Curieusement, bien avant d'appuyer sa prophétie sur un enchaînement rigoureux – la Commune, la grande peur des bien-pensants et la féroce réaction qui s'en suivra –, il prophétise le retour en force du catholicisme : « Nous allons entrer dans une ère stupide. On sera utilitaire, ... américain et catholique, très catholique, vous verrez. » Cette prémonition date du 30 octobre ; Paris, assiégé par les Prussiens, tient encore et dans la même lettre Gustave consent à le trouver « héroïque ». Si la Foi surgit sur les décombres, ce n'est pas la guerre civile qui la ressuscite : ceux qui lui rendent sa puissance, ce sont les nouveaux barbares, les savants, les organisateurs. En tout premier lieu ceux de Prusse, par la victoire même qu'ils ont préparée, méritée, obtenue, par la souffrance qu'ils ont provoquée chez les Français : « Le malheur rend les faibles dévots et tout le monde est faible maintenant. La guerre de Prusse est la fin de la Révolution française. » Entendons : la fin de la déchristianisation commencée par la bourgeoisie jacobine et, peut-être, la restauration d'une monarchie très chrétienne. Cette réaction à une défaite savamment organisée s'accompagnera d'un réflexe autodéfensif devant la Science de chez nous, c'est-à-dire devant la préparation savante de la reconstruction et de la revanche. Sous la dictature policière de Napoléon III, il demeurait possible – si l'on reconnaissait à César la légitimité de son pouvoir – de lutter à visage découvert contre les conservateurs chrétiens. L'Empereur n'était a priori ni pour eux ni contre : il cherchait une majorité, c'est tout ; la politique des années 60, c'eût été, pour Flaubert, au lieu de contester l'Empire, de fournir à Napoléon III une majorité de rechange qui fût – cela seul pouvait intéresser l'Artiste – plus libérale et plus compétente dans le domaine de la littérature. Mais, sous le régime qui vient de naître et qui n'ose pas trop dire son nom, la lutte deviendra impossible, par la raison que c'est le positivisme lui-même qui détermine un changement dans les esprits : devant les dures réalités dévoilées par la Science, devant le principe même – impitoyable – de la recherche exacte, devant l'éclatement des humanités, le bourgeois se réfugiera dans les temples beaux et sombres d'une religion plus encombrée que jamais de fétiches et de momeries. Cassandre, une fois de plus, a raison : on dirait qu'elle le voit, ce vacherin sur la colline Montmartre, le Sacré-Cœur. Bref, Flaubert conçoit ici, curieusement, l'équilibration de la Science victorieuse par une renaissance de la Foi. Non point qu'il veuille opposer un groupe de bigots conservateurs à un groupe de hardis mandarins. « Tout le monde est faible », dit-il. Et cela suppose que l'affrontement n'est pas simplement extérieur : en chacun la sèche et triste volonté de savoir pour changer est balancée au moins par la tentation de croire. Flaubert a-t-il connu de nouveau cette tentation ? Il n'en souffle pas mot dans sa Correspondance. Mais je serais tenté de le croire. Le 29 septembre 70, en effet, après avoir été brisé par la capitulation, il a repris de l'espoir : pour des motifs discutables mais dont certains sont rationnels et veulent l'être. Toutefois ce qui compte le plus à ses yeux, ce qui lui rend courage, c'est, nous l'avons vu, qu'il veut croire un moment au triomphe du sentiment sur la raison, du pathos sur la praxis : les Français surprendront et battront les civilisés barbares par ces raisons du cœur que la raison ne connaît pas. Et, dans la même foulée, le voici qui s'exclame : « La victoire doit rester au droit, et maintenant nous sommes dans le droit. » Mais qui, sinon le Tout-Puissant, peut nous garantir ce miracle, la victoire du Droit, même désarmé, sur la Force organisée ? On n'eût jamais attendu de Flaubert cette confiance enfantine : bien sûr, il croit, tout au fond de lui-même, depuis 44, que ses souffrances lui ont mérité le génie ; mais nous avons vu, déjà, dans quels obscurs replis de l'âme il sait dissimuler son « Qui perd gagne ». Au niveau des événements historiques, il fait preuve de cynisme et pourrait souscrire à ce mot célèbre : « Tout s'est très mal passé, toujours1 », ainsi qu'à la pensée de Pascal sur le nez de Cléopâtre. Une suite de désordres sanglants où les bons sont punis et les méchants récompensés, voilà ce qui plaît ordinairement à son sadisme. Il n'est donc pas interdit de supposer, devant cette attitude inaccoutumée, qu'il a cherché, pendant quelque temps, un refuge dans la religion. De toute manière, les événements vont se charger de le détromper : leur déroulement sera implacable, les Prussiens entreront dans Paris. Pas de pitié pour le Juste, ce monde est bien l'Enfer que ses quinze ans avaient imaginé. Le voici donc doublement exclu : de la vérité rigoureuse, nécessaire et bête (les recherches scientifiques portent sur le détail et n'ont jamais l'ampleur de ce qu'il appelle l'Idée) comme du tendre clair-obscur de la Croyance (stupide, elle aussi : credo quia absurdum). Le vieux mythe est réapparu : Flaubert, c'est Mme Bovary, moribonde et damnée ; M. Homais et l'abbé Bournisien somnolent à son chevet. Ces deux adversaires – le positivisme ou bêtise de l'intelligence et l'obscurantisme ou bêtise matérialiste de dogmes figés – s'affrontaient déjà dans le premier Saint Antoine : aucun des deux ne gagnait ; la Foi vacillait sous les coups que lui portait la Science mais ne disparaissait jamais. Si ce couple d'allégories renaît en 70, ce n'est pas seulement que les conséquences l'ont suscité – encore que l'opposition des concepts se soit approfondie par la méditation sur le désastre et qu'une dialectique s'ébauche, l'irrationalisme imbécile et mystique du Second Empire provoquant une catastrophe d'où surgit le positivisme scientifique et la sécheresse de ce pragmatisme rationnel ranimant, par réaction, les croyances religieuses chez les bourgeois jacobins puis s'efforçant d'écraser l'infâme et gagnant toutes les batailles, la guerre jamais –, c'est, avant tout, que la situation nouvelle a ranimé le vieux mythe qui résume et symbolise à ses yeux la malédiction d'Adam : dès l'enfance, en effet, l'incroyance scientiste de son père a eu raison du théisme imprécis de sa mère. Mécaniste, le praticien-philosophe a ôté à son fils cadet toute possibilité de croire sans pouvoir supprimer en lui le besoin de Dieu. Par cette raison Flaubert exècre également le muflisme scientifique et l'Église imbécile qui ne lui a jamais fourni des arguments ni des hommes qu'il puisse opposer au terrible docteur. Aussi la prophétie de Cassandre – technocratie compensée par une théocratie – n'est que l'évocation oraculaire de sa propre vie. Mieux : c'en est à la fois la totalisation et la conclusion. Car la défaite de 70 et l'invasion sont comme une démonstration pratique de l'athéisme ; Achille-Cléophas ressuscite pour prouver à son fils qu'il ne faut croire à rien : c'est condamner à la fois l'instinct religieux et la croyance pithiatique qui est à la base de l'attitude esthétique. Mais du même coup, il sollicite l'instinct religieux qu'il condamne : le fanatisme, lui aussi, est un fruit doré de la défaite. Doublement condamné, jaloux du Savoir et de la Foi, Flaubert peut bien dire à son père : « Vous, savants, vous nous jetez dans les superstitions les plus niaises puisque vous rabaissez à nos propres yeux notre divine insatisfaction d'être homme sans rien nous donner en échange », il n'en demeure pas moins qu'il reste sur place, abandonné, et que le couple éternel poursuivra sa route, sans cesser de se chamailler ni de se renforcer par cette indispensable discorde. Sur un seul point le positivisme réaliste et la réaction catholique se trouvent d'accord : l'un et l'autre condamnent à tout jamais l'Artiste ; celui-là parce qu'il incarne la victoire du réel sur toute fiction, celle-ci au nom d'un idéalisme éthique. Dans Madame Bovary, Emma seule était religieuse : elle cherchait Dieu en gémissant et sans jamais se satisfaire des représentations qu'on voulait donner de Lui ; aussi est-elle morte damnée : c'était la loi de l'Enfer. À ce moment de sa vie, Flaubert réservait le « Qui perd gagne » pour l'auteur du livre, sauvé par le désespoir qu'il avait su déréaliser dans son œuvre. En 70, le « Qui perd gagne » s'éclipse et c'est l'auteur lui-même qui est damné, qui l'était avant de naître et que l'événement, surgi comme un voleur, prive de sa gloire, jette dans une oubliette de l'Histoire. Renvoyé à l'impuissance amère de sa petite enfance, un échec collectif lui révèle la vanité de sa stratégie personnelle de l'échec ; la littérature du Néant est dénoncée comme un néant de littérature et l'Art-Absolu comme un piège : méditant une impossible déréalisation, il a choisi, par là même, le plus court chemin pour se réaliser dans sa finitude de Français vaincu par la praxis, et gisant aux mains de ses pires ennemis.

Tel est Gustave, au lendemain du 4-Septembre, tel il est encore après l'écrasement de la Commune : un homme fini, solidaire du Second Empire jusque dans ses fautes les plus extrêmes, coupable et méprisant, tout ensemble, désespéré et s'accrochant à son désespoir, à sa honte par cette orgueilleuse loyauté de féal qui « ne veut point être consolé ». La paix revenue, gardera-t-il ces dispositions d'esprit ? Elle n'a guère changé, après tout, cette France qui se prétend républicaine : les monarchistes et même les bonapartistes y font la loi ; peu de dégâts, point d'austérité. Flaubert, quand il se rend à Paris, revoit les mêmes visages et fréquente les mêmes salons. De fait, il reprend goût au travail : il achève le Saint Antoine, prend des notes pour Bouvard et Pécuchet. S'il interrompt quelque temps son travail, après la ruine de Commanville, c'est pour écrire les Trois Contes et pour y réaffirmer le « Qui perd gagne » dans la Légende de saint Julien l'Hospitalier. Pourtant, au cours de ces années, il reste hanté par le souvenir du Second Empire. Au point de répéter à qui veut l'entendre qu'il songe à écrire un roman dont le titre sera « Sous Napoléon III »2. D'une certaine manière, il semblerait, quand il en parle, qu'il s'est débarrassé de ses remords et de ses fidélités en même temps : il ne conserve plus, dirait-on, que de la rancune. En 75, lorsque Zola – qui écrit Son Excellence Eugène Rougon – veut se documenter sur Compiègne, Gustave « joue à Zola, dans sa robe de chambre, un Empereur classique, au pas traînant, une main derrière son dos ployé, tortillant sa moustache avec des phrases idiotes de son cru. “Oui, fait-il, ... cet homme était la bêtise, la bêtise toute pure3.” ». Tout est donc rompu entre le féal et celui qui fut un temps son Seigneur noir. Et ce n'est pas ce Napoléon-là qu'il évoquait devant Maxime, grandi par la défaite et par les insultes de la masse. Le roman, en tout cas, semble conçu pour se délivrer du mensonge impérial : le dénoncer, c'est publier qu'on n'en a point été complice. Le thème semble s'être indiqué de bonne heure puisque nous lisons dans sa lettre à Maxime du 29 septembre 70 : « Tout était faux : fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit et même fausses courtisanes. Dire la Vérité, c'était être immoral... On va en découvrir de belles ; ce sera une jolie histoire à écrire4. » Idée qu'il développe et précise sept mois plus tard : « Tout était faux : faux réalisme, ... faux crédit et même fausses catins. On les appelait “marquises” de même que les grandes dames se traitaient familièrement de “cochonnettes”. Les filles qui restaient dans la tradition de Sophie Arnould, comme Lagier, faisaient horreur... Et cette fausseté (qui est peut-être une suite du romantisme, prédominance de la passion sur la forme et de l'inspiration sur la règle) s'appliquait surtout dans la manière de juger. On vantait une actrice mais comme bonne mère de famille. On demandait à l'Art d'être moral, à la philosophie d'être claire, au vice d'être décent et à la Science de se ranger à la portée du peuple5. » Dans ces deux passages, Flaubert tente déjà de se mettre hors du coup ; la fausseté vient, dit-il, de la prédominance de la passion sur la forme et de l'inspiration sur la règle : deux erreurs qu'il condamne sévèrement en tant qu'Artiste. Et c'est lui, bien sûr, qu'on taxe d'immoralité quand il n'a fait que dire la vérité. Mais il va plus loin et montre, somme toute, l'interchangeabilité des fausses grandes dames et des fausses putains – citant bien naïvement comme unique exemple d'authenticité cette Lagier que nous avons vue jouer son personnage de pute bon enfant au langage dru. Et surtout, selon lui, la fausseté – mensonge, erreur ou hypocrisie – s'était infiltrée dans la manière de juger. Voilà son sujet, tel qu'il le racontera après 75 à Zola : la décence dans le vice comme symbole du mensonge de toute une société. On lit en effet dans Les Romanciers naturalistes6 : « ... Il avait fini par trouver un sujet, il nous l'indiquait d'une façon trop confuse pour que j'en parle nettement ici : c'était l'histoire d'une passion réglementée. Le Vice embourgeoisé et se satisfaisant sous des apparences très honnêtes. Il voulait que ce fût “bonhomme”. » Ces indications de Zola sont d'une parfaite exactitude comme on en peut juger par les scénarios que la patience de Mme Durry nous a restitués7. À ceci près, nous venons de le voir, que le sujet « que Flaubert a fini par trouver » existait, au moins à l'état d'esquisse, dans les lettres que le désespoir et la rage lui dictèrent après Sedan. Sur l'intrigue, il hésite : montrera-t-il la « dégradation de l'Homme par la Femme » ? À vrai dire c'était chasse gardée : les Goncourt, après Charles Demailly et Manette Salomon, pensaient avoir épuisé la question. Il y revient pourtant et nous retrouvons, dans les mêmes termes, deux observations que nous avons lues dans sa lettre à George Sand : « Une actrice catholique – mère de famille vantée. En opposition “la bonne fille” classique (Person-Lagier)8. » Ce qui le tente, au fond, c'est de revenir, en montrant des « dégradations » parallèles, sur l'in

terchangeabilité des rôles féminins : « En parallèle : abjection causée par une lorette et abjection causée par une bonne mère de famille9. » Un peu plus tard, comme l'écrit Mme Durry : « Flaubert s'attaque pour la quatrième fois à son sujet... la démoralisatrice est devenue trois. » On trouve en effet dans ses notes : « 3 sœurs toutes trois démoralisant les hommes 1o comme gde dame et catholique 2 com. putain 3 com. bourgeoise et bornée. Reléguer les 2 dernières comme accessoires, insister sur la Lutte morale qui se passe dans l'âme du Héros pris entre son amour pr la catholique et sa foi philosophico-républicaine... D'abord elle ne l'aime pas – et l'attire pr le convertir au parti. Quand il est devenu une canaille (un réac, catholiq), il ne l'aime plus et elle, dégoûtée de son monde, l'aime – établir en principe que jamais deux êtres n'aiment en même temps10. » La démoralisation (n'oublions pas qu'il s'est voulu, dès l'adolescence, un démoralisateur), les agents sous l'Empire en seraient principalement les femmes. Dès le premier scénario, en effet, il note : « Au commencement de la guerre de Prusse, démoralisation (lâcheté) causée par les insistances féminines. Elles complètent toutes celles que l'on a... commises sous l'Empire, causées par les mêmes influences11. » Voici donc que les femmes ont perdu l'Empire et qu'elles sont directement responsables de Sedan : la Cour impériale, c'est l'Homme dégradé par les insistances féminines. Pense-t-il d'abord à l'Impératrice : Mathilde ne se gênait pas pour dénoncer la pernicieuse influence d'Eugénie sur Napoléon III et les Goncourt décrivaient celle-ci dans leur Journal comme une fausse Marie-Antoinette, avec, sur les bords, un air un peu canaille, une dignité vulgaire de lorette. Napoléon III démoralisé par Eugénie : voilà qui n'a rien pour déplaire à Flaubert. L'homme, en lui-même, n'est pas un lâche : c'est un véritable empereur dont la faute – d'ailleurs inexpiable – a été, depuis son mariage, de se soumettre aux « insistances féminines ». Dès lors ce n'est plus à lui qu'il faut faire porter la responsabilité du mensonge impérial. Ce faux semblant, la France sous l'Empire, est le résultat inévitable d'une révolution de palais qui a mis la femme au pouvoir. On n'oubliera pas, bien sûr, que Gustave, à tort ou à raison, avait fini par se convaincre que la fausse pruderie de l'Impératrice était à l'origine du procès qui l'avait « traîné sur le banc d'infamie ». D'une certaine manière, il sauvait l'honneur du régime et sa propre croix d'honneur, s'il prouvait que ces soldats et ces législateurs, en dépit de leur bonne volonté originelle, s'étaient, par une faiblesse toute charnelle, laissé séduire et dominer petit à petit par de belles intrigantes avides du pouvoir. Mais, surtout, cette idée, qui flattait sa misogynie, réveillait de vieilles croyances qu'il avait complaisamment fait connaître à Louise, sous forme d'axiomes ou de maximes. Pour lui, la femme est par excellence le mensonge, l'illusion. Son être, c'est la pure matérialité de la chair ; elle a un sens très réaliste de ses intérêts – organiques, économiques et sociaux – mais ne peut dépasser ce positivisme vulgaire ni s'élever aux cimes de l'Idée à cause de « ce quelque chose de borné et d'exaspérant qui fait le fond du caractère féminin »12. Bête et têtue, putain par essence, elle se vend à des clients de passage, à des entreteneurs princiers, ou à un mari : entre celui-ci et ceux-là, Gustave ne fait pas de différence : de toute manière elle gagne son pain au lit. Mais, pour répondre à la demande et, tout particulièrement, à l'idéalisme de ses clients qui la veulent fleur, ondine, sylphide, elle truque, elle se truque et cet organisme grossier finit par se prendre à ses propres pièges, c'est-à-dire aux mots. C'est à partir de là qu'elle transforme pour elle et pour les autres les besoins de son sexe en raisons du cœur, cachant ses odeurs sous des parfums et son corps « douze fois impur » sous la soie et le satin, changeant par sa geste et par son discours, le plus matériel des êtres en symbole de l'immatérialité. D'une certaine manière, si l'on en croit Flaubert, la femme est une bête dressée qui joue un rôle ou, si l'on préfère, c'est une femelle en perpétuelle instance de déréalisation. Sous la « grande dame catholique », sous la « bourgeoise » et sous la « lorette » qui ne sont que des rôles, nous retrouvons le même animal exaspérant et borné. Pour aller jusqu'au bout, toute grande dame est fausse, comme sont fausses les bonnes bourgeoises et les catins ; et n'importe quelle femelle, selon les circonstances, sera Eugénie ou la Païva ou la femme de grand frère Achille. Seules seront vraies les « bonnes filles » truculentes comme Lagier qui, loin de la dissimuler, tirent leur génie de l'exhibition de leur animalité : celles-là font horreur sous l'Empire parce que la Femme règne et qu'elle interdit, de crainte qu'on ne la démasque, tout abandon à la nature, toute recherche de la vérité.

