rangs inférieurs, où sa gloire même, s'il y atteignait, serait de second ordre et n'atteindrait jamais à celle du capitaine et du savant : en fait, cette évasion dans l'imaginaire n'était elle-même qu'une image d'évasion ; il n'avait ni combattu ni fui, il s'était affecté d'une étrange paralysie, accompagnée d'hébétude, et se retrouvait à cause de cela battu, enchaîné, en proie aux hommes, aux mains de cette espèce qu'abominait sa misanthropie et qui se borne à le réintégrer en elle à l'échelon inférieur qui l'y attend depuis toujours, mieux, qu'il n'a jamais quitté. Depuis trente ans, Gustave est entré en Littérature contre la Science48 : entendons contre la malédiction du Père et l'injuste choix de l'usurpateur ; il a cru gagner : Achille-Cléophas mort, Achille n'était qu'un médiocre chirurgien de province ; le cadet, au contraire, par sa réputation internationale, par sa croix d'honneur, par la fréquentation des souverains faisait l'honneur de sa famille. Sedan a suffi pour renverser la situation, c'est-à-dire pour restituer la scène primitive : le chirurgien-chef ressuscité s'appuie au bras de son fils aîné et considère avec un mépris glacé l'enfant mal équipé qu'il avait condamné d'avance à naître cadet ; la Science gagne, elle écrase l'Artiste ou plutôt non : elle le voit comme il est et le condamne à se voir comme elle le voit ; la défaite a réinstallé le regard du Père en Gustave – ou plutôt elle l'a réactivé car il n'avait jamais cessé d'être – et le personnage de celui-ci s'effondre ; impossible de rêver, de se rêver sous cet œil froid, l'irréel est déclassé, disqualifié ; le 30 octobre 70, Gustave gémit : « La littérature me semble une chose vaine et inutile. » Pourquoi sinon parce que le pater familias, sous la figure de Bismarck, considère ironiquement cette occupation futile ? et, si l'Art est inutile et vain, que dire de l'Artiste, qui a refusé la condition humaine pour se consacrer à son œuvre ? On notera le brusque renversement de signe : l'inutilité de l'Art, c'était, dans les années 40 et, finalement, jusqu'en 70, son titre de noblesse ; au réveil, c'est sa tare originelle : ce passage brutal du positif au négatif n'est-il pas la meilleure preuve qu'un Autre s'est réinstallé, triomphant, en Flaubert ? Il avait voulu contre son père injuste acquérir la gloire, la déposer aux pieds d'Achille-Cléophas et le faire pleurer de remords. La gloire, il l'a ; Achille-Cléophas, ressuscité, la contemple mais, au lieu de se repentir jusqu'à verser des larmes, il la méprise comme il méprisait, autrefois, tous les agissements de son fils : Gustave restera pour toujours un vieux garçon un peu demeuré, l'idiot de la famille. À qui en appeler, désormais ? À son public ? À ce ramas de vaincus qui partagent aujourd'hui son sort parce qu'ils partageaient hier ses illusions ? À ses lecteurs de demain ? Il n'en aura plus : demain, la Prusse. « Pour qui écrire ? » se demande-t-il. « Nous sommes de trop. »
Comme il les hait, ces Prussiens ! Mais il les hait en vaincu. « À quoi donc sert la science ? puisque ce peuple, plein de savants, commet des abominations dignes des Huns et pires que les leurs car elles sont systématiques, froides, voulues et n'ont pour excuse ni la passion ni la faim. » Cette fois, il ne souffle plus mot de la haine qu'ils porteraient à la France : ce serait leur donner « la passion pour excuse » ; et puis il sait trop bien que ces hommes méticuleux et pratiques ne s'embarrassent d'aucun sentiment : dans le passage précité, Flaubert s'oublie jusqu'à nous désigner l'objet véritable de son ressentiment ; ce qu'il vise à travers la Prusse, c'est la Science. À quoi sert-elle ? ne craint-il pas de demander. Ce misanthrope lui reproche-t-il donc de ne pas adoucir les mœurs ? C'est un peu cela mais il faut bien l'entendre : il s'arrange pour paraître taxer d'impuissance cette culture scientifique qui, bien que positive en elle-même, serait incapable d'empêcher les exactions des Prussiens ; mais, quand il décrit celles-ci, on s'aperçoit que, loin de prendre naissance, en dépit du savoir, dans l'antique barbarie du cœur humain, elles correspondent exactement au comportement typique du savant : que doit être en effet l'expérimentation sinon une conduite systématique, froide, voulue et sans passion ; et les ingénieurs civils, politiques et militaires, spécialistes des sciences appliquées, comment doit être leur pratique sinon systématique, délibérée, rigoureuse ? En d'autres mots, le Prussien, c'est le savant, c'est l'homme moderne, tel que le font et le feront, chaque jour un peu plus, les disciplines exactes qu'il exerce : Homo sapiens, Homo faber ; c'est le Père qu'on croyait bien avoir tué, tel qu'en lui-même l'éternité le change, devenu l'archétype du nouveau genre humain.
