10
L'Incendiaire
(Louis Feuillade, 1908)
— Alors, comment tu trouves ?
Les deux inspecteurs patientaient dans le couloir et Adrien en profitait pour montrer à François le collier qu'il venait d'acheter boulevard Saint-Michel : une chaîne en or ornée d'un quartier de lune gros comme l'ongle du pouce.
— Il y a le même avec un soleil, mais la lune m'a semblé plus jolie. J'ai eu raison, tu crois ?
— Ça va beaucoup lui plaire, fit distraitement le jeune homme.
— J'avais pensé à un bracelet, mais à la réflexion, c'est plus difficile à choisir. Ce collier, tu l'offrirais à Elsa, toi ?
Elsa détestait ce genre de babioles et tous les bijoux en général, qui n'avaient d'autre objet selon elle que de transformer la femme en poupée – et partant, de l'asservir un peu plus.
— Elle en serait ravie, mentit François. Mais je ne me souvenais pas que c'était l'anniversaire de Mme Mortier ?
— Euh... en fait, non. C'est depuis que j'ai vu cette actrice hier, confia Mortier tout bas. Ça m'a rappelé quand nous étions jeunes, Ginette et moi. Ces derniers temps... enfin, ces dernières années même, on peut pas dire que j'aie été très attentionné, tu comprends ? Et d'un coup, je me suis souvenu... je me suis souvenu pourquoi je l'aimais. C'est idiot, hein ? Nous avons vécu tellement de choses ensemble que...
La porte s'ouvrit, mettant un terme provisoire à la carrière de conseiller matrimonial de François. L'un des adjoints du préfet sortit, sans même les saluer, et leur supérieur les invita à entrer.
— Je vous en prie, les gars.
Ils s'installèrent devant le petit bureau au sous-main vert que la pauvre lumière d'un ciel de pluie éclairait à peine. Filippini attrapa son coupe-papier et tapota nerveusement la feuille blanche devant lui.
— Ils m'emmerdent, finit-il par déclarer. Je déteste ces ronds-de-cuir.
— Un souci ? s'enquit Adrien.
— Valfandier... Il n'aime visiblement pas qu'on le chatouille. Il a téléphoné au ministre de l'Intérieur, qui a appelé le préfet Raux, qui m'a dépêché un de ses sous-fifres.
— La grande chaîne de l'amitié ! ironisa Adrien.
— Vous ne croyez pas si bien dire : la Fraternelle finance la campagne d'une vingtaine de futurs députés du Bloc national. Et avant le deuxième tour, ça compte.
— Ils espèrent quoi ? Qu'on suspende l'enquête ?
— C'est plus subtil. Officiellement, les autorités s'inquiètent de l'écho qu'aura l'affaire lorsque la grève des journaux sera terminée. Ce qui finira bien par arriver un jour. Or aucun gouvernement ne souhaite que la panique s'empare des cinémas durant une campagne électorale... D'où cet intérêt pressant pour notre tueur. Mais au passage, on m'a aussi suggéré de ne pas indisposer le respectable Valfandier dont l'implication supposée dans ces crimes friserait rien de moins que la calomnie.
— Conclusion ?
— Conclusion, on continue exactement pareil. Au pire, je demanderai au commissaire Guichard de tenir les gêneurs à distance. Quelques jours au moins. À charge pour nous d'avancer d'ici là. La visite à Vincennes a débouché sur quelque chose ?
— On a interrogé les six suspects de chez Ligtouze, répondit Mortier. La plupart ont des alibis plausibles et, honnêtement, je vois mal pourquoi ils se livreraient à cette mascarade. Ça reviendrait à scier la branche sur laquelle ils sont assis, comme dit Mentola. Sauf pour Jean-Jean, peut-être, qui a l'air d'un niais doublé d'une brute. Pas sûr qu'il se maîtrise vraiment, celui-là... Plus le célèbre Nestor, comique sur le retour et en bisbille avec ses employeurs, qui aurait, lui, quelques raisons de faire capoter la série.