S'il en est ainsi, dira-t-on, s'il n'y a point de vraies femmes mais seulement une comédie où certaines créatures en jouent le rôle, si, en définitive, l'illusion vient aux hommes par elles et si, du coup, ces femelles vampirisées par le non-être se font nécessairement les agents de la démoralisation, qu'est-ce donc que leur reprochera un chevalier du Néant ? l'Artiste n'est-il point celui qui démoralise en inscrivant dans l'objectif des centres permanents d'irréalisation ? Ce que Flaubert répondrait, nous le devinons : ces vendeuses d'illusions ne savent ce qu'elles font, elles ignorent qu'elles n'existent pas sinon comme véhicules de l'imaginaire, elles sont leurs propres dupes : lancées à corps perdu dans la comédie, elles prennent pour argent comptant les raisons qu'elles donnent de leur conduite et se masquent les sordides intérêts qui leur dictent leurs actions et leurs discours. Par cette raison, l'imaginaire, en elles, n'est pas pur : d'abord parce qu'elles n'ont pas conscience du Néant qui en fonde l'essence et qu'elles ne cherchent point en lui le refus de l'Être et l'impossible avènement de l'Impossible mais tout au contraire un moyen très réel et très efficace d'être foutues ou de gagner de l'argent ; ensuite parce que, de toute manière, elles n'en font point la fin suprême de leur entreprise et qu'elles le soumettent – au même titre que l'homme d'action mais différemment – à des objectifs réalistes. Au contraire de l'Artiste, qui s'est délivré des passions et les survole en imagination, les femelles, écrasées sous le poids de celles-ci, les subissent sans les comprendre et se traînent contre terre. Ajoutons qu'elles sont bêtes13 : leur désir de respectabilité – qu'on trouve aussi bien chez la praticienne que chez la lorette – les pousse au conformisme ; elles propagent les idées reçues et, quand l'Artiste s'élève à l'Idéal, elles lui opposent un idéalisme conformiste. Elles le dégraderont, s'il se laisse prendre à leurs ruses, en le faisant choir, ces sirènes, de ce sommet, la fiction se posant pour soi, dans cette mer boueuse, la fable qui se prend au sérieux. Telle était justement la Cour impériale : des chocs de passions contraires, des conflits d'intérêt, des luttes à couteaux tirés, un renchérissement éperdu de servilité se dissimulant sous un conformisme rigoureux14, et dorant celui-ci par des fastes menteurs, par une comédie inconsciente d'elle-même ou, tout au moins, jouée dans la mauvaise foi : l'imagination n'y était qu'un divertissement ; on jouait, on fabulait pour ne pas voir les combats sordides de chacun contre chacun et contre tous, pour laisser le champ libre aux manœuvres sordides qu'un reste de dignité eût freinées, peut-être, si elles se fussent montrées à découvert. Bref, la Cour était femme : non seulement la femme – ce non-être inconscient de son néant – y imposait sa dictature mais l'univers étroit des Tuileries et de Compiègne était, dans son essence même, une réalisation singulière et collective, tout ensemble, de l'éternel féminin ; mirage cultivé non pour lui-même mais comme un cache éblouissant, elle n'était rien d'autre que l'imagination captive, humiliée, méconnue, asservie aux passions les plus matérialistes15. Non point l'envers de l'Art mais l'Art à l'envers. Ce n'est pas par hasard que la dégradation de l'homme par la femme doit être, dans son roman, la transformation d'un républicain incroyant (ou agnostique) en un réactionnaire catholique. La femme corrompt doublement : elle change un mâle en pourceau parce qu'elle n'est elle-même qu'une truie et que sa réalité n'est autre que ce cul qu'elle lui offre en silence ; mais, dans le temps même qu'il réalise sa bestialité masculine par le désir qu'elle provoque, elle le contraint à troquer ses convictions les plus sincères contre le plus canaille des idéalismes, c'est-à-dire contre les momeries de la religion, cette couverture de l'argent. Car la fable du monde, chez la femme, cet imaginaire souillé qu'elle prend ou veut prendre pour la réalité, c'est le catholicisme. Flaubert, ici encore, se donne la partie belle et s'innocente à peu de frais : ne prétendait-il pas, sous l'Empire libéral, qu'il fallait garder Napoléon III au pouvoir et que la seule politique utile était de le défendre contre l'influence des réactionnaires catholiques ? La boucle est bouclée : c'est l'Église qui a perdu la France, c'est elle, la vaincue de Sedan ; c'est la femme, complice par essence du parti-prêtre, qui a perdu l'Empereur. Le grand mirage qui a, pendant vingt ans, dupé la société française, le rêve vulgaire et malsain qui a crevé comme une bulle à Sedan, ce n'est donc point l'Empire lui-même avec sa fausse noblesse et sa fausse armée : c'est celui de toutes les femelles de France – l'Impératrice en tête – qui, pour apparaître femmes aux yeux des hommes et à leurs propres yeux, devaient imposer à tous et d'abord s'imposer à elles-mêmes les momeries périmées de la catholicité.

Mais Gustave a d'autres projets en tête : celui que nous venons d'analyser satisfait sa misogynie mais non point sa misanthropie. Si la Femme est coupable, l'Homme, sa victime, est innocenté. Flaubert n'entend pas que son sexe s'en tire à si bon compte. On trouve à plusieurs reprises, dans ses notes, l'esquisse d'un deuxième scénario qu'il appelle quelquefois « Monsieur le Préfet16 ». Cette fois, c'est le gouvernement lui-même qu'il attaque, en la personne d'un de ses représentants. « Le livre, écrit-il, doit inspirer la Haine de l'autorité – et mettre en relief l'élément officiel. » Ici encore le thème choisi a été annoncé dans ses lettres de 70. Peu après le 4-Septembre, en effet, il écrit à George Sand : « La guerre (je l'espère) aura porté un grand coup aux “autorités”. L'individu nié, écrasé par le monde moderne, va-t-il reprendre de l'importance ? Souhaitons-le17. » Ces deux textes, pourtant, rapprochés laissent entendre qu'il s'en prendra moins au régime qu'au pouvoir, quel qu'il soit, et, par conséquent, à l'État. Flaubert anarchiste ? Oui et non. Quand, au sortir des Tuileries, il rêve de la Babylone moderne, des idoles qui vont surgir de terre et de l'État-Moloch qui peut seul régenter le monde contemporain, c'est avec une aigre jouissance qu'il prédit la disparition des individus au profit de communautés autoritaires : après tout, les souverains ont demandé à le connaître, il est du côté du manche, avec ceux qui abaissent les hommes, et non du côté de ceux qui seront abaissés ; sa misanthropie se complaît à ces rêveries sur l'autodomestication de l'homme : un jour viendra où une poignée d'autocrates, entourés – qui sait ? – de quelques mandarins, régnera sur des animaux de basse-cour ; on aura fait l'économie d'un génocide et pourtant notre haïssable espèce aura disparu. Cette prédiction le gêne d'autant moins, ce féodal, qu'il n'a jamais prisé l'individualisme bourgeois. Et pourtant le voici qui, devant l'effondrement de l'Empire, en vient à souhaiter la résurrection de l'individu. Cette contradiction est d'autant plus étrange qu'il écrit – en 1871 ou, peut-être, en 1872 – dans le carnet qui contient les premières esquisses de « Sous Napoléon III » : « rage de l'individualisme à mesure que le caractère défaille... Portraits au Salon et en tête des livres (Feydeau). “Faire faire ma charge”, biographies, autographies18. »

Cette apparente contradiction se résout aisément si d'abord on veut bien se rappeler que Flaubert, après le bal des Tuileries, tient encore l'Empire pour une puissance maligne, gigantesque, inébranlable et sacrée : passif, il ne songe point à contester le Pouvoir ; c'est le Mal, sans aucun doute, mais il lui paraît que tout est en ordre et qu'il convient seulement d'admirer la nuisance de l'Autorité. Quand il écrit à George Sand, par contre, le régime impérial a chu dans la boue, les quatre fers en l'air. Pour Gustave, l'Autorité n'est respectable que si elle se fonde sur la force : invincible, invaincu, héréditaire, l'Empire n'en serait pas moins démoralisateur mais par la défaite de ses ennemis, à l'intérieur et à l'extérieur, il prouverait qu'il est une émanation de Satan et qu'il a reçu mandat de réaliser le Destin de la France, c'est-à-dire la suppression des Français par autodomestication ; dans la mesure où Gustave y a cru, il a révéré cette idole redoutable, l'Empereur. S'il cesse d'y croire – il le faut bien, l'idole est à terre – l'Autorité perd l'efficacité qui la consacre ; loin d'être le Destin de la France, ce n'est plus qu'un accident éphémère, une mauvaise fièvre ; cette belle fureur destructrice n'est parvenue qu'à se détruire elle-même : de ce point de vue, le mal qu'elle a fait demeure ; il est vrai que les sujets du Prince se sont avilis. Mais cet avilissement, loin de renforcer le Pouvoir, s'est retourné contre lui : la lâcheté des Français, résultat d'une démoralisation systématique, a fait perdre la guerre à la France et sa couronne à Napoléon III. Et, certes, on ne peut rien imaginer qui soit pire que cette débâcle : mais c'est Bismarck qui en est l'auteur et non Badinguet. L'Empire n'a pas décidé du Destin de ses sujets : ce sont les Prussiens qui vont s'en charger. Ainsi le Pouvoir, en proie à ses fatalités, n'a rien su préparer d'autre que sa propre destinée : du coup le voici nu, risible, condamnable. Coupable : non du mal qu'il a fait en connaissance de cause, de cette dégradation qui, d'ailleurs, est restée inachevée, mais du cataclysme qui menaçait depuis un lustre, de ce mal qu'il ne voulait certes pas attirer sur le pays mais qu'il n'a su ni prévoir ni détourner. L'Autorité, Flaubert la respecterait si elle émanait de quelque beau monstre, de ces Tamerlan, de ces Gengis Khan dont raffolait son adolescence ; chez ceux-là, indiscutable, incontestée, fondée sur le génie, la force, le magnétisme et la férocité, elle lui apparaîtrait comme authentiquement charismatique. Qu'est-ce, en effet, à ses yeux sinon le Pouvoir discrétionnaire de l'homme sur l'homme, bref le Mal radical si l'on va de haut en bas de l'échelle sociale et, inversement, le seul Bien qu'il admette, l'honneur, ou le fanatisme de l'homme pour l'homme si l'on s'avise de la remonter ? Il faut donc qu'elle soit exercée par un prince du Mal s'appuyant sur une féodalité noire. Qu'elle tombe aux mains d'un médiocre dictateur, elle se dégrade, il la contamine par sa propre médiocrité. À l'instant dépouillée de ce caractère sacré qui force à l'obéissance, elle n'est plus qu'une contrainte qu'on subit dans la morosité. On comprend, dès lors, que Gustave condamne l'individualisme de la société impériale et souhaite la renaissance de l'individu. Dans le texte des carnets, l'individu, sous l'Empire, est un faux semblant, un ersatz des caractères. Les hommes de caractère, on l'a compris, peuvent se trouver dans tous les régimes sauf en démocratie : ils ne se définissent pas par leur égotisme ou par le culte de l'individualité mais, tout au contraire, par leurs relations avec leur monarque, leurs supérieurs hiérarchiques, leur famille, les principes, l'entreprise qui les dépasse – Art, mysticisme, guerre – et à laquelle ils sont tout entiers aliénés. On en revient, somme toute, à l'honneur, à une éthique aristocratique. Voilà justement ce qui, selon Flaubert, a disparu sous le Second Empire : les caractères sont brisés par le conformisme, « la peur de se compromettre », la courtisanerie, etc. On ne pense plus par soi-même, on se fait semblable à tous, bref, les hommes deviennent interchangeables. Précisément pour cela, chacun, se sentant frustré de son originalité, tente de la remplacer en insistant sur sa singularité. C'est lâcher la proie pour l'ombre : faute de se différencier des autres par des actes, des partis pris, des idées, on veut fixer des différences inessentielles et non signifiantes qui n'expriment que les hasards de la facticité. J'ai les yeux bleus, les tiens sont noirs : qu'importe si nous énonçons les mêmes lieux communs et si nous mangeons l'un et l'autre les mêmes repas en « suivant les menus du Baron Brisse » ! Ce sont pourtant ces yeux, ces cheveux, ce nez qu'on fera peindre ou photographier comme si l'on cherchait à remplacer par ces détails individuels je ne sais quel rapport intime à tout et à soi-même qui faisait de chacun « le plus incomparable des êtres ». Il semble que Flaubert ait pressenti les techniques publicitaires qui, un siècle plus tard, dans nos « sociétés de consommation », persuadent aux consommateurs que chacun d'eux sera « de plus en plus soi-même » s'ils achètent tous les mêmes produits. En 1972 la « personnalité » a le même office de leurre que l'individualité un siècle plus tôt19. Ces remarques font comprendre que, dans la lettre à George Sand, Flaubert – qui n'a pas suffisamment réfléchi au problème – emploie le mot d'individu (« l'individu nié, écrasé par le monde moderne ») au sens de « caractère ». Un peu plus tard, quand il revient sur la question dans ses carnets, il distinguera les deux notions. Ce qui a été perdu sous l'Empire, ce qu'il voudrait voir renaître contre les « autorités », c'est la personne de caractère, l'aristocrate avec ses partis pris, son honneur et ses fidélités.

Mais n'est-il pas paradoxal d'attendre cette renaissance de l'après-guerre, alors que le régime impérial prétendait justement se fonder sur le dévouement d'une aristocratie militaire ? Nous connaissons déjà la réponse : ce que Flaubert reproche à l'Empire, c'est d'être une démocratie déguisée. Il n'avait, avant la défaite, jamais formulé ce grief mais les Goncourt ne s'en faisaient pas faute et il est vraisemblable qu'ils s'en sont ouverts à lui.. Ces « aristocrates », férus de leur particule, dénonçaient cette contradiction dans le régime impérial : d'un côté une autorité sacrée, charismatique qui ne pouvait venir, en dernière analyse, que de Dieu et, d'un autre côté, les consultations populaires, en particulier ces plébiscites où ils ne voulaient voir que la résurrection du suffrage universel, c'est-à-dire, à leurs yeux, la destruction radicale de toutes les sources valables du pouvoir (qui ne pouvait naître que d'une supériorité qualitative). Monsieur le Préfet devait peindre en un seul homme, haut fonctionnaire détenant une parcelle du pouvoir, cette contradiction ou plutôt – car, sur ce point, Gustave se séparait des Goncourt – ce mensonge : on verrait le clinquant, les verroteries, la comédie, bref l'apparence de l'autorité, ce faux sacré qui se donne pour sa source et qui, en vérité, se joue – et puis, derrière la façade l'homme vrai, celui qui, directement ou indirectement, tire sa puissance du suffrage universel et qui ne peut être l'élu de chacun à moins de ressembler à tout le monde, bref, le lieu géométrique des lieux communs, le médiocre choisi pour sa médiocrité, c'est-à-dire pour qu'il confirme les autres dans la leur. Il dit, dans un autre « projet », d'une de ses héroïnes qu'elle est mariée à « un officiel nul – et considérable ». Il ne pense sans doute pas, dans ce passage, à « Monsieur le Préfet » mais c'est ainsi qu'il voit ce représentant de l'exécutif quand il y pense : d'autant plus considérable qu'il est plus nul. De fait, les défauts qu'il reproche aux officiels et, finalement, à tous les Français : peur de se compromettre, de penser par soi-même, d'avoir ses opinions, ses préférences, son emploi du temps, défaillance du caractère – c'est-à-dire absence radicale de ces deux dépassements opposés et complémentaires : fidélité, esprit d'initiative, nous y verrions aujourd'hui – si nous devions constater qu'ils existent et caractérisent telle ou telle communauté – des traits distinctifs mais secondaires d'une structure bureaucratique du pouvoir. Et, par le fait, dans la mesure où ils ont existé sous l'Empire, ils ont pris naissance dans une administration qui se bureaucratisait pour répondre aux exigences croissantes d'une société chaque jour plus complexe. La bureaucratie du Second Empire se recrute par en haut ; son ankylose vient de la nécessité de multiplier les cadres, donc de sacrifier la qualité (savoir, initiative, caractère) pour obtenir le quorum exigé – et surtout de l'incompétence d'un gouvernement dictatorial qui, malgré le plébiscite de 52, n'avait justement pas été choisi par le suffrage universel mais s'était imposé par la force avec la complicité des classes possédantes et vampirisait les grands mythes nationalistes du Premier Empire pour consacrer aux yeux des masses son pouvoir. Flaubert est bien près de comprendre cette dialectique puisqu'il insiste à plusieurs reprises sur le fait que le césarisme bureaucratique correspond aux exigences du monde moderne – ce qui signifie, somme toute, que la complexité de l'économie, la division du travail toujours plus poussée, les conflits de classes, la diversification des problèmes exigent, en ce moment de l'Histoire, qu'il y ait au sommet d'une hiérarchie rigoureuse un pouvoir de décision qui ne puisse être contesté. La dictature s'imposerait comme la seule unité concevable de la multiplicité des hommes, des fonctions et des intérêts. Le « monde moderne » serait l'ère des Empires et les gouvernements autoritaires sécréteraient leurs bureaucraties, c'est-à-dire un corps de fonctionnaires qui se définirait à chaque niveau par le refus de décider et le renvoi de la décision au niveau immédiatement supérieur. Pourtant Gustave ne peut s'empêcher, au dernier moment, de renverser la vapeur : ce n'est pas la bureaucratie qui banalise, c'est la démocratie ; le règne du « On » écrase la petite minorité des « caractères ». Ce que sera « Monsieur le Préfet » : un comédien qui prétend être habilité à commander parce qu'il détient une parcelle du pouvoir charismatique – donc qui prétend à la grandeur sombre d'un démon inférieur – et qui est en fait, c'est-à-dire dans son être profond, la créature du suffrage universel, un faux monstre et, pour tout dire, un brave homme bien banal, bien vulgaire, qui ressemble à tout le monde et qui fait ce que tout le monde aurait fait à sa place.

