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L'Homme sans visage

(Louis Feuillade, 1919)

François avait été prévenu tardivement alors qu'il dînait chez Mado, et ce n'est que vers dix heures qu'il put rejoindre le cinéma Récamier où un nouveau meurtre venait d'être commis. La nuit froide de novembre enveloppait de son manteau brumeux le VIIe arrondissement et plusieurs officiers municipaux tapaient des pieds sur le pavé tout en surveillant l'impasse qui donnait rue de Sèvres. Quelques badauds tordaient le cou pour apercevoir les lieux et François dut exhiber son sésame avant de franchir le barrage de police.

La salle de spectacle occupait les deux premiers étages d'un immeuble récent et sans âme, et seule une petite enseigne lumineuse doublée des panneaux d'affichage réglementaires indiquait la vocation de l'endroit. François passa depuis le porche arrondi dans un hall bien éclairé où plusieurs personnes étaient en cours d'interrogatoire. Une odeur indéfinissable flottait, qui n'était pas celle des flashs au magnésium du laboratoire scientifique – dont la camionnette stationnait pourtant juste devant. Sous la peinture d'une très belle femme alanguie – Mme Récamier, sans doute, qui tenait autrefois salon dans le quartier et avait donné son nom à l'impasse –, Mortier, carnet en main, discutait avec un homme à nœud papillon et gants de soie, visiblement indigné :

— Nous sommes parfaitement en conformité avec la loi ! L'aération est suffisante, les précautions contre l'incendie sont prises, je ne comprends pas que vous puissiez...

Mortier le fit taire en apercevant son collègue.

— Ah ! Simon ! Tu as fini par nous trouver. Je te présente M. Mériot, le directeur.

— Que s'est-il passé ?

Adrien s'excusa auprès de son interlocuteur et emmena François avec lui.

— Il a remis ça, déclara-t-il avec gravité. Circonstances identiques, méthode légèrement différente. Viens voir.

Il poussa les deux portes battantes à l'extrémité du hall et les vapeurs de combustion chimique se firent plus intenses. La salle de projection était assez spacieuse, d'une décoration très sobre, avec deux longues rangées de banquettes sur les côtés, de hauts murs blancs, une scène – près de laquelle on entrait – qui évoquait un théâtre où l'écran aurait fait office de rideau. Au milieu de l'allée centrale, une femme était allongée face contre terre, un bras replié sous elle et l'autre curieusement tordu dans le dos. L'équipe scientifique était déjà à pied d'œuvre : des repères numérotés avaient été disposés au sol pour permettre la réalisation des croquis planimétriques, l'appareil photographique crépitait, tandis qu'Ignace, sa mallette de prélèvement ouverte, procédait plus loin à des relevés complémentaires.

— Raconte, demanda François.

— Pour l'instant, c'est assez confus, expliqua Mortier. La séance a commencé à huit heures, comme prévu. Jusqu'à l'entracte rien d'anormal, et puis un quart d'heure après le début de la deuxième partie, il y a eu un départ de fumée et les spectateurs ont cru à un incendie. La lumière s'est rallumée assez vite, mais c'était déjà la cohue : tout le monde se pressait pour décamper. En plus, le cinéma était bourré, près de huit cents personnes, tu imagines le bazar. À un moment, un type a braillé. Le mari de la dame, précisa-t-il en désignant le cadavre. Dans la panique, il avait perdu sa femme, et quand il l'a repérée, elle gisait là. Elle a pu être piétinée dans l'affolement, mais ce n'est pas ça qui l'a tuée. Jette un œil.

François s'immisça dans le périmètre que mitraillait le photographe de la Préfecture. La victime avait basculé sur le ventre, son manteau serré contre elle, les mèches en bataille de ses cheveux blonds dissimulant la moitié de son visage. D'allure, elle ne paraissait guère avoir plus de trente ans. Sa jupe grise était relevée de façon presque indécente sur ses bas de laine et son paletot jaune, probablement tricoté à la main, était imbibé de sang au niveau du cœur. Une partie de la plaie se devinait et l'incision semblait profonde. Le fluide vital s'était ensuite écoulé dans les plis de l'imperméable où il avait formé une petite flaque avant de cailler.

— Un coup de couteau ? émit François.

— Tout juste Auguste. Assez violent même, car d'après le mari, lorsqu'il s'est penché, elle ne respirait déjà plus. La mort a dû être instantanée.

— Des témoins ?

— Les gars du commissariat prennent les dernières dépositions, mais rien de probant jusqu'ici. Entre la fumée, le bruit, la bousculade...

— Le mari ?

— On l'a installé dans l'arrière-salle. Il a failli partir aux pommes et on ne tenait pas à ce qu'il ait sa moitié sous le nez. J'attends qu'il se remette un peu pour le cuisiner.