— Vous avez procédé aux vérifications ?
— Concernant les derniers meurtres, Nestor Châtelet se trouvait dans des endroits publics où personne ne peut confirmer ni infirmer sa présence. Quant à Jean-Jean, il prétend s'être occupé de sa vieille mère mais elle n'a plus toute sa jugeote – si jamais elle l'a eue un jour. Ces deux-là sont en tête de liste.
— Et les autres ?
— Comme je disais tout à l'heure, les autres n'ont rien à gagner dans cette histoire. En plus, ils m'ont paru sincères.
— Les lumières t'aveuglent, Adrien ! le taquina François. À moins que ce ne soit le joli minois des comédiennes... Le métier de ces gens-là est de mentir. Je fais moins confiance à leurs déclarations qu'à celles d'Andréas Ramilov.
— Qui n'en a jamais fait aucune, riposta son compère, vexé.
— Précisément.
— D'accord, vous deux, intervint Filippini. On continue à creuser toutes les pistes. Et côté Valfandier ?
— Le père fréquentait les studios Pathé, assura François, et donc, par ricochet, Edwige Larivière. Mais probablement pas les deux autres victimes. À un détail près : j'ai téléphoné tout à l'heure à l'imprimerie Beaucaire et figurez-vous que ce sont eux qui réalisent les affiches pour Lighthouse.
— Ça nous fait un lien..., médita l'inspecteur principal. Il a pu croiser la petite Pujebet là-bas, la poursuivre de ses assiduités, être rembarré et, en désespoir de cause, l'assassiner avec la mise en scène que nous savons. Surtout qu'il était au courant du déroulement du feuilleton et de l'existence du clochard tueur... Vous ne m'avez pas dit que le film passait ce jour-là en avant-première à l'Olympic Palace ? Que c'est même pour cette raison que Fernande Pujebet s'y était rendue ? Il a pu lui tendre un piège.
— C'est une éventualité, reconnut François. En même temps, Fernande Pujebet rêvait de faire du cinéma. Si elle avait rencontré un jour un producteur, elle en aurait sûrement parlé à ses proches.
— Mouais... Et le fils ?
François haussa les épaules : du fils, il ne savait que penser. Il y avait incontestablement quelque chose d'attachant chez le médecin, mais aussi une face cachée, intrigante.
— Frédéric Valfandier est à surveiller, lâcha-t-il finalement. Non seulement il soigne le meurtrier d'Edwige Larivière, mais de son propre aveu, il a beaucoup traîné dans les studios de son père. Et comme si ça ne suffisait pas, il est l'auteur du roman dont s'inspirent Les Maudits et que Le Matin débite en tranches. Ou débitait, avant la grève... Tout en prenant soin quand même de se dissimuler derrière un pseudonyme : Fred Vilana, l'anagramme de Valfandier. J'ai questionné la secrétaire de son auguste géniteur et après bien des circonlocutions, elle a fini par admettre que je n'avais pas forcément tort. Autrement dit que j'avais raison. Reste qu'on peut s'interroger sur le pourquoi de cet anonymat.
— Ça lui permet de tirer les ficelles, cherche pas, émit Adrien. De préparer ces crimes bien à l'avance. Il imagine des situations que les autres jouent et ensuite, il passe à l'action. C'est ça qui doit lui plaire. Ni vu ni connu.
Filippini hocha la tête :
— Ça mérite qu'on s'y intéresse en tout cas. Et comme le préfet n'a fourni aucune consigne à son sujet, on a toute latitude. Simon, vous vous en chargez ?
— Entendu.
— Quant à vous, Mortier, vous reprenez l'enquête sur Edwige Larivière. Allez sur place, trouvez son ancien domicile, questionnez les employés du cinéma, retournez chez nos amis mobilards si nécessaire... Bref, assurez-vous que rien ne nous a échappé. Je vais aussi mettre Boiveau et Pivert sur le coup. Ils vont...