De fait, il a choisi son modèle : il s'agit de Janvier de la Motte20, « un des préfets-types de l'Empire », homme à poigne, truquant les élections sans scrupules, bref, bon serviteur du Pouvoir sacré, un parfait antidémocrate. Ce personnage fut arrêté en 71 pour faux, détournement de fonds, concussion. Le ministre des Finances du nouvel État, Pouyer-Quertier, gros industriel, vint témoigner en sa faveur, ainsi d'ailleurs que Raoul-Duval, le riche ami de Flaubert, prouvant ainsi que la « République » de Septembre acceptait volontiers les hommes de l'ancien Empire : Janvier fut acquitté ; mais la démocratie, consolidée, tint à marquer plus nettement encore qu'elle le reconnaissait pour un des siens : le suffrage universel confirma les choix de la dictature ; il fut élu député en 1876, réélu en 77 et en 1881. Flaubert connaissait Janvier et le tenait sans aucun doute pour une canaille et pour un brave homme : celui-ci avait été préfet de Rouen et l'avait invité en 64 à « un bal suivi d'un gueuleton épique ». Gustave n'y avait point été : il fréquentait les princesses et la Cour mais ne daignait pas se commettre avec les potentats mineurs. Au moment du procès – en 1872 – il l'appelle ce « pauvre » Janvier et, comme Raoul-Duval, peut-être sous son influence, déclare qu'on « n'a pas grand'chose à lui reprocher ». Entendons bien que, sous sa plume, ce certificat d'honnêteté n'est pas un compliment ; Janvier est une piètre canaille, un vrai démocrate ; quand il était au pouvoir il n'en a pas même usé pour commettre de grands crimes, à la différence de ces dogues furieux et jouisseurs de la Renaissance que Flaubert admirait tant. Voici pourtant que Lapierre lui rapporte une anecdote sur le préfet de Rouen qui serait de nature à le montrer sous un tout autre jour : « Une sage-femme d'Évreux fait élever sa fille très bien – elle est condamnée à 6 ans de prison pour avortement. J. propose au père de faire délivrer sa femme si sa fille vient à la Préfecture. – Elle y vient – y est presque violée – et la mère n'est pas du tout relâchée – au lieu de six ans, elle en fait cinq. Le père, un ivrogne, se jette à l'eau. La fille se lance dans la prostitution et devient une actrice des petits théâtres. » Ce sera, décide Flaubert, le sujet ou plutôt « le point de départ comme action de “Monsieur le Préfet” ». Le Mal tout pur en somme : l'homme au pouvoir fait chanter un misérable, le contraint au suicide en violant (presque) sa fille, en tout cas en la pervertissant et, pour compléter son forfait, ne tient même pas sa parole et, cyniquement, garde la mère en prison. On dirait d'un mélo bien noir, du genre de ceux que Flaubert projetait d'écrire, dans son adolescence, et dont nous avons encore les plans. Surtout, ce Janvier sent le soufre : Sade l'eût félicité, sans aucun doute ; le Mal triomphe et les conséquences de l'acte ne sont pas indignes de l'intention première ; quand il est si difficile de reconnaître et d'assumer les suites d'une action « bien intentionnée », le Préfet diabolique a la satisfaction de voir les développements de son projet sadique en confirmer la nuisance et lui donner un achèvement parfait : le père se jette à l'eau, la fille devient putain. Quoi de mieux ou plutôt quoi de pire ? Voilà le pouvoir « sacré », celui qui vient de cette Providence à l'envers, Satan.

Or, si Flaubert choisit de traiter ce sujet noir, c'est justement pour montrer que ce beau Mal tout pur n'est qu'une apparence. Janvier n'a pas la grandeur aristocratique du divin Marquis ou de Gilles de Rais. Car nous lisons, tout de suite après le récit schématique de l'anecdote : « Il faudrait que le Préfet fût malgré tout un brave homme – enlever le côté monstre –, la fille aux instincts honnêtes deviendrait graduellement une putain. Le suicide du père devrait être expliqué plus tard par un autre motif que celui du déshonneur de sa fille. » Plus tard, ces deux mots – c'est moi qui les souligne – montrent clairement que Flaubert entendait « au départ de l'action » présenter les faits tels qu'ils devaient apparaître à la conscience indignée, effrayée du lecteur. Peut-être même envisageait-il de faire commencer le roman après le crime et de présenter celui-ci, diamant noir, comme un souvenir de l'opinion publique. La véritable intrigue devait prendre place quelques années plus tard puisqu'il ajoute : « La fille et le Préfet doivent se retrouver – s'entr'aider, elle lui aide à faire un beau mariage. » Ainsi le but visé apparaît dans toute sa clarté simpliste : il faut montrer que les hommes du Second Empire sont indignes du mal qu'ils font. On apprendra que le père tragique n'était qu'un vieil ivrogne qui s'est jeté à l'eau dans une crise éthylique ou qui y est tombé, peut-être, un jour qu'il était saoul. La fille avait, certes, des instincts honnêtes mais ce n'est pas le viol – en tout cas pas seulement lui – qui l'a conduite au ruisseau : la démoralisation a été progressive ; ce sont les choses, le monde, la société tout entière qui ont fait lentement la besogne : l'attentat – qui, du reste, n'a pas été entièrement consommé – n'a été que la chiquenaude initiale. Et puis la petite y est sûrement pour quelque chose, ses « instincts honnêtes » ne devaient pas être bien profonds : la preuve en est qu'elle n'en veut pas au Préfet, qu'elle lui rendra service plus tard. Et surtout, Flaubert ajoute un peu plus loin – opposant le Préfet et sa prétendue victime à deux autres personnages : « Le Préfet et la fille sont contents de ce qui est – la grande dame et le démocrate rêvent autre chose – le premier groupe représente le présent, le second groupe le passé et l'avenir. » La fille, devenue lorette, semble jouir d'une honnête aisance ; elle est, par ses entreteneurs, élevée jusqu'au sommet du demi-monde puisqu'elle acquiert assez d'entregent pour aider le Préfet à faire un beau mariage ; elle joue dans les petits théâtres : c'est Lagier, c'est Person, contentes de ce qui est, ne regrettant pas un instant l'« honneur » perdu, comme si la démoralisation « graduelle » l'avait conduite, somme toute, à se trouver elle-même et que le bonheur, pour elle, était de jouir pour de l'argent. Voilà donc notre préfet innocenté. Partiellement, du moins : ce qu'on nous donnait pour les terribles conséquences de son acte, on nous en fait voir, à présent, les vraies causes qui sont ailleurs. Donc ce peut être un « brave homme » : le chantage s'est ourdi presque de lui-même, il est devenu, sans intention, le sens irréversible des choses faites et dites ; le viol, c'est un entraînement, la chair a succombé. On remarquera, d'ailleurs, ses affinités avec la fille : tous deux se satisfont de ce qui est, vivent au présent ; ces créatures du régime impérial sont totalement adaptées à la société du Second Empire et ne veulent rien de plus. Faut-il les en féliciter ? Certes non : les chevaliers du Néant ne donnent leur estime qu'aux grands insatisfaits. On pourrait même reconnaître sans grand-peine en ces tenants de l'Empire le matérialisme que Gustave reprochait, dès sa jeunesse, aux épiciers, c'est-à-dire aux bourgeois. Telle est, en effet, la vraie faute du régime impérial : sa façade, c'est l'austérité charismatique du Mal au pouvoir ; sa réalité, c'est la ploutocratie bourgeoise et son puritanisme utilitaire. La véritable abjection du Préfet, c'est son opportunisme et son contentement, c'est sa hideuse médiocrité de brave homme. Brave homme : cela veut dire qu'il ne connaît ni la haine ni l'atroce jalousie, il n'a jamais éprouvé les envies de tuer, d'assommer, qui tourmentent si souvent Flaubert, ni cette méchanceté dont celui-ci s'enorgueillissait dans sa jeunesse et dont il retrouve le goût après la défaite ; comment le pourrait-il, ce Préfet, puisqu'il n'a jamais connu le Grand Désir ni les frustrations qui en découlent ni le dégoût du réel ni l'amour de la mort et du Néant ? Le mensonge de la société impériale, c'est de cacher sous le mirage d'une féodalité noire la puissance de fait d'une bourgeoisie bassement jouisseuse. Il convient simplement de reconnaître que les insatisfaits que Flaubert oppose au couple du Préfet et de la fille ne valent pas mieux qu'eux : la grande dame, qui regrette le passé, si ce n'est la rusée catholique qui démoralise le héros républicain pour en faire un tribun de la réaction, c'est sa sœur. Quant au démocrate, ce peut être le frère du républicain démoralisé. Nous savons, en tout cas, qu'il ne peut avoir les sympathies de Gustave. Que veut-il, d'ailleurs ? Et quel est cet avenir qu'il prépare sinon le moment où la bourgeoisie, lasse d'un trop coûteux mirage, s'en débarrassera d'un coup d'épaule pour gouverner à découvert ? Regrets et mécontentements à ras de terre, aussi mesquins, aussi calculateurs que l'opportunisme des refus. Au reste, le premier soin de cette République que le démocrate veut restaurer, ce sera de laver Janvier de ses crimes et d'en faire, blanchi, dédouané, le plus honorable des démocrates. Préfet sous l'Empire, député sous la Troisième, Janvier mange le morceau : le premier de ces deux régimes n'est pas grand-chose de plus que le déguisement nécessaire et provisoire du second ; avant comme après le 4-Septembre, le fondement de tout pouvoir réside dans la médiocrité. Revenant, un peu plus tard sur « Monsieur le Préfet », il confirme sa pensée en retraçant la carrière de ce personnage : ce futur député de la bourgeoisie républicaine « a commencé par être sous-préfet » sous l'abjecte bourgeoisie louis-philipparde ; « préfecture de première classe à la fin de l'Empire ». On voit qu'il est soutenu d'un bout à l'autre de sa carrière par la classe dont il émane. Il est vrai qu'il « finit par être destitué et dans la misère ». Mais c'est que « le livre doit mettre en relief l'élément officiel » – c'est-à-dire l'État » –, appareil variable et trompeur qui dissimule et tout ensemble sert le vrai pouvoir qui a tout avantage à rester caché. Le vrai pouvoir : l'hégémonie de la classe bourgeoise qui brise les résistances du peuple en l'embourgeoisant de manière à ressusciter le mythe de la bourgeoisie, classe universelle. « Comme l'officiel change, il doit en résulter des bouleversements dans la situation du Préfet. » Socialement inamovible, il peut être victime des fluctuations de la politique – présentée ici par Flaubert comme une activité superstructurelle. Dans ce scénario, Janvier est le « préfet modèle ». Il « tient la balance égale entre le clergé et la démocratie. Empêche tout... (maintient) la discipline dans les élections, dans les journaux, dans l'opinion publique, partout ». Désintéressé « sous le rapport de l'argent », il n'a qu'une passion, celle de l'ordre. Naturellement, c'est un criminel : il trahit ses amis, livre sa femme à Morny, renie son propre frère, fait ou laisse emprisonner une ancienne maîtresse, etc. Mais, à ce sujet, Flaubert est formel : « doit commettre tous les crimes par amour de l'ordre ». Ce verbe impérieusement souligné nous indique que les exactions du préfet ne puisent pas leur source dans quelque intention délibérément maligne : tout au contraire elles s'imposent au représentant de l'ordre établi, à la fois comme les conséquences rigoureuses de son parti pris fondamental et comme des impératifs catégoriques. Ces observations nous font comprendre que ce second scénario n'est qu'une variante du premier, plus systématique et plus approfondie. Ici encore, le Mal semble se produire de lui-même : il est partout, l'intention de nuire n'est nulle part. Subjectivement le but reste positif jusqu'au bout : l'Ordre établi s'est fait homme en la personne de ce Préfet qui découvre son essence affirmative et singulière dans sa passion de l'ordre, c'est-à-dire dans l'ordre lui-même exigeant d'être maintenu quelle que soit la circonstance ; objectivement une force inflexible produit le négatif à partir de cette positivité plénière : trahir ses amis, renier son frère, se faire « cocufier volontairement par Morny », ce sont des crimes. Mais qu'est-ce qu'un crime qui n'a pas été voulu comme tel ? Il n'y a pas eu, chez M. le Préfet, d'intention criminelle : il a opté, c'est tout ; ses reniements, il n'y a vu, en chaque circonstance particulière, que le moyen le plus économique d'éviter un désordre et si, peut-être, en certains cas, il a dû prendre sur lui, s'il a eu des regrets, peut-être – personne n'est parfait –, aucun remords n'a troublé la paix de sa conscience : l'Ordre qui s'incarnait en lui s'approuvait de se maintenir, fût-ce en sacrifiant quelques relations humaines et la raison en était qu'il n'est point fait pour les hommes mais que les hommes sont faits pour lui.

On croirait que Gustave a pressenti, à près de cent ans de distance, notre stupeur devant Eichmann ou vingt autres criminels de guerre nazis : on les avait pris, on avait réuni des preuves irréfutables, ils avaient organisé l'extermination systématique des Juifs ; on s'attendait, devant l'ignoble grandeur de ce génocide, à voir paraître sinon des princes du Mal, des gens qui fussent en tout cas à la hauteur de leur crime et que l'on puisse haïr : on découvrait des fonctionnaires tatillons, des bureaucrates qui n'avaient, à défaut de honte, pas même l'orgueil noir de ce qu'ils avaient fait, des médiocres, des soumis qui, sans trop avoir conscience de ce qu'on leur reprochait, revenaient toujours, quand ils voulaient s'en expliquer, à parler de discipline hiérarchique, d'obéissance aux supérieurs, et de la nécessité de sauver l'Allemagne en maintenant l'ordre établi. Le Mal était indéniable ; les responsables comparaissaient devant le tribunal et personne d'entre eux ne l'avait commis. Loin, toutefois, que cette inconscience parût une excuse, elle aggravait leur cas, provoquait en nous un mélange d'inquiétude et de mépris. Mépris : on les eût préférés méchants. Malaise : ce n'étaient ni des anges exterminateurs ni des sous-hommes ; simplement des hommes médiocres, nos proches, des bureaucrates aliénés à l'ordre bureaucratique – ce que chacun de nous a été ou a pu être. C'était l'occasion de reprendre la phrase célèbre de Hugo : « Personne n'est méchant et que de mal on fait. » Mais à la condition de changer l'optimisme vaguement attendri, la pitié bénisseuse du poète-vates en un pessimisme profond et voisin de la misanthropie : le Mal est par essence intentionnel ; si les hommes le sécrètent sans cesse et sans intention, il faut qu'ils se maintiennent en état de distraction permanente ou d'étourdissement de façon que la sentence des choses sur les personnes – ce que j'appelle ailleurs le pratico-inerte – se fasse intérioriser par eux, donc intentionnaliser en l'absence de tout sujet ; il faut que le Mal leur advienne et, précisément, comme le sens pratique de l'ordre établi, c'est-à-dire du désordre maintenu par la violence : il faut que ce sens infini et profond, qui sans eux n'existerait pas mais qui, en chacun d'eux, demeure impensable, irréalisable du simple fait de la finitude humaine, devienne la règle de leurs actions ou, si l'on veut, des relations humaines tandis que le divertissement systématique produit en eux une fausse conscience – soutenue par la mauvaise foi, d'autant plus facilement que le Mal comme sens d'une société est un « irréalisable » – qui présente l'aliénation au désordre comme une fascination par l'ordre et l'intention maligne de traiter les hommes en choses comme le devoir impérieux de conserver – au prix même de sacrifices humains – les structures présentes de la communauté. Flaubert ne dit pas autre chose : que de Mal nous faisons et nous ne sommes même pas méchants. Ce préfet, désintéressé, brave homme, le Mal qu'il fait n'est pas à lui : c'est une énorme nuisance sans sujet, intentionnelle pourtant, dont il ne mérite pas d'être appelé l'auteur. À moins que cela même ne soit – comme dans le premier scénario – une pure apparence. Imaginons que le frère renié se tire d'affaire, qu'une haute personnalité intervienne pour tirer de prison la maîtresse abandonnée, etc., etc. Le Mal, praxis sans sujet, deviendrait aussitôt sans objet. Ce n'est point ce que nous pensons, c'est vraisemblablement ce que pensait alors Gustave. Le Mal, c'est la Beauté, c'est l'impossible totalisation du cosmos : l'Empire n'a été qu'un beau rêve de Mal et de Haine dont se sont bercés dix-huit ans les cloportes de la démocratie bourgeoise.

