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Le Malheur qui passe
(Georges Monca, 1915)
En vérité, le Gai Spectacle portait assez mal son nom. Situé à moins de cinquante mètres de l'Olympic Palace, il avait apparemment connu des jours meilleurs : le « i » pendait lamentablement sur le côté et les fleurs peintes autour de l'enseigne n'étaient plus qu'un liseré indécis. Le rideau était baissé, un programme froissé annonçant : « À la gloire de l'armée française », film patriotique, suivi de « La Revue du 14 juillet 1911 » tenait par miracle dans une petite vitrine au cadre défraîchi. Ils toquèrent sans résultat contre le volet métallique et empruntèrent la rue voisine en quête d'une deuxième entrée. Ils la trouvèrent un peu plus bas, une simple porte flanquée d'un vieil écriteau Passage des artistes, devenu depuis longtemps obsolète. Mortier tourna la poignée sans même frapper et ils pénétrèrent dans un couloir sombre, encombré d'un bric-à-brac de chiffonnier. Un son de trompe s'éleva quelque part vers le fond et Adrien dégrafa l'étui de son arme.
— Y a quelqu'un ? cria-t-il.
Nouveau coup de trompe, déchirant. Puis une voix pâteuse qui cherchait ses mots :
— Y a personne, non... Plus personne !
Les deux policiers progressèrent jusqu'à une sorte de capharnaüm qui sentait vaguement l'essence et qu'éclairait une pauvre bougie. Un homme rubicond était attablé devant une bouteille aux trois quarts vide. Il avait une flûte à champagne dans la main gauche et une corne recourbée qui lui pendait sur la poitrine. Autour de lui se déployait une sédimentation de meubles empilés, d'accessoires de théâtre, de panneaux de bois décorés, de costumes ou de mannequins dont les silhouettes dessinaient un peuple de fantômes.
L'homme leva son verre dans leur direction et se mit à débiter avec force gestes :
— Bienvenue, messieurs ! Bienvenue nulle part ! Laissez-moi deviner, vous êtes de la banque ? Ou alors des huissiers ? Vous avez la mine réglementaire des huissiers... Ou mieux des croque-morts, c'est ça ? Si vous êtes des croque-morts, vous arrivez trop tard : je suis déjà enterré.
— Nous sommes de la police, rétorqua Mortier en avançant sa carte dans le halo de la bougie. Gaspard Melchior ?
L'autre hocha sa trogne de vieux loup de mer en tapotant sur le fût métallique à sa droite.
— La police ! ricana-t-il. Déjà !
— Pourquoi ? Vous avez quelque chose à vous reprocher ? lui retourna Mortier.
Melchior vida son verre cul sec avant de répondre.
— Mes illusions, monsieur le juge, voilà ce que j'ai à me reprocher. J'ai tout donné pour le cinéma, vous comprenez ? Et qu'est-ce qu'il me reste ? Des images, à peine des images. De l'eau qui file entre les doigts !
— Mais vous nous attendiez, insista Adrien.
— Vous, d'autres, quelle importance ? On m'a coupé l'électricité hier, j'ai pas fait un franc de tout le mois, le navire est bel et bien coulé. Depuis qu'ils ont ouvert leur bazar à côté...
— Je dois comprendre que vous en voulez à l'Olympic Palace ?
— Si je leur en veux ? s'emporta-t-il. Le Salace, c'est comme ça qu'il faudrait l'appeler ! Lui et tous les autres de son espèce. Des dorures, des violons, les sièges comme ci, la lumière comme ça, chocolats et nougatines à l'entracte... Les marchands du Temple, rien d'autre ! Mais avant, qu'est-ce qu'ils y connaissaient au cinéma, vous pouvez me dire ? Parce qu'en 1895, j'y étais, moi, au salon Indien du Grand Café ! Je les ai vus, les films des Lumière ! Et pas qu'une fois ! J'ai même abandonné ma paye de contremaître pour suivre leurs traces. Le projecteur sur l'épaule, les bobines dans la malle et vas-y pour le tour de France !
Il but une rasade d'alcool au goulot et s'essuya la bouche d'un revers de manche théâtral.
Mortier grogna : il aurait préféré recadrer l'interrogatoire, mais François l'en avait dissuadé d'un discret mouvement de pied.
— Qu'est-ce que vous croyez ? poursuivit Melchior avec emphase. Que M. Pathé et M. Gaumont ont converti la Terre entière au cinéma ? Mais qui a écumé les villes et les campagnes, dans le vent et la boue, année après année ? Qui a déplié sa tente sur les places miteuses des villages, fait le boniment dans les fêtes foraines, entre l'enfant-poisson et la femme à barbe ? Et quand l'argent a commencé à venir, sou après sou, qui a ouvert ici, dans un quartier populaire, là où aucun richard de la pellicule n'aurait misé un kopeck ? Tout ça pour que maintenant ils viennent rafler la mise ? Ah non, trop facile !
— D'où l'idée de vous venger ? le poussa Adrien.