— Et cette histoire d'incendie ?

— Un leurre, tu vas comprendre.

Il se dirigea tout au fond, dans le coin où Ignace, agenouillé, pulvérisait de la céruse sur une sorte de grosse boîte de conserve charbonneuse.

— Un genre de pot à fumigène, commenta Mortier. C'est ça qui a déclenché la fumée et provoqué la panique. Ensuite, notre bonhomme n'avait plus qu'à profiter du tumulte pour se choisir une cible et disparaître sans que personne ne le remarque. Je serais pas surpris qu'il se soit servi de la même lame qu'il y a six jours.

— Un pot à fumigène, répéta François en humant les effluves tenaces qui s'en dégageaient. Ça marche comment ?

— Un jeu d'enfant, inspecteur, intervint le spécialiste en dactyloscopie. Vous mélangez du salpêtre et du sucre, vous faites cuire, vous obtenez une sorte de caramel, vous ajoutez un peu de bicarbonate pour ralentir la combustion, une mèche. Il n'y a plus qu'à allumer, l'effet est garanti.

De la pointe du pinceau qui lui servait à ôter les excès de poudre blanche, il détacha un résidu de substance calcinée à l'intérieur du récipient :

— De la pâte brûlée, diagnostiqua-t-il.

— Une chance de récolter des empreintes ?

— J'ai quelques lignes papillaires ici, fit-il en montrant une esquisse de boucle pâle sur un côté du pot. Mais le métal a beaucoup chauffé, je ne promets rien.

François se redressa :

— Évidemment, dans ce coin, il était à l'abri. Surtout lumière éteinte. Les gens étaient tournés vers l'écran et... Où mènent ces portes ?

Du pied, Adrien ouvrit l'un des battants qui donnaient sur un couloir puis une pièce où l'on apercevait un morceau de comptoir et quelques tables.

— La buvette, énonça-t-il, les commodités et, juste au-dessus, la cabine du projectionniste.

L'un des gardiens de la paix qu'ils avaient croisés tout à l'heure arriva sur ces entrefaites, suivi d'une femme et de sa petite fille. Il héla les policiers depuis l'entrée :

— Inspecteurs ? Vous pouvez venir ? J'ai un témoignage...

Ils traversèrent la salle en sens inverse, tandis que la mère et la fille, bien en chair toutes les deux et vêtues de manteaux à carreaux identiques, se dandinaient en lorgnant vers le cadavre.

— Elles ont peut-être aperçu le criminel, expliqua l'officier municipal.

Après quelques hésitations et les encouragements de Mortier, la mère se décida :

— On était là-bas, expliqua-t-elle en pointant le septième ou huitième rang au fond. Où y a votre monsieur avec l'appareil photographique, exactement. Avant l'entracte, on était plus près, mais Micheline en finissait pas avec sa limonade, alors au retour, on s'est retrouvées moins bien placées.

— Les sièges ici ne sont pas numérotés, glissa Adrien à l'attention de son collègue. D'où les changements de place entre les deux parties du programme. Mais continuez, madame, je vous en prie.

— Y a un gros bonhomme qu'est venu s'asseoir à côté de nous. Enfin, à côté de Micheline. Même qu'il l'a à moitié écrasée pour être à son aise. Pas vrai, Micheline ?

La demoiselle avait une douzaine d'années, une bouille ronde et des yeux pleins d'astuce.

— Il sentait pas bon, grimaça-t-elle.

— Comment ça, il sentait pas bon ? questionna François.

— La vinasse, on aurait dit qu'il était tombé dans un tonneau.

— Il ressemblait à quoi ?

— Gros, avec un manteau pas propre, tout plein de cheveux noirs ébouriffés et une barbe à poux.

— Une barbe à poux ?

— C'est comme ça que maman dit pour oncle Jojo, expliqua-t-elle. Une barbe qui a jamais vu un peigne.

— Micheline ! s'offusqua sa mère.

— Tu crois que tu réussirais quand même à te rappeler son visage ? insista François.

— Oh ça non ! s'exclama la petite. Il en avait pas !

— Quoi ?

— De visage, s'obstina-t-elle, il en avait pas. Les cheveux lui dégoulinaient sur la barbe, et pendant tout le temps où y a eu la lumière, il tenait un grand mouchoir sur son nez. Même qu'il avait pas enlevé ses gants. Ensuite, quand tout le monde a hurlé et qu'il a fallu sortir à cause du feu, il s'est entortillé dans une écharpe. Peut-être c'était la faute de la fumée, mais moi, je suis sûre qu'il avait pas de visage et que c'est pour ça qu'il se cachait.

Les deux inspecteurs échangèrent une moue entendue : malgré le flou de la description, on pouvait raisonnablement supposer qu'il s'agissait du même individu qu'à l'Olympic Palace.