« Sous Napoléon III » devait raconter la démoralisation de l'homme par la femme. L'histoire du viol, au début de Monsieur le Préfet, devait apparaître, au moins dans les premiers chapitres, comme la démoralisation de la femme par l'homme. Il est vraisemblable que ces deux scénarios, trop unilatéraux, coexistèrent quelque temps dans la pensée de Flaubert et qu'il en conçut l'idée d'un roman plus exhaustif, Un ménage parisien sous Napoléon III, qui, réunissant les deux sujets, traiterait de la démoralisation réciproque, dans un couple, du mari par sa femme et de la femme par son mari. Il y avait rêvé déjà mais de façon moins systématique lorsqu'il projetait d'écrire L'Éducation sentimentale. « Mme Dumesnil exècre son mari bien qu'elle l'entoure en public de cajoleries – ignoble caractère de D., il la bat. Mais elle couche dans des flots de dentelle, – tout est là. L'amour de la toilette et de l'élégance matérielle poussé jusqu'à l'héroïsme21. » Il y a déjà l'idée de relations sordides – la Vérité du ménage – dissimulées en public par une comédie de tendresse. Voici ce que devient le scénario après 1875 : « D'abord ils s'aiment. Madame surprend Monsieur en faute puis Monsieur surprend Madame. Jalousie. Tout s'atténue – fin de leur amour. 2o Ils se tolèrent. Le mari exploite sa femme. Ça devient une maison de commerce. 3o Mais comme il leur reste un peu de bon, c'est-à-dire un peu d'individualité, de spontanéité dans la passion et qu'ils ne sont pas tout à fait coquins, leur fortune rate et ils sont punis par leurs vices22. » Nul doute : c'est à ce récit que Flaubert fait allusion quand il confie à Zola son intention d'écrire « l'histoire d'une passion réglementée, le vice embourgeoisé et se satisfaisant sous des apparences très honnêtes ». Ce ménage se doit de conserver une réputation intacte : en public, Madame force un peu sur la pudeur, Monsieur sur sa jalousie ; des marques de tendresse furtivement échangées persuadent les amis et les proches que ce couple a le bonheur d'être uni par l'amour. C'est une garantie pour leur clientèle : elle est faite sans doute de « personnalités en vue » qui apprécient fort l'avantage de se faire annoncer au mari puis d'aller baiser sa femme et de ressortir sans qu'on puisse les soupçonner ; ces gens ne rechignent pas sur les prix. On imagine la décence des deux conjoints, leur réserve très légèrement teintée d'austérité, la sobriété de leur mise : les bonnes mœurs sont préservées. En quoi, dira-t-on, ce ménage trop accueillant est-il typiquement « Second Empire » ? N'y a-t-il pas eu, à toutes les époques, des épouses-putains et des maris complaisants ? Il faut le reconnaître : prise en elle-même, l'historiette n'est pas très significative ; Flaubert ne peut l'ignorer puisque, depuis fort longtemps, il rêvait d'écrire de courtes variations sur le thème du « trio » classique et que, par conséquent, il ne liait pas, à l'origine, la démoralisation réciproque du couple à un régime mais bien plutôt aux constantes dont l'ensemble constitue, selon lui, la nature humaine. Tout change si l'on replace le Ménage parisien dans cette opération plus vaste que Gustave a entreprise dès 71 et qui tente de donner une forme romanesque au thème de la « fausseté sous Napoléon III ». Dans les premiers scénarios, c'est l'Idéal qui est faux et la femme, pur mirage, dissimule une femelle en rut ou bassement intéressée. Dans ceux qui se rapportent à Monsieur le Préfet c'est le Pouvoir qui est faussement charismatique et qui entretient cette belle et terrible illusion, le Mal : la France est déjà secrètement démoralisée, c'est le pays des médiocres satisfaits, des braves gens dont l'honnêteté haïssable a son origine dans la peur, dans le conformisme, dans le goût qu'ils ont pour ce qui est, c'est-à-dire l'ordre établi, et dans cette lacune permanente qui en résulte, le manque d'imagination, c'est-à-dire de goût pour ce qui n'est pas. Dans le troisième groupe de projets – ceux qui concernent le couple – ce sont les bonnes moeurs, au contraire, qu'on maintient pour garder les apparences et c'est le vice qui nous est présenté comme la réalité. Si Gustave insiste pour situer son roman au Second Empire – en d'autres termes, pour donner à cette anecdote une dimension historique –, c'est que l'aventure de ce couple lui semble exprimer celle d'une société entière : la démoralisation conjugale lui paraît le produit d'une démoralisation beaucoup plus générale, dont l'origine serait le coup du 2-Décembre et l'échec singulier du ménage symbolise l'effondrement de l'Empire puisqu'ils ont l'un et l'autre les mêmes causes. Le régime impérial, cette fois, n'a d'autre réalité que le vice, qui prend ici la forme de la débauche sexuelle et des intérêts les plus bas – mais qui pourrait aussi bien, on s'en doute, en d'autres circonstances, prendre celle du mensonge à soi, de l'arrivisme, de la servilité, du reniement et de la trahison. Le mirage, c'est l'honnêteté : tous des truands qui jouent les braves gens. Le préfet, lui aussi, vendait sa femme : il la poussait dans les bras de Morny. Mais il n'y mettait pas d'intention maligne : c'est par amour de l'ordre qu'il devenait complaisant. L'intention du jeune ménage, par contre, est aussi criminelle que possible : les deux époux mettent à profit l'infâme désir, chez des quinquagénaires lubriques, de faire l'amour avec de belles filles vénales sans perdre leur réputation ; ils le mettent à profit sciemment : « le mari exploite sa femme, ça devient une maison de commerce ». Le crime est de jouer sur les vices des autres : dans la société qu'ils représentent et qui les a produits, chacun traite avec respect son prochain, lui fait confiance a priori : point de Caïn dans les classes privilégiées, des Abel par milliers ; tous vertueux, tous bénis : pour plus de sûreté, le vice est passé sous silence ; l'austérité, la chasteté, le courage et l'altruisme sont les seules possibilités de l'homme ; comment pourrait-on parler de cette impossibilité radicale, le Mal : ce qui n'est pas, on ne trouve pas de mots pour le nommer. Le langage est expurgé de tous les mots négatifs – ils sont par essence suspects –, les conversations, toujours bénignes, sont empreintes d'une gracieuse positivité : on y rapporte des conduites édifiantes, on y donne à tous, même aux absents, des certificats de bonne conduite. Mais les appréciations éthiques, quelque précaution que l'on prenne, ont je ne sais quoi de tranchant, une violence secrète qui risque de provoquer la contestation ; et puis, si tout le monde est bon, il ne faut pas louer trop souvent les bonnes actions des autres : cela donnerait à penser que la vertu n'est pas naturelle. Aussi ne la nomme-t-on guère : il suffit de la manifester sans cesse par des gestes aimables, par la douceur des propos et par leur distinction ; la conversation portera de préférence sur des faits matériels, indiscutables et si possible insignifiants, comme la longueur d'un pont ou la hauteur d'une montagne. Cette comédie est jouée sans relâche et partout par des acteurs qui, dans leur plus secret conseil, malgré leur profond mutisme intérieur, ne perdent pas un instant conscience d'être des truands en train de truander d'autres truands ou de se faire truander par eux. Tel serait le Second Empire : une caverne de brigands qui joueraient les anges. Il est clair que Flaubert s'attaque ici à ce moralisme officiel, à cet optimisme bénisseur qui représentaient – contre la misanthropie bourgeoise – l'idéologie du gouvernement impérial : au nom d'une esthétique conventionnelle et d'une éthique conformiste, on avait voulu condamner l'auteur de Madame Bovary et les critiques inspirés, chiens de garde du régime, éreintaient systématiquement ses livres. Quand il évoquait, dans la fureur, ce mensonge abêtissant, Gustave n'était pas loin de penser que la Cour, le gouvernement, la famille impériale, à commencer par Louis-Napoléon, n'étaient qu'un gang au pouvoir et que ces apaches conscients de leurs apacheries jetaient la poudre aux yeux du peuple et le persuadaient de leurs vertus en censurant les œuvres d'Art au nom d'un ordre moral qu'ils violaient à chaque instant de leur vie privée. « On demandait à l'Art d'être moral, au vice d'être décent et à la Science de se ranger à la portée du peuple », écrivait-il à George Sand dès avril 71. Et dans une autre lettre, il rappelle avec fureur : « Dire la vérité, c'était être immoral. Persigny m'a reproché tout l'hiver dernier de “manquer d'idéal”. » On notera cette curieuse énumération qui met le vice en sandwich entre l'Art et la Science. Il ne faut pas nous en étonner : Flaubert aime le vice et son insatisfaction, la méchanceté du grand Désir frustré et l'imagination pratique du vicieux ; il l'aime dans la mesure où il est la négation de l'homme, la destruction de l'humain. Du coup, nous découvrons le véritable sens du Ménage parisien : un instant nous avions cru que les bonnes mœurs n'étaient que l'apparence, que le vice était la réalité de cette société : et il est vrai que, sous l'Empire, derrière une morale de façade, on se dissipait. Mais le rapprochement du vice et de l'Art nous éclaire : ce n'est pas le vice qui l'écœure, c'est la décence dans le vice, c'est-à-dire une contradiction in adjecto. Ceux qui, par servilité, par arrivisme, acceptent l'exigence impériale et tentent de produire des œuvres morales, ce n'est pas seulement la morale qu'ils constituent en apparence, c'est l'Art : il ne s'agit pas, en effet, de dissimuler par prudence un vrai chef-d'œuvre sous un vernis édifiant, ce qui n'est pas possible du tout, mais de donner à une apparence de morale une apparence de beauté. D'où la « fausse littérature » qu'il dénonce à Maxime : ce n'est point une absence de littérature puisque des livres sont écrits, lus, critiqués, vendus, qui se donnent pour des œuvres littéraires ; c'est une littérature fausse, c'est-à-dire que les objets existent mais qu'ils contiennent et supportent par leur matérialité un mirage : l'auteur a objectivé en eux sa comédie ; il fait semblant d'être artiste, de choisir les mots, de construire le livre en fonction de normes esthétiques : du coup le produit, à un certain niveau, se présentera comme un faux semblant, résultat de cette recherche, c'est-à-dire qu'il reflétera, dans son inerte être-là, les gestes du pseudo-artiste. Et, pareillement, la Science qui se prétend accessible à tous est une fausse science (basée sur l'odieux principe démocratique qui tient le bon sens pour la chose du monde la mieux partagée) ; le livre ou le discours qui en résultent, on y trouve, correctement imités, les caractères extérieurs d'un ouvrage de science vraie : austérité, précision dans la définition des concepts, rigueur dans la déduction ou dans le compte rendu d'une expérience : tout sauf le savoir lui-même qui ne se communique pas à n'importe qui et, approximativement figuré par des métaphores, des comparaisons tirées de la vie quotidienne, se tourne franchement en erreur. Ainsi du vice : il est par lui-même scandaleux, indécent par nature ; il détruit les conventions éthiques qui rendent une société possible, il court vers la mort, rongeant jusqu'à l'os le vicieux et sa victime. Or ce qui permet au jeune ménage de tenter le coup, c'est justement l'intention délibérée chez tous de soumettre le vice à la décence ; c'est-à-dire, tout simplement, que les personnes en quête de cet accommodement ne sont plus ni vicieuses ni décentes. Le seul désir de garder les apparences impose au vice des limites qui le faussent (qui le détruisent en tant que vice) puisque sa grandeur et sa vérité exigent qu'il soit effréné : c'est donc au cœur même de l'intention fondamentale qu'il y a une médiocrité foncière, une résignation à faire du vice à la petite semaine, au rabais, bref, de se donner l'illusion du vice par quelques prudentes orgies sans renoncer pour autant à entretenir chez les autres l'illusion de cette vertu à laquelle on ne peut plus croire. Ainsi vice et vertu s'anéantissent l'un par l'autre : ni celui-là ni celle-ci ne peut être la vérité de l'homme impérial, qui réside plutôt dans une malsaine modération de deux grandes exigences contradictoires. Il ne s'agit pas, en effet, d'un déchirement de la conscience entre deux postulations infinies dont l'une monte à Dieu par la sainteté et dont l'autre, par le désir de détruire, de se détruire et d'a-néantir l'être, descend jusqu'au Diable. Oh ! non : l'homme impérial trouve avec le Ciel des accommodements pour avoir rabaissé ses prétentions dans les deux sens et simultanément ; en vérité, c'est une petite nature qui se satisfait de ce qui est et n'a d'autre désir que de jouir des biens réels de la terre, c'est-à-dire de saccager une beauté vénale, hebdomadairement, sans que cela risque de se savoir, en conservant la parcelle de pouvoir qui lui vient, dans cette société qui affiche la pruderie, de son bon renom. De sorte que le thème du Ménage parisien, qui semblait d'abord contredire celui de Monsieur le Préfet, en vérité l'approfondit. M. le Préfet, malgré son crime, est un brave homme parce qu'il n'a jamais assez voulu ce qu'il a fait : c'est à l'emportement qu'il a cédé. Mais, au fond de lui-même, il n'était pas capable de postuler le Mal et de le revendiquer. Ainsi de nos jeunes mariés et surtout de leurs clients : ces produits de l'Empire sont en réalité fabriqués par le suffrage universel qui avantage nécessairement l'homme sans caractère, celui qui ressemble le plus à tous les autres, dont le visage et le maintien paraissent à chacun le portrait robot de n'importe qui, son portrait ; l'opinion choisira celui qui dépend le plus d'elle, celui qui, appelé par nature à craindre le qu'en-dira-t-on, se trouvera, élu, contraint de respecter doublement le jugement du public : ces officiels ont un sexe, pourtant, qui les tourmente parfois, discrètement ; ils vont jouir en cachette de cette réalité bien en chair, une femelle callipyge – on les aimait alors ainsi – à la condition que leur sécurité soit garantie. Ces malheureux damnés exigent fort peu d'eux-mêmes, encore moins de Satan qui les sert : ce n'est point seulement qu'ils veulent la conservation de ce qui est – alors que le Mal pur doit être subversif –, c'est qu'ils acceptent de perdre leur honneur et leur propre estime pour peu de chose : un cul dans la pénombre – et qu'ils rendent ainsi le Bien dérisoire (c'est une ample comédie aux cent actes divers) sans concourir pour autant à cette entreprise terrible : l'avènement du Mal sur la terre. Un faux vice – le vrai, pour Flaubert, est avant tout sadique : Gilles de Rais sodomise les jeunes garçons puis les coupe en morceaux, vivants – couvert par une fausse vertu – la vraie, c'est un mysticisme quiétiste et l'aliénation à un Idéal inhumain –, voilà le mensonge de l'Empire ; mais ce mensonge – dont le but profond est la jouissance de ce qui est –, bien qu'il ne se puisse faire sans le concours de l'imagination, implique une étroite limitation de celle-ci et sa soumission au réel. En ce sens, l'hypocrisie minime et contenue de la société impériale naît, dans ce régime hybride, du suffrage universel bien plus que du faux pouvoir charismatique ; elle produit des mensonges que l'on pourrait appeler réalistes – puisqu'ils sont de simples moyens pour jouir de ces réalités opposées, la chair, qui se donne en secret, l'autorité, qui s'appuie sur le renom – et prépare l'avènement de la démocratie totale, c'est-à-dire le triomphe du réalisme. L'Empire est un faux Empire ; pour de vrai, c'est une pré-démocratie. Sous Napoléon III, seuls les coquins, les pieds-plats sans personnalité réussissent. À noter en effet que notre jeune couple échoue : c'est qu'il a, malgré tout, trop de caractère. « Comme il leur reste un peu de bon, c'est-à-dire un peu d'individualité, de spontanéité dans la passion et qu'ils ne sont pas tout à fait coquins, leur fortune rate. » Le coquin est une machine à calculer : il détermine exactement ses intérêts en fonction de l'abjection – posée a priori – des autres. Le résultat, c'est qu'il est entièrement dépourvu d'originalité : ce n'est point seulement que, pour duper les autres, il doive être leur pareil en tout ; c'est aussi, c'est surtout qu'il suffirait en lui d'un trait singulier, d'une inclination ou d'une préférence personnelle pour le perdre : ce n'est pas assez qu'il se refuse tout mouvement spontané, il faut qu'il ait été dès sa naissance – en tout cas de bonne heure – privé de toute spontanéité : l'escroquerie, c'est la raison pure ; l'escroc doit traiter sa dupe et se traiter lui-même comme des moyens d'amasser une fortune ; il doit régler sa conduite en fonction de principes universels. Voilà du moins ce que pense Gustave des « coquins » qui ne sont, après tout, pas si loin des savants tels qu'il les conçoit. Reste que la spontanéité et l'individualité dans la passion demeurent aux yeux de l'Artiste des qualités mineures : ne s'est-il pas interdit l'improvisation, n'a-t-il pas condamné les passions quand elles sont réelles sauf dans la mesure où la Providence les transforme en un chemin de croix, qui conduit le martyr au Golgotha, d'où, juché sur sa douleur, il survole le monde ? Il s'agit donc, chez ce jeune couple, de la seule qualité que puissent conserver ceux qui ont choisi l'Être et qui s'en satisfont : une spontanéité caractérielle dans les options. Non, certes, l'autonomie mais ce qu'on appelle aujourd'hui l'intéroconditionnement. Dans une société manipulée de l'extérieur, tout intéro-conditionnement est un obstacle à l'intégration parfaite.