Ces abominations, d'ailleurs, il ne les connaît que par ouï-dire : les troupes allemandes ont « dévasté le Vexin », rapporte-t-il sans autre détail. La nuit, à Rouen, les occupants se conduisent si mal qu'il vaut mieux se barricader chez soi : ce qu'il fait, justement ; donc c'est le jour seulement qu'il entend parler des désordres nocturnes. Il peut témoigner, par contre, que les soldats logés à Croisset se sont montrés tout à fait corrects : quarante hommes ont vécu dans sa maison et y ont fait si peu de dégâts que, lorsqu'il rentre chez lui, il la retrouve intacte et peut oublier ses visiteurs. Il est à noter que Flaubert, pendant toute cette période, ne parle pas une fois de sévices exercés contre la population civile ou les prisonniers militaires. Nous savons qu'il y en eut mais c'est par d'autres sources. D'abord, Rouen ayant décidé de ne pas se défendre, l'occupation fut moins sévère ; et puis les hommes intéressent si peu notre misanthrope qu'il se borne à condamner les vainqueurs pour les atrocités commises contre les choses. L'objet symbolique est une glace que tantôt les officiers brisent « en gants blancs », et tantôt « à coups de pistolet ». La glace : le miroir qui se promène le long des chemins ; cette violence toute militaire contre la réflexion semble symboliser aux yeux de Gustave la destruction des œuvres d'art au nom des entreprises de la technique et de la science. Or c'est ce qu'il prédisait bien avant 48 : la démocratie, peut-être même le socialisme triompheraient dans un pays qui deviendrait de plus en plus austère, uniquement soucieux de s'industrialiser au plus vite. Ce qu'il a détesté d'emblée dans les chemins de fer, dans les fabriques, ce sont les applications de la science. Les hommes qui, sous Louis-Philippe, tentaient de remplacer le monde de la contemplation quiétiste par l'univers rigoureux des techniques, il les eût appelés dès alors des « civilisés sauvages » : civilisés, bien sûr, ils l'étaient, ces capables, qui avaient leurs cérémonies, leur politesse et dont le pouvoir, acquis par des siècles de recherche, lui paraissait terrifiant. Ils n'en demeuraient pas moins des sauvages dans la mesure où, bien avant l'armée prussienne, ils avaient « dévasté » les beautés naturelles, ravagé les paysages par une cheminée d'usine, par des rails, condamné la beauté humaine et les ministres de l'Art au nom de leur inutilité dispendieuse. La fabrique, dans les faubourgs, en rase campagne, témoignait de l'épistémologie nouvelle, brisant l'unité du macrocosme ; elle substituait symboliquement à la calme intuition contemplative du tout des recherches spécialisées, la quête du détail précis ; pour ces barbares le comment remplaçait le pourquoi, la marque de l'idée vraie n'était plus sa richesse panthéistique mais sa réussite, c'est-à-dire sa confirmation par l'expérience ou son efficacité pratique. En ce sens, le premier des sauvages civilisés, n'était-ce pas le père Flaubert, cet équarrisseur de cadavres qui n'avait jamais lu de romans, hormis, dans sa jeunesse, ceux de Voltaire et qui s'endormait quand son fils cadet, le maudit, lui lisait ses œuvres ? N'était-ce pas l'usurpateur Achille, image plate du chirurgien-chef dont il avait hérité le savoir mais non l'intelligence ? En 70, casqués, bottés, ce sont eux qui reviennent achever leur œuvre et détruire le monde rhétorique des Latins ; ce sont eux qui, au nom de leur indiscutable supériorité, mènent la malédiction paternelle à son terme en exilant Gustave du seul asile qu'il ait trouvé contre leur réel et leur science et, pendant qu'il erre, brisé, entre Dieppe et Bruxelles, en couchant dans son lit de Croisset. Ce sont eux, sévères, corrects, irréprochablement gantés, qui cassent toutes les glaces, privant délibérément la latinité française du vain empire des reflets, des jeux de miroirs réflexifs, du monde fabuleux des images : car la Science – qui ne veut avoir affaire qu'à des objets – est hostile, par principe, à la réflexivité. Et les savants, rudes uhlans, connaissent le détail des choses mais ne se connaissent pas sinon comme objets extérieurs. C'est par cette raison que Gustave, prostré, abîmé dans l'horreur, nomme « machine de précision » la première armée scientifique du monde : un terme lui fait défaut, celui de « robot », qu'inventera notre siècle. Mais il est conscient de sa mauvaise foi : le Père symbolique et l'Usurpateur échappent à la mécanisation par l'exercice de l'intelligence pure ; à lui seul, le fils cadet, le frère des idiots, des enfants et des bêtes, l'entendement scientifique a été refusé : incapable de former des concepts rigoureux, il a tenté de les remplacer par des images, amples et incertaines ; Achille-Cléophas le uhlan, Achille, le lieu-tenant, s'approchent, à cheval, le contemplent et l'analysent – comme autrefois ; depuis son enfance, rien n'est changé ; à chaque mouvement de son imagination ils cherchent et trouvent des causes précises, toutes réelles ; sa conscience malheureuse et vaguelette n'est qu'un épiphénomène ; loin de survoler le monde, elle y est écrasée, déterminée dans ses moindres variations par la rencontre fortuite de séries infinies et disparates, les unes physico-chimiques, d'autres physiologiques, d'autres historiques et sociales. Pour qui connaîtrait ces séquences et leurs points de jonction, ses évasions elles-mêmes seraient prévisibles. Prévisibles ses rêves, sa geste et ses comédies : rien qui ne soit, jusque dans son plus secret conseil, déterminé de l'extérieur et qui ne reste, dans l'instant même de l'actualisation, extérieur à soi. En somme, le robot, c'est lui. Et certes, Achille vivait, c'était un robot, lui aussi, ce médecin bonasse, scrupuleux et sans autorité qui se désespérait de la défaite, parlait de quitter ses malades et de prendre un fusil ou, parfois, de se pendre : mais ce n'était pas le vrai Achille. L'Autre, l'usurpateur fade et terrible, mort en même temps que le Géniteur, se prélassait dans les draps de son frère, à Croisset, ressuscité par la défaite latine. Oui, Gustave était bien la première victime de cette déculottée mémorable qui lui apparaissait comme le cataclysme qu'il n'avait cessé d'attendre en secret ; la revanche du Père et la punition de ses audaces de 1844. À Pont-l'Évêque un cycle s'était ouvert ; à Sedan, il s'était refermé. Flaubert, ramené à son enfance humiliée de « littéraire » égaré dans une famille de praticiens, comprend que choisir la littérature, c'était accepter dès le début son infériorité en croyant la compenser par une supériorité imaginée. Ce qu'il a toujours su et qu'il s'est toujours tu, l'occupation de son asile le lui révèle : l'Imagination, pour lui, c'était en vérité la Résignation ; pour se dorer la pilule, pour accepter l'autorité paternelle – le pouvoir fondé sur le savoir – qui choisissait de se transmettre – savoir et pouvoir – à un usurpateur