— Et en quoi ce monsieur pourrait-il avoir un rapport avec... avec les événements de ce soir ? poursuivit François.

— Vas-y, exhorta la mère.

— C'est après que je m'en suis souvenue, répondit Micheline, pas peu fière d'elle. À peine le film reparti, le gros bonhomme, il s'est levé et il a filé vers le fond. J'ai d'abord pensé bon débarras, sauf que trois minutes plus tard il est revenu. Il a dû aller aux cabinets, je me suis dit, c'est pour ça qu'il voulait être près de l'allée. Seulement, au bout de trois minutes encore, il y a eu cette drôle d'odeur avec plein de fumée et des gens qui toussaient derrière. « Au feu, au feu ! » ils ont crié. Le gros bonhomme s'est emmitouflé dans son cache-nez et là, j'ai plus fait attention à lui. Maman et moi, on a escaladé les banquettes et on s'est enfuies au milieu du monde qui poussait et qui pleurait. Et puis quand on a été dehors, je l'ai revu. Il sortait du cinéma et il marchait tranquillement vers la grande rue, celle qui va au métro. Quand il est passé sous le lampadaire, son écharpe lui remontait jusqu'au front. C'est là où j'ai réfléchi qu'il avait peut-être pas de tête et qu'il voulait pas que ça se sache. C'est possible, vous croyez ?

Elle posait sa question avec tant d'aplomb que François lui sourit.

— À mon avis, il voulait surtout éviter qu'on le reconnaisse. Mais tu as un vrai don d'observation, Micheline, tu ferais un policier hors pair. Je te félicite !

Le gardien de la paix raccompagna les deux témoins et lorsqu'ils eurent tourné les talons, Mortier leva les bras au ciel.

— Un homme sans visage ! Voilà ce qui arrive quand les gamins se gavent de cinéma !

— N'empêche que ce type a toutes les chances d'être celui qu'on cherche, objecta François. Tu sais où la victime était située par rapport à lui ?

— Deux ou trois rangs devant le « gros bonhomme », d'après ce que j'ai compris. De quoi surveiller sa proie à distance et agir au bon moment. À moins bien sûr qu'il ait frappé au hasard... Bon, le mari a dû se calmer, enchaîna-t-il, il va peut-être nous en raconter un peu plus.

Ils passèrent dans l'arrière-salle où le jeune veuf était assis sur une chaise du bar, entouré du projectionniste et d'un des officiers du commissariat qui ne pipaient mot. Le pauvre garçon hochait doucement la tête en fixant le marbre du comptoir comme s'il espérait y trouver un remède à sa peine. Extérieurement, il avait tout du dur à cuire, une carrure de boxeur et l'arête du nez en circonflexe, mais il lui fallut plusieurs minutes avant de trouver la force de répondre autrement que par onomatopées. De son interrogatoire, haché de silences, il ressortit que son épouse s'appelait Thérèse Michel, née Fricaud, qu'elle avait tout juste vingt-six ans et qu'ils s'étaient mariés en mars 1917 à la faveur d'une permission. La jeune femme et son époux travaillaient comme ouvriers chez Citroën, quai de Javel, et ils habitaient tout près, un minuscule appartement au cinquième étage du boulevard Raspail. Ni elle ni lui ne connaissaient de près ou de loin Fernande Pujebet, pas plus que l'imprimerie Beaucaire. À la question de savoir si quelqu'un aurait pu en vouloir à Thérèse, Aimé Michel ouvrit des yeux ronds : ils se fréquentaient depuis l'âge de dix-neuf ans, n'avaient aucun secret l'un pour l'autre, économisaient sou à sou pour s'offrir le logement où ils comptaient accueillir un jour leur bébé... La mort de Thérèse venait de tout détruire.

— On est peu de chose, pas vrai ? constata Mortier après le départ du malheureux. Tu te bâtis une vie, des projets, un avenir et d'un seul coup, pfuitt ! tout est soufflé. La douleur, c'est toujours pour ceux qui restent.

Il caressa à son tour la surface lisse et veinée de rose du comptoir, avant de lancer à l'attention du projectionniste à l'écart :

— Dites, c'est bien une buvette ici ? Après ces émotions, je serais pas contre un remontant.

L'employé, un trentenaire longiligne et discret, fit signe qu'il avait reçu le message : il leur servit deux petits verres de blanc après avoir vérifié que son patron ne rôdait pas dans les parages.

— Au fait, vous n'avez rien vu, vous ? le questionna Adrien avec un soupir d'aise.

— Mon antre est au-dessus, inspecteur. Quand la fumée a commencé à monter et que j'ai entendu les cris, je me suis précipité pour rallumer, mais c'était déjà le sauve-qui-peut.

— Vous projetiez quoi, à ce moment-là ? s'enquit François.