— Vous n'en auriez pas eu envie, à ma place ? Ils ne sont pas le cinéma... Le cinéma, c'est moi !
— Alors vous avez décidé de frapper et d'assassiner une spectatrice au hasard... De quoi effrayer la clientèle et les mettre en difficulté.
— Assassiner une spectatrice...
Melchior sembla accuser le coup. Il remplit consciencieusement sa flûte avec ce qui restait du rhum, s'en octroya une longue gorgée, puis fixa Mortier, les yeux brillants. Toute trace de goguenardise avait disparu, ne subsistait que le désarroi.
— Je... je l'ai zigouillée, oui, murmura-t-il. La pauvre, elle était bien morte. Je n'aurais pas dû.
— Vous l'avez aperçue dans la file d'attente, enchaîna Mortier. Vous lui avez offert un ticket pour qu'elle se mette bien au fond et vous vous êtes assis derrière en attendant que l'orchestre donne son maximum. Ensuite, vous êtes passé à l'action. J'ai raison ?
Nouvelle lampée, avec clappement de langue tendance dernier verre du condamné.
— Vous avez raison. J'avais d'abord pensé foutre le feu à leur bordel et puis... Mais ça s'est produit comme vous dites.
François fit un pas en avant :
— Des aveux qui vous honorent... Il nous faudrait quelques précisions, néanmoins. La manière dont vous l'avez tuée, par exemple.
— La manière dont je l'ai tuée ? répéta l'autre, hésitant. Eh bien... il y avait la musique comme a expliqué votre collègue et... puisque j'étais derrière, je... je l'ai étranglée. Avec une corde à piano.
— C'est une blague ? gronda Adrien. Elle a été à moitié égorgée !
— Ah ! Égorgée, oui..., balbutia le suspect. Évidemment, c'est différent.
— C'est pas la guillotine que vous allez avoir, s'énerva Mortier, c'est ma main dans le portrait ! Et pas sûr que vous gagniez au change !
Il tapa du poing sur la table en fer et François dut à nouveau s'interposer :
— Votre colère est compréhensible, monsieur Melchior. Votre colère et votre abattement. Mais la prison ne résoudrait rien, que ce soit sous l'accusation de meurtre ou... ou d'incendie, suggéra-t-il en désignant du menton le fût d'où provenaient les vapeurs d'essence. Vous me suivez ?
Le regard du vrai-faux coupable se perdit dans les ombres qui le cernaient.
— À l'avenir, évitez de remettre les pieds à l'Olympic Palace, conseilla François. Vous en prison, ils auraient gagné pour de bon, vous ne croyez pas ?
Gaspard Melchior hocha mollement la tête.
Une fois dans le couloir, un coup de trompe désespéré salua les enquêteurs.
Adrien actionna deux fois le heurtoir. L'immeuble de la rue Championnet était d'apparence modeste – crépi usé et escalier étroit –, mais il était propre et bien tenu. Sur la porte du troisième étage gauche, une carte de visite punaisée annonçait en belles lettres anglaises : Pujebet. Adrien s'apprêtait à utiliser les clés récupérées sur la victime lorsque le verrou tourna et que le vantail s'ouvrit. Un monsieur d'une soixantaine d'années, veste d'intérieur en flanelle rouge et pipe à la bouche, les accueillit avec un sourcil interrogateur.
— Vous désirez ? s'enquit-il.
— C'est bien ici qu'habite Mlle Fernande Pujebet ? se lança Mortier.
— Effectivement, c'est ma benjamine, répondit l'homme, méfiant. Qui la demande ?
Mortier présenta ses papiers tricolores. À voir sa mâchoire crispée, on devinait que le vieux briscard appréhendait ce qui allait suivre : apprendre à un père la mort de sa fille.
— Nous sommes de la Préfecture, énonça-t-il. Nous venons pour une affaire importante et... Il serait possible d'entrer, sans trop vous déranger ?
Sur le visage de son interlocuteur, la méfiance le céda à l'inquiétude. M. Pujebet avait de l'éducation cependant et il prit sur lui, s'effaçant avec un geste de bienvenue.
— Je vous en prie... Mathilde ? cria-t-il. Mathilde, nous avons de la visite. La police.
Ils passèrent d'un vestibule quelconque à un salon lourdement meublé où les rejoignit bientôt une dame assez forte qui s'appuyait sur une canne. Tandis qu'elle jetait des regards d'incompréhension à son mari, celui-ci invita les inspecteurs à s'asseoir. François se retrouva coincé contre une grosse horloge comtoise près de laquelle était accroché un diplôme de clerc de notaire au nom de Pujebet Renaud.
— Vous vouliez nous parler, avança celui-ci, en s'efforçant de dissimuler son anxiété.
Adrien prit des airs de chien triste :
— Aucun parent ne devrait entendre ce que je vais vous dire, commença-t-il. Votre Fernande était au cinéma cet après-midi et malheureusement... elle a été tuée.
