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Le Paravent mystérieux

(Gaston Velle, 1904)

La pluie mouillait le pare-brise de la Delage comme si le vague à l'âme qui submergeait François depuis le matin avait fini par déteindre sur la nuit parisienne. Toujours aucune nouvelle d'Elsa... Dans l'absolu, il aurait dû s'y résigner car la jeune femme n'était qu'incandescence et mouvement perpétuel. C'est aussi pour cela qu'il l'aimait, cette étincelle irrépressible de vie, refusant toute autre contrainte que sa propre nécessité à luire. Mais il y avait un aspect que l'éloignement et le temps rendaient aujourd'hui plus sensible : le désir suicidaire qu'elle manifestait continuellement d'affronter ses limites. La guerre civile en Russie, rien que ça ! Et la traversée de l'Allemagne hostile en hors-d'œuvre ! Car ce n'était pas la première fois qu'elle mettait avec tant d'opiniâtreté sa sécurité dans la balance... Peut-être souhaitait-elle se punir de son exceptionnelle beauté, comme si ce don inouï de la nature appelait en retour un sacrifice plus inouï encore ? Ou bien était-ce la douleur insupportable de ses blessures intimes qui l'obligeait, périodiquement, à éprouver la réalité de son goût pour l'existence ? Quoi qu'il en soit – et François avait beau s'en défendre – il en concevait aujourd'hui une certaine jalousie. Car au fond il ne faisait pas partie de l'équation. Ou du moins il n'en était qu'une variable secondaire. Un satellite frôlé par une étoile filante.

Et ce n'était pas tout. Alors que cette brèche s'ouvrait en lui, voilà qu'Adèle ressurgissait. Pire, le fantôme d'Adèle, plus entêtant et plus séduisant encore. Le souvenir de l'amour premier, de la naissance à la liberté, du bonheur simple d'avant les tranchées... Vingt-six ans et déjà nostalgique de cet autre lui-même, perdu et magnifié. Qu'en serait-il à soixante ? Sans doute même était-ce la véritable raison de ces dix heures de planque, seul dans cette voiture de service, un dimanche de surcroît. Sur le registre du garage de la Préfecture, il avait renseigné : Surveillance domicile suspect. De ce point de vue, on ne pouvait rien lui reprocher : il n'avait pas quitté des yeux la belle grille noire du majestueux hôtel particulier des Valfandier, boulevard de Courcelles dans le XVIe. Mais ce n'était pas vraiment le fils de la maison qu'il guettait...

La veille, François s'était rendu à Sainte-Anne où l'interne prenait ses cours de psychiatrie. Il avait rôdé un temps dans les couloirs pour finir par l'apercevoir, jeune homme aux cheveux assez longs, légèrement plus âgé que lui, un visage longiligne inspiré, l'air absent. Une sorte de poète tourmenté en blouse de médecin. Il n'avait pas osé l'aborder, se contentant de l'épier à distance avant de le regarder partir à bord d'un cabriolet bleu électrique rutilant. Était-ce pour l'argent qu'Adèle avait choisi de l'épouser ? Car même en devenant commissaire, même en devenant préfet, François n'aurait pas eu assez de dix vies pour offrir à sa fiancée une demeure de ce genre, sertie dans l'écrin de verdure du parc Monceau. Une maison si confortable que les dimanches d'automne s'y écoulaient au chaud : personne n'était entré, personne n'était sorti.

François se demandait s'il n'allait pas lui aussi regagner ses pénates, lorsqu'un domestique sous un parapluie vint ouvrir le portail. Tel un captif libéré après des mois d'enfermement, le cabriolet bleu électrique s'élança sur la chaussée, moteur rugissant. François démarra aussitôt. Ils filèrent à travers les avenues calmes du XVIe arrondissement jusqu'à l'arrière de la gare Saint-Lazare, où leur course s'englua dans la densité de miel du trafic. L'inspecteur s'efforça de ne pas perdre son gibier de vue – sa robe étincelante l'y aidait – et ils remontèrent à petite vitesse le fleuve bruyant et lumineux du boulevard de Clichy, croisant en sens inverse un défilé digne du Salon de l'automobile : une théorie de De Dion et de Panhard, bien sûr – dont les générations successives, plus longues, plus robustes, disaient assez la marche du progrès –, une élégante Darracq à six places, quelques Peugeot, des Renault plus modestes, un modèle récent d'Hispano-Suiza, le tout ponctué de taxis et de camionnettes qui jouaient sans succès du cornet.