Tels sont, en gros, les trois thèmes principaux des scénarios sur le Second Empire. Le Bien nauséabond, mirage catholique qu'entretiennent les femelles ; le Mal fantôme, lié sans doute à l'Autorité mais que personne ne commet et qui d'ailleurs n'a pas d'existence réelle ; les fantômes conjugués du Vice et de la Vertu s'anéantissant dans un même naufrage, comme Fantomas et Juve, frères ennemis qui se noient enlacés, pour ne laisser place qu'à l'Être et à quelques dissipations modérées, entendons : la mort de l'imagination. D'une certaine façon, dans les trois thèmes, ce qui triomphe, avec la réalité, c'est la médiocrité de l'espèce ; ce petit monde pratique et minable ne sait pas même rêver : la grande dame ne démoralise pas son jeune amant pour le plaisir de nuire – ce qui conserverait quelque grandeur – mais pour l'attirer dans son parti ; et le préfet n'a jamais rêvé de faire systématiquement d'une honnête fille une putain : il s'est laissé tenter par un corps très réel et dont son imagination, qui volait à ras de terre, n'a pas été plus loin que de deviner les formes sous la robe. C'est fort bien. Mais ce que Gustave veut montrer, est-ce bien ce qu'il a ressenti ? À présent, il reproche à l'Empire d'avoir été le règne des médiocres, une démocratie déguisée, le triomphe de l'Être et de la positivité. Est-ce vraiment de cela qu'il se plaint en 70 ? Il se hâte de prendre ses distances : il condamne très vite la satisfaction de ce qui est, le conformisme, la servilité ; sans aucun doute, il en a le droit, cet original de province, cet insatisfait, ce paysan du Danube (encore que les Goncourt aient indiqué plusieurs fois, non sans agacement, que ce faux ours savait, quand il le fallait, montrer des empressements un peu vils de courtisan) qui fréquente chez Mathilde sans rien vouloir tirer d'elle, en tout désintéressement. Mais, justement, s'il se borne à dénoncer les vices du régime dont il n'est pas complice, il ne nous fera jamais comprendre ce qui l'attirait à Compiègne, aux Tuileries, ce qui a, somme toute, suscité sa complicité. S'il allait, ce solitaire, s'incliner sans arrivisme devant les souverains, j'ai montré que c'était pour la part de rêve qui entrait dans leur souveraineté, pour se reposer de sa tension de songeur anachorète en se faisant entourer par ce mirage noir, la Cour, et pour en intérioriser le non-être consolidé en s'intégrant à la comédie. De cela, pas un mot dans les scénarios. Ce qu'on retrouve en ceux-ci, c'est un vieux mépris de l'homme – qu'il ne conçoit ici que sous les traits du bourgeois. Pour tout dire, il rend l'Empire responsable d'une médiocrité qu'il avait dénoncée bien avant que le régime fût vraiment établi : ce préfet qui ne peut faire le Mal parce que la fille qu'il viole ne peut même pas mourir de honte, parce que son ivrogne de père se moque bien de l'honneur familial, n'est-ce point le frère cadet de l'amant que Flaubert imaginait pour Graziella, dans cette lettre furieuse où il dénonçait l'idéalisme de Lamartine ? Un fils de famille oisif et veule, couchant avec une fille de pêcheurs puis l'abandonnant, aussi sec – et Graziella n'en meurt point, elle se console et se marie, ce qui est pis : son séducteur n'a pas pu faire le Mal par cette simple raison qu'on ne meurt pas d'amour. Mais où donc est-elle passée, la fascination qu'exerçait sur lui le régime du pouvoir absolu, le seul qu'il eût accepté de tous les régimes qu'il avait connus, précisément parce que c'était en même temps un mensonge ? Tout était faux, dit-il, dans ses lettres de 70-71. Et c'est ce qu'il prétend montrer dans les scénarios. Ce qu'il ne dit pas, c'est qu'il le savait et que la fausseté lui plaisait en tant que telle ; il est vrai que sur un point il était dupe et de bonne foi : il pensait, comme tout le monde, à l'époque, que l'armée française, la première du monde, faisait un rempart d'acier à la tendre société impériale. Son ressentiment profond contre l'Empire, contre l'Empereur vient de sa déception : « fausse armée », dit-il ; oui et il la croyait vraie. Mais il n'a pas d'autre grief contre le régime aboli : l'Art officiel y était abject, bien sûr ; mais les honneurs allaient aussi aux vrais Artistes ; l'Empire, centre de déréalisation, aurait dû reposer sur un vrai socle comme l'œuvre d'art, déréalisation éternellement objectivée, doit sa pérennité à la matière – bronze, toile, feuillet – qu'elle informe. Si l'armée eût été ce vrai socle, l'Empire eût été une œuvre d'art se vivant elle-même à travers les consciences de ses sujets. Tout cela, il n'en souffle mot dans les plans qu'il écrit entre 71 et 77. Il s'agit bien, pourtant, de montrer la « fausseté » du monde impérial : mais on dirait que les dénonciations qu'on trouve dans ses lettres de 70, quand il veut leur donner une forme romanesque, perdent leur sens et que cet halluciné de l'Empire n'arrive plus à comprendre ce qu'il a aimé dans cette hallucination et ce qu'il lui reproche, quand elle s'évanouit. Le comble du muflisme (c'est le mot qu'il emploie pour caractériser la République), il l'atteint quand, imitant l'Empereur déchu et mort, il déclare à Zola : « Napoléon III était bête. » Le mot est lourd de sens dans la bouche de Gustave et nous savons la répulsion et la vertigineuse attirance qu'il éprouve pour cette incroyable densité, pour cette puissance paisible et noire, la bêtise des autres. Appliqué à une politique, il ne signifie plus grand-chose. Et, puisqu'il s'agit, en fait, de caractériser un homme, l'hôte de Compiègne, Flaubert s'avilit – ce que sentent fort bien Edmond et Zola lui-même – en retirant trop aisément son épingle du jeu, réduisant son Seigneur à la minéralité d'un idiot de village, sans dire ce qui – quelle dématérialisation secrète, quelle vertigineuse déperdition de pesanteur – l'hypnotisait, lui, Gustave, changeait le Souverain trop réel en prince des nuées. Impossible d'écrire Sous Napoléon III sans conserver cette ambivalence des lettres de 70, où il chargeait Isidore de reproches, condamnait le « long mensonge » que fut la dictature impériale pour s'écrier, dans la même lettre ou dans celle du lendemain : c'est la fin du monde latin, l'élégance et la gentillesse vont disparaître, tout ce que nous aimions est perdu. Impossible de dénoncer dans les scénarios l'Empire comme fausse autocratie, dissimulant le règne du suffrage universel, et d'être terrorisé, comme il est, quand le 4-Septembre établit pour de bon (croit-il) la démocratie. En somme, impossible de juger l'Empire ou de l'absoudre sans se juger ou sans s'absoudre du même coup. Le romancier, ici, ne peut feindre de rester dehors, survolant, contemplant, créant des personnages où il ne s'incarne pas : il est juge et partie, il est dedans, alourdi par le poids des choses faites et dites ; ses personnages se doivent d'être tous – et tout ensemble – lui-même et l'autre ; en chacun doivent se trouver le bon et le mauvais usage à faire de l'Empire ; en chacun on doit trouver, certes, les bourgeois cachés que sont M. le Préfet, le petit ménage qui donne la décence au vice, même le démocrate et la grande dame ; mais, en chacun d'eux, il faut aussi montrer cet arrachement à la bourgeoisie qui, pour fictif qu'il fût, avait assez de consistance pour que Gustave ait vécu chacun de ses séjours chez les princes ou chez l'Empereur comme un nouveau baptême, comme cette mort suivie de résurrection que doit être à ses yeux l'anoblissement.

On pourrait dire que Gustave, à mesure qu'il s'éloigne de ces années heureuses (pour lui), perd le sens initial de son projet. La confidence à Maxime, en effet, doit dater au plus tard du début de 71 puisque Flaubert, encore soucieux de L'Éducation sentimentale, parue en 69, ne fait d'abord que regretter de ne pas lui avoir donné pour conclusion la capitulation de Sedan. Il semble qu'il soit passé de ce regret à l'idée d'un roman tout entier consacré à la société impériale puisqu'il déclare, dans la même conversation : « ... Je ne me console pas d'avoir manqué la scène (l'Empereur maudit par les prisonniers) mais je la placerai quelque part dans un roman que je ferai sur l'Empire [...] Ah ! il y a de fameux livres à faire sur cette époque et peut-être, après tout, le coup d'État et ce qui s'en est suivi n'aura d'autre résultat dans l'harmonie universelle que de fournir des scénarios intéressants à quelques bons manieurs de plume. » Nous sommes donc en présence du projet dans sa forme primitive puisqu'il se dégage à peine d'un regret et que le roman annoncé semble né du désir de compenser un manque à gagner : je n'ai pas pu placer ma scène. Je ferai tout un livre où je la mettrai. À noter que le roman projeté doit porter directement sur la Cour et le Pouvoir : Gustave ne pense pas du tout à remplacer Napoléon III par ce minable fondé de pouvoir, M. le Préfet ; il le mettra lui-même en scène. La sincérité de Flaubert est manifeste : la capitulation de Sedan lui donne, par contraste, l'occasion d'évoquer ses propres souvenirs : ces maréchaux serviles qu'il a vus à Compiègne, ce sont ceux qui ont perdu la guerre de 70 et dont les soldats insultent l'empereur déchu. Voilà ce qu'il faut raconter : dans cette évocation encore abstraite, un élément concret, le souvenir d'un son ; le cliquetis des décorations, Flaubert l'a encore dans l'oreille. Et s'il se le rappelle si clairement, c'est qu'il était là, près de ces courtisans, courtisan lui-même, attendant son tour, peut-être, pour se pencher sur la petite main du prince. En d'autres termes, lorsqu'il rapporte ces faits et ses intentions à Maxime, il sait fort bien que le romancier de l'Empire ne peut être cet impassible témoin qui a survolé l'empire carthaginois et, avec le même détachement, l'histoire de France contemporaine de 45 à 52. Juge, pas davantage. À moins qu'il ne soit, comme dit Camus, juge-pénitent. Mais cette fonction – fort commune dans les lettres d'aujourd'hui – n'existait guère au temps de l'Art-Absolu ; et, nous le savons, les dispositions intimes de Gustave ne sont guère propices à ce genre d'acrobaties. Jamais coupable, pour avoir été culpabilisé jusqu'aux moelles par la malédiction paternelle, il ne sait que porter sentence. En ce texte, toutefois, nous sentons à la fois qu'il est effleuré par un malaise (que diable allais-je faire en cette galère ?) et qu'il a trouvé d'un seul coup le moyen génial de se justifier. L'Empire – du 2 décembre 51 au 4 septembre 70 – était faux : la servilité des prétoriens, à Compiègne, était fausse. À faux empereur, faux prétoriens. C'est pour cela que Flaubert, dans cet entretien, rapproche ces maréchaux courbés jusqu'à terre des prisonniers brandissant le poing. Mais la « fausseté » dénonce elle-même son non-être par sa radicale inefficacité. Le faux Empire est néant dans la mesure où il n'a rien fait sinon du bruit ; il n'a l'apparence d'être que dans la mesure où son inefficacité même est indirectement efficace, c'est-à-dire permet à des forces réelles mais dissimulées sous son mirage, d'agir dans un sens tout à fait différent de celui dans lequel ce gouvernement d'opérette prétend orienter sa politique : les Tuileries, Compiègne sont des leurres ; à l'abri, la bourgeoisie réunit lentement les conditions d'une prise de pouvoir ; le moment venu, cette autre force, la Prusse – qui poursuit patiemment cet autre but : assurer le développement de son économie en établissant par les armes son hégémonie sur le continent – lui donnera un coup de main ou de doigt, plutôt, la pichenette qui suffira pour renverser ces marionnettes et casser leur théâtre de bois vermoulu. Voilà la tragédie de l'ombre : la complicité objective du militarisme allemand et des démocrates français qui recevront la République des mains du roi de Prusse.

À prendre les choses ainsi, l'Empire et sa Cour, parfaitement séparés du réel, sont de purs imaginaires et si l'Artiste accepte de s'intégrer à la geste impériale, c'est pour la récupérer par une œuvre qui la rendra à l'absolue pureté de l'imagination. Cette hallucination collective ne peut être la vraie Histoire, dont nous venons de voir qu'elle se forge ailleurs ; elle n'est pas non plus une œuvre d'art puisque personne n'en est l'auteur – nous savons que, pour Flaubert, l'Art commence avec le rite de passage qui crée ce nouveau-né, l'Artiste, donc, nécessairement, une Personne. La grandeur de cette image, pourtant, lui vient de ce qu'elle est purement irréelle bien qu'elle possède, aux yeux de chaque rêveur, une consistance indéfectible qui lui vient de ce qu'elle est aussi le rêve des autres. Tout finira mal à cause de cette consistance elle-même23 : sans qu'il y ait jamais eu rien de vrai, quelque chose va s'effondrer dans le sang ; après l'effondrement, ces années folles dévoileront, au passé, leur irréalité superbe et tragique ; cela signifie que ce rêve postulera d'être sauvé jusque dans son naufrage par un rêveur spécialisé, par un Artiste, qui en fera le sujet d'une œuvre ; cette déréalisation systématique de la société française par elle-même et par l'intermédiaire d'un démoralisateur inconscient, médium beaucoup plus que dictateur, c'est, à l'état brut, l'équivalent du but que s'assigne l'Art, à ceci près que le médium, en ce dernier cas, ne peut exister sans une conscience réflexive, et poussée jusqu'au radicalisme, de ce qu'il fait, et, par là même, de ce qu'il est : l'ouvrier d'art, passion inutile, uniquement soucieux d'inscrire dans l'Être un peu de non-être démoralisateur. Autrement dit, au moment qu'il s'entretient avec Maxime, Gustave est tout à fait conscient de ce qu'il veut faire : il prétend qu'il abordera le monde impérial de face et directement. Plus tard il ne se comprendra plus si bien et se résignera à montrer le fait de la dictature de biais par ses incidences sur des fonctionnaires moyens de l'Intérieur, sur des familles bourgeoises, sur des opposants monarchistes et républicains. Mais, au début, il se proposait de peindre les hauts dignitaires du régime, il osait donner à voir l'Empereur, ce personnage « historique », et donner à entendre son discours intérieur : il avait compris que le sujet d'un roman soi-disant historique et visant à restituer le rêve de la société française « sous Napoléon III » ne pouvait être que l'Art-Absolu se prenant lui-même pour objet. D'une certaine manière Madame Bovary, Salammbô, Saint Antoine et – bien que dans une moindre mesure – L'Éducation ne disent pas autre chose : Emma, par exemple, à l'instant qu'elle échappe à la banalité par le rêve, voit son rêve ressaisi par la banalité ; l'Art fixe pour toujours ce tourniquet en l'inscrivant dans l'objectif comme un au-delà de l'imagination ou, si l'on veut, comme l'équivalence absolue de la nécessité et de l'impossibilité de l'imaginaire. Nous avons vu aussi comment, faute de monuments ou de vestiges, le réel passé et l'irréel pur – visée à vide d'une absence comblée par la matérialité des mots – se confondent dans Salammbô. Dans cette Carthage reconstituée, il ne craignait pas non plus de faire agir et penser des personnages dont l'Histoire avait conservé les noms : c'est que le temps les avait si profondément engloutis qu'il n'était d'autre moyen pour les évoquer que de les imaginer entièrement. Conception esthétique de l'Art-Absolu comme abolition, que venait consolider par en dessous la croyance inverse et magique que les techniciens de l'imagination – considérée comme discipline exacte – atteignent d'une manière ou d'une autre le réel à travers la fiction.

Mais, dans Salammbô, l'auteur prétend restituer une société réelle telle qu'elle était au temps de sa réalité. Le vrai sujet reste ésotérique ; s'il tente l'Artiste, c'est au niveau de la conception et de la structuration, c'est-à-dire réflexivement, comme problématique de l'Art et de ses techniques : certes, la société carthaginoise a, comme toutes les sociétés, ses structures d'imaginarité ; mais ce n'est pas seulement celles-ci que Flaubert veut ressusciter : c'est aussi le vécu quotidien avec le goût de réel qu'il avait pour ceux qui le vivaient, c'est la matérialité du travail et de la guerre ; l'auteur est attiré par cette difficulté – propre à ce sujet singulier, Carthage, mais d'ordre littéraire – que j'appellerai l'obligation d'imaginer sans analogon ou, si l'on préfère, la nécessité, pour l'extralucide, de prophétiser rétrospectivement sans marc de café. Salammbô, c'est l'image au delà de l'image, celle qui ne retient plus en elle la moindre matérialité et qu'on ne peut imaginer mais seulement imaginer qu'on imagine. Inversement, Emma Bovary est chargée par Flaubert de réaliser à sa place le thème autobiographique de Novembre : je suis trop petit pour moi. Ses élans et ses déceptions soulignent la finitude humaine, le drame de la facticité, le triomphe du réel à propos d'une créature particulière dont l'Idéal n'est qu'un effort perpétuel et vain pour s'arracher à sa puissante matérialité charnelle. Chez cette femme rêveuse et lucide, le rêve ne prend jamais longtemps. Ni dans l'un ni dans l'autre de ces romans les personnages et moins encore la société qui les produit ne sont conçus comme des fantasmes : fictifs, certes, mais avec cette contradiction – fréquente, d'ailleurs, dans les œuvres romanesques – que la fiction tente de les susciter – au moins à un certain niveau de l'écriture – dans leur réalité.

