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En famille

(Georges Monca, 1914)

L'imprimerie Beaucaire dressait ses toits de verre biseautés par-dessus le haut mur blanc de la rue David-d'Angers. Devant le portail, une poignée d'hommes chargeaient de grands paquets rectangulaires à l'arrière de deux camionnettes de la maison. Était-ce la pluie glacée qui tombait depuis le milieu de l'après-midi, ils ne prêtèrent en tout cas aucune attention aux visiteurs. Au-delà de la petite cour cimentée, la construction se divisait en deux parties inégales : l'atelier, qui occupait l'aile allongée sur la gauche, où ronronnait une meute de rotatives ; l'administration, située dans l'extension de droite et signalée par une pancarte Direction. Les deux inspecteurs choisirent cette dernière et, après s'être engagés dans un couloir aux murs recouverts d'affiches publicitaires, frappèrent sans succès à une demi-douzaine de portes.

— Vous cherchez quelque chose, messieurs ?

Une femme dans la quarantaine, charpentée, sourire avenant, imperméable noir et parapluie dégoulinant, venait de faire son entrée derrière eux.

— Brigade criminelle, madame, annonça Mortier. Nous aurions souhaité voir le directeur à propos d'une de ses employées.

— M. Beaucaire n'est pas là, fit la nouvelle venue, dont le sourire s'était aussitôt évanoui. Il est en déplacement pour affaires. Je suis Mme Forcier, la responsable des fournitures. Je le seconde... Une employée, vous dites ?

— Il y a un endroit où on pourrait discuter ? suggéra Mortier.

Elle les précéda dans son domaine – la pièce voisine de celle de son patron – et tous trois s'assirent de part et d'autre d'une longue table métallique susceptible d'accueillir des feuilles de grande taille. Autour d'eux, des échantillons de caractères et de papiers, des nuanciers de couleurs, un bureau bien rangé avec une machine à écrire et une pile de classeurs.

— Vous pouvez m'expliquer ce qui se passe ? s'enquit-elle.

— Mlle Fernande Pujebet travaille chez vous ?

— En effet, oui.

— Depuis combien de temps ?

— Un peu moins d'un an, je crois.

— Elle vous donne satisfaction ?

— Eh bien, nous avons tous beaucoup d'estime pour elle. Elle s'occupe du courrier, des appels téléphoniques, des rendez-vous, ce type de choses. Elle est toujours agréable, ponctuelle, il n'y a rien à lui reprocher. Notre imprimerie est une grande famille, vous savez, M. Beaucaire tient beaucoup à ce que chacun se sente chez lui. Aussi bien les typographes sur les machines que nous ici, à la direction. Mais je ne vois toujours pas où vous voulez en venir.

Dans une enquête à l'aveugle où l'on manquait de piste, l'une des tactiques consistait à évaluer les réactions des témoins – et suspects potentiels – avant de leur révéler l'objet de l'interrogatoire. Pour ce qui était de Mme Forcier, elle ne manquait pas d'aplomb et rien ne permettait de supposer qu'elle se doute de quoi que ce soit concernant le meurtre ou qu'elle ait pu vouloir le moindre mal à la pauvre Fernande.

— Elle n'était pas à son poste, cet après-midi ? continua Adrien.

— C'est exact. Elle a fini tard toute la semaine et en compensation, elle est partie plus tôt aujourd'hui.

— Elle vous a dit ce qu'elle comptait faire de ses heures de liberté ? s'immisça François.

La responsable des fournitures gloussa :

— Aller au cinéma, bien sûr ! C'est sa passion ! Ces temps-ci, il y a un feuilleton qu'elle adore, Les Maudits ou un nom comme ça. Il paraît qu'ils le jouent en avant-première dans une salle du XXe.

— D'autres personnes étaient au courant de ses projets ?

— Ma foi, elle n'en fait pas mystère ! Notre comptable, M. André, la taquine assez souvent là-dessus : « Ce n'est pas la dactylo que vous devriez faire, c'est l'actrice ! » Et ça n'a pas l'air de lui déplaire. D'autant qu'elle a le physique... Mais vous commencez à m'inquiéter, se rembrunit-elle. Qu'est-ce que vous lui voulez à Fernande ?

— Elle a été assassinée à l'Olympic Palace, laissa tomber Adrien. En pleine séance.