en laissant Gustave à son impuissance originelle et totale, il a prétendu faire la conquête de l'Irréel ; mais on ne conquiert pas ce qui n'est, n'a été ni ne sera : on joue au conquérant, on le sait bien, et l'infamie vient de ce que cette comédie sublime est un moyen d'accepter le pouvoir des autres et, pour soi, la condition d'objet qui vous est imposée par eux. Une seule ressource, pour ce fils et frère de fortes têtes – elle lui a été refusée longtemps –, recevoir une portion de souveraineté d'un pouvoir fondé sur l'imagination : par cette raison la chute de Flaubert cadet dans l'imaginaire réclamait comme le fondement de son pouvoir individuel la souveraineté de Napoléon III. La République, il a proclamé cent fois que c'était le règne de la plèbe. Mais il se demandait parfois si ce régime ne deviendrait pas l'oligarchie des capables : après tout, à l'origine de la Révolution de 48, il y avait l'ambition des capacités. En ce cas, se disait-il, où serait ma place ? Eh ! bien, c'était clair : ce Sénat composé de frères Flaubert ne pourrait que s'endormir à la lecture de ses œuvres ; Gustave resterait objet : pis, un rêve de cloporte. Rêve affreux, déjà, percé à jour par le regard des puissants qui découvrirait derrière son inconsistance la bête immonde et somnolente, sans défense. Le coup d'État, le retour à l'Empire, c'était enfin une comédie : le dictateur ne savait rien, ne valait rien – sinon, dans la hiérarchie noire, comme assez potable Antéchrist –, ce rêveur aux yeux froids tenait son pouvoir d'un rêve collectif ; pourtant ce pouvoir était réel : réel aussi, par conséquent, celui que cet autocrate charismatique déléguait selon sa fantaisie et sans tenir compte des critères bourgeois. Il eût été beau qu'il choisît son élite au hasard – humiliant les savants et les praticiens, méconnaissant à demi leurs capacités – sauf en deux domaines : celui de la guerre (qui était un rêve de mort et de gloire et l'identification rêvée – par tous et par lui-même – du neveu à l'oncle) ; celui de l'Art, c'est-à-dire de l'imagination créatrice – celle-là même qui l'avait porté sur le trône. D'abord amusé par ce noir souverain qui avilissait ses sujets, Gustave eut l'atroce déception de se voir « traîné sur le banc d'infamie » sur l'ordre d'un faux Empereur qui déréalisait la France et pour avoir écrit un ouvrage de déréalisation. Il l'avait pourtant compris, deux ou trois ans plus tôt : si l'Empereur tient sa puissance d'un rêve, il la conservera tant que ce songe sera bleu : le mensonge littéraire sera récompensé s'il est académique. Heureusement, le faux Napoléon, mieux conseillé, commença, dès le début de la période libérale, à acheter les bons écrivains : les uns tout crûment par de l'argent, comme Renan49, les autres par l'intermédiaire de Mathilde ou par des honneurs judicieusement distribués : l'Académie, le Sénat, la Légion. À partir de là, Flaubert oublie ou refoule le sentiment de n'être qu'un pur objet de la Science : l'imagination au pouvoir consacre en lui le pouvoir de l'imagination. Puisque Napoléon, cette fiction, gouverne réellement les Français, les créateurs de fiction – quand il les distingue – sont réellement supérieurs aux réalistes, à ces chercheurs passés sous silence qui veulent connaître le réel pour le dominer. Bien sûr, la comédie est épuisante, Gustave oscille sans cesse entre ces deux extrêmes : la Cour, la Noblesse d'Empire, les maréchaux, tout est faux et c'est leur fausseté qui les rend aimables – le faux Napoléon est un vrai dictateur, c'est sur son ordre qu'on verse du vrai sang sur les champs de bataille et les honneurs qu'il accorde sont vrais. Mais ces variations d'humeur et de vision n'empêchent pas Gustave de nourrir du dedans cette croyance vitale : sous la dictature réelle de l'irréalité – c'est-à-dire quand l'apparence impose à l'Être sa domination – je suis le plus réel, entendons : l'agent le plus efficace de la subversion, quand je pousse à l'extrême et conjointement mon irréalisation créatrice et la déréalisation du monde. Cette réalité souveraine lui vient par l'Autre suprême et sans qu'il s'en soucie ni ne veuille ni ne puisse la vivre, par le simple fait qu'il participe, en fixant des songes, au rêve collectif et à la puissance réelle qui, née du sommeil, empêche les Français de se réveiller.
Avec les victoires de la Prusse, qu'arrive-t-il ? Il s'aperçoit tout à coup que le pouvoir de l'imagination ne pouvait être qu'un pouvoir imaginaire : Napoléon régnait sur des dormeurs, sa prétendue souveraineté n'avait d'autre source que la déconnexion de leurs centres nerveux. Pour les Prussiens, qui ont gardé les yeux ouverts, cet homme falot, ce pékin déguisé en militaire n'avait aucun prestige : ils attendaient que la France fût à point et se préparaient à la cueillir. Il y a une science des rêves et des ingénieurs pour les manipuler. Le vrai pouvoir, c'était Bismarck qui le détenait. Les familiers de Mathilde n'en ont jamais eu la moindre miette. En 60 comme en 44, Flaubert était objet inerte : une politique rigoureuse le manœuvrait puisqu'elle manœuvrait scientifiquement l'image d'Empereur qu'il avait prise pour caution. Le ministre prussien s'était chargé de réaliser la malédiction paternelle. Qu'était-il arrivé depuis l'holocauste de 44 ? Rien. « Socratisé » par la seringue paternelle ou décoré d'une ombre de ruban dans le royaume des songes, Gustave était resté le fils indigne et féminisé d'une famille où tous les mâles, de père en fils, exerçaient la médecine.
Pas seulement pour les Prussiens : depuis longtemps, les armées de Guillaume avaient, en France même, des complices. Des hommes s'étaient réveillés, en province, à Paris : ils regardaient Badinguet et le voyaient tout nu ; Gustave était, lui aussi, du coup, tout nu sous ces yeux. Depuis longtemps, nous l'avons vu, il devinait un divorce entre les chevaliers du Néant et la jeune génération républicaine. Il ne s'agissait pas seulement d'une coupure politique : dans le domaine sacré de la littérature, les nouveaux écrivains voulaient changer les relations de l'Art et de la Science ; le « roman expérimental » n'apparaîtra qu'après la défaite mais l'idée est dans l'air. À ces moutards présomptueux – dont Flaubert tentait de minimiser l'importance – M. de Bismarck donnait raison tout à coup : ceux-là n'étaient point vaincus. Ni la bourgeoisie industrielle. Ni les savants français. Ni les ingénieurs : la façade seule s'était écroulée, ensevelissant Flaubert sous les décombres. Tous ces gens ont raison d'ailleurs : le seul Flaubert a tort – ainsi que l'Empereur, son Seigneur noir, qui mourra de sa défaite, trois ans plus tard. Car, dans ses lettres de l'époque, sans souci de se contredire, Gustave prend trois positions différentes : tantôt blâmant les Prussiens pour avoir détruit le « monde latin », tantôt condamnant l'Empire pour avoir préféré la