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Le Bercail
(Marcel L'Herbier, 1919)
Le roulis apaisant du wagon ne provoquait chez François qu'une sensation de malaise. Petit garçon déjà, c'est le train qui lui arrachait sa mère après les trop courtes visites qu'elle lui rendait à l'orphelinat de Giel. C'est en train encore qu'il avait dit adieu à son enfance, abandonnant la quiétude de sa jeunesse normande pour le chaos furieux de la capitale. Puis il y avait eu les trains du front, ces longues chenilles articulées qui déversaient par paquets de mille de jeunes innocents aux portes de l'enfer. Il n'y avait rien de bon à attendre des rails.
Sur le siège en face, Lucien Desmoulins, dit Mégot, s'étirait en bâillant.
— J'ai pas ronflé, j'espère ? C'est que c'est pas une heure pour un dimanche !
— Si on avait pris le suivant, on serait arrivés tard dans l'après-midi. Trop tard, peut-être.
— C'était un homme bien, le père Malvieux, décréta Lucien. À sa manière, il nous aimait tous. Même si t' as toujours été son chouchou, hein, ma Caboche ? Un petit gars si doué qu'il fallait l'envoyer à Paris pour ses études, ça se dénichait pas tous les matins dans le crottin d'un percheron !
François ne protesta pas. Il savait ce qu'il devait à l'acharnement du vieil homme à lui faire avaler plus de latin ou de grammaire qu'aux autres réunis. Son rêve était que le petit prodige devienne instituteur et retourne un jour à Giel prendre sa relève devant le tableau noir. La guerre en avait décidé autrement.
— Toi aussi, ça fait un bail que t'as pas remis les pieds là-bas ? s'enquit Mégot.
— 1912. Plusieurs fois je me suis promis d'y revenir et puis...
— Pareil pour moi. Quand j'étais minot, pourtant, je me voyais bien paysan. Une ferme du côté du Bois-Sérans, une poignée de vaches, des pommiers, un pressoir pour le cidre, une vie de père peinard. Dommage que cette satanée grenade m'ait bouffé la main et qu'on m'ait collé une tenaille à la place, grimaça-t-il en actionnant la pince articulée qui lui tenait lieu d'avant-bras. Adieu veau, vache, cochon...
— Tu es si malheureux que ça aux archives de la Criminelle ?
— Non pas ! Surtout depuis que le Quai des Orfèvres est devenu la base arrière des anciens de Giel ! Mais je me dis quand même que le temps file et que je suis plus tout à fait un perdreau de saison. Une gentille femme, des enfants, ça me turlupine à l'occasion. Mais qui aurait envie de faire pousser ses marmots sur le fumier de Paris, hein ? Alors que dans le Bocage, l'oxygène, la nature... T'es pas de mon avis ?
L'inspecteur soupira :
— Les enfants, pour le moment...
Mégot sortit son nécessaire à rouler et, avec une dextérité de magicien, se confectionna sa huitième ou neuvième cigarette du trajet.
— Toujours pas de nouvelles d'Elsa ? questionna-t-il l'air de rien.
— Toujours pas, non.
— Tu... tu es inquiet ?
Comment ne pas l'être ? songea François en se laissant happer par le paysage vallonné qui défilait à travers la fenêtre. Deux semaines plus tôt, après une discussion un peu vive sur son engagement politique, la jeune femme avait fait ses valises pour la Russie bolchevique, alors même que les plaies de l'Europe suppuraient encore et que la guerre civile entre blancs et rouges redoublait de violence. Sans passeport, bien sûr, ni sauf-conduit, ni papier officiel d'aucune sorte. Une pure folie. L'entreprise était à ce point insensée que François caressait l'espoir qu'elle prenne fin très vite, quelque part en Belgique ou en Allemagne. Sauf que treize jours s'étaient écoulés et qu'il n'avait aucune idée d'où elle pouvait se trouver.
— Elsa est inflexible, murmura François. Rien ne lui fait peur. C'est bien le danger.
Lucien opina du chef en emplissant le compartiment vide de volutes de fumée. Il récupéra un brin de tabac dans la barbe épaisse qui cachait ses cicatrices, puis, conscient de la délicatesse du sujet, résolut de parler d'autre chose :
— À part ça, vous avez avancé avec l'Olympic Palace ?
— Pas vraiment. La petite Fernande avait semble-t-il une vie irréprochable qui aurait dû lui épargner ce genre de destin. On a interrogé hier le comptable et le patron de l'imprimerie qui lui tournaient autour. Le fait est qu'ils n'étaient pas à leur bureau à l'heure du crime et que ça excite l'imagination d'Adrien. Mais je n'y crois pas. Trop compliqué comme meurtre, trop aléatoire, avec le risque d'être reconnu malgré le déguisement.
— Tu renifles un truc ?
— Rien. À part l'odeur de caoutchouc brûlé de ta cigarette !
Le train freina bientôt dans un grincement tragique et, après un dernier soubresaut, la silhouette familière de la modeste gare d'Écouché s'immobilia derrière la vitre. Mégot se leva avec un enthousiasme forcé :
— Retour à la case départ, mon pote !