Il raconta alors succinctement ce qui s'était produit et François en profita pour observer la dame Forcier : elle cilla à peine, manifestant une capacité rare à maîtriser ses émotions – ou bien n'en éprouvait-elle aucune ? Mieux encore, elle se mit à questionner les policiers à son tour :

— Vous pensez que cela peut avoir un rapport avec notre imprimerie ?

— À ce stade, nous ne pensons pas encore, nous cherchons, lâcha Mortier que le sang-froid du témoin troublait.

— Il y a tout de même un détail, avança François en sortant de son portefeuille l'enveloppe trouvée dans le sac de la victime. Ceci pourrait provenir de chez vous ?

Un simple coup d'œil suffit à la spécialiste des papiers et des encres pour se faire une idée.

— C'est très possible. La qualité, la couleur, le caractère... ça pourrait sortir de nos presses.

— « Vous êtes la plus jolie fleur du bouquet, lut François. Je vous aime. L'as de cœur. » Elle la gardait précieusement dans son sac, alors que la lettre avait plus de deux semaines. C'est donc qu'elle y tenait. Vous avez une idée de qui a pu rédiger ça ?

Mme Forcier soupira.

— Je crains que oui.

Elle les dévisagea l'un après l'autre. Elle n'était pas franchement belle, les traits peut-être trop masculins, et derrière son amabilité de façade, on devinait une volonté farouche.

— Je suis presque sûre qu'il s'agit de mon patron, déclara-t-elle. Mais n'en tirez pas de conclusions trop rapides.

— Soyez plus claire, intima Mortier en fronçant les sourcils.

— M. Beaucaire est un homme délicieux, très affable avec le personnel. Mais c'est aussi un vieux romantique. Il a perdu son épouse avant la guerre et, d'une certaine façon, il est demeuré inconsolable. On ne se remarie pas après soixante-dix ans, n'est-ce pas ? Pour autant, son côté fleur bleue le pousse parfois à... à s'inventer des histoires. En tout bien tout honneur, attention. Moi, par exemple, je suis entrée à son service en 1912. J'ai connu sa femme avec qui je m'entendais à merveille. À l'époque, c'est elle qui était chargée des fournitures et qui m'a formée. Après sa disparition, M. Beaucaire m'a offert de prendre sa succession. Et puis, au bout de quelques mois, j'ai reçu un drôle de courrier. Quelques vers désuets où j'étais soi-disant « l'étoile la plus brillante des soirs d'été » et autres bêtises de ce genre. J'ai très vite compris d'où ça venait. Je lui en ai touché deux mots et ça s'est arrêté net. Depuis, je sais qu'une ou deux autres employées ont eu des courriers similiaires. Mais ça n'a jamais été plus loin.

— Curieux sens de la famille, commenta Adrien. Qui plus est, un patron a certains moyens de pression, non ? Comment être sûr qu'il s'en tient aux lettres ?

— Parce que M. Beaucaire est d'abord un rêveur ! Pour rien au monde il n'irait se déclarer en face ! Ce qu'il aime, c'est se bercer d'illusions. Imaginer qu'il revivra un jour ce qu'il a connu avec sa femme. Rien de plus.

— D'après vous, Fernande était au courant de son petit manège ? demanda François.

— Elle ne m'a rien confié, en tout cas. Ni à propos de cette lettre ni à propos de soupçons qu'elle aurait pu avoir.

— Comment se comportait-elle avec M. Beaucaire ?

— Une secrétaire modèle, je vous l'ai dit. Et qui savait rester à sa place, si c'est votre question.

— Ses relations avec le reste du personnel ?

— Très bonnes. C'est une jolie fille et nous avons beaucoup d'hommes dans la maison. Ça aide.

— Justement, rebondit François, elle devait se douter que l'auteur du message travaillait à l'imprimerie, forcément. Mais peut-être ne pensait-elle pas à M. Beaucaire ? À votre connaissance, quelqu'un d'autre lui faisait les yeux doux ?

— Là..., fit-elle avec un geste d'ignorance. Ou alors M. André, le comptable, celui dont je vous parlais tout à l'heure. Sauf qu'il est marié.

— Raison de plus ! maugréa Adrien. Et où peut-on le rencontrer, ce M. André ?