gentillesse latine à la Science, tantôt prophétisant dans l'horreur que la Troisième République va entreprendre systématiquement la réforme de l'enseignement et de la vie, qu'il reproche à l'Empereur de n'avoir pas même tentée. De fait, il répète sans cesse qu'il a le « sentiment de la Fin d'un monde » et « quoi qu'il advienne tout ce que j'aimais est perdu. Nous allons tomber... dans un ordre de choses exécrable pour les gens de goût ». Mais « cet ordre de choses », il eût fallu l'établir depuis longtemps pour éviter cette guerre ou la gagner : l'erreur a été de se payer de mots : « Vous m'affligez, vous, avec votre enthousiasme pour la République. Au moment où nous sommes vaincus par le positivisme le plus net, comment pouvez-vous croire encore à des fantômes ?50 » République, Empire : des mots. Les Français ont perdu par la faute de leur verbalisme. Il précise, un peu plus tard : « Est-ce la fin de la blague ? En aura-t-on fini avec la métaphysique creuse et les idées reçues ? Tout le mal vient de notre gigantesque ignorance. Ce qui devrait être étudié est cru sans discussion. Au lieu de regarder, on affirme ! Il faut que la Révolution française cesse d'être un dogme et qu'elle rentre dans la Science comme le reste des choses humaines. Si on eût été plus savant, on n'aurait pas cru qu'une formule mystique est capable de faire des armées et qu'il suffit du mot “République” pour vaincre un million d'hommes bien disciplinés51. » À sa nièce il précise : « Les gens qui me parlent d'espoir, d'avenir et de Providence m'irritent profondément. Pauvre France, qui se sera payée de mots jusqu'au bout52. » La Commune même lui paraît un produit du verbalisme et de croyances vétustes dont nous ne nous sommes pas encore délivrés. « Pauvre France, qui ne se dégagera jamais du Moyen Age ! qui se traîne encore sur l'idée gothique de la commune, qui n'est autre que le municipe romain ! » Si la Commune de 71 est une résurrection de la commune médiévale et si celle-ci n'est que la survivance du municipe romain – ce qui, il faut bien le dire, n'a pas le sens commun –, il faut admirer à quel point notre histoire, jusque dans ses tumultes les plus sanglants, est enracinée dans l'antiquité latine : quelle plus belle preuve en donner que l'entêtement des Parisiens, malgré la présence d'une armée prussienne et des troupes versaillaises, à donner leur sang pour ressusciter une institution de la Rome antique. C'est pourtant cette « latinité » que Gustave condamne ; c'est elle qui perd la France, en ce temps de positivisme. Des mots ! Des mots. Un mot, la République. Quelle différence y a-t-il entre une république plus ou moins censitaire et une monarchie constitutionnelle ? Pour Gustave, ce sont deux appellations homonymes qui, malgré l'identité du sens, suscitent des passions opposées, deux mysticismes contradictoires. Le mysticisme, pour Flaubert, n'est donc qu'un attachement démentiel au signe, indépendamment du signifié : Avenir, République, Providence, Commune, autant de mots qui ont tué la France : le positivisme prussien, lui, ne s'intéresse qu'aux choses. Fort bien : mais que penser du mot « Empire » ? Couvrait-il une réalité ? et ceux qui se sont payés de ce mot-là, ne sont-ils pas les plus coupables ? Il est sûr, en tout cas, que l'écrivain Flaubert ne peut condamner l'inflation verbale sans porter sentence sur lui-même : non qu'il ait truffé ses ouvrages de grands mots vagues et retentissants ; mais il pensait que « le style est le point de vue absolu53 » et, bien que choisissant ses termes avec le plus grand souci de précision, il s'appliquait, nous l'avons vu, à déréaliser le langage ; loin de l'utiliser pour désigner un signifié extérieur au Verbe, il mettait son art à faire passer la chose dans la matérialité du mot en sorte que la phrase, sonore et close, coupée de ses références au monde, tendait à se poser pour soi, à devenir ce qu'on appelle aujourd'hui un texte, renvoyant à tout le langage et seulement à lui. N'est-ce point cet art-là – l'Art-Absolu – qu'il met en cause quand il montre la France fourbue, « rassasiée de discours », assassinée par la rhétorique ? Ou, plus exactement, n'a-t-il pas le sentiment que le positivisme – qu'il reproche à l'Empire de n'avoir pas développé – n'était justement pas compatible avec cet art subtil ? Quand l'objet de la littérature est la déréalisation du langage, il faut que la société qui l'adopte ait, pour quelque raison historique, besoin de se payer de mots. Si Napoléon III est coupable de n'avoir pas chassé les « humanités » de l'enseignement supérieur pour les remplacer par l'étude des sciences exactes, c'est que le monde latin dont Gustave croit voir la fin en 70 était déjà mort quand le Prince-Président a pris le pouvoir. De ce point de vue, quand Flaubert incrimine « notre gigantesque ignorance », ce possessif n'est pas mis là par hasard ou par clause de style : latin, le fils du chirurgien-chef possède une belle culture classique mais, pour ce qui est des sciences exactes, il partage l'ignorance de ses compatriotes. Mieux : il est beaucoup plus ignorant que les nouveaux bourgeois – membres d'une société réelle qu'il ne fréquente point –, il n'a guère partagé l'engouement du public pour les ouvrages de vulgarisation scientifique ; un peu plus tard, en écrivant Bouvard et Pécuchet, il entonnera pêle-mêle un savoir indigeste pour le vomir aussitôt sur ses contemporains. Cependant, cette ultime vengeance contre la malédiction paternelle n'ayant pas pour but de lui apprendre les sciences mais de les désapprendre à ses contemporains, il aura beau la mener presque jusqu'à son terme, il mourra comme il est né : dans l'ignorance. Au contraire de Flaubert, les nouveaux écrivains, Zola, en particulier, n'auront aucune peine à acquérir des connaissances exactes et sauront amasser un capital scientifique pour l'investir dans leurs œuvres : c'est qu'il ne s'agit plus de contester la Science mais de l'assimiler. Flaubert les fréquente, ils lui ont fait part de leurs projets : cela suffit pour qu'il ait conscience de ne rien savoir ; c'est bien lui, c'est lui aussi qu'il condamne : la latinité étant morte – sans doute en même temps que l'Ancien Régime – c'était un tort et peut-être un crime que de s'obstiner à rester latin. Que fallait-il donc ? Que faut-il ? Il le répète à George Sand, le 29 avril 71 : « À quoi donc faut-il croire ? À rien ! C'est le commencement de la sagesse. Il était temps de se défaire des “principes” et d'entrer dans la Science, dans l'examen. La seule chose raisonnable (j'en reviens toujours là), c'est un gouvernement de mandarins pourvu que les mandarins sachent quelque chose et même qu'ils sachent beaucoup de choses. Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours... au dernier rang puisqu'il est le nombre, la masse, l'illimité. Peu importe que beaucoup de paysans sachent lire... mais il importe infiniment que beaucoup d'hommes, comme Renan ou Littré, puissent vivre et soient écoutés. Notre salut est maintenant dans une aristocratie légitime, j'entends par là une majorité qui se composera d'autre chose que de chiffres54. » Ces mandarins, Flaubert en sera-t-il ? L'aristocratie « légitime », quels rapports entretiendra-t-elle avec l'« aristocratie du Bon Dieu » ? Il est difficile de le savoir : Gustave a été, depuis de longues années, endoctriné par Renan ; ce qu'il sert à George Sand, ce sont des idées que Renan nourrissait depuis 48, nous l'avons vu. Mais s'il met Renan au pouvoir, c'est qu'il choisit la Raison contre l'Art et la Prusse contre la France. Sans doute, Renan n'est pas un savant : c'est un mandarin. Toutefois cet ancien séminariste a quelques idées fort peu flaubertiennes. Gustave doit apprécier en lui le mépris du chauvinisme ; il admire certainement en cet ancien séminariste la haine du catholicisme et le doute systématique : quand l'auteur de la Vie de Jésus déclare que la Science n'est rien d'autre qu'une contestation sans fin, Flaubert pense retrouver chez un autre cette « croyance à rien » dont il a, depuis l'adolescence, fait une profession de foi. Pour ce motif, dans le passage précité, il assimile la sagesse au scepticisme : ne rien croire, examiner. Mais l'examen n'a d'autre effet, selon lui, que d'abolir les illusions sans les remplacer par un savoir positif : la Science serait, dans cette perspective, uniquement négative. Cette interprétation de Gustave fausse la pensée de Renan qui est, somme toute, un positiviste. Le vague panthéisme de celui-ci ne peut déplaire à l'écrivain qui termine son Saint Antoine par ces mots : « Être la matière ! » Et, pour toutes ces raisons, il tolère certaines bizarreries de son ami, en particulier cette opinion que la langue française s'est faite pour toujours au XVIIe siècle et qu'il n'y a pas, pour un auteur moderne, d'autre instrument que cette langue-là. Mais peut-il admettre les goûts littéraires et artistiques de Renan ? Accepte-t-il que Chateaubriand écrive mal ou que l'église Saint-Marc, à Venise, soit laide ? D'autant moins, j'imagine, que ces jugements reposent sur un principe qu'il a, dès son enfance romantique, rejeté pour toujours. La Beauté, dit Renan, fidèle à lui-même, repose sur l'élément rationnel. C'est refuser le baroque et le romantisme au nom du classicisme, c'est soumettre l'imagination à la dictature de la Raison. Et certes, chez Flaubert, l'imagination – du moins quand il écrit – n'est pas libre : mais cette « forme » qui, pour lui, doit la structurer, nous savons qu'elle n'est pas une rationalité : au mieux, nous pourrions dire qu'elle est, chez ce sadomasochiste qui assimile le Beau et le Mal, le reflet noir et diabolique de la Raison, l'emprunt que le Mal fait au Bien pour se « composer » et nuire davantage. Mais surtout, Renan voit un ordre dans les séquences historiques, il cherche des significations là où Gustave ne voit qu'un tumulte confus. Ils ont en commun, c'est sûr, le mépris de la politique. Mais Renan compte sur les sciences humaines, quand elles seront appliquées par des ingénieurs moraux, pour gouverner les hommes. S'il était, par miracle, appelé à la présidence du Conseil, il n'irait pas chercher ses ministres – à l'exception de Berthelot – parmi les convives des dîners Magny : il s'entourerait, sans aucun doute, de savants et de techniciens. Que deviendraient les « Artistes » quand cette « aristocratie légitime » serait au pouvoir ? On ne les favoriserait guère, j'imagine : leur sensibilité exquise, leurs névroses ou, si l'on préfère, l'extrême délicatesse de leur système nerveux, leur nihilisme ne compteraient guère aux yeux d'un pouvoir neuf qui, né du savoir, conçoit l'Art, à la façon du XVIIe siècle, comme un naturalisme universaliste fondé sur la Raison. Quand il vote pour les Mandarins, Gustave, il donne son suffrage à Bismarck, à Achille-Cléophas, à Achille. Ces gens n'iront point lui donner la rosette – et pas davantage aux Goncourt, à Baudelaire, à Leconte de Lisle ; ils ne l'appelleront point à partager leurs travaux, ils ne l'inviteront point à leurs dîners priés : ils l'oublieront, lui et les autres « ouvriers d'art », au profit d'écrivains plus jeunes, formés au même positivisme ; sans le favoriser et sans lui nuire, ils le passeront sous silence, en attendant qu'il meure. En d'autres termes, Flaubert ne peut pas prendre parti pour les nouveaux mandarins sans se condamner lui-même et c'est ce dont il est tout à fait conscient. Bien entendu, il va tenter de s'extraire du lot des coupables et de se présenter comme une victime du mensonge impérial : « La France... vivait depuis quelques années dans un état mental extraordinaire... Cette folie est la suite d'une trop grande bêtise et cette bêtise vient d'un excès de blague car, à force de mentir, on était devenu idiot. On avait perdu toute notion du bien et du mal, du beau et du laid. Rappelez-vous la critique de ces dernières années. Quelle différence faisait-elle entre le sublime et le ridicule ? Quel irrespect ! quelle ignorance ! quel gâchis !... et en même temps, quelle servilité envers l'opinion du jour, le plat à la mode !55 » Avec Maxime, il est plus explicite : on a perdu la guerre pour avoir méconnu sa sincérité : « [...] Tout était faux : fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit et même fausses courtisanes. Dire la vérité c'était être immoral. Persigny m'a reproché tout l'hiver dernier de “manquer d'idéal” ! et il était peut-être de bonne foi56. » Il se présente ici comme le Huron, le Paysan du Danube qui dit la vérité au milieu du mensonge universel et dont l'Idéal (la Beauté comme inutile et même hostile à notre espèce) est méconnu par le matérialisme ou les idées reçues des hommes au pouvoir. Mais croit-il à ce qu'il dit ? Persigny, chez Mathilde, aux Tuileries pouvait bien lui reprocher de manquer d'idéal : à Courbet, pour ne citer que cet exemple, il eût été bien empêché de faire le même reproche. C'est que Gustave était « reçu » et que Courbet ne l'était pas. Contre celui-ci que pouvait-on faire ? Lacérer ses toiles à coups de cravache, lui interdire d'exposer, l'emprisonner peut-être ; toutes ces mesures n'avaient d'autre effet que de mettre l'accent sur sa rupture avec le régime. Si Persigny pouvait parler d'homme à homme à Flaubert, s'il n'y avait point entre eux cet abîme : la répression policière, c'était que Flaubert mentait. Moins que les autres ? Non : différemment et pour des raisons différentes. En tout cas sans dénoncer leurs mensonges : cela veut dire qu'il en assumait implicitement la responsabilité. Littré, Renan, la jeunesse des Écoles pourraient fort bien le tenir pour complice du régime. Renan lui-même, il est vrai, martyr en 6257, avait commencé par se vendre et, d'une certaine façon, continua jusqu'au bout.