Dans Sous Napoléon III, au contraire, Flaubert eût tenté de rendre d'abord l'onirisme confus mais dense d'une société en hypnose : le sujet, c'était l'imaginaire social, à une époque pathologique où il a mangé le réel. Ou plutôt, noyé d'ombre, biffé, masqué, le réel existe encore : quand les faux maréchaux se jettent à plat ventre devant un faux prince, dans un faux emportement de vassalité, le cliquetis de leurs fausses médailles reste vrai. Mais l'art du « bon manieur de plume » sera de le suggérer allusivement ou de le montrer sans commentaire, à l'intérieur du rêve, pris dans la trame de celui-ci, presque indiscernable menace, dénonciation muette et quasiment inaperçue de la fausseté interne des gestes, des propos, des pensées de chacun. La réalité, en ce roman, dans ses apparitions rapides et discrètes aurait eu la même fonction que les signes semés à profusion dans Madame Bovary : elle aurait prophétisé le désastre final. Mais, dans Madame Bovary, malgré leur profondeur poétique, on peut reprocher aux signes je ne sais quelle gratuité ; il n'est pas nécessaire, après tout, que l'aveugle reparaisse en tel moment, en tel lieu : c'est qu'ils représentent l'imagination, c'est-à-dire un resserrement esthétique des liaisons internes du Cosmos qui permette les oracles. La supériorité du « cliquetis » de médailles, c'est qu'il eût au contraire prédit la nécessaire défaite du rêve du point de vue de la réalité. Inversion capitale : on découvre ce monstre incroyable, un mirage qui résiste, un mensonge plus consistant que la vérité, une comédie qui tire son obtuse inertie de son ubiquité ; bref, une société qui a presque tenu la gageure de réaliser l'irréel en lui gardant son irréalité ; et le but du récit sera, sans jamais quitter ce rêve, de faire pressentir à mille détails son éclatement futur, d'abord lointain puis de plus en plus proche, jamais présent à la claire conscience des dormeurs, de plus en plus à celle du lecteur, comme une allure inexplicablement sinistre des fêtes les plus brillantes, comme une bassesse secrète des plus hautes personnalités. Et puis, tout d'un coup, en tournant une page, en passant d'un chapitre à un autre, on se trouve de l'autre côté de la catastrophe, dans une réalité qui paraît soudain cauchemaresque, au milieu d'une foule hagarde qui, après dix-huit ans de sommeil, ne comprend même pas qu'elle est réveillée. Cette fois la fiction et son objet sont homogènes : on invente des hommes qu'on présente comme n'étant en eux-mêmes que des fictions ; ce faux magistrat, ce faux général qui n'ont point existé, on les tire du néant pour les placer au milieu de faux juges et de faux militaires dont l'existence se consume à produire l'irréalité. De ce point de vue, on peut faire parler et penser Louis-Napoléon et Eugénie sans quitter le terrain de l'imagination : ce serait risqué s'ils étaient l'un et l'autre réels. Mais, à part un peu de chair qui s'ennuie, indispensable concession à la facticité, il n'y a pas plus de vrai Empereur que de vraie Impératrice : tout juste une double imposture qui, n'étant pas soutenue par une réalité impériale, se joue selon des règles imaginaires ; en ce sens les pensées de Badinguet n'ont ni l'imprévisibilité ni la nécessité dialectique qui caractérisent la vraie pensée et font d'elle un double message inimitable et doublement difficile à décoder : ce qu'on peut reconstituer de lui, ce n'est pas le vécu, c'est la façon dont il jouait le rôle d'un Empereur vivant et s'affectait des pensées qui n'étaient que la partie intérieure de son discours imaginaire – celle que les auteurs dramatiques de l'époque indiquent par les mots de « sous cape » ou « se parlant à soi-même ». Une seule fois, il est vrai, on eût montré l'homme réel ou plutôt tel que la catastrophe l'a réalisé : il n'y a plus d'Empereur, plus de Conquérant, tout juste un prisonnier « effondré » au fond d'une calèche, qui n'a plus aucun titre, même plus de nom. Mais ce réveil anxieux, Flaubert l'eût montré dans sa généralité indéniable de dés-illusion ; en d'autres termes, il ne s'agit pas ici d'une déception singulière – dont le sens serait commandé par la singularité de l'individu et de la situation – par la bonne raison que l'individu avait disparu depuis vingt ans, absorbé par le personnage, et que Flaubert n'eût montré que le retour à l'individualité, non pas à celle-ci ou à celle-là – on ne sait rien encore de ce qui reste, de ce qui a disparu, de ce qui s'est tassé, durci, appauvri ou vermoulu – mais, avec l'abolition du personnage charismatique, incarnation totalisante, par l'Unique, de la Société, le simple retour aux dimensions individuelles : condamné à la passivité, l'homme, au fond de la calèche, voit défiler des images de soldats ; ces beaux zouaves aujourd'hui en loques peuvent lui tendre le poing : ils sont des objets impuissants, comme lui ; les seuls sujets sont les uhlans qui gardent le troupeau : est-ce le réveil pour de bon ? Rêve-t-il qu'il se réveille ? Non : l'angoisse et l'effarement anonymes, il sent qu'ils sont réels, cet homme qui a perdu l'habitude d'être soi-même et qui jouait l'Autre, pour tous et d'abord à ses propres yeux. Disons plutôt que le réveil lui vient comme un autre rêve et que son armée dépenaillée défile, aussi fabuleuse dans sa misère qu'elle l'était dans sa fausse gloire quand il la passait en revue quelques semaines plus tôt ; pourtant il connaît, à son trouble, qu'il ne joue plus, que son rôle est fini, qu'il n'a plus une réplique à dire, qu'il a perdu tout à la fois son Empire de carton et le langage – celui dont il prétendait être le maître, celui qu'il imposait à la collectivité par le seul fait d'en user lui-même et qui n'avait d'autre office que d'être le texte de la comédie universelle. De fait son effarement – celui d'un homme qui se réveillerait dans un autre corps, plus étroit, plus chétif, infiniment petit – se traduit aussitôt (ce qui, plus que Badinguet, caractérise Flaubert) par la contestation d'un mot. Le réveil – ou plutôt ce que Gustave a résolu de nous en montrer – se réduit à cela : le vocable « prétoriens » ne peut s'appliquer à cette horde tumultueuse qui lui crie sa haine et qui est pourtant la réalité de cette armée dont on lui disait hier qu'il ne lui manquait pas même un bouton de guêtres. Le langage de l'Artiste faisant, à travers un inconnu, un mauvais comédien qui a fini de jouer l'Homme du Destin, son autocritique et dénonçant la faillite de la déréalisation par le Verbe, la grande épopée du gueuloir ne retrouvant la vérité des signes – c'est-à-dire leur appropriation pratique à l'objet signifié – que pour se supprimer elle-même et s'achever dans un mutisme qui est, tout à la fois, l'aphasie provisoire du Hamlet impérial – « tout le reste est silence », tardive réponse à l'enthousiasme déréalisateur, « des mots, des mots », et à cette irréalisation suprême, la comédie dans la comédie –, l'annonce prophétique de sa mort prochaine et le silence conscient, délibéré de l'Artiste qui, jetant sa plume après ce dernier mensonge, « prétoriens », et son ultime contestation, invite le lecteur à jeter le livre, à consacrer du même coup l'échec de cet onirisme dirigé, la lecture, tout en reconnaissant que cet échec est le sens même du livre, invitation délibérée à l'abolition du réel par le rêve et, plus profondément, à l'abolition du rêve par la réalité. Mais, en même temps qu'il est, ce mutisme final, un assassinat délibéré du lecteur, soudain replongé dans sa bourbeuse réalité, donc une réussite dans l'échec, un « Qui perd gagne » tragique et orgueilleux, il représente aussi l'humble réveil affolé de Gustave et son piteux serment de ne plus jamais écrire : pour faire de l'Art, il faut s'estimer ; mais l'Art implique un milieu onirique, la croyance hystérique de l'Artiste à l'irréalité réalisée, ainsi l'Art est, dans son essence, culpabilité : dénoncé par ces bourreaux – les praticiens Flaubert –, Gustave, écrasé par l'étendue de sa faute, n'a pas de mal à briser sa plume : le langage, en 70, ne se laisse plus déréaliser. Ainsi l'aphasie du faux souverain qui agonise sur une route, l'orgueilleux silence de l'Artiste ou triomphe concerté du Néant, et le réveil du langage en Flaubert, la condamnation au silence d'un ouvrier d'art par la disparition des « bibelots d'inanité sonore » et leur remplacement par des signes réels, computeurs de la réalité, l'écriture comme refus d'agir, le refus de l'écriture comme échec fondamental qui doit se réclamer de l'Art-Absolu, l'impossibilité d'écrire comme expérience subie par l'Artiste au moment où le faux Empereur éprouve l'impossibilité de poursuivre sa comédie, celle-là se donnant explicitement comme conséquence de celle-ci, il faut y voir ce que j'ai appelé dans Questions de méthode, l'unité pluridimensionnelle de l'acte. L'acte est ici, bien entendu, la conception totalisante d'un scénario rendant compte du Second Empire comme vampirisation d'une société par un rêve. Il n'est pas difficile, en effet, de voir le rapport dialectique qui règle l'unité polyvalente de ces facettes et fait que chacune d'elles réfléchit toutes les autres. Mais ce qui nous intéresse est, par-dessus tout, le jeu de reflet-reflétant qui lie l'Empereur et Gustave, c'est-à-dire leur double agonie, à la fois châtiment et source unique de leur grandeur. On ne peut douter que Flaubert, quand il a conçu ce premier scénario, était loin de se vouloir le pur témoin du désastre. Certes, les principes de son Art lui commandaient de le recomposer avec l'impassibilité d'une conscience de Survol. Mais, en même temps, le Créateur vivait la Passion de sa Créature ou, plus exactement, Gustave s'incarnait – comme il a fait en Marguerite, en Garcia, en Mazza, en Emma – dans le faux Empereur effondré. Comme si l'Auteur, invisible et omniprésent dans la trame de son œuvre, autant dire de son crime, se châtiait lui-même de son orgueil démoniaque et de sa préférence maligne pour l'imaginaire en la personne de son héros, Napoléon le Petit, encore un homme trop petit pour soi. Nul doute que le roman, s'il l'avait écrit, eût été diabolique : quel tourniquet ! Un Créateur dont l'invisibilité ubiquiste se ramasse et se conteste – sans cesser pour autant d'exister – en ce précipité, un héros misérable et méchant qui, bien que sa créature, n'est pas même inventé, qu'il a choisi de susciter entre ses contemporains réels pour le loger au fond de son œuvre comme un rayonnement sombre et singulier, son incarnation, la représentation de sa faute originelle, de sa méchanceté d'Artiste et de sa punition méritée. Inversement, un vaincu pris la main dans le sac, à l'instant que sa défaite révèle publiquement son imposture, et qui, dans son impuissance accablée, presque méprisable – celle de l'agent passif que Flaubert n'a cessé d'être – sauve l'impassible Auteur qui l'a repris en charge, en témoignant tacitement qu'il n'est de grandeur que dans l'insatisfaction. Nouveau tour de roue : la sublime irréalisation de l'Artiste au profit de ce centre déréalisant, son œuvre, est dénoncée comme un crime par la faute inexpiable d'un Politique qui a préféré vingt ans l'Idéal au machiavélisme, une grandeur rêvée à l'efficacité pratique, entraînant dans un désastre pressenti, consenti du premier jour, la société qui lui avait donné sa confiance. Et qu'on n'aille point dire que le clerc est innocent par la raison qu'il est clerc et qu'il trahirait en s'occupant de praxis au lieu de contempler les Idées, tandis que l'homme du Pouvoir, qui a choisi l'action efficace, est un traître s'il lui préfère le geste et préfère un beau rôle à une pratique rigoureuse : car l'Artiste – bien qu'il se targue souvent de son quiétisme et prétende « devenir brahme » et rentrer dans l'Idée – ne fait point partie d'un ordre contemplatif. La vérité l'intéresse fort peu : son office est de produire l'imaginaire comme triomphe permanent du Non-Être sur l'Être et destruction systématique du genre humain par des techniques d'irréalisation. À ce niveau et puisque l'intention de ce misanthrope est clairement révélée, il ne peut mettre en doute que les insultes du zouave et les poings brandis par la multitude vile, à travers le Politique humilié, s'adressent à lui. Napoléon a nui aux hommes en leur préférant ses rêves : si l'on admet que ses prétoriens le haïssent, si, malgré le mépris misanthropique de la masse, on trouve justifiée la haine que lui portent ces captifs, que dira-t-on de lui, l'Artiste, qui fait profession de préférer ses rêves pour nuire aux hommes plus sûrement ? Tant que l'Empire tenait debout, la nuisance du rêve était elle-même un rêve : quelles que fussent leurs intentions, les chevaliers du Néant, quand ils fabriquaient ou publiaient leurs ouvrages d'art, ne faisaient de mal à personne ; la lecture, tout au contraire, provoquait un joyeux défoulement de la haine, trop heureux de se savoir imaginaire. En ce même temps, la Cour, brillante comédie, subversion radicale mais sans effet, se donnait pour une fleur de luxe, irréelle, une fleur du Mal qui naissait sur le fumier de l'ordre établi. Mais quand le désastre révèle que l'efficace le plus terrible de l'imaginaire réside dans sa radicale inefficacité, comment les Artistes, qui comptent au nombre des victimes de Napoléon, condamneraient-ils ce jean-foutre pour le Mal que ses mensonges leur ont fait, sans se condamner eux-mêmes : les misanthropes ont réintégré le genre humain, ils redoutent l'occupation, les garnisaires, les violences physiques, les déprédations, la ruine, certains, comme les Goncourt, se découvrent une fibre chauvine. C'est partager les fins de l'espèce ou, plutôt, reconnaître qu'on les a toujours partagées. Du coup, l'échelle des valeurs se renverse : l'imaginaire tombe au dernier rang, la propriété monte au sommet ; du point de vue de cette morale-là, l'ouvrier d'art ne condamnera pas Isidore, le premier songe-creux de France, sans se condamner lui-même. C'est reconnaître que, « sous Napoléon III », le Pouvoir avait les écrivains qu'il méritait, que les écrivains méritaient le pouvoir qu'ils avaient. Atteint dans son honneur et dans son bien, l'Artiste voit l'Art-Absolu – ou préférence absolue de l'apparence – se retourner contre lui comme une force ennemie. Il pressent, en tout cas, que l'Empire et l'Art pour l'Art, dont la source profonde est commune, vont disparaître ensemble. Viendra-t-il un autre art – détesté par avance ? Ou la littérature et l'art seront-ils abolis pour toujours ? Peut-il exister une esthétique qui ne se fonde pas sur les images – mais, par exemple, sur la vérité ? L'Artiste se pose les questions mais il sait bien qu'il n'y répondra pas. S'il devait arriver, un jour, qu'une autre manière d'écrire apparaisse, avec d'autres visées, d'autres instruments verbaux, Flaubert est convaincu qu'il ne sera point l'homme de cette littérature-là : le silence auquel il se condamne est celui du « fossile ». La roue tourne encore : et si le but du coup d'État et « de tout ce qui s'en est suivi » n'avait été que de fournir la matière d'un bon livre ? J'entends : Flaubert ne dit point « but » mais résultat. À l'ordre des fins, il a préféré l'ordre des causes. Mais ce n'est qu'une apparence : et nous savons que, dès la première Éducation, l'ordre des causes guidait providentiellement Jules vers son accomplissement. On ne parle pas ici de providence mais d'« harmonie universelle » : n'importe, ce seul mot – bien flaubertien – réintroduit la finalité. Les malheurs de Jules l'ont élu ; ceux de la France vont inspirer à quelque « bon manieur de plume » – pourquoi ne serait-ce pas Gustave ? – quelques scénarios intéressants. Cette conception orphique de la littérature – le monde n'ayant d'autre office que de fournir la matière d'un livre ou, comme dirait Mallarmé, du Livre –, nous l'avons déjà trouvée chez Flaubert. Mais elle ne procédait pas aussi clairement d'un rebondissement d'orgueil : à l'instant qu'il condamne ensemble la politique et l'esthétique des apparences, il en revient tout d'un coup à réaffirmer que la seule justification de la réalité se trouve dans les fictions qu'on engendre à partir d'elle. L'Art, finalement, c'est cela : une exigence de l'harmonie universelle ; ou plutôt c'est cette harmonie elle-même en tant qu'elle produit le réel comme une voie d'accès vers l'imaginaire. Écrire un roman, c'est se conformer aux amples desseins d'une providence qui n'a réalisé le monde que pour donner une matière à la déréalisation. Celle-ci, négation suprême, ne détruit rien, laisse tout en place et même, d'une certaine manière, restitue ce qui s'est aboli – mais c'est pour transformer cette plénitude, par une subtile transsubstantiation, en un vacuum qui brille, hors d'atteinte, l'inaccessible lieu où l'harmonie s'universalise comme idéal de l'imagination. On voit l'application immédiate de cette métaphysique du Beau : Gustave et Louis-Napoléon ont créé presque en même temps, celui-ci le règne du faux semblant, celui-là la littérature des apparences. L'adaptation de l'une à l'autre n'est pas fortuite ; de mêmes motivations historiques ont produit ces deux épiphénomènes : à la Cour, vain mirage qui se consume à désigner une absence, cavalcade pesante, laide, ventre à terre, mais qui procède de la Beauté en ceci que sa laideur se dépasse vers l'inimaginable Image de la Cour éternelle, l'Artiste vient nourrir sa conviction profonde que rien n'est beau sauf ce qui n'existe pas. Le voici donc complice ; pis encore : il appartient au régime et quand celui-ci s'effondre on peut se demander si l'Art-Absolu ne va pas disparaître avec lui ; de fait l'ouvrier d'art, ce beau rêveur, a disparu sous les décombres, reste un homme qui s'éveille, en même temps que le faux Empereur : l'un ouvre les yeux sur une grand-route et le premier objet qu'il perçoit, c'est un poing, un vrai poing qu'on lui tend ; l'autre reprend ses sens au milieu de sa chambre, debout, et découvre qu'il est en train de contempler, posé sur son lit, un vrai casque prussien. C'est le moment du désespoir et du silence qui, en un sens, ne sera jamais dépassé. Et pourtant le dépassement existe : la conviction désespérée que l'Art est mort par sa propre faute et que le monde positiviste ne pourra se construire qu'en le refusant pour toujours, cette conviction soudain refermée sur elle-même se change en tranquille certitude : la victoire est dans la défaite, à portée de la main. Il est vrai qu'il a disparu, le monde latin, avec l'Artiste, son produit. Mais, du coup, un miracle s'est fait : l'apparence et l'Être ont coïncidé pour l'éternité. En effet, l'imaginaire est un refus de l'Être mais le passé, quel qu'il soit, doit se définir comme ce qui a été. Cette soirée à Compiègne, il est vrai que c'était un des cent actes divers de la Comédie impériale et qu'elle ensevelissait le réel sous un fatras de gestes et de tirades ; il est vrai que Louis-Napoléon, quoique maussade, terne et silencieux, entouré de sigles étincelants, invitait à ne pas voir en lui cette morosité torve qui tramait les pieds dans les salons mais, à travers lui, un fantôme que l'Artiste ne voyait qu'en se faisant fantôme lui-même. Mais, précisément, c'est vrai. Entendons qu'un certain jour d'un certain été écoulé, pour ce dormeur réveillé en sursaut et qui se tourne vers son passé, la vérité de Compiègne fut cette comédie-là, à l'exclusion de toute autre, interprétée par certains acteurs de la troupe, à l'exclusion de tous les autres. La vérité ou l'Être : ce charmant sourire confus d'une fausse duchesse, il était faux puisqu'il s'adressait à un faux Sire et que l'effrontée jouait la confusion. Pourtant, aujourd'hui, en ce jour d'été 71, il s'est posé vraiment sur ces belles lèvres : le faux Gustave l'a-t-il perçu ou imaginé ? la question n'a point de sens : il l'a perçu mais, en tant qu'il le dépassait vers un divin sourire invisible, en tant qu'il jouait à le prendre pour vrai alors que, quand il palpitait aux coins d'une bouche, il était faux, nous dirons que cette perception était imaginaire. Aujourd'hui elle est vraie : elle a été vraiment le rapport d'œil de Gustave, en retrait, avec cette duchesse qui fléchissait vraiment les genoux devant Napoléon et contractait vraiment les zygomatiques pour se donner un certain air de tête, vrai en ceci qu'elle connaissait sa physionomie, la produisait selon des méthodes empiriques mais éprouvées et dans des circonstances fausses mais précises et cataloguées. Ainsi le Second Empire, après le désastre, n'apparaît plus seulement comme un faux semblant mais plutôt comme cette période qui, ressuscitée par la mémoire, devient un vrai souvenir, c'est-à-dire que la comédie évoquée devient miraculeusement, au passé, le moment où l'Être et le Néant sont interchangeables : où le Néant de ces courtisaneries fixé dans l'Être comme ce qui fut, papillon mort, à tête de mort, aux couleurs éclatantes, équivaut comme détermination vraie du temps perdu à cet Être qui s'impose au vécu coulé dans le bronze du passé comme un n'être-plus (il ne sera plus jamais vécu sauf par le souvenir ; l'avenir pourra changer son sens mais rien ne peut modifier certaines structures et, particulièrement, l'aspect immédiat – le sensible et l'affectif – restera pour toujours à l'abri). Nous avons noté, plus haut, que la mémoire transforme partiellement les souvenirs d'instants pleinement et réellement vécus en images ; et cela est vrai, même si Gustave évoque une visite que Louis Bouilhet lui a faite peu avant de mourir ; mais quand il s'agit de vingt ans de mensonge, c'est le contraire : elle rassemble tout ce qu'il y avait d'être dans la comédie (le vrai cliquetis, etc.) pour en faire le soutien du non-être ancien et sa vraie détermination ontologique qui fait du passé une essence en tant qu'être-dépassé. S'il en est ainsi, l'Empire, au moment même qu'il est renversé, devient en quelque sorte le sujet absolu de l'Art. Mieux : c'est la justification de la Littérature-Absolu. Il s'est produit un moment qu'on ne peut restituer qu'en faisant coïncider la reconstruction historique avec l'imagination la plus radicale, où, quand on les considère rétrospectivement, les épiphénomènes de l'Histoire et, particulièrement, les rêves qu'elle a provoqués, font partie de l'Histoire elle-même et servent à caractériser l'époque. L'inefficacité et le vœu d'impuissance qui caractérisent cet onirisme apparaissent en fait comme une ruse de la Raison voulant mener les Latins à leur perte et, par simple passion satanique pour le pire, démoraliser les autres hommes en les soumettant au joug de la Science prussienne. Un moment dont, en conséquence, l'étude est indispensable à la connaissance réaliste de notre époque, sinon l'on ne pourrait comprendre ni l'Assemblée de Bordeaux ni le siège de Paris ni le traité de paix ni la Commune ni le gouvernement de M. Thiers. Mais cette étude – exigée par le réalisme, par le positivisme le plus étroit et qui doit se faire rigoureusement dans le cadre des disciplines exactes – réclame par son sujet même, qui est l'imaginaire, que l'imagination, loin de se contenir dans un rôle d'auxiliaire, soit elle-même la science exacte qui se soumet toutes les autres. Un moment qui, par l'impératif identique qu'il adresse, du fond du passé où il s'engloutit, à l'Idéal de l'imagination qui est la Beauté et à celui de la Raison qui est la Vérité, réconcilie l'Art et la Science et, en fonction de son essence secrète qui a conduit dans l'histoire réelle à la défaite de celui-là et au triomphe de celle-ci, rétablit, en tant qu'objet à reconstituer – bref, par sa disparition même –, la prééminence du premier sur la seconde. Un moment, en d'autres termes, que la Science pure ne peut donner à revoir et qui ne se livrera qu'à un Art savant. Un moment qu'on ne peut rendre et fixer que dans une Œuvre. Une tragédie bouffe dont la vanité ne peut se communiquer que par un livre gratuit dont le fondement ne peut être que l'inutilité superbe de l'Art-Absolu. Sans doute l'Artiste est mort avec l'Empire : et le 4-Septembre signifie pour tous la mort de la Littérature. Encore faut-il un constat de décès : exigence d'autant plus nécessaire que l'Art n'est rien d'autre que la vie contemplée par le regard imaginaire de la Mort. Nous le savons, l'Artiste est un vivant qui se prend pour un mort : ce qui est réclamé de lui, à présent, c'est qu'il nous raconte cette mort au jour le jour que fut sa vie sous l'Empire du point de vue de son dernier avatar, de cette abolition catastrophique qui, loin de tuer un homme pour faire naître cet imaginaire, l'ouvrier d'art, a détruit l'Art et l'Artiste pour produire cette bête aux abois, un homme réveillé, ressuscité des enfers. Sous Napoléon III, c'est, pour Flaubert, dans le premier mouvement de sa pensée, l'Art-Absolu produisant, outre-tombe, comme un faire-part éternel, une œuvre ultime qui consacre sa mort. C'est, comme disent les musiciens, un « tombeau ». Si le bon « manieur de plume », renaissant de ses cendres pour s'abolir cérémonieusement dans ce roman, parvient à restituer scientifiquement dix-huit ans de mort imaginaire jusqu'à la conflagration qui supprime l'Art et l'Artiste, il se sauve par un suicide spectaculaire. Par sa présence compromettante aux Tuileries, ses courtisaneries de Compiègne, il s'est interdit de prétendre à l'innocence, à l'office de témoin à charge, il a rogné les ailes à sa conscience de Survol ; mais s'il dit la comédie qu'il a jouée avec tant d'autres, s'il survole, au second degré et par la mémoire, les fatalités qui ont tué du même coup l'Empire et l'Art-Absolu, alors, loin d'être complice de la société impériale, il en devient l'hôte providentiel. C'est la providence, en effet, rien d'autre, qui l'a transporté dans les hauts lieux de la comédie, par la raison que celle-ci avait besoin de lui et de sa mort pour passer à l'éternel : il était le seul, en effet, qui pût – à la condition de jouer un double jeu, comme Artiste et comme courtisan – la restituer dans sa gratuité criminelle et grandiose par la criminelle nuisance de l'Art : le seul, taillant, recousant, resserrant le donné brut, qui pût rendre, par delà les bassesses des individus, leur servilité, leur arrivisme, la laideur universelle, une aspiration profonde, obscure à elle-même, mais commune vers la Beauté, dans son insoutenable éclat et sa nuisance inutile. En ce livre exact et grandiose, où l'imagination devait détecter l'Être, l'Art, réalisant sa mort, prévient et disqualifie le jugement de la postérité : après cette œuvre, il faut tirer le trait, plus rien ne sera digne, jamais, du traitement artistique ; la perfection est atteinte quand la matière même de l'œuvre – en d'autres termes, l'Être, l'Histoire – est imaginaire et réclame simplement d'être totalisée par l'imagination. Restituant ce faux Empire, l'Art meurt en beauté. Le silence qui suivra, il n'y faut point voir de la honte et, pas davantage, une sentence portée par la République de Septembre sur les mensonges impériaux : il s'agit plutôt du mutisme des grands Artistes ; ils ont, dans un dernier ouvrage, pris congé du public. Puis ils ont imité le stoïcisme du loup : « Souffre et meurs sans parler », refusant d'utiliser le langage à des fins pratiques ou de perdre leur temps à extraire du réel une quintessence exténuée d'irréalité. « Si l'on revient quelque jour, dit Gustave en 71, à se soucier de littérature... » Pour lui, tout est joué : l'œuvre d'art est éternelle, l'Art n'est pas immortel ; à certaines périodes, comme la nôtre, il s'éclipse ; rien ne dit, bien sûr, que les conditions, dans une décennie, dans un siècle ne seront pas de nouveau réunies qui, instaurant un nouveau rapport du réel à l'irréalité, permettront sa résurrection. En tout cas – qu'il s'agisse de provisoire ou de définitif – Sous Napoléon III devait mettre le point final au travail des ouvriers d'art, en révélant, à l'occasion d'un sujet inégalable, leur insurpassable savoir-faire. Dans l'instant même que l'Artiste eût pieusement assassiné l'Art pour s'immoler aussitôt après, il se fût senti l'exécuteur d'un impératif lancé par l'harmonie universelle : en prenant congé du lecteur, il lui eût offert la Vérité sur Napoléon III, c'est-à-dire cet usurpateur en personne tel qu'en lui-même l'imagination le change.

