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L'Olympic Palace
— Six cents spectateurs et pas un seul témoin ? s'étonna l'inspecteur Mortier.
— C'est-à-dire..., bafouilla le directeur de l'Olympic Palace derrière ses lunettes rondes, quand la chose a été découverte à l'entracte, tous nos clients se sont affolés et ils se sont rués vers les sorties. Après, savoir qui était assis où et qui a vu quoi...
— À moins que vous ne vous soyez empressé de les fiche dehors pour éviter une mauvaise publicité ? insinua Mortier.
— Non, non ! En cas d'incident, il y a des consignes très strictes, toutes les portes doivent être ouvertes et...
— Si quelqu'un a remarqué quelque chose, intervint François, il finira bien par nous en parler. C'est ainsi que font les honnêtes gens, non ?
— Alors on peut y aller ? interrogea Ignace, le spécialiste des empreintes.
— Je voudrais l'examiner d'abord, lâcha François.
Une manière de silence tomba sur l'immense salle dont le décor flambant neuf dégoulinait d'ivoire et d'or. Une douzaine de mètres de hauteur, le double de largeur, le quadruple au moins en profondeur, elle pouvait accueillir près de mille deux cents personnes, jusqu'au balcon à l'étage, orné de guirlandes colorées. L'écran, lui-même imposant, dominait une fosse d'orchestre où se comptaient facilement trente pupitres. Des allées de circulation tapissées de rouge encadraient les alignements de fauteuils aux dossiers rebondis, avec, à intervalles réguliers, de forts piliers traités en colonnes antiques. Du plafond – une fausse verrière où se voyait en transparence le dessin d'une déesse affublée d'une caméra – descendait une lumière étudiée, suffisante pour permettre les déplacements sans être trop crue pour préserver la magie du lieu.
Sur l'une des dernières rangées du parterre, à l'extrémité gauche, une femme paraissait assoupie, la tête sur le côté, comme si on avait omis de la réveiller à la fin de la séance. À ceci près que le foulard crème autour de son cou était maculé d'un sang rouge vif dont on suivait sans mal les coulures sur le chemisier blanc et la jupe en serge. La victime semblait plutôt jeune, vingt ans peut-être, des cheveux blonds mi-longs soigneusement ondulés, un manteau bleu plié sur les genoux avec un joli chapeau cloche par-dessus, et des bottines vernies impeccables aux pieds. Son menton plongeait dans le col de sa chemise, dégageant la plaie qu'on lui avait infligée sous la mâchoire : une boutonnière de chair à vif qui s'étirait sur dix centimètres au moins, béante comme si on avait cherché à l'égorger. Une artère avait dû être touchée, car le fluide vital s'épanchait toujours à minuscules bouillons. La pauvre fille donnait la vague impression de contempler sa propre mort, un œil à moitié ouvert et déjà vitreux.
— Vous savez si tous les sièges du fond étaient occupés ? interrogea François.
— À cette heure en semaine, il est rare que nous fassions le plein, répondit le directeur sur un ton professionnel. Les rangées 30 à 50 ne sont pas les plus prisées, c'est logique. Mais si vous revenez ce soir...
— Votre billetterie pourrait nous renseigner, peut-être ? Les places sont numérotées. Il doit y avoir des tarifs différents...
— L'après-midi, celles-ci sont à un franc, deux fois moins chères que les rangs 10 à 30. Le balcon, lui, est à un soixante-quinze et les fauteuils près de l'écran à un vingt-cinq. Le caissier vous fera un état des ventes si vous le souhaitez.
— Une jeune femme pas très argentée, donc, déduisit François. Convenablement vêtue, mais sans ostentation non plus. Capable aussi de se libérer un vendredi à trois heures pour aller au cinéma. Bizarre, je l'aurais volontiers imaginée travaillant dans un bureau ou un grand magasin.
Il avança deux rangées plus loin et se posta derrière le fauteuil où l'assassin s'était probablement assis pour perpétrer son crime. Une position stratégique en vérité.
— Il a dû choisir la malheureuse à cause de son siège, énonça-t-il. À supposer que les rangs voisins aient été clairsemés, il a pu s'approcher par-derrière sans être dérangé, d'autant que le pilier à côté le cachait de l'allée centrale. Dès que la musique a été assez forte, il est passé à l'action. Quel était le programme ?