On frappa timidement à la porte.
— Oui ?
Mégot entra, gêné, un dossier noir dans sa main valide :
— Faites excuse, chef, on m'a dit que Caboche... enfin, l'inspecteur Simon était ici. J'ai... j'ai ça pour lui. C'est à propos de l'assassin des cinémas.
— Bien sûr, venez, l'encouragea Filippini.
— Je sais pas si ça a à voir, hein, continua Mégot en tendant la liasse à l'inspecteur principal. Simon voulait que je regarde aux archives des fois qu'un autre crime aurait eu lieu avant l'affaire de Malakoff. Le seul que j'ai trouvé, c'est celui-là. Novembre 1917, trois mois avant. Ça s'est pas produit dans un cinéma, mais il y en a un dans le PV : le Gai Spectacle, rue d'Avron, dans le XXe. Le directeur, un nommé Gaspard Melchior, a été convoqué par la police et, comme par hasard, il avait déjà sa fiche au Sommier. Je vous l'ai mise avec.
— Desmoulins, le félicita Filippini, vous m'impressionnez. Gaspard Melchior... je me trompe ou c'est le type que vous aviez soupçonné juste après le crime de l'Olympic Palace ?
— Sa salle est à côté, abonda François, et il faut voir dans quel état elle se trouve : une ruine. Il a essayé de nous convaincre qu'il était le meurtrier de la petite Pujebet, mais ce n'était qu'une espèce de baroud d'honneur. En fait, il ne savait rien. Sinon que l'Olympic était responsable de tous ses malheurs, bien sûr.
Ils se partagèrent fébrilement le contenu du dossier. François hérita de la fiche anthropométrique de Melchior, établie en 1893 après son arrestation pour l'incendie de la chocolaterie dont il était contremaître. Il avait alors écopé de deux ans à la Santé. Sur la photographie d'époque, on l'identifiait à peine : plus mince, plus jeune, loin de l'épave meurtrie qu'il deviendrait un jour.
— Oui, ça pourrait correspondre, déclara Filippini qui parcourait le PV de l'enquête. Un cas non résolu... La victime était blonde, Denise Gilbert, vingt-cinq ans, coiffeuse, découverte roulée dans un vieux tapis près du chemin de fer de Ceinture. Elle avait un ticket du Gai Spectacle dans la poche. Selon le légiste, elle a été étranglée avec un genre de lacet ou de corde à piano.
— Une corde à piano ! bondit Mortier. Mais c'est pile-poil ce qu'a raconté Melchior quand il a prétendu avoir assassiné la petite Pujebet ! Si ça se trouve, il les a tuées toutes les deux ! On doit lui mettre la main dessus fissa !
— Ou alors le soleil..., hésita Adrien en manipulant la chaîne en or. C'est plus joyeux comme symbole, non ? La lune, ça évoque la nuit, la mort... Tu en penses quoi ?
François avait pris le volant de la Delage et il remontait à vive allure le boulevard de Charonne en répondant du mieux qu'il pouvait aux interrogations existentielles de son collègue. En prenant à droite vers la rue d'Avron, il se décida pour la lune.
— Garde celui-là, fit-il avec le plus de conviction possible. Tu pourras lui offrir l'autre à Noël.
Mortier le gratifia d'une bourrade :
— Oui, bien sûr ! Tu es un génie, gamin ! La lune aujourd'hui et à Noël le... merde ! s'exclama-t-il tandis que François pilait.
Devant eux, la circulation était complètement bloquée et les piétons avaient envahi la chaussée. Cinquante mètres plus loin, deux fourgons de pompiers s'activaient devant un immeuble d'où s'échappaient des volutes de fumée sombre. L'immeuble du Gai Spectacle...