Arrivé à Pigalle, le cabriolet tourna d'un coup sur la droite et se gara dans une impasse trop étroite pour que François l'y rejoigne discrètement. Il dut s'arrêter à l'intersection suivante, abandonnant son véhicule sur le trottoir et revenant sur ses pas à l'instant où Frédéric Valfandier, col de pardessus relevé, traversait la place et ses bouches de métro pour gagner un cabaret à l'enseigne équivoque : Le Rat mort. Une adresse connue des services de police comme le rendez-vous des originaux de la butte Montmartre, mais aussi des demi-mondaines en chasse et des grappes de touristes qu'excitaient les canailleries en tout genre. Non content de voler la fiancée d'un soldat parti à la guerre, l'interne de Villejuif était-il adepte des plaisirs tarifés ? Une raison supplémentaire de le détester.

François pénétra à sa suite dans l'établissement enfumé où régnait une ambiance du diable. Dans le fond, un orchestre de trois musiciens, accordéon, batterie, banjo, jouait un air trépidant, pendant que sur la piste, une danseuse vêtue d'une sorte de déshabillé de soie, plus prometteur encore que si elle avait été nue, se trémoussait en levant les bras, encouragée par un cercle d'admirateurs qui applaudissaient à tout rompre. La partie réservée aux consommateurs accueillait une trentaine de tables, presque toutes occupées et bourdonnantes. Valfandier se fraya un chemin parmi les chaises, salua différents convives, puis alla s'asseoir auprès d'une grande et belle femme coiffée d'un turban, qui tirait d'interminables bouffées de son cigare. Ils se mirent à discuter tels de vieux amis et François préféra commander un bock au bar afin de se fondre dans le décor.

Au bout de quelques minutes, la musique se calma et la danseuse suggestive quitta la piste sous de mâles acclamations. Elle se dirigea alors sans hésiter vers la femme au turban, qu'elle embrassa à pleine bouche en riant. Valfandier sembla trouver ce baiser charmant et tous trois se lancèrent dans une causerie animée. Après quoi le médecin se leva et, sans même avoir pris un verre, sortit comme il était venu. François jeta cinq pièces de dix centimes sur le zinc et lui emboîta le pas. Drôle de comportement, décidément.

Une fois dehors, il chercha son suspect des yeux, mais malgré la pluie, les passants étaient nombreux et...

— Vous me suivez ? s'enquit une voix dans son dos.

L'inspecteur fit volte-face. Valfandier s'était réfugié sous la devanture du marchand de vin voisin, où il allumait tranquillement une cigarette. Il considérait son interlocuteur avec intérêt, sans inquiétude particulière.

— Excusez-moi ? lâcha François pour gagner du temps.

— Vous entrez au Rat mort sur mes talons, vous en partez idem. En plus, j'ai l'impression de vous avoir déjà vu. Hier, dans un couloir de l'hôpital Sainte-Anne. Je me trompe ?

— J'avais besoin d'un médecin de confiance, grinça François. On m'a aiguillé vers vous.

Il y eut un silence durant lequel les deux hommes se jaugèrent sous le halo bleuté du réverbère.

— Vous êtes quoi ? demanda Valfandier. Un détective privé ?

— Brigade criminelle. J'ai ma carte si vous voulez.

— Inutile, je vous crois. Et que me vaut l'intérêt nocturne de la police ? Un dimanche, en plus ?

— Nous enquêtons sur une série de meurtres, déclara François, soucieux de reprendre la main. Incluant celui commis par Andréas Ramilov au cinéma de Malakoff l'année dernière. Vous connaissez Ramilov, j'imagine ? Pour être précis, nous sommes sur les traces d'une sorte d'imitateur. Quelqu'un qui a déjà reproduit son crime à plusieurs reprises. Deux, au moins.