Le directeur se tourna vers l'un de ses adjoints qui ne le quittait pas d'une semelle et se mit à expliquer d'une voix nasillarde :
— Eh bien... en matinée, les séances sont plus courtes, rapport au prix. Nous avions deux comiques en première partie : La Verrue de Rigadin et Max médecin malgré lui ; Vue panoramique du Caire pour la partie voyage, puis le policier à épisodes dont nous avons l'exclusivité jusqu'à ce soir : Les Maudits. Après l'entracte, nous devions projeter un grand drame américain, Le Lys brisé.
— L'orchestre jouait au complet ?
— Vingt musiciens seulement, répondit l'employé, mais croyez que pour le film de détective, ils sonnent comme quarante.
— De quoi couvrir les cris de la malheureuse, supputa François. Combien de temps dure le feuilleton ?
— C'est un sept cents mètres, un peu plus d'une demi-heure.
— Alors nous savons approximativement quand elle a été tuée...
François sortit ses gants de son pardessus et les enfila avant de revenir vers la victime. Il fouilla précautionneusement son manteau et trouva dans la pliure de la manche un petit sac à main dont il fit jouer la fermeture : un mouchoir en soie, un peigne, un ticket marqué Troisième, rang 36, place 721, une petite bourse avec quelques pièces, des clés, un poudrier et une enveloppe de format réduit adressée à Mlle Fernande Pujebet, 118, rue Championnet, Paris. François souleva le rabat et fit glisser dans sa main une carte imprimée sur laquelle on pouvait lire :
Vous êtes la plus jolie fleur du bouquet.
Je vous aime.
L'as de cœur.
Il la tendit à Mortier avec un sourire :
— La demoiselle avait un soupirant attentionné. Tu devrais envoyer ce genre de chose à ta femme, Adrien, ça lui ferait plaisir.
Son collègue haussa les épaules :
— Ça se voit que t'es pas marié, gamin. En tout cas, l'amour a du bon : on a une adresse.
— On peut procéder aux relevés, maintenant ? s'impatienta Ignace.
— Les dinosaures de la maréchaussée le cèdent à la police moderne, grommela Mortier qui n'appréciait guère les méthodes du laboratoire scientifique.
Ignace ne broncha pas et ses compagnons s'empressèrent de déployer leur attirail de projecteurs et d'appareils photographiques pour immortaliser le périmètre du meurtre.
— Je préfère encore aller cuisiner le caissier, soupira Adrien.
Il se dirigea vers le couloir où serpentait sur le mur une frise illustrant des sites célèbres ainsi que de pseudo-scènes de film. François lui emboîta le pas, rejoint par le directeur qui s'éclaircissait la gorge :
— Excusez-moi, messieurs, ce n'est peut-être qu'une coïncidence, mais...
Il s'interrompit, gêné.
— Mais ? l'encouragea Mortier.
— Nous... nous avons reçu des menaces il y a quelques jours. Je ne prétends pas qu'il y ait un rapport, attention ! Puisque vous enquêtez, cependant...
Ils s'immobilisèrent devant une mosaïque représentant l'île de Manhattan dans des teintes assez futuristes de gris et de bleu.
— Quel genre de menaces ? le pressa Mortier.
— Le Gai Spectacle, vous connaissez ? C'est un ancien cabaret-théâtre juste à côté. Ils se sont reconvertis dans le cinéma il y a une dizaine d'années. Un établissement qui accuse son âge et qui n'est pas fait pour les projections, si vous voulez mon avis. Toujours est-il que depuis six mois que nous avons ouvert l'Olympic, son patron vient régulièrement se plaindre que nous lui volons sa clientèle. On ne peut tout de même pas empêcher les spectateurs de préférer le confort et les nouveautés, n'est-ce pas ? Bref, avant-hier, cet individu a déboulé dans le hall, furieux et passablement éméché. Il a insulté le personnel, déchiré des affiches, et prévenu que nous aurions bientôt ce que nous méritions. Des ennuis, à n'en pas douter.
— Sûr qu'à choisir, les spectateurs préfèrent voir les crimes à l'écran plutôt que dans la salle ! ironisa Mortier. Ça ne signifie pas pour autant que votre type est coupable.
— En plus, vos employés l'auraient vu entrer, abonda François.
— Sur une file de cinq ou six cents personnes, pour peu qu'il se soit déguisé...
— Et comment s'appelle ce délicieux personnage ? continua Mortier.
— Melchior. Gaspard Melchior.