L'orphelinat agricole de Giel ne se contentait pas de recueillir des garçonnets abandonnés venus de Normandie ou d'ailleurs, il se donnait pour mission de les instruire dans les tâches multiples des travaux des champs, afin qu'ils trouvent ensuite à s'employer dans les exploitations de la région. L'établissement était à ce titre régulièrement primé pour l'excellence de ses productions et de son élevage, lors des nombreux comices ou concours d'arrondissement. Afin de stimuler l'ardeur de ses ouailles, le père Malvieux lui-même ne manquait pas d'exhiber une fois l'an la belle croix de chevalier du Mérite agricole remise autrefois par le ministre en personne. C'est lui encore qui tenait à ce que ses protégés s'imprègnent de l'histoire des lieux, depuis sa fondation un demi-siècle plus tôt jusqu'à ses aménagements et ses directeurs successifs. « Lorsque l'on sait d'où l'on vient, répétait-il à l'envi, on sait où l'on va. » Ce qui résonnait singulièrement aux oreilles de jeunes orphelins.
Après quelques minutes passées à l'arrière de la voiture municipale d'Écouché, François et Lucien prièrent le chauffeur de les laisser sur la route : comme au bon vieux temps, ils voulaient rejoindre l'institution à pied. Une fois négocié le dernier virage, la masse quadrangulaire de l'édifice principal, toute de pierre, de cheminées et de hautes fenêtres, surgit parmi les arbres, comme une arche sévère posée en pleine campagne. Un semis de constructions basses se pressaient contre ses flancs, telle la flottille autour du navire amiral. Aussitôt, un mélange de sensations et d'odeurs oubliées raviva en eux des bouffées de souvenirs : le retour des longues marches sur les sentiers de l'Orne, l'attente toujours déçue du facteur – ce messager si fascinant du vaste monde –, la fois où maître Bibi, l'âne, s'était enfui et qu'il avait fallu battre les environs pour le rattraper, l'arrivée excitante des nouveaux, celle, routinière, du camion de la laiterie ou des provisions d'Argentan...
— Je m'étais attendu à ce que ce soit plus petit que dans ma mémoire, chuchota Lucien après qu'ils eurent franchi la grille. Mais non.
— Ce sont plutôt nos rêves qui ont rétréci, philosopha François.
La cloche se mit à sonner dans la chapelle en face et une ribambelle de garnements vêtus de noir s'en échappa pour se répandre sur le terre-plein central qui faisait office d'aire de jeu. Deux des plus dégourdis foncèrent droit vers Mégot et Caboche.
— Salut, lança le plus grand, un blondinet constellé de taches de rousseur qui promenait un air effronté. Vous êtes paumés ?
— On revient chez nous, au contraire, répondit Lucien avec le sourire. On est des anciens.
Un des surveillants en soutane qui sortait de la messe s'avança alors dans leur direction, les bras ouverts :
— Oui, oui ! se félicita-t-il. Ils sont là !
— Père Donatien ! s'exclama Lucien.
— Simon, Desmoulins, il y a si longtemps ! Le meilleur élève de Giel et le plus turbulent !
Ils se congratulèrent sous le regard curieux d'une vingtaine de gamins que fascinait tout spécialement la prothèse de Mégot.
— Comment va-t-il ? interrogea François.
Le père Donatien hésita, avant de les entraîner vers le bâtiment de l'internat, à l'écart des langues indiscrètes.
— Dieu, souffla-t-il, Dieu le tient sur un fil.
Ils pénétrèrent avec un pincement au cœur dans la vaste bâtisse qui tant d'années durant leur avait servi de refuge. Une bonne odeur de friture les cueillit comme autrefois et Mégot se dirigea naturellement vers le réfectoire :
— Dimanche, bien sûr ! Les pommes frites ! Avec le rôti ?
— Non ! le détrompa le père Donatien. À invités exceptionnels, menu exceptionnel ! Mme Marthe compte vous régaler avec son poulet à la crème.
— Mme Marthe ! Ce que j'ai pu la faire tourner bourrique, la pauvre ! Je vais tenter de mettre un doigt dans la sauce, rigola Lucien en disparaissant côté cuisine.
Le père Donatien en profita pour prendre François à part. Le brave homme accusait plus que les sept ans écoulés : ses traits s'étaient épaissis et sa coiffure frisait la tonsure monastique. Son regard, lui, n'avait rien perdu de sa bonté.
— Pour l'instant, il dort, expliqua-t-il. C'est comme ça depuis son attaque, de plus en plus souvent et de plus en plus profondément. Voilà quatre jours, il vous a réclamé, c'est pour ça que je me suis permis...
— Je vous remercie, mon père. Il y a un moment que j'aurais dû venir.
— Nous souhaitions qu'il soit transporté à l'hôpital, continua le religieux, mais il a catégoriquement refusé. « Je veux mourir ici, a-t-il dit, au bercail ! »
Ils montèrent à l'étage, dans la pièce voisine de celle, si redoutée, du bureau du directeur, aménagée pour la circonstance en chambre de malade. Une infirmière était assise auprès du mourant, un ouvrage à la main qu'elle lisait tout bas. Elle s'interrompit en les entendant et se leva pour les accueillir.