Il n'y a pas l'ombre d'un doute : Flaubert, à peine s'est-il remis – bien mal et pour bien peu de temps – de son désarroi, a le sentiment d'avoir reçu mandat ; s'il s'est tourmenté si fort et si longtemps – presque jusqu'à sa mort – pour trouver le scénario de Sous Napoléon III, c'est qu'il voulait l'écrire – pour la première fois de sa vie – non par fidélité à des rêves, à des thèmes anciens mais pour accomplir une mission : sauver l'Empire dans une œuvre lui semblait l'unique justification de ses courtisaneries. Ou plutôt – car il fuyait l'atroce culpabilité dont on prétendait l'accabler – il sentait à présent qu'on l'avait placé là, lui, l'Artiste, qu'on l'avait dépêché à Compiègne et aux Tuileries pour qu'il fût à même de commencer l'ouvrage. Sauver l'Empire, bien sûr, ce n'était pas justifier la politique impériale mais tout simplement – et quoi qu'il en dise – montrer l'homogénéité du rêve de la collectivité française et du travail de l'Art, c'est-à-dire de la déréalisation démoralisatrice. En dépit de la beauté de l'entreprise – la plus totalitaire qu'ait conçue Gustave –, il ne semble pas que celui-ci ait fait preuve de beaucoup d'ardeur à la mettre en chantier. Dans sa conversation avec Du Camp – telle, du moins, que celui-ci la rapporte – il manifeste un certain enthousiasme : mais, je l'ai dit, c'est évidemment la mention la plus ancienne qu'il ait faite du scénario. Dans sa Correspondance, quand il dit son dégoût d'écrire et fait vœu de se taire, il lui arrive de dire qu'il reprendra la plume auparavant, une seule fois, pour noyer ses contemporains dans son vomissement : mais c'est aux Deux Cloportes qu'il pense – non à Napoléon III. Par la suite, il fait allusion dans ses lettres et ses conversations au « roman du Second Empire » mais sans joie, avec une sorte d'application. Le 31 janvier 76, Edmond de Goncourt écoute avec amusement Alphonse Daudet qui évoque ses souvenirs sur le duc de Morny ; Flaubert et Zola sont présents. Celui-ci, qui vient d'écrire Son Excellence Eugène Rougon d'après des témoignages de seconde main, s'exclame tout à coup... : « Mais c'est un livre superbe à faire... Est-ce que ce n'est pas votre avis, Flaubert ?

« – Oui, c'est curieux ; mais il n'y a pas un livre là-dedans.

« – [...] Mais vous, Flaubert, pourquoi ne faites-vous pas quelque chose sur ce temps ?...

« – Pourquoi ? parce qu'il faudrait avoir trouvé la forme et la manière de s'en servir... Et puis, maintenant, je suis une bedolle !

« – Une bedolle, qu'est-ce que c'est que ça ? interroge Daudet.

« – Non, personne mieux que moi ne sait comme je suis bedolle... Oui, une bedolle, quoi ? un vieux cheik enfin...

« Et il finit sa pensée d'un geste vaguement désespéré24. »

Bien sûr, 1876, c'est l'année la plus sombre, pour Flaubert : la ruine de Commanville date d'avril 75. Pourtant il s'est remis au travail et les Trois Contes, commencés à Trouville, seront achevés en février 77. Quant à Bouvard et Pécuchet, un instant interrompus, il n'est pas question qu'il les abandonne. C'est ce roman-là et lui seul qui lui fait peur : il n'a pas « trouvé la forme » et puis, au moment de l'aborder, il se sent trop lâche, trop usé pour cette immense entreprise. Zola, se référant à des entretiens plus tardifs25, écrit, dans Les Romanciers naturalistes : « Il restait hésitant, la besogne l'effrayait, car, avec son système, il lui aurait fallu fouiller les documents de toute l'époque ; peut-être aussi ne se sentait-il pas très libre après ses séjours à Compiègne... Mais il faut bien le dire, ce roman du Second Empire... ne mordait guère sur son esprit. D'autres idées venaient toujours en travers et je doute qu'il l'eût jamais écrit. » D'autant moins, en effet, qu'il se met à rêver d'un roman oriental, Harel Bey, vers 1877, et qu'il déclare jusqu'à la fin de sa vie qu'il veut, après Bouvard et Pécuchet, faire un roman sur « les Thermopyles ». Entre-temps, il revient, morose et zélé, à ses feuillets, jette quelques notes sur la démoralisation, « Monsieur le Préfet », « Le Ménage parisien » : c'est son devoir, on le sent, il s'y applique mais sans goût ; au point que ses derniers scénarios font porter au Second Empire la responsabilité de toute la bêtise humaine et de toute la médiocrité bourgeoise. Faut-il considérer, avec Zola, qu'il « se sentait peu libre après ses séjours à Compiègne » ? D'une certaine façon, nous l'avons vu, c'est tout le contraire : ces « séjours », d'abord, il n'en fait pas mystère et Goncourt ne manque pas d'insinuer qu'il s'en vante. Et puis ils ne l'empêchent pas, quand on l'en prie, de déclarer que Napoléon III était une bête ni d'en faire une charge en public. De ce point de vue, au contraire, c'est Compiègne, ce sont les Tuileries qui lui font un devoir de montrer dans une œuvre-suicide l'écroulement de l'Empire et d'éterniser ainsi ce naufrage, d'en faire le symbole de l'échec humain. Qu'est-ce donc qui le retient ? Eh bien, en profondeur, Zola a raison : Gustave a fréquenté la Cour ; ce n'est pas qu'il en ressente aujourd'hui la moindre gêne ; simplement, il aimait cette société impériale : un rebondissement d'orgueil lui intime l'ordre de l'ensevelir de ses mains mais cet impératif lui répugne. Il a été solidaire du régime, il ne veut pas lui survivre, fût-ce pour l'inhumer. Ses seules années de bonheur, cet écorché les doit à l'Empire : quand celui-ci s'écroule, Gustave se sent atteint d'une lassitude mortelle. Nous l'avons vu, un peu plus haut, sursauter de douleur, vomir, crier sa haine des Prussiens, proclamer sa volonté de mourir : ce n'était pas le plus grave. Dans ces soubresauts, il entrait encore beaucoup de violence, de la vie. Et puis il a paru se calmer, il s'est remis au travail, à Saint Antoine, à Bouvard et Pécuchet, l'insurrection de Paris n'a pas entamé sa tranquillité ; la paix rétablie, l'ordre revenu, il semble tiré d'affaire : rien n'a changé, somme toute, les fantômes prussiens ne hantent même plus Croisset ; dans la Capitale, on l'estime, on le respecte ; les jeunes, loin de se détourner de lui, placent d'inquiétantes doctrines sous son patronage ; il n'est pas jusqu'à sa chère Princesse qui n'ait retrouvé son appartement à Paris, sa propriété de Saint-Gratien ; personne ne lui reproche ses fréquentations passées ; c'est le gouvernement de la République, après sa ruine, qui viendra, sans mauvaise grâce, à son secours ; c'est la critique républicaine qui réservera, lors de la publication des Trois Contes, un triomphe à celui que les chiens de garde impériaux avaient si longtemps traîné dans la boue26. N'importe : c'est dans cette période que son mal se découvre dans toute sa profondeur ; c'est ce qu'on a nommé – à propos des dernières années d'un écrivain qu'il aimait, de Rabelais –, « cette lassitude de l'âme qui est la mort du génie ». Oui, le vieux cheik est devenu « bedolle » : il meurt de fatigue et de chagrin. C'est ce qu'il expliquera à George Sand au début de 75, avant la ruine, par cette phrase admirable : « Cet hiver, j'ai été très malade, vaguement. » Mais, comme toujours, c'est en se projetant dans un autre qu'il nous renseigne le mieux sur son propre état. Vers le milieu d'avril 72, Théophile Gautier commence à décliner. Flaubert s'en émeut fort : « Encore un ! » et, de lettre en lettre, nous voyons grandir son inquiétude ; l'identification ne fait pas de doute : Gustave charge Gautier de mourir à sa place. À George Sand, il écrit : « ... Mon pauvre Théo est très malade. Il se meurt d'ennui et de misère ! Personne ne parle plus sa langue ! Nous sommes ainsi quelques fossiles qui subsistons, égarés dans un monde nouveau27. » Il est frappant qu'il dise « mon » pauvre Théo, à George Sand, quand « notre » s'imposait : c'est qu'il le lui retire, il ôte à cette républicaine le droit de pleurer sur son confrère en fossilité. Le mandat de mourir désespéré est renouvelé le 3 août 72 : « Tous mes amis s'en vont ! Quand les imiterai-je ? » En même temps, il s'empare du moribond – dont l'agonie, très surveillée, traîne en longueur – et décide : « Personne ne le pleurera plus que moi. » Le 23 octobre, quand enfin Gautier meurt, la transsubstantiation est opérée ; sous les espèces de Théo, c'est Gustave qu'on porte en terre : « La mort de mon pauvre vieux Théo, bien que prévue, m'a écrasé... J'ai été à Rouen... j'ai rencontré trois ou quatre Rouennais. Le spectacle de leur vulgarité, de leurs redingotes, de leurs chapeaux, ce qu'ils disaient et le son de leurs voix, m'ont donné envie à la fois de vomir et de pleurer ! Jamais depuis que je suis sur la terre, pareil dégoût des hommes ne m'avait étouffé ! Je pensais perpétuellement à l'amour que... Théo avait pour l'Art et je sentais comme une marée d'immondices qui me submergeait. Car il est mort, j'en suis sûr, d'une suffocation trop longue causée par la bêtise moderne. »

Texte frappant : la mort de Théo permet à Gustave de saisir son propre amour de l'Art en tant qu'autre, ce n'est plus un sentiment subjectif, c'est une virulence objective, non point seulement un pathos mais un ethos qui, dans sa corrosive absence, disqualifie spontanément les bourgeois de Rouen. Mais, pour qu'il dévalorise ainsi l'épaisse bêtise des braves gens, il faut d'abord qu'elle l'ait assassiné. Voici donc Gustave crucifié, mort et ressuscité comme le Récitant no 2 de Novembre. De fait, ce n'était pas Gautier d'abord qui souffrait de la bêtise moderne : Gustave lui a passé son Mal et l'autre en succombe – comme Alceste descendant aux Enfers à la place d'Admète. Encore la cause du décès reste-t-elle, en ce passage, très générale : la bêtise, Gustave n'a cessé d'en souffrir et de la dénoncer depuis sa première lettre à Ernest. Le 28 octobre, écrivant à Mathilde, il précise : « Il est mort du dégoût de la vie moderne ; le 4-Septembre l'a tué. Ce jour-là, en effet, qui est le plus maudit de l'histoire de France, a inauguré un ordre de choses où les gens comme Théo n'ont plus rien à faire... Je ne le plains pas. Je l'envie... Dans ces matières-là il faut respecter l'opinion du mort ; on doit autant que possible continuer son idée. C'est pourquoi, si j'avais eu à faire l'oraison funèbre de Théo, j'aurais dit ce qui l'a fait mourir. J'aurais protesté en son nom contre les Épiciers et contre les Voyous. Il est mort d'une longue colère rentrée. J'aurais donc exhalé quelque chose de cette colère28. » Comme il arrive toujours, l'identification se renverse : à présent, c'est Théo, mort, qui donne mandat à Flaubert de continuer son idée et d'« exhaler » sa propre colère comme si c'était celle du défunt. Dans les lettres ultérieures, il développe le thème de l'envie : « Ah ! celui-là, je ne le plains pas ; au contraire je l'envie profondément. Que ne suis-je à pourrir à sa place ! Pour l'agrément qu'on a dans ce bas monde (bas est le mot exact) autant en foutre son camp le plus vite possible. Le 4-Septembre a inauguré un état de choses qui ne nous regarde plus. Nous sommes de trop. On nous hait et on nous méprise, voilà le vrai. Donc, bonsoir !29 »

Ce « donc, bonsoir ! » est magnifique : toute l'insincérité de Gustave s'y manifeste. On haïssait Gautier, on le méprisait, la société nouvelle refusait de l'intégrer. Donc, il s'est retiré. Comme le jeune héros de Novembre, le vieux poète est mort par la pensée, c'est-à-dire qu'une colère rentrée l'a miné, qui s'accompagnait de la volonté de n'être pas consolé. Mais par un « nous » jeté négligemment, voici que Gustave revendique ce trépas volontaire : il l'explique, en effet, comme une décision commune à tous les « fossiles » – catégorie fort restreinte puisqu'il déclare peu après avoir perdu la seule personne avec laquelle il pût encore causer depuis la mort de Bouilhet ; en bref ils sont deux : Flaubert et l'Autre ; décoré à titre posthume, Théo est élevé à la dignité d'Alter Ego. C'est l'Autre qui meurt, bien sûr, mais pour des raisons qui leur appartiennent à tous deux et qui paraissent si convaincantes qu'il n'est pas possible qu'elles n'aient pas, chez Gustave, ourdi la même trame mortelle et provoqué la même mort. Donc bonsoir : les deux baladins, ironiques et désespérés, l'un sur le devant de la scène, l'autre un peu en retrait, s'inclinent d'un même mouvement devant le public qui les siffle et se retirent du même pas, interrompant leur numéro. Du reste, tout conspire à nous persuader que Gustave est déjà sous terre. Mieux, que, s'il n'est qu'un seul mort, c'est Flaubert, enseveli par erreur sous le nom de Gautier : n'est-il pas le vrai, le seul orfèvre, l'anachorète pur qui a tout sacrifié à l'Art (quand le nouvel Alter Ego, mari, père et besogneux, se gâchait la main à bâcler des travaux minables et rétribués) ? La colère qui a tué Théo, Gustave ne la ressent-il pas depuis l'enfance, n'est-ce pas lui qui a pris, le premier, la décision de mourir par la pensée ? N'a-t-il pas, dès le 4-Septembre, refusé toute consolation ? Ne s'est-il pas senti, dès alors, fini, gâteux, bedolle ; n'a-t-il pas su qu'il allait en mourir, ne l'a-t-il pas voulu ? Une seule réponse : peu importe qui, dans la cérémonie funéraire, joue le rôle du décédé ; la vérité métaphysique, c'est que Flaubert, en ce jour du 23 octobre, est mort par personne interposée mais éminemment. Ce jour-là, ce n'est pas un mort qu'il installe en lui, c'est sa mort, non comme un événement futur mais comme une conclusion logique et déjà tirée de sa vie : d'autant plus évidente qu'elle est autre – tirée par un autre – et qu'elle reçoit de cette altérité la force inflexible d'un impératif.