— Les Maudits, le cinquième épisode. Beaucoup de spectateurs étaient venus pour ça, d'ailleurs. Plus que pour L'Ami Fritz, le long métrage qui devait suivre.

— Les Maudits, encore ! s'étonna Adrien.

François lui donna un coup de genou : personne n'avait mentionné ce détail à propos du premier crime et il n'y avait aucun intérêt à l'ébruiter.

— Ce que fait remarquer mon collègue, s'empressa-t-il de corriger, c'est que ce film est à l'affiche un peu partout, non ?

— Les directeurs de cinéma se l'arrachent, admit le projectionniste. À raison d'un épisode tous les quinze jours, le public vient de plus en plus nombreux. La publication du feuilleton dans Le Matin y est aussi pour quelque chose. Et avec la grève qui a démarré dans les journaux, il n'y a plus que les salles obscures pour savoir la suite !

— Par curiosité, on pourrait le visionner ? suggéra François.

— Ça, c'est à M. Mériot d'en décider !

La négociation ne prit pas plus de cinq minutes. Après lui avoir fait valoir les inconvénients qu'il y aurait à s'opposer à la bonne marche d'une enquête criminelle, le directeur du Récamier autorisa son employé à organiser une manière de séance privée. Ils durent patienter cependant jusqu'à l'enlèvement du corps et mirent ce délai à profit pour visiter la cabine de l'opérateur, conçue comme une véritable chambre forte.

— Murs renforcés, volets métalliques, c'est la nouvelle réglementation, exposa le projectionniste. Il y a eu tellement d'incendies ces dernières années ! Il suffit que la pellicule se coince quelques secondes et la lanterne l'embrase. Si le feu se propage à la bobine, tout peut aller très vite.

— Je croyais qu'il y avait des pellicules ignifugées ? avança Mortier. Qu'elles étaient même obligatoires ?

— Il en a été question en effet, mais les nouveaux supports comme l'acétate de cellulose prennent moins bien la lumière et les maisons de production rechignent à les utiliser pour leurs copies. En attendant, on travaille avec des seaux remplis de flotte à portée de main et des flacons d'eau de Seltz. On ne sait jamais !

— Et pourquoi deux projecteurs ? continua Mortier en touchant l'une des deux grosses machines sur laquelle l'opérateur venait d'amorcer la bande. En cas de panne ?

— Pas seulement. Cela permet de passer de l'un à l'autre pendant le programme et d'éviter les coupures entre les bobines. Comme en plus ces appareils-là sont à moteur, il n'y a même plus de manivelle à tourner. Juste surveiller qu'il y ait pas d'incident.

Ils s'intéressèrent ensuite à la réserve – où l'on stockait les métrages de la semaine –, séparée elle aussi de la cabine pour des raisons de sécurité, quand Ignace vint leur signifier que l'équipe du labo pliait bagage. Ils s'installèrent alors en salle, sur la banquette qu'avait occupée la victime. Étrange impression que d'être assis sur le dernier siège qui avait porté Thérèse Michel, à visionner les dernières images qu'elle avait vues...

Concernant le film lui-même, malgré l'absence de musique et de bruitage, François devait lui reconnaître une certaine intensité. Ignorant les péripéties précédentes, il ne put certes saisir toutes les subtilités de l'histoire – les liens entre les personnages, notamment –, mais suivit l'intrigue sans déplaisir. Deux sœurs, Stela et Maud, se détestaient et la première, à la tête d'un gang de voyous, poursuivait l'autre de sa haine meurtrière. Au début de l'épisode, le beau détective – assez niais au demeurant – manquait d'être empoisonné et survivait in extremis en recrachant le breuvage corrompu qu'il était sur le point d'avaler. Plus tard, il décidait de tendre un piège à la démoniaque Stela : une policière – l'action se déroulait à New York – était censée se déguiser en innocente Maud et se promener de nuit sous l'œil attentif de ses collègues. Mais voilà qu'une main criminelle avait modifié son ordre de mission et que la crédule policière se trouvait à déambuler dans un quartier éloigné des renforts ! Tandis qu'elle arpentait une venelle sordide, une silhouette glissait soudain hors de l'ombre... Un clochard hirsute, masse échevelée sur le pavé noir, lui sautait dessus avec force gestes avant de la poignarder. La jeune femme s'effondrait alors dans un roulement d'œil effrayé et, surgis de nulle part, les coquins de la bande improvisaient un quadrille macabre autour de son cadavre palpitant. À SUIVRE, marquait le carton final. La pellicule s'achevait sur l'image animée d'un phare dont la lanterne tournoyait dans la nuit, éclairant le firmament tel un écran céleste.

Lorsque le grand lustre se ralluma, Mortier se pencha sur François :

— Je rêve ou le gros bonhomme de la petite Micheline c'est pile le clochard du film ?