— D'accord, murmura Valfandier sans ciller.

— D'accord ?

— Vous avez rendu visite à mon père à propos de cette affaire. Il m'en a touché deux mots.

— J'ai aussi rencontré le Dr Colin si vous voulez savoir. C'est lui qui m'a indiqué que vous étiez à Sainte-Anne.

— Et qui vous a parlé du Rat mort ? se gaussa l'interne. Sacré Henri, si je m'étais douté !

Un gosse de riche, qui de chaque événement ne voyait que l'écume plaisante.

— Le propre d'un inspecteur, c'est d'inspecter, n'est-ce pas ? Je vous ai filé depuis chez vous. Pour être franc, je ne m'attendais pas à débarquer ici, dans un cabaret de Pigalle.

— Ça vous ennuie ?

— Vous êtes marié, non ? lâcha François avec plus de délectation que nécessaire. Votre épouse est au courant ?

— Ce n'est pas flic que vous auriez dû faire, cher monsieur, c'est curé ! Mais surtout, quel rapport avec votre enquête ?

Aucun.

— En réalité, vous êtes notre meilleur suspect, mentit François. Juste à la croisée entre Ramilov et le cinéma. À partir de là, tout ce qui vous concerne nous intéresse...

François s'étonnait lui-même. Quel genre de mouche l'avait piqué ? Un insecte détestable, à l'évidence, qui réclamait un peu trop fort sa giclée de sang. À chasser au plus vite.

— En ce cas, pourquoi ne pas m'interroger ? Ce ne serait pas plus rapide que votre partie de cache-cache ?

Il avait raison évidemment. Et avec le sourire, en plus. Agaçant.

— J'ai une idée, continua-t-il, vous avez soupé ?

La tranche de pain et le chavignol dévorés à midi sur le siège de la Delage étaient loin. En outre, dîner serait un bon moyen d'en apprendre davantage sur Ramilov. Voire sur Adèle... Mais il ne fallait pas donner l'impression non plus de se rendre trop facilement.

— Ça ressemble à de la corruption de fonctionnaire, lâcha-t-il.

— S'il n'y a que ça, je vous promets de vous laisser payer votre écot ! assura l'autre.

Et comme François semblait enfin se décider :

— Parfait ! Dans ce cas, j'espère que vous n'avez rien contre un peu d'exotisme, inspecteur ?

 

Il fallait connaître. Le Paravent mystérieux était un restaurant annamite niché dans une venelle quasiment secrète de Montmartre. Huit tables, pas une de plus, chacune dissimulée derrière un paravent orné de dragons griffus et d'entrelacs de fleurs. Tout le décor était de cet acabit, depuis les larges bols en porcelaine bleue qui servaient d'assiettes aux lampions enrobés de papier rouge qui descendaient du plafond. Quant aux senteurs, on aurait dit un jardin aromatique riche d'effluves complexes où le nez résolument occidental de François se perdait un peu.

— Ça vous plaît ? s'enquit Valfandier en saisissant entre ses baguettes un mélange de nouilles sautées, de pois vert tendre ainsi qu'un petit morceau de viande à la croûte orangée.

— Très parfumé, admit François qui se battait plus modestement avec une fourchette. Dépaysant mais savoureux.

— Tant mieux ! La preuve que je n'avais pas l'intention de vous empoisonner pour me soustraire à l'enquête !

Malgré tous les griefs qu'il nourrissait à son égard – et les surprises variables du potage au requin qui avait précédé –, François devait admettre que le jeune Valfandier était sympathique. Outre des allures romantiques propres à faire fondre les dames, il manifestait une curiosité réelle pour ses contemporains, dénuée de préjugés ou de volonté moralisatrice. Il était ainsi capable d'écouter avec autant de bienveillance le vieux serveur indochinois qui l'entretenait de Saïgon que le policier qui l'avait injustement harcelé mais auquel il ne semblait pas tenir rigueur. En un mot, il n'était pas l'enfant gâté et égoïste que François aurait aimé mépriser, mais quelqu'un d'ouvert qui s'intéressait aux autres. Une vertu précieuse pour un médecin de l'âme – et une déception pour un rival éconduit.