Mais on aurait tort de voir une bouffonnerie dans cette étrange récupération. Si Gustave dit « nous », ce n'est pas seulement pour se parer des plumes d'un paon défunt ni pour persuader ses proches de la gravité de son état. La vérité, c'est qu'il se sent mourir : la fatigue et l'accablement qui l'ont saisi, il n'y voit pas seulement les résultats d'une catastrophe mais avant tout les causes inéluctables qui vont hâter sa mort, il reconnaît en elles les symptômes de cette grave et vague maladie qui prophétise sa disparition prochaine. C'est, dira-t-on, ce qu'il n'a cessé de faire depuis l'enfance. Eh oui ! Seulement cette fois-ci, c'est vrai. Il faudra un coup encore, l'affaire Commanville, et ce sera fini. Encore ce coup lui apparaît-il – la ruine d'un rural par un import-export – comme un triomphe sur lui de la République bourgeoise. Le 4-Septembre 1870 a tué Flaubert.

 

Il est clair que Flaubert, sans se masquer les tares du Second Empire, s'est identifié à cette société au point d'être pendant près de dix ans (61-70) aussi heureux qu'il pouvait être. Sous la Troisième République, Gustave n'est plus qu'un « fossile » qu'on adule mais qui n'existe plus vraiment : la littérature vivante (le naturalisme) peut se réclamer de lui mais c'est par malentendu. Les Trois Contes seront un succès de critique mais non de public. Bouvard et Pécuchet, tentative absurde, ne paraîtra, inachevé, qu'après sa mort. Essayons de voir comment les exigences de la littérature-à-faire (pratico-inerte ou littérature-faite) doivent le conduire nécessairement à choisir l'Art-Névrose, comme un certain nombre de ses confrères, et comment, à l'inverse du républicanisme de Leconte de Lisle – ou anti-esclavagisme déguisé – la crise de Pont-l'Évêque, comme réalisation de la Névrose, appelait et prophétisait le Second Empire.

 

La jeune génération bourgeoise (celle qui naquit vers 1820 et qui traverse toute la « monarchie de Juillet ») découvre la bourgeoisie, sa classe, presque sans couverture : l'environnement – ses parents – se révèle ignoble : c'est l'utilitarisme. Le refus est total. Encore faut-il s'entendre : cette génération ne peut supporter l'utilitarisme, c'est un fait. Mais la bourgeoisie, ces jeunes gens ne peuvent la voir, faute d'adopter le point de vue (réaliste) des classes défavorisées : il en sera quelques-uns, parmi eux, pour aimer, de loin, le peuple ; la majorité ne fait que le mépriser. Ce sont des bourgeois passablement réactionnaires, ce qui correspond chez eux, avant même qu'ils se le formulent, à une option pour un ordre maintenu par un pouvoir hiérarchisé. Ce sentiment est, chez Flaubert, plus profond et plus précoce que chez beaucoup. Fils de praticien, sa famille et ses études lui refusent la possibilité d'être savant ou technicien du savoir pratique. Aussi la crise de la bourgeoisie se manifeste pour lui comme une exclusion de l'utilitarisme et de la réalité. Il est donc contraint de choisir l'Irréel et la pensée de Survol – c'est-à-dire celle qui prétend voir la bourgeoisie d'en haut, telle qu'elle est. Mais ce choix – c'est la carte forcée – s'accompagne chez lui dès les premiers temps, nous l'avons vu, de culpabilité : il sera, dit-il avec amertume, montreur d'ombres. En outre choisir de ne pas être utile, c'est choisir de ne rien faire, il fera, plus tard, une translation infime et dira ne faire rien. Cela signifie que, dégoûté par l'utilitarisme, il ne choisit pas seulement d'être inutile mais de nuire. Tout cela cache une plaie profonde : non seulement il ne veut pas quitter sa classe mais, comme tout le mal vient d'elle, il souhaitera qu'elle le répare en connaissant et sélectionnant ses élites, dont il sera. À partir de là, il entre en littérature, c'est-à-dire que la littérature-faite (XVIIIe siècle, romantisme), sollicitée de ce point de vue, va lui révéler ses impératifs contradictoires (pratico-inertes). C'est qu'il veut devenir écrivain pour ne pas prendre état. Voilà le choix que peut faire une petite âme déjà pénétrée de culture classique mais encore vaguelette. Le reste vient des choses, c'est-à-dire des inertes exigences objectives qui, saisies sous cet angle, se révèlent, dans une tension considérable. Certes, pour un autre bourgeois, plus réconcilié avec sa classe, pour Maxime, pour Augier, ces exigences n'apparaissent pas ou peu : ceux-là veulent un art bourgeois contre leur classe qui ne juge pas nécessaire d'avoir un art, et pour elle. Mais, dès l'instant où le Père, médecin et souverain, condamne l'Art sans appel au nom de la Science, le jeune apprenti veut que l'Art soit la condamnation inverse, la condamnation de la bourgeoisie – du réel – au nom d'une féodalité imaginaire, l'Aristocratie du Bon Dieu. Du coup l'Art-à-faire révèle sa triple exigence objective : il faut l'échec de l'homme, l'échec de l'Artiste, l'échec de l'Œuvre. Ce qui implique nécessairement la névrose objective. Flaubert et Baudelaire sont les premiers à l'avoir compris, précisément parce que leur protohistoire les mettait à même de devenir névrotiques : le but de la névrose subjective de Flaubert est le même que celui de la névrose objective (réclamée par les exigences de l'Esprit objectif). Tout au plus peut-on dire que les impératifs de celle-ci universalisent et objectivent ce qui demeurait singulier et subjectif chez lui : il s'agit, par l'échec de l'homme (du bourgeois qu'il est), de refuser la bourgeoisie réelle et nue et de créer un homme imaginaire consolidé. C'est, en effet, celui-là, seul, qui peut concevoir l'Art pour l'Art et réaliser une œuvre étant sa propre fin. Cela signifie que l'Art est un traitement imposé à la totalité de l'imaginaire par un homme devenu lui-même imaginaire : entre l'Art et l'Artiste il y a homogénéité. Il va de soi, cependant, que Gustave, aliéné par la volonté de son père (qui se conduit, en choisissant l'état de son fils, d'une manière typiquement bourgeoise), ne peut s'imaginer changer d'être qu'en changeant d'aliénation. L'Art impossible et même nuisible (démoralisation) devient son devoir quotidien. Ainsi, en vérité, l'Art pour l'Art, objectivement, apparaît comme une féodalité noire dont le principe, le Beau, est caché mais dont les Artistes sont, imaginairement, les chevaliers du Néant. Le rapport de Flaubert au réel (bourgeois) est la destruction imaginaire. Par là, nous comprenons que l'Art pour l'Art, féodalité irréelle, est, en vérité, la « couverture » que les écrivains et les artistes tirent avant l'heure sur la bourgeoisie qui s'est dangereusement découverte. Couverture imaginaire, bien entendu, mais qui en appelle une autre, imaginaire aussi mais qui la consolide en distinguant les chevaliers du Néant, au nom d'une autre chevalerie, celle de la Mort (militaire). Dans le fond, je l'ai dit, repoussé par sa famille, hors du monde bourgeois, dans l'anomalie, Flaubert n'a jamais profondément souhaité (sans se le dire) que sa réintégration dans l'élite de sa classe (où étaient naturellement son père et son frère) à titre de Mandarin, mais il s'est voilé ce souhait irréalisable par son désir (également irréalisable) de déclassement.

Or il faut voir, en outre, que l'intention profonde de Gustave en 44 n'est pas de se libérer de son père mais, tout au contraire, de réintégrer sa famille et d'y vivre sous l'autorité du Seigneur noir. La complexité et l'ambiguïté de cette décision subjective viennent de ce qu'Achille-Cléophas, rural et bourgeois, Prince de la Science, apparaît simultanément à Flaubert comme un membre de l'élite bourgeoise et comme un aristocrate moderne. Il conçoit donc, comme idéal, la hiérarchie dans la société civile, les familles étant dominées par le pater familiers, ce qui implique nécessairement, dans son cas, que la société politique, si elle doit garantir ce rêve, doit être une dictature noire créant de toutes pièces une noblesse imaginaire (c'est-à-dire résultant d'une sélection volontariste). Si Gustave réclame une couverture, c'est qu'il veut voiler la propriété réelle et l'intérêt, base de l'utilitarisme, qui est cette même propriété en tant qu'elle développe objectivement ses exigences, par un objet impossible, le Beau, qu'on ne possède pas et dont on doit seulement, parfois, réaliser comme une prescience, l'œuvre. Bref, à Pont-l'Évêque, par la réalisation de la névrose objective à travers une crise subjective, il réclame une couverture objective de son être-propriétaire, quatre ans avant que la bourgeoisie n'en veuille une : il continuera à posséder mais à travers une aliénation qui le lui fasse oublier ; il sera le bourgeois-gentilhomme, comme les Goncourt, comme Baudelaire, parce que, dès 1840, les exigences de l'Art autonome obligeaient à souhaiter le rétablissement du mécénat. Cette fausse noblesse réalisant un semblant de déclassement, c'étaient les princes et ducs d'Empire qui devaient en tenir lieu. Nous savons toutefois que, sous l'Empire autoritaire, l'idéologie de cette aristocratie d'emprunt était bénisseuse et rose. Il y eut malentendu, des procès en résultèrent. Mais à partir de 1861, l'Empire se libéralise et comprend plus ou moins sa mission culturelle. Il y a, dans une certaine mesure, adéquation de la société politique et des écrivains. Mais l'Empire libéral, c'est la bourgeoisie triomphante : les écrivains retrouvent leur classe et leur public. Ils resteront jusqu'en 70 attachés maussadement à l'Empire qui leur cache la réalité.

Il est donc clair que Gustave, en 44, tombe, frappé, tout à la fois, d'une crise dont les motifs sont subjectifs et dont le sens objectif – venant du conflit de deux générations bourgeoises et des exigences, saisies dans cette perspective, de l'Esprit objectif – est comme une réclamation prophétique de la société du Second Empire, la seule à la rigueur où Jules, le Solitaire, pourrait vivre. Cette société, que les bourgeois choisiront, à l'occasion d'événements réels dont l'origine est à chercher dans la lutte des classes, est une société imaginaire, le rêve éveillé de la bourgeoisie des années 50, avec les avantages et les inconvénients que comporte un pareil accident social. Il y a donc bien, chez les tenants de l'Art pour l'Art, une sorte d'avance diachronique. En particulier Gustave, en 44, se constitue déjà comme sujet du Second Empire. Voilà pourquoi il a manqué le rendez-vous de 48. Tout se passe pour lui comme si sa révolution de Février avait eu lieu en janvier 44.

Avec plus ou moins de bonheur, c'est ce que tous les Artistes tentaient vers le même moment. Soit que, comme pour Baudelaire, le dandysme apparût comme un remplacement de la noblesse morte, soit que, comme les Goncourt, ils se crussent réellement nobles, soit que, comme pour Bouilhet et Leconte de Lisle, une affectation de zèle républicain dissimulât des souvenirs pseudo-aristocratiques. Ce fut l'Art sous l'Empire. Tous ces hommes, hantés par l'idée de « maladie nerveuse », se lisent et se confirment les uns les autres. Par leur communion et solidarité, ils consolident en eux l'irréel, c'est-à-dire, la perception esthétique. Resterait à montrer comment la bourgeoisie du Second Empire les soutient parce qu'elle préfère l'Art pour l'Art, apolitique, à toute manifestation de l'Art engagé.

Toutefois l'Art pour l'Art n'est pas une école. Chacun des écrivains considérés fait ce que nul autre n'a fait. Flaubert, en particulier, n'est absolument pas poète. S'il a fait quelques vers, du temps d'Alfred, il n'en est rien resté. Il déclare aussi qu'il n'est pas romancier, encore qu'il n'ait écrit que des romans et La Tentation. « Je suis écrivain », dit-il. Que faut-il entendre par là ? Comment expliquer que l'idée, commune à tous, de l'Art pur ait produit chez lui ces œuvres ? C'est ce que nous tenterons de décider en relisant Madame Bovary.


1. Sentence en gros fort juste mais superficielle et statique dont la vérité profonde et dialectique se trouve dans cette pensée de Marx : « L'histoire progresse par ses plus mauvais côtés. »

2. La dernière allusion à ce projet date de mai 78 : « Le sujet de “Sous Napoléon III” m'est enfin venu... Ça s'appellera “Un ménage parisien”. »

3. Goncourt, Journal, 7 mars 75, t. X, p. 244.

4. Correspondance, t. VI, p. 161. C'est moi qui souligne.

5. À George Sand, 29 avril 71. Correspondance, t. VI, p. 229-230.

6. Zola, Œuvres complètes, in édition Bernouard, p. 169.

7. Marie-Jeanne Durry, Flaubert et ses projets inédits.

8. Ibid., p. 271.

9. Ibid., p. 272.

10. Ibid., p. 308.

11. Marie-Jeanne Durry, ibid., p. 258.

12. Ibid., p. 361.

13. Le héros, peu à peu avili, « à la fin, s'aperçoit qu'elle est bête ». Ibid., p. 271. Il note dans le même paragraphe la « fausse science des femmes » puisée dans des ouvrages de vulgarisation. C'est la société impériale qu'il met tout entière en cause puisque nous savons qu'il lui reproche cette « fausse science » qu'on prétend mettre à la portée de tous. C'est-à-dire non seulement qu'on prétend la rendre accessible à la multitude – ignare et bornée par nature – mais qu'on la dispense aux êtres les plus bornés de la masse, aux femmes, qui, où qu'on les prenne, sont par nature inférieures aux hommes, si bêtes soient-ils, du même milieu.

14. « On avait tellement perdu toute habitude de penser par soi-même qu'on en était venu à ne plus commander son dîner ! On suivait les menus du Baron Brisse ! des journaux vous indiquaient l'emploi de la journée. » Ibid. : note au verso d'une page, dans un des carnets comprenant les projets de « romans du Second Empire », p. 273.

15. « Dans le roman moderne parisien mêler le plus de cul, le plus d'argent, le plus de dévotion (St Vincent de Paul, etc.) possible. »

16. Je ne parle même pas de cette pièce esquissée par Bouilhet et que Gustave termine si lamentablement, Le Sexe faible.

17. Correspondance, t. VI, milieu septembre, p. 152.

18. Marie-Jeanne Durry, ibid., p. 273.

19. Lu dans un journal de modes : « Discrète ou audacieuse mais de plus en plus vous-même. »

20. J'emprunte les renseignements qui suivent à l'ouvrage de Marie-Jeanne Durry (précité) qui fournit beaucoup d'autres détails sur l'homme et sur le procès de 72.

21. Marie-Jeanne Durry, ibid., p. 135.

22. Cette dernière phrase surprend : Flaubert n'a-t-il pas fait une erreur de plume et ne faut-il pas lire : « punis par leurs vertus » ? On vient de nous dire en effet qu'ils ont perdu la partie à cause de ce peu de bon qu'il leur restait. Et, du reste, c'est un thème favori de Sade et de Flaubert lui-même : la Vertu est punie, le Vice est récompensé. À moins que Gustave n'ait voulu, ironiquement, rappeler que la spontanéité et le caractère sont tenus pour des vices dans la société impériale.

23. C'est-à-dire de l'imaginaire comme l'institue socialement la série, et en tant qu'il tire un peu d'être de la séparation des rêveurs.

24. Journal, t. XI, p. 71.

25. C'est-à-dire postérieurs à janvier 76 puisque ni Zola ni les Goncourt ne savaient alors que Flaubert avait eu l'intention, déjà, d'écrire son « roman du Second Empire ».

26. C'est le public qui fit le succès de Madame Bovary. Après Salammbô la critique officielle, malgré des éloges tempérés, reste gourmée. L'Éducation sentimentale, c'est un enterrement. Avec fleurs et couronnes, il est vrai, comme le note avec amertume Concourt. C'est qu'il est devenu, dans l'entre-temps, un écrivain « reçu ». Pendant toute la période qui sépare la défaite impériale de sa mort, Gustave n'a publié que les Trois Contes ; et c'est le seul ouvrage que les feuilletonistes ont appelé, à la quasi-unanimité, un « chef-d'œuvre ».

27. Mai 72. Correspondance, t. VI, p. 373.

28. Correspondance, t. VI, p. 435.

29. À Feydeau, 28 octobre 72. Correspondance, t. VI, p. 436-437.