Ils laissèrent la Delage en plan et fendirent le troupeau des curieux jusqu'au cordon d'agents qui tâchait de les discipliner. Une fois celui-ci franchi, ils se mirent en quête d'un responsable pour obtenir des informations. Sur le trottoir, les pompes centrifuges projetaient d'impressionnantes colonnes liquides à travers les vitres éventrées du cinéma. Ce qui restait de la triste devanture avait été balayé et de longues traces brunes léchaient les pierres à l'assaut des étages supérieurs. Un quart d'heure durant, dans un mugissement mêlé de moteurs et d'eau comprimée, ils assistèrent au ballet des lances et des échelles sous les applaudissements de badauds que la bruine persistante ne décourageait pas – une sorte de 14 Juillet à l'envers.
Enfin, lorsque le danger fut écarté, l'adjudant qui commandait l'unité permit aux deux inspecteurs d'investir les lieux, non sans les avertir :
— Faites attention où vous marchez, il peut y avoir des effondrements. Il y a aussi un corps à l'arrière, mais on n'y a pas touché, comme vous avez demandé. Il est dans un sale état, de toute façon. Et n'oubliez pas les lampes.
Les deux inspecteurs empruntèrent l'entrée principale du Gai Spectacle qui baignait dans dix centimètres d'eau. Ils traversèrent l'ancienne salle de théâtre devenue salle de projection, où les premiers rangs de sièges étaient détruits et où l'écran avait comme fondu, laissant apparaître le mur charbonneux qui lui servait de support. Derrière la scène, un passage étroit menait vers les coulisses qu'ils avaient visitées la fois précédente. Le capharnaüm de costumes et de décors était presque réduit en cendre et l'odeur de calcination et d'humidité prenait à la gorge. Au milieu de la pièce, la table en fer était toujours sur pied. Un cadavre carbonisé gisait, curieusement assis, suspendu entre ce qui restait de son fauteuil et le plateau métallique sur lequel il s'était effondré, parmi les verres amollis et les bouteilles tordues. Le corps semblait emmailloté dans une gangue de chair et de textile brûlé, un cocon indémêlable d'homme et de fibres, aux reflets écœurants. Seuls le faciès et la tignasse de Gaspard Melchior étaient encore identifiables, telle la tête d'un insecte familier émergeant de sa chrysalide.
— Notre homme est cuit à point, on dirait, fit Mortier en promenant le faisceau de sa lampe sur le malheureux. Ce fumet ! Et regarde ce qu'il tient...
À l'extrémité de son bras droit, replié contre le cou, pointait le canon d'un revolver. Adrien s'efforça d'éclairer l'endroit où il touchait la tempe, mais à part un magma noir et gluant, il était impossible de rien distinguer sans soulever le crâne. Il faudrait attendre le labo.
— Ce saligaud s'est suicidé après avoir foutu le feu, diagnostiqua Mortier. Tu te souviens du fût qui sentait si fort l'essence l'autre fois ? Il l'a ouvert et il l'a déversé là-bas, ajouta-t-il en donnant un coup de lumière sur l'espèce de tonneau renversé au fond de la coulisse. Vu le bric-à-brac que ç'était, ça a dû s'embraser comme du petit bois. Il devait avoir un sacré poids sur la conscience, notre pionnier du cinématographe !
— Tu penses qu'il aurait tué ces trois femmes ? lâcha François. La coiffeuse de 1917 et les deux autres aujourd'hui ?
— La coiffeuse avait un ticket du Gai Spectacle sur elle et Fernande Pujebet a été tuée à deux pas d'ici, chez le concurrent détesté. Quant à la pauvre Thérèse Michel, notre bonhomme avait suffisamment de costumes pour se déguiser en épouvantail avant d'aller la poignarder au Récamier. Sans compter qu'un gars qui a passé la moitié de sa vie à courir les foires doit être un peu bricoleur. Assez pour concocter un fumigène, par exemple.
— Il aurait donc assassiné la première avec une corde à piano, puis aurait copié Ramilov pour la série suivante ?
— Avant de s'immoler pour solde de tout compte !