— À propos de l'enquête, lança François, parlez-moi de Ramilov. Le Dr Colin dit que vous vous êtes beaucoup occupé de lui.

— C'est le cas le plus instructif de l'asile.

— Un type qui vit prostré comme une bête ?

— Instructif à sa façon, bien sûr. Il ne faut pas vous y tromper, inspecteur, la force brute qui est à l'œuvre en lui l'est aussi en chacun de nous. Sauf que vous et moi avons appris à la dompter. Du moins si vous me faites la grâce de me croire innocent !

— C'est ça qui vous a poussé vers la psychiatrie ? Les recoins obscurs de l'être ?

— Comme vous vers la police, peut-être... Et puis c'est la clé du reste, non ? Tous nos malades entretiennent un rapport plus ou moins délicat avec cette pâte noire tapie au fond d'eux-mêmes. En étudiant Ramilov, je m'en approche, je la touche du doigt... Qui sait, peut-être trouverai-je un jour le moyen de la maîtriser ?

— Noble cause. Qui progresse à votre guise ?

— Hélas ! Je mentirais en prétendant qu'Andréas est un patient facile. Il a rarement de bons jours. Mais à quelques reprises, nous avons eu un embryon de dialogue.

— À propos de son crime ?

— Pas directement. Quand il accepte de parler, c'est surtout de sa sœur. À laquelle il voue un culte débordant. Une certaine Natacha... À ceci près qu'il n'y a aucune trace d'elle nulle part, ni dans le dossier médical ni dans celui que nous a confié la justice.

— Une invention de sa part, alors ?

— Difficile d'être sûr. N'oublions pas qu'il a passé son enfance en Russie, beaucoup d'éléments nous échappent. Cette Natacha incarne en tout cas une figure de pureté qui provoque en lui à la fois de l'admiration et une culpabilité sans bornes. Plusieurs séances se sont terminées en larmes, Ramilov se reprochant de lui avoir fait du mal. « Mourir Natacha ! Tuer elle ! » C'est à peu près tout ce qu'il est capable de répéter.

— Un autre meurtre ? rumina François. Vous savez si elle était blonde ?

— Il n'a fourni aucun détail. Tout juste l'a-t-il appelée son « ange » à l'occasion. Mais est-ce que tous les anges sont blonds ?

— Il doit y avoir un lien. Peut-être a-t-il reproduit à Malakoff ce fratricide originel ? Je lui ai présenté une photographie de sa victime hier, ça l'a mis dans tous ses états. Il a éructé qu'il avait « tué l'ange » et a tenté de se fracasser la tête contre un mur. Tout cela au milieu de centaines de découpages en papier qui jonchaient le sol.

— Ses fameux papillons ? C'est ce qui lui permet de ne pas sombrer tout à fait, je suppose. Comment survivre quand on est enfermé doublement, dans une cellule et en soi-même ? En rêvant d'aller butiner les fleurs au-dehors, pourquoi pas ? Ou bien espère-t-il qu'à force de les multiplier, ils vont l'emporter loin de l'asile ?

— À moins que ce ne soit pas des papillons, suggéra François. Mais des anges.

Valfandier opina lentement en remplissant sa tasse de thé au jasmin.

— Bien joué, inspecteur, je n'y avais pas songé. Une sorte d'incantation à la sœur disparue. Qui me conforte au passage dans mon sentiment : bons ou mauvais, nous ne sommes jamais que le produit de notre enfance.

— Si vous le dites, admit François, à moitié convaincu. Mais dans le cas qui nous occupe, il y a encore le cinéma. Colin laissait entendre que vous vous intéressiez à ses effets sur le cerveau.

— Valfandier oblige ! Depuis que mon père s'est découvert cette passion, je fréquente les studios de tournage et les salles obscures. Par ailleurs, j'ai pu constater à plusieurs reprises l'impact des films sur certains patients : convulsions, prostration, crises d'épilepsie, cauchemars récurrents... Comme si les images atteignaient directement à quelque chose d'intime. J'ignore si c'est la stimulation visuelle, le mouvement vibratoire ou l'histoire racontée, mais le fait est que nous avons là un instrument puissant pour pénétrer l'esprit de nos malades.