Du reste, le concept même de mandarin reste fort vague, chez Flaubert. D'après le texte que nous avons cité, il semble qu'il s'en soit lui-même exclu : le Mandarin est un sage, que sa philosophie positiviste prépare à commander aux savants, à recruter des ingénieurs pour régir la société civile. Cette « aristocratie légitime » régnera sur un pays ruiné et se distinguera par son austérité : plus de fêtes, plus de blague, la reconstruction du pays et la manipulation des masses conformément aux lois scientifiquement établies de la sociologie ; en somme un human engineering au service d'une résurrection économique de la France, la politique remplacée par le conditionnement des citoyens. Mais d'autres lettres nous apprennent, au contraire, que Gustave réclamait pour lui-même le mandarinat. Celle-ci, par exemple, qu'il écrivait à Caro le 28 octobre : « Toute élégance, même matérielle, est finie pour longtemps. Un mandarin comme moi n'a plus sa place dans le monde58. » Flaubert, arbitre des élégances ? Cela n'est point dit, bien sûr : j'ai fait remarquer déjà que les liens logiques du discours sont pratiquement absents de la Correspondance. N'importe : la contiguïté des deux termes a nécessairement pour effet l'interpénétration de leurs sens. Un mandarin – entre autres vertus – se caractérise par son amour du luxe et par son goût. Nous avons vu, plus d'une fois, Flaubert juxtaposer de manière inquiétante les « objets de luxe » et les « œuvres d'art »59, partant du principe erroné que « qui peut le plus peut le moins » – ce qui voulait dire, en l'espèce, que l'Artiste, puisqu'il est capable de produire des œuvres et de juger souverainement de leur cohésion interne, des affinités esthétiques qui unissent les parties entre elles et avec le tout, doit, à plus forte raison, pouvoir apprécier un vêtement ou un mobilier. Il se trompait, d'accord, et les Goncourt, en octobre 63, à l'occasion d'un voyage à Croisset, ne nous l'ont pas laissé ignorer60 : l'art d'assortir des phrases n'implique pas nécessairement celui d'assortir des meubles. Mais ce qui nous importe ici, c'est que le mandarin, s'il se caractérise par le goût de l'élégance et du luxe, c'est-à-dire de l'inutile, du gratuit, ne peut être le sage austère qui reconstruira la France en y ramenant l'ordre par l'application des lois rigoureuses de l'anthropologie. Celui-ci – le mandarin du type Renan –, il serait injuste de le taxer d'utilitarisme : n'importe ; son entreprise a des fins humaines : il s'agit de ressusciter une portion de l'espèce, cette nation morte ou à l'agonie. Rien ne peut l'intéresser que ce qui sert son dessein pratique : en ce sens, le luxe n'est pas son affaire ; il n'a pas même besoin de s'y connaître – et, d'ailleurs, tout le monde sait que Renan ni Littré ne s'y connaissent pas. L'autre – le mandarin du type Flaubert –, c'est une fleur du Mal, il naît sur ce fumier, une société déjà constituée, et met tous ses efforts à n'en point partager les fins : le paradoxe, certes, c'est qu'il ait besoin du travail des hommes, de leurs pauvres besoins, des institutions qui règlent la répartition des biens, des forces de l'ordre, enfin, pour continuer en paix son labeur subversif, sa destruction radicale de l'ordre humain par la production de cette agressive inutilité, l'œuvre d'art, centre de déréalisation. Mais, bien qu'il ait besoin de cette société qu'il nie, bien qu'il en ait besoin pour la nier, sa spécialisation le rend incapable, quand elle se décompose à la suite d'un cataclysme et quelle que soit sa bonne volonté, de contribuer à la reconstituer. Le mandarin Flaubert – puisqu'il se définit par l'« attitude esthétique » – ne participera jamais à un pouvoir réel, c'est-à-dire pratique. La parcelle de souveraineté qu'il a détenue pendant quelques années, elle lui venait, nous l'avons vu, d'un pouvoir menteur et sans efficacité, de Napoléon III, cette lorette coûteuse, cette putain de luxe que la bourgeoisie, oublieuse des journées de Juin 48, se lassait déjà d'entretenir. La définition de ce mandarinat, Gustave la donnait à Louise bien avant son voyage en Orient : c'est le culte du superflu et l'oubli du nécessaire ; c'est la contemplation mystique du tout et le refus de l'action ; c'est la rupture avec l'espèce humaine et, plus radicalement, avec la réalité au profit d'une irréelle Beauté ; c'est la misanthropie et, conséquemment, la conception sadique des Beaux-Arts. Tributaire de l'ordre établi, ce vampire sera la première victime des désordres sociaux mais il s'est refusé par principe le moyen d'y remédier ou simplement de les connaître. Ainsi, la double signification de ce mot nous révèle le malaise profond de Flaubert : tantôt il se tient pour le pair de Renan – n'a-t-il pas vingt fois discuté avec lui, d'égal à égal, chez Magny – et il se plaît à imaginer que celui-ci, prenant le pouvoir, le convie à partager ses responsabilités ; Flaubert entre au gouvernement ou dans quelque Sénat constitué par tous les grands hommes de la nation ; avec les savants et au même titre qu'eux, il est aristocrate à part entière. Position de repli puisque sous Napoléon III il était au-dessus d'eux, membre éminent de l'« aristocratie du Bon Dieu » ; il l'accepterait pourtant sans hésiter ; ce serait l'unique moyen d'éviter le triomphe du Père et de l'Usurpateur, l'écrasement de l'Artiste par le positivisme prussien : l'Art et la Science se valent, leurs ministres constituent la nouvelle aristocratie qui se met au service de la nation et tente de la régénérer ; et, tantôt, revenant au sens premier qu'il a donné au mandarinat, il comprend que la société nouvelle, non contente de se passer de ses services, ne s'établira qu'en commençant par l'éliminer. De fait, puisque la pauvreté, les nécessités de la reconstruction et celles de la défense nationale exigent l'esprit de sérieux, le réalisme, une gestion scientifique des finances, la désintoxication des Français par injection à doses massives de la vérité, « fût-elle triste », comme dit Renan lui-même, puisque le pays doit se refuser toute dépense superflue et ne consentir qu'à celles qui sont vraiment nécessaires, Flaubert, produit de luxe et producteur d'objets luxueux qui se veulent inutiles, consommateur pur, parasite d'une société qui produit des marchandises, s'apparaît comme un résidu du Second Empire, une épave de ce luxe condamné qui a conduit à Sedan. « Il n'y a plus de place pour nous ! » s'écrie-t-il. Mais ce qui doit lui être particulièrement amer, c'est qu'il a tracé lui-même le programme de cette société qui le rejette : ce n'est pas seulement la Troisième République qui pratique cet ostracisme ; si les Mandarins – type Renan – venaient au pouvoir et s'ils suivaient ses conseils (plus de mensonge, plus de folles croyances, la Vérité, la Science), ils commenceraient eux aussi par le chasser de leur cité comme Platon fit des poètes. De sorte que – l'on s'en aperçoit vite en feuilletant la Correspondance – l'avenir qu'il prophétise et qu'il condamne (« on sera utilitaire et militaire, économe, petit, pauvre, abject », « On sera utilitaire, militaire, américain... ») ne diffère en rien de celui qu'il conseille aux Mandarins, s'ils ont le pouvoir, de préparer. Tantôt, en effet, il rugit de fureur à la pensée qu'un monde nouveau va naître qui le refusera – et, dans ce cas, les épithètes péjoratives abondent sous sa plume ; et tantôt il insiste surtout sur les qualités d'une « majorité fondée sur autre chose que le nombre » : tout se passe comme s'il portait sentence sur lui-même, sans trop le savoir, et se faisait condamner à l'anéantissement par des savants et des penseurs rationalistes, lui, vieille illusion nuisible et périmée, au nom de la Vérité – et comme si, en d'autres moments, il tremblait de rage, de peur et de dégoût, en voyant venir à lui comme autre et reprise par les autres la sentence qu'il n'a pu s'empêcher de porter.
1. 9 février 1863. Journal, t. VI, p. 63. « Hier nous étions dans le salon de la princesse Mathilde. Aujourd'hui nous sommes dans un bal du peuple... J'aime ces contrastes. C'est monter la société comme les étages d'une maison. »
2. À Mathilde, 3 mai 1871, Correspondance, t. VI, p. 233.
3. Correspondance, t. VI, p. 200.
4. Journal, t. X, p. 205.
5. Il va de soi que les rites de passage sont réels dans toute société réelle où ils représentent des facteurs d'intégration.
6. Ou de quelques mois à peine : elle est née en 1820. Quand il fait sa connaissance, c'est à peine si elle a dépassé la quarantaine.