— Il avait rendez-vous à quatre heures avec les services fiscaux. La fin de l'année est proche, la nouvelle réglementation des taxes nous donne du fil à retordre.

— Décidément, c'est le désert cette boutique ! ironisa Mortier. Quand le directeur n'est pas là, les souris dansent !

— Disons plutôt que nous sommes tous débordés, répliqua sèchement Mme Forcier. Avec les élections législatives, les commandes d'affiches se sont envolées. Et Noël approche : les fabricants et les magasins préparent leur réclame. En plus, certaines imprimeries sont en grève. Nous devons courir partout à la fois.

— Et quand ces messieurs seront-ils de retour, s'il vous plaît ?

— Demain matin, normalement.

— Nous y serons, promit Mortier.

Il se leva bruyamment de sa chaise mais François n'en avait pas tout à fait terminé.

— Madame Forcier, une chose encore... Vous êtes attachée à l'imprimerie Beaucaire, ça ne fait aucun doute. Et pourtant, en deux phrases, vous n'avez pas hésité à mettre votre patron en cause. Idem pour votre comptable. C'est paradoxal, non ?

Elle passa dans ses cheveux noirs une main à peine moins large que celle du jeune homme.

— C'est précisément parce que je suis attachée à l'imprimerie Beaucaire, inspecteur. Tout ce que je vous ai dit là, vous auriez fini par le découvrir, n'est-ce pas ? Remerciez-moi donc de nous faire gagner du temps à tous les deux.

 

— François-Claudius, mon petit ! se réjouit Mado. On se demandait si tu viendrais dîner ! Entre, entre !

Il pénétra dans la cuisine où flottait un parfum de viande mitonnée et de bouillon de légumes. Assis autour d'une marmite fumante, leurs assiettes royalement garnies, Barnabé et Mado avaient bien entamé le repas. Et comme tous les soirs depuis deux semaines, ils avaient laissé un couvert à son intention. Mado avait l'âme d'une mère de famille.

— Un pot-au-feu de canard, précisa-t-elle, tu aimais ça dans le temps, non ? On a aussi un reste de céleri rémoulade, si tu veux.

François ôta son manteau trempé de pluie et prit place à droite de l'indispensable Barnabé, un Sénégalais de près de deux mètres qui occupait les fonctions d'homme à tout faire à l'épicerie et vivait depuis plusieurs mois sous le toit de sa patronne. Pour l'heure, après les salutations d'usage, le commis des Deux Épices avait piqué du nez dans sa cuillère, la mine fermée. Guère dans ses habitudes.

— Une belle cuisse, proposa Mado en se penchant sur la cocotte, ça te va ?

Elle lui servit un pilon charnu, doré à souhait, avec une garniture de navets et de carottes que relevait un mélange subtil de laurier, de thym et de girofle. Une œuvre d'art, sans fausse note, dont toutes les saveurs se répondaient idéalement en bouche.

— On devrait mettre ta cuisine au Louvre, Mado, la complimenta-t-il.

— Ah non ! protesta-t-elle. Ces grands murs gris, ce froid, c'est sinistre. Je préfère ma nappe à carreaux.

François savoura les premières bouchées avant de s'intéresser à son voisin dont la pommette était tuméfiée.

— Vous vous êtes cogné, Barnabé ?

Celui-ci se contenta d'un grognement évasif dont Mado se fit l'interprète :

— Disons qu'on a eu quelques ennuis, tantôt. Mais que ça n'aille pas te couper l'appétit, surtout.

— Des ennuis ?

— Il faut dire à Mme Mado qu'elle fasse plus attention, marmonna Barnabé. Un jour, ça finira mal.

La vieille dame but une gorgée de vin rouge en haussant les épaules, comme si elle ne voyait pas où était le problème.

— Traduction ? insista François.

— C'est pas de ma faute si les hommes de ce pays sont des cornichons, pesta-t-elle à mi-voix.

— Pardon ?

— Enfin je ne parle pas de toi, bien sûr, ni de Barnabé. Mais de ces beaux messieurs qui se pavanent à la Chambre et font des ronds de jambe dès qu'ils aperçoivent un électeur. Je dis bien un électeur.

— Désolé, Mado, je ne te suis pas.