— Jusqu'à cette « pâte noire » que vous traquez ?

L'interne s'enflamma :

— Imaginez que nous parvenions à les soulager, voire à les soigner, simplement en organisant des projections sur mesure ! Des ordonnances d'images ! Ne serait-ce pas un bénéfice considérable ? Et inoffensif, en plus !

— Vous vous êtes essayé sur Ramilov ?

— À ma demande, l'asile vient juste de se doter d'un projecteur. Pour l'heure, je prépare des échantillons de prises de vue auxquels je soumets les pensionnaires les plus réceptifs. Je tâtonne...

— Je veux bien vous croire ! approuva François. Et pour finir, vous pensez que l'un des films projetés au cinéma de Malakoff a pu pousser Ramilov au crime ?

— C'est évidemment une hypothèse. Pour ce genre de personnalité perturbée, il n'y a pas forcément de différence entre ce qu'il voit sur l'écran et la réalité, comme il n'y en a souvent pas entre le rêve et l'existence éveillée. La raison ne leur sert pas de filtre. À partir de là, une scène un peu violente ou proche de certains souvenirs peut raviver des pulsions morbides.

François opina.

— Par contre, ça ne peut pas être le cas de celui qui l'imite, n'est-ce pas ? Que penser d'un assassin qui reproduit le crime d'un autre ?

Valfandier parut réfléchir.

— Là... les motivations peuvent être multiples. S'approprier ce qu'on estime être l'exploit ou la gloire de celui qu'on copie. Ou bien faire la preuve par exemple qu'on peut le dépasser. Ou encore se cacher derrière cette imitation pour masquer autre chose. Une sorte de poupée gigogne. Ou de paravent mystérieux, tiens !

C'était assez l'intuition de François.

— Votre père a dû vous informer des coïncidences troublantes entre la description que nous avons du tueur et l'un des personnages des Maudits ? Un gros bonhomme habillé en clochard, avec une barbe et des cheveux fournis. Épisode 5.

— Les Maudits sont un succès populaire. Votre coupable veut peut-être donner la plus large publicité à son geste ?

— Dans ce cas, il aurait mieux fait d'attendre la fin de la grève des journaux ! Aucun article ou presque n'est sorti sur ces crimes. Une chance, soit dit en passant, autrement nous aurions une jolie psychose sur les bras ! Quoique votre père ait l'air d'estimer que ce remue-ménage pourrait aider à la carrière du film... C'est votre avis ?

Le fils Valfandier prit le temps de répondre.

— Vous avez eu un entretien avec lui, non ? Il n'a pas dû vous échapper qu'il avait des idées originales sur à peu près tout. C'est l'une de ses forces.

— Le moins qu'on puisse dire est qu'il a un caractère tranché, en effet. Avec lequel il ne doit pas être facile de composer. Surtout quand on est un jeune marié... Votre épouse n'a pas eu trop de mal à s'y faire ?

François avait prononcé sa phrase mine de rien, mais son vis-à-vis ne parut guère apprécier.

— Il s'agit de ma vie privée, rétorqua-t-il, glacial. À moins d'un interrogatoire officiel, je n'ai pas l'intention d'en discuter.

— Bien sûr ! Néanmoins, permettez que je fasse un brin de psychologie à mon tour. Vous passez votre semaine entre Villejuif et Sainte-Anne et, le dimanche soir, vous vous évadez à Pigalle. Seul. Votre première réaction lorsque je vous interroge est de me demander si je ne suis pas détective privé. N'y aurait-il pas en vous un peu de cette « pâte noire » qui vous préoccupe chez les autres ?

Frédéric Valfandier jeta un œil à sa montre-poignet et lâcha un soupir résigné :

— Il est tard, inspecteur, je ferais mieux de rentrer.

Il se leva sèchement et lui tendit la main :

— En d'autres circonstances, je crois que nous pourrions devenir amis. D'ici là, l'addition est pour moi. Pas pour vous soudoyer, rassurez-vous, pour vous inciter seulement à me rendre la pareille. Vous savez où me trouver, n'est-ce pas ?