— Du nouveau ? questionna le père Donatien.
— Il respire très faiblement, répondit la jeune femme à la figure ingrate. Je lui fais la lecture, comme vous m'avez conseillé.
Donatien opina :
— L'abbé Malvieux aime beaucoup les livres. Nous en avons emprunté quelques-uns dans sa bibliothèque et...
Il vérifia le titre sur la couverture puis ajouta, s'excusant presque :
— L'Île mystérieuse, Jules Verne. Ce n'est pas très canonique, je vous l'accorde, mais... c'est distrayant. Et, après tout, ce sont les livres qu'il affectionne, non ?
François s'approcha du lit. Le père Malvieux n'était plus qu'une toute petite forme perdue au milieu des draps blancs. Son visage émacié se crispait en un rictus amer et sa peau jaunie avait la finesse du parchemin. Il n'avait plus un cheveu. François sentit grossir en lui une boule de tristesse et de honte. Il ne s'était jamais donné la peine de retourner voir son bienfaiteur. Six heures de train, insupportable pour sa petite personne... Et il avait fallu cet appel au secours, au seuil de la mort, pour qu'il se décide enfin. Trop tard.
Sans bruit, une main amie se posa sur son épaule : Mégot venait de le rejoindre. De sa tenaille en fer, il écrasait une larme sur sa joue.
Ce fut une étrange journée. Après s'être recueillis un moment devant le lit de douleur, les deux anciens s'abandonnèrent aux délices des souvenirs. Ils visitèrent les dortoirs, se remémorèrent les différentes places qu'ils y avaient occupées, mimèrent les éclaboussures rituelles de la salle d'eau, s'assirent sur les bancs de la classe, montèrent sur la petite scène de théâtre où ils avaient joué les fables de La Fontaine, avant de gagner finalement le réfectoire où le poulet vallée d'Auge de Marthe leur parut une tentative déloyale pour les obliger à prolonger leur séjour.
En début d'après-midi, sous un ciel changeant, ils parcoururent quelques-uns des soixante-cinq hectares qui constituaient le domaine, traversant labours et vergers, croisant sur les pâtures vallonnées Alsace et Lorraine, deux des chiennes qui gardaient toujours le troupeau, puis descendirent sur ces mêmes rives de l'Orne où ils avaient appris à nager. La minoterie jouxtant le moulin s'était agrandie et la ribambelle de garçons qui les escortaient désormais leur racontèrent avec fierté que des boulangers d'Argentan et de Falaise venaient jusqu'ici acheter leur farine. Ils revinrent par les écuries et les étables, s'intéressèrent à la laiterie où deux pensionnaires plus âgés leur firent la démonstration de la nouvelle écrémeuse, goûtèrent pour finir le beurre frais et sa pointe de noisette, inimitable.
C'est là, à une demi-heure du départ, que le père Donatien vint les chercher :
— Il est réveillé ! Vite ! Dépêchez-vous !
Ils se précipitèrent au chevet du malade, qu'ils trouvèrent les yeux mi-clos, s'efforçant de boire à l'espèce de biberon que l'infirmière portait à sa bouche. Lorsqu'il eut terminé, François se pencha sur l'oreiller en lui prenant le poignet.
— Père Malvieux ? C'est moi, François-Claudius, votre ancien élève.
Sa main était aussi légère qu'une plume, vidée de sa substance.
— Vous m'entendez ? insista-t-il. Je suis si heureux de vous voir !
— Ah... François-Claudius, oui, haleta le vieillard avec un sifflement asthmatique. C'est... c'est bien que tu sois là. François-Claudius... tu te rappelles, en primaire supérieure, la troisième déclinaison ? Elle t'a donné du fil à retordre, celle-là !
Sans doute voulut-il rire mais il ne parvint qu'à crachoter et l'infirmière dut lui tamponner délicatement le coin des lèvres.
— C'est bien que tu sois là, répéta-t-il. Je suis content, oui.
Ses paupières se fermèrent et il sembla s'absenter du monde un instant. Puis le filet essoufflé de sa voix s'éleva à nouveau.
— Il faut... il faut que tu saches, mon garçon. Ta mère aussi est malade. Tu dois... tu dois te rendre auprès d'elle.
François se raidit. Il n'en était pas question. Durant toutes ces années, sa mère l'avait mis en dépôt ici, tel un paquet encombrant, tandis qu'elle courait le monde pour sa carrière de chanteuse. Et aujourd'hui il aurait fallu s'en inquiéter ? Alors qu'elle ne s'était jamais souciée de lui ? C'était non.
Le père Malvieux toussa encore avant de poursuivre, péniblement :
— Elle... elle est malade. Au Bon-Sauveur, à Caen. Il faut que tu saches, tu comprends ? Après, ce... ce sera trop tard. Moi, je n'ai pas eu le courage... de... de te dire tout. Tu dois...
La ligne ténue de sa phrase se rompit net et le corps du vieil homme se détendit légèrement. Paniqué, François regarda l'infirmière, mais celle-ci le rassura :
— Il s'est rendormi. C'est peut-être mieux ainsi.