Le couloir, avec sa sarabande de scènes réelles et fictives, les ramena droit dans le hall où trônait un double guichet de style Art nouveau. Après consultation de sa machine à tickets et de son grand registre, le caissier livra son verdict : trois billets avaient été vendus pour le rang 36 – fauteuils 721, 722 et 723 – et trois autres pour le rang 37, juste derrière – respectivement 741, 742 et 743. Les autres places écoulées se situaient toutes plus près de l'écran, essentiellement entre les rangées 4 et 32 ou bien au balcon.
— Vous vous souvenez de qui a pris ces billets ? l'interrogea Mortier.
— Ça me plairait de vous aider, inspecteur, mais il y a des centaines de gens qui défilent chaque jour devant mon guichet et avec ce froid, ils sont tous emmitouflés comme au pôle Nord. Ce que je surveille, moi, c'est la monnaie !
— Est-il possible qu'une seule et même personne ait acheté les six places ? avança François.
Le caissier, vêtu d'un uniforme à boutons dorés et d'une casquette genre groom, parut réfléchir un instant.
— Il y a des clients qui réclament certains sièges, pour sûr. Et maintenant que vous en parlez... 721 à 723 et 741 à 743, oui. Un homme assez corpulent, avec une barbe fournie et une espèce de chapeau en fourrure enfoncé sur le crâne. Je l'ai à peine regardé. J'ai pensé qu'il était en famille et que sa femme et ses enfants l'attendaient dans un coin.
— Vous l'aviez déjà aperçu ?
— Ça, inspecteur, je saurais pas l'affirmer. Pas un habitué, en tout cas.
— Et la jeune femme ? poursuivit François. J'imagine qu'après la panique, quand le cinéma s'est vidé, vous êtes allé jeter un œil dans la salle ? Le visage de la victime, ses vêtements, ça vous a évoqué quelque chose ?
L'autre fronça le nez derrière sa glace comme s'il peinait à avaler.
— Quelle pitié ! s'exclama-t-il. Un cinéma, c'est pas fait pour ça ! Quant à la petite dame, sauf votre respect, j'ai pas eu le cœur à y aller voir de près.
— D'accord, admit François. Si toutefois un détail vous revenait, merci de nous en avertir au plus vite. Pour l'heure, je sens que l'inspecteur Mortier meurt d'envie d'aller au Gai Spectacle. N'est-ce pas, Adrien ?
Ils sortirent de l'Olympic Palace en remontant leur col et passèrent le cordon de gardiens de la paix qui maintenait à distance la poignée de curieux agglutinés sur le trottoir. Une pluie glaciale trempait la rue d'Avron et dès qu'ils furent à l'abri des oreilles étrangères, Mortier tira François sous un porche.
— Dis donc, gamin, je veux bien avoir l'air d'une truffe, mais à condition de savoir pourquoi. C'est quoi cette histoire de tickets tous payés par le même bonhomme ? Et pour quelle raison on ne va pas directement chez la petite ? On a ses clés, non ?
François lui tapota l'épaule. Avoir un équipier comme Adrien était une bénédiction : non seulement il possédait toutes les ficelles du métier mais il laissait à son jeune collègue la bride sur le cou dès lors qu'il le sentait capable d'arriver à ses fins. Sous une carrure et une moustache qui forçaient le respect, Mortier était un cœur d'or. Excellent tireur, inégalable lorsqu'il s'agissait de taquiner une serrure, il partageait le plus clair de son temps entre une humeur bougonne et des plaisanteries pas toujours inoubliables. Courageux, énergique, fiable, le partenaire idéal, défauts compris.
— Il n'y a pas trente-six solutions, exposa François. Ou bien Fernande Pujebet est venue en famille, le barbu corpulent faisant office de père comme le guichetier le supposait. Auquel cas il faudrait admettre que toute la parenté s'est réunie pour la tuer. Dur à avaler... Ou bien l'assassin a acheté six places au fond pour s'assurer une certaine tranquillité. Et il a offert la 721 à cette jeune personne croisée dans la file d'attente. Une sorte de piège qui la mettait à sa merci.
Adrien plissa les yeux comme pour mieux cerner les perspectives qu'offrait cette hypothèse.
— À moins qu'il ne l'ait pas croisée par hasard, suggéra-t-il. Qu'il ait voulu la tuer, elle spécifiquement. Un amoureux éconduit, pourquoi pas ? « L'as de cœur » de la carte, par exemple. Ça se tient, je trouve... Par contre, concernant ce Gaspard Melchior, quelle est l'urgence ?
— Aucune urgence, répondit François, amusé. Ne va pas croire que j'aie des idées brillantes sur tout. Ou alors à cause du nom... Le Gai Spectacle, ça fait envie, non ?