L'oxygène parut brutalement se raréfier autour de l'épaisse table de bois noir. Les Pujebet ouvrirent rond la bouche comme s'ils essayaient de respirer, scrutant intensément leur bourreau dans l'attente qu'il les détrompe. Mais ils venaient bel et bien de basculer dans le cauchemar et chaque seconde qui s'égrenait les éloignait irrémédiablement de leur vie d'autrefois.
— Tuée..., réussit à articuler Renaud Pujebet.
— Assassinée, hélas, souffla Adrien. Un coup de couteau.
Les époux se tournèrent l'un vers l'autre en s'étreignant les mains et dans leurs yeux le monde s'écroulait. La mère de Fernande se mit à sangloter tandis qu'une grimace d'épouvante muette déformait les traits de son mari.
— Nous sommes désolés, s'obligea à poursuivre Adrien, croyez bien que cette tragédie nous... nous attriste au plus haut point. Vu les circonstances du décès, cependant, nous aurions quelques questions à vous poser.
De simples mots jetés dans les abysses incommensurables de la peine. Comment auraient-ils pu y être accessibles ? François se sentait terriblement mal à l'aise. Il y avait là un continent de l'amour et de la souffrance qui lui restait étranger. S'il avait toute sa vie éprouvé la brûlure de l'absence, celle de sa mère en particulier, s'il l'éprouvait à nouveau avec le départ d'Elsa, il ignorait ce qu'avoir un enfant signifiait, et a fortiori ce que pouvait représenter de le perdre. Une faucheuse qui vous écorchait jusqu'à l'os, manifestement.
Mme Pujebet fut la première à tenter de surnager :
— Est-ce... est-ce qu'elle a souffert ? hoqueta-t-elle, les joues pleines de larmes.
— Sa mort a été instantanée, déclara Mortier, péremptoire. Elle n'a pas crié et personne n'a rien remarqué. C'est seulement à l'entracte qu'on l'a découverte.
— Et celui qui lui a fait ça ? Vous l'avez arrêté ?
— C'est aussi ce qui nous amène, madame. Nous aurions besoin de certains renseignements. Plus vite nous comprendrons ce qui est arrivé, plus vite nous pourrons mettre l'individu hors d'état de nuire.
Mme Pujebet leva les yeux au ciel et se tamponna le nez avec son mouchoir. Son mari, ravagé, sombrait, la tête entre les mains.
— Des renseignements, oui, fit-elle. Pour le mettre hors d'état de nuire...
— Votre... votre fille allait souvent au cinéma ?
— Elle adorait cela, elle... elle s'y rendait au moins deux fois la semaine. Je crois qu'elle aurait rêvé d'être actrice. Elle avait même fait des photographies, un jour.
— C'est le désir secret de beaucoup de jeunes femmes, acquiesça Mortier. Pour autant, l'Olympic Palace, ce n'est pas la porte à côté. Il existe d'autres salles dans votre quartier, non ?
— D'après ce qu'elle m'a dit, il y a un film qu'elle voulait voir. Et puis son travail est dans le XIXe, ce n'est pas si loin.
— Elle occupait quel genre d'emploi ?
Mme Pujebet serra son mouchoir à s'en faire blanchir les phalanges.
— Secrétaire, dans un atelier d'imprimerie, rue David-d'Angers. Un endroit très bien, avec un bon patron, de bons collègues. Elle nous donnait un peu d'argent tous les mois et elle mettait le reste de côté. Pour son ménage plus tard, vous comprenez ? C'était une gentille petite...
— Un fiancé ?
— Elle avait juste vingt ans, renifla-t-elle, elle était si jeune ! Jolie comme un cœur en plus. Les hommes se retournaient sur son passage, ça oui. Mais elle, elle attendait le prince charmant. Un beau garçon, sérieux, qui l'aimerait comme il faut. Elle voulait des enfants, au moins trois...
L'évocation lui fut insupportable et un nouveau sanglot la secoua. Mortier attendit qu'elle recouvre ses esprits, une moue compatissante aux lèvres.
— Votre fille vous avait fait part de problèmes, récemment ? Une dispute ? Un prétendant éconduit ? Un événement spécial qu'elle vous aurait rapporté ? Ou même un changement de comportement que vous auriez noté ?
— Rien de tout ça, inspecteur, balbutia la mère éplorée. Elle était joyeuse, comme à son habitude. Elle aimait tellement la vie, elle avait tellement d'espoirs !
Renaud Pujebet se leva alors, livide, tel un spectre sur le chemin des enfers. Sans un mot, il se dirigea vers l'imposant buffet qui mangeait la moitié du mur, y prit une photographie et la posa délicatement devant les deux inspecteurs : un portrait de Fernande. Avec un éclairage étudié façon vedette de cinéma. De grands yeux pétillants, un sourire mutin, un joli menton pointu, une belle chevelure claire artistement ondulée. Un beau brin de fille, oui.
— Elle était notre soleil, déclara-t-il d'une voix d'outre-tombe. Le sang dans nos veines. S'il vous plaît, attrapez-le.