Elle posa sa fourchette, s'essuya les lèvres et lui jeta un œil enflammé.

— Tu connais Mme Constantin, la voisine du 46 ? Elle nous a traînés à une réunion du Bloc national, place des Fêtes. Elle a un vague neveu candidat aux législatives dans la circonscription. On s'est mis devant avec elle et après une bonne heure de parlotte où j'ai failli m'endormir, un gars dans la salle a posé une question sur comment les futurs députés allaient lui donner du travail vu qu'il n'en avait pas décroché depuis la guerre. Et voilà qu'une de ces badernes en costume sur l'estrade se lance dans une tirade comme quoi les femmes seraient responsables du chômage des anciens combattants. Que si elles étaient retournées torcher leurs marmots et chauffer leur lessiveuse, il y aurait moins d'embouteillage aux bureaux de placement. C'était mieux enveloppé que ça, tu imagines, mais c'est ce que ça racontait. Et là, François-Claudius, je ne sais pas si c'est la sieste ou quoi, je me suis levée et je l'ai apostrophé. « Comment osez-vous colporter des balivernes pareilles ? je lui ai demandé. Qui est-ce qui nous a poussées, nous autres, à aller fabriquer vos bombes, vos uniformes, vos voitures militaires et tous vos engins de mort pendant quatre ans ? Vous croyez que les tramways et les autobus se seraient mis à marcher tout seuls si on n'avait pas pris le volant ? Et maintenant que vous nous avez pressé le citron, y faudrait qu'on finisse aux épluchures ? Mais moi, je vous y amène aux Halles à quatre heures du matin, on verra si vous abattez le boulot d'une bonne femme ! »

Au début, il m'a prise de haut, s'amusa-t-elle, « laissons causer la gentille vieille » il devait penser. Et puis d'un coup, il l'a eu mauvaise. Il a agité les bras, il a essayé de m'arrêter, mais tu me connais, quand je suis partie, j'ai la voix qui porte. Alors j'ai passé la deuxième couche. « Et c'est pas tout, j'ai crié, expliquez-nous donc pourquoi vous refusez toujours de nous laisser voter. Vous avez peur de quoi ? Qu'on élise vos épouses à votre place ? Vous pensez que les Françaises valent moins que les Américaines ou les Anglaises qui sont des vraies citoyennes ? Ou les Suédoises ou les Australiennes ? Ou des tas d'autres encore qui peuvent voter ? Alors pourquoi vous n'allez pas vous chercher des femmes là-bas si nous on n'est pas dignes ? »

Crois-moi, glissa-t-elle malicieusement, ça gigotait sévère derrière. Des qui s'indignaient, des qui applaudissaient, d'autres qui roulaient leur programme pour faire des boulettes... Et ma vieille baderne à monocle qui suffoquait comme si je lui avais tiré sa bourse ! C'est là que la bagarre s'est déclenchée. Un des molosses du service d'ordre a voulu s'en prendre à moi et Barnabé lui est tombé dessus. Il a assommé deux ou trois de ces imbéciles et il m'a portée dehors, comme un bébé. J'ai pas raison, Barnabé ?

— Ils vous auraient cassé les os ! déplora le commis. Il faut faire attention à vous, madame Mado.

François se retint de sourire.

— Je ne vois pas ce qu'il y a de si grave. À part ce coquard...

— Tes amis du commissariat ont rappliqué au magasin deux heures après, grinça Mado. À croire que notre tandem ne passe pas inaperçu ! En tout cas, ils nous ont convoqués. Pour trouble à l'ordre public. Mais si ce n'était que ça...

Sa mine s'assombrit pour de bon et elle parut rétrécir à l'intérieur de sa blouse.

— Ils n'avaient pas tourné les talons que le facteur est arrivé avec un télégramme. Ça m'a fichu un coup, je te garantis.

Elle lui indiqua du doigt le pli froissé sur le buffet et François tendit le bras pour l'attraper. Trois petites lignes bleues collées sur du papier bistre :

 

GIEL 14 H 15

ABBÉ MALVIEUX AU PLUS MAL. AIMERAIT VOIR FRANÇOIS-CLAUDIUS. MERCI TRANSMETTRE. CIVILITÉS.

 

L'abbé Malvieux... L'orphelinat, Giel...

Le passé.