7. Edmond, pourtant, son Journal le prouve, était loin d'être insensible aux « charmes » de la Princesse.
8. Ce fut la première impression que les Goncourt reçurent d'elle.
9. Autre impression des Goncourt, consignée le même jour.
10. Correspondance, t. VI, p. 218.
11. Ibid., p. 233.
12. Par les champs et par les grèves, Conard, p. 78-80.
13. Ibid., p. 288.
14. Compensation de la malédiction : anomalie-exclusion.
15. Simplement parce que la partie ne peut mettre en doute le tout qui la produit et qui en est la trame intime. Cela ne veut pas dire qu'elle a pour autant la possibilité d'affirmer sa réalité. Tout dépend, naturellement, des systèmes. Dans une totalité réelle, une partie peut objectiver le tout par un acte. Dans une totalité imaginaire, comme celle que nous avons décrite, la partie n'ayant en aucun cas plus de réalité que le tout ne possède ni les moyens de l'affirmer ni ceux de le nier : elle ne peut que le vivre, c'est-à-dire y croire. Mais, bien que la croyance, en l'absence de tout réducteur spécifique (c'est-à-dire de toute évidence – en quelque secteur que ce soit – révélant une quelconque vérité) ne puisse jamais être contestée par une intuition indéniable ou par l'apodicticité d'une déduction, elle se donne d'elle-même comme n'étant que croyance. C'est-à-dire qu'elle ne peut se vivre sans dénoncer – sans mots – sa secrète insuffisance. Il faut ne rien comprendre à cette étrange scissiparité qu'on nomme existence pour imaginer un instant qu'une croyance puisse se faire prendre en qui que ce soit et de l'intérieur pour une certitude.
16. Correspondance, t. VI, p. 148.
17. Ibid., p. 156. Flaubert explique ailleurs le sens de cette restriction : la Prusse aurait dû faire la paix après Sedan et le tort de Bismarck a été d'envahir la France.
18. À Louise, 17 janvier 1852. Correspondance, t. II, p. 351. Le photographe (cf. plus haut), c'est Maxime ; le poète, c'est Hugo.
19. Il est plus précis dans une autre lettre, non datée mais postérieure au 16 août : « J'ai eu un attendrissement, Princesse, en lisant vos dernières lignes où vous m'annoncez un petit cadeau (la médaille) qui me sera plus doux que la chose en soi. Car l'honneur est partagé par beaucoup, mais cela non pas ! » Correspondance, t. V, p. 232. Ce qui est commun c'est la distinction publique qui, comme telle, ne colle guère avec l'idiosyncrasie de l'Artiste. Ce qui est unique, c'est le don de Mathilde, qui s'adresse directement à l'universel singulier, c'est-à-dire à Gustave.
20. 16 août 1866. Correspondance, t. V, p. 225.
21. À Amélie Bosquet, 20 août 1866. Correspondance, t. V, p. 227.
22. Cf. Correspondance, t. IV, p. 156 : Le docteur Cloquet pourra citer à Napoléon III le procès Bovary comme une turpitude de son régime.
23. J'ai déjà montré que, pour ce qu'on nomme « réalité humaine », toute détermination de fait est en même temps valeur. C'est que la facticité de l'existence ne se découvre qu'au projet qu'elle suscite et qui la dépasse.
24. On l'aura noté : Gustave, en 1852, est beaucoup plus sévère pour Maxime qu'il ne sera en 1880 lors de son élection à l'Académie française. Dans le premier cas, Du Camp n'est pas coupable de déchoir : c'est pis, on le décore parce qu'il est depuis longtemps déchu. Dans le second, il vaut mieux que le fauteuil qu'on lui donne : Gustave lui reproche rêveusement de déroger. C'est que, depuis 1848 et, plus précisément, depuis la lecture de Saint Antoine à Maxime et à Bouilhet, Flaubert en veut profondément à Du Camp ; ils ne cesseront de s'éloigner l'un de l'autre – le ressentiment de Gustave étant nourri par des conseils maladroits et assez vils de son censeur – jusqu'en 1857 : au moment du procès de Madame Bovary il semble que le point de rupture soit atteint. Mais non : la gloire, en fondant sur Gustave, renverse la situation : c'est Maxime, à présent, qui jalouse son ami. Cela n'est point pour déplaire à celui-ci qui, connaissant d'expérience les affres de l'envie, proclame volontiers qu'il vaut mieux faire envie que pitié. Par cette raison, c'est Flaubert qui, sans trop d'illusion, ébauchera, par paternalisme, un rapprochement. Ils restèrent assez liés jusqu'à la mort de Gustave – comme on peut voir d'après la scène finale de la seconde Éducation. L'auteur ne se dissimule pas l'arrivisme de Deslauriers mais, finalement, l'échec de ses deux héros les fait bénéficier d'une indulgence attendrie : Deslauriers, lui aussi, parbleu, était trop grand pour lui ; aurait-il, sinon, cette profonde mélancolie ; se tournerait-il, pendant le naufrage, comme Flaubert le fait de plus en plus souvent, vers leur passé commun ? Des confidences de Maxime ont laissé soupçonner à son ami un désenchantement secret. Il n'en faut pas plus pour qu'il s'ébahisse en apprenant ce qu'il appelle – par un lapsus bien significatif – sa « nomination » à l'Académie. Puisque Maxime a conscience – comme Gustave – d'avoir raté sa vie, qu'a-t-il besoin d'échanger ce désenchantement sublime contre la satisfaction d'être reconnu comme leur pair par des fabricants de mauvaise littérature ?
25. Suit la décision précitée de se faire naturaliser russe.
26. Correspondance, t. VI, p. 197.
27. Ibid., Supplément, 1864-1871, p. 241. La lettre non datée est probablement du 18 août 1870.
28. Ibid., t. VI, p. 184.
29. Ibid., t. VI, p. 188.
30. Ibid., t. VI, p. 192.
31. En janvier 1871, il écrit à Caro : « Ce pauvre Paris ne pourra pas résister longtemps à l'effroyable bombardement qu'il subit. »
32. Je ne me suis pas étendu sur l'antisémitisme de Flaubert et cela pour deux raisons : dans son milieu et à son époque, tout le monde est raciste ; Gustave l'est comme tout le monde, pas plus : en ce sens, cette sottise criminelle, entrée en lui par l'oreille et demeurée en lui, stagnante, comme ces blocs de bêtise qui l'écrasent et que sa pensée tente vainement de dissoudre, je n'y vois rien qui le caractérise dans sa particularité ni qu'il ait intériorisé à sa manière pour le réextérioriser dans ses livres et ses conduites. À la différence des Goncourt – surtout d'Edmond dont le racisme est si virulent qu'il mérite une explication, à chercher sans doute dans sa protohistoire – il est colporteur d'antisémitisme plutôt qu'agent actif et inventeur. Et c'est une stéréotypie déplaisante mais sans gravité que sa manie d'appeler Lévy le « fils d'Israël ». Je ne l'excuse pas : j'ai dit ailleurs ce que je pensais de ces porteurs de microbes plus contagieux que vraiment infectés par qui se perpétue un racisme bonhomme – celui-là même qui, quand les circonstances y sont propices, devient une rage meurtrière. Simplement, je maintiens que ses « opinions » en cette matière n'étaient que des reflets : l'époque, bien sûr, s'incarne en lui, comme en tous, avec cette haine du « Youtre » si précisément datée (ce n'est pas encore celle de Drumont. Ni celle des antidreyfusistes. Ni celle des national-socialistes. Il s'agit encore, au milieu du siècle dernier, d'un réflexe défensif d'une collectivité active qui refuse d'assimiler – ou qui assimile à regret – les nouveaux membres que la Révolution de 1789 lui a donnés). Mais il n'en remet point : pour détester les Juifs, il faut nécessairement être misanthrope ; jusqu'à un certain point seulement. Passé ce seuil – et Flaubert l'a passé largement – on déteste trop les hommes pour pouvoir établir une hiérarchie de ses détestations : tous égaux, tous infâmes, tous damnés. Reste que Gustave – sans croire pour autant à la supériorité du Non-Juif – est trop heureux de poser en principe l'infériorité des « enfants d'Israël » – tout particulièrement quand il s'agit de son éditeur.
33. Ajoutons que Flaubert tenait Napoléon III auteur pour un piètre écrivaillon : 11 mai 1865 : « Je n'ai même pas ouvert le César de notre souverain, qui est une médiocre chose, à ce qu'il paraît. » À Mlle Leroyer de Chantepie. Correspondance, t. V, p. 175.
34. Il faut dire qu'il garde rancune à l'un et à l'autre pays parce qu'ils ne nous ont pas porté secours.
35. Il faut dire aussi que la Russie lui apparaissait sous les traits de Tourgueneff dont l'aimable nonchalance et la « gentillesse » avaient séduit jusqu'aux frères Goncourt. Mais, inversement, on n'oubliera pas que ce charmant aristocrate l'éblouissait avant tout parce qu'il représentait à ses yeux cet idéal : un grand écrivain authentiquement noble.
36. Correspondance, Supplément (1864-1871), p. 254.
37. À Caroline, Correspondance, t. VI, p. 197-198. On sait l'arrangement : Flaubert habitait Croisset qui appartenait à Caroline Commanville. En fait sa réaction reste celle du propriétaire : les Prussiens ont souillé sa propriété en tant que vie d'intérieur soutenant sa vie intérieure ; c'est en lui qu'ils ont pénétré. Il va de soi qu'il est fort heureux, dans le moment qu'il souhaite démolir Croisset, de se rappeler que « la pauvre maison » ne lui appartient pas : mais c'est abstrait. Le vrai lien, ici, est organique.
38. Même ce « prolongement » inattendu ne l'inquiète pas. Dès le 18 avril il en a trouvé l'explication : « L'issue de l'insurrection parisienne est retardée parce qu'on emploie des moyens politiques pour éviter l'effusion de sang. »
39. Non : il le disait lui-même le 27 avril : « Je ne suis plus dans l'horrible état où j'ai râlé pendant six mois. »
Curieusement, douze jours plus tard, écrivant à Mme Schlésinger le 22 mai, il écrit qu'il a « souffert depuis dix mois horriblement ; souffert à devenir fou et à me tuer ». Cette douleur-accordéon montre assez son insincérité : huit mois, cela veut dire depuis Sedan jusqu'au 10 mai, bref, c'est son patriotisme qui souffre. Six mois : depuis la menace d'occupation jusqu'au départ des occupants.
40. Nous retrouvons, bien sûr, les trois motifs complémentaires, dont chacun reflète les deux autres : folie, mort, sénescence (ici représentée par le calus qui est, lui aussi, une de nos anciennes connaissances). Mais le suicide n'est jamais évoqué dans les lettres précédentes : il dit qu'il souhaite mourir, qu'il mourra de chagrin, jamais qu'il se donnera la mort.
41. Correspondance, t. VI, p. 233-234.
42. C'est moi qui souligne.
43. 30 octobre 70. À George Sand, Correspondance, t. VI, p. 184.
44. « Comme on nous hait ! Et comme ils nous envient, ces cannibales-là ! Savez-vous qu'ils prennent plaisir à détruire les œuvres d'art, les objets de luxe, quand ils en rencontrent ! Leur rêve est d'anéantir Paris parce que Paris est beau. » À Mathilde, 23 octobre 70. Correspondance, t. VI, p. 172.
45. À George Sand, 11 mars 71. Correspondance, t. VI, p. 203.
46. À Feydeau, 29 juin 71.
47. Correspondance, t. VI, p. 161.
48. À la fois pour s'emparer du secteur qui échappait par principe aux investigations scientifiques et pour y triompher en y appliquant, transposées, les méthodes exactes.
49. Renan, en 1860, projetait de faire un voyage en Orient et tout particulièrement en Palestine. Les Goncourt prétendent que l'Empereur le fit appeler et lui demanda combien coûterait le voyage. Renan dit, sans hésiter : « 25000 francs » et Napoléon les lui donna. L'anecdote n'est pas convaincante : à l'ordinaire les souverains n'entrent pas eux-mêmes dans ces marchandages ; c'est, pensent-ils, s'abaisser et courir le risque d'humilier l'homme à vendre en lui révélant sans ménagement son caractère de marchandise : il y a des intermédiaires pour ce genre de propositions, on fait toucher la marchandise par un confrère honorable et déjà vendu. Reste que Renan, jusqu'en 60, s'il n'était pas tout à fait hostile à l'Empire, gardait la plus extrême réserve. Prudence et circonspection s'évanouirent ensemble puisqu'il accepta de voyager à titre de « chargé de mission » et que le gouvernement impérial prit en charge tous les frais de cette expédition.
50. À George Sand, 10 septembre 70. Correspondance, t. VI, p. 148.
51. À George Sand, Ibid.
52. À Caroline, janvier 71. Ibid., p. 196.
53. À George Sand, 24 avril 71. Correspondance, t. VI, p. 224.
54. Correspondance, t. VI, p. 228.
55. À George Sand. Correspondance, t. IV, p. 229.
56. À M. Du Camp, 29 septembre 70. Correspondance, t. VI, p. 161.
57. Après la publication de la Vie de Jésus le gouvernement suspendit ses cours. Napoléon III s'excusa auprès de lui de cette mesure que les catholiques avaient imposée, par une lettre personnelle ; on lui offrit même une sinécure qui permettait de continuer à lui servir son traitement. Il prit la mouche, refusa, fut cassé. Mais, après ces conflits minimes, on le retrouve chez Mathilde qui, au début, l'exécrait ; la guerre de 70 le surprend en croisière pour le Spitzberg avec le prince Napoléon.
58. Correspondance, t. VI, p. 178.
59. Cf. en particulier Correspondance, t. VI, p. 172. À Mathilde.
60. Journal, t. VI, p. 140-142.