François balaya de son faisceau le couloir de service qui conduisait à l'entrée des artistes. Les pompiers avaient enfoncé la porte pour attaquer le sinistre sur deux fronts : impossible de savoir si elle était verrouillée à l'origine.
— Il y a quelque chose qui me chiffonne, commença-t-il.
— L'odeur ?
— Non. Melchior... il était gaucher.
— Quoi ?
— Quand on est arrivés pour la petite Pujebet, il buvait du rhum dans une flûte à champagne, tu te rappelles ? Il portait son verre à ses lèvres de la main gauche. Et quand nous sommes repartis, il soufflait dans son espèce de trompe, toujours de la main gauche. Or, le revolver est à droite.
— Il était peut-être aussi habile de chaque côté ?
— Si tu avais mis le feu chez toi et que tu t'apprêtais à te tirer une balle dans la tête, j'imagine que tu choisirais ta bonne main, histoire de ne pas te rater.
— Pas faux. Tu veux dire que...
Il laissa sa phrase en suspens.
— Que quelqu'un a dû l'aider à se suicider, oui, compléta François. Quelqu'un qui voulait se débarrasser discrètement de Melchior mais qui ignorait qu'il était gaucher. Quelqu'un qui n'était pas un intime.
Mortier se pencha à nouveau sur le corps pétrifié comme s'il espérait qu'il lui murmure la solution à l'oreille.
— Mais... mais pourquoi ? bégaya-t-il. Et pourquoi maintenant ? Juste quand on vient le voir ? C'est quand même pas de chance !
Le cerveau de François bouillonnait.
— Admettons, se lança-t-il, que Gaspard Melchior n'ait pas assassiné la coiffeuse en 1917.
— Tout le désigne, non ?
— J'ai dit : admettons. À l'évidence, la coiffeuse était venue au Gai Spectacle juste avant sa disparition et à l'évidence Melchior savait qu'on l'avait étranglée avec ladite corde. Et voilà maintenant qu'on l'élimine, lui...
— Je sais ! s'emballa Mortier. C'est le tueur de blondes qui a fait le coup ! Melchior le connaissait !
François hocha la tête.
— Dans cette hypothèse, réfléchit-il tout haut, Melchior n'a pas étranglé la coiffeuse et pourtant il sait comment elle est morte. Ce qui ne peut signifier qu'une chose : Denise Gilbert a été assassinée au Gai Spectacle. En plein film, comme les autres ! Melchior a dû la découvrir à la fin de la séance, la corde à piano autour du cou. Sauf qu'il s'est bien gardé d'alerter la police. Peut-être parce qu'il avait déjà eu affaire à la justice ou parce qu'il craignait qu'on ferme son théâtre... Quoi qu'il en soit, il lui fallait quand même se débarrasser du corps. D'où la solution du tapis et du chemin de fer. Et quand on le questionne un an plus tard sur un autre meurtre dans un autre cinéma à côté, il repense évidemment à la corde à piano...
— Je veux bien, mais s'il n'a vu le coupable ni au Gai Spectacle ni à l'Olympic, quel intérêt de le zigouiller ?
— Vu le contexte de l'enquête, des noms connus risquent de sortir du chapeau. Des noms qu'on retrouvera forcément à la une des journaux... Si le tueur est cité, s'il est célèbre, il peut redouter que Melchior fasse le rapprochement. Pour peu que le patron du Gai Spectacle l'ait aperçu dans son établissement le jour où la coiffeuse a été tuée... pas besoin d'une boule de cristal pour deviner la suite.
Mortier soupira avant d'éclairer à nouveau le visage horriblement cautérisé de la victime.
— Si c'est ça, Melchior, fit-il avec solennité, je te fais toutes mes excuses : je n'aurais jamais dû te traiter de saligaud. Par contre, ajouta-t-il en se bouchant le nez, qu'est-ce que tu coinces !
— Ça c'est trop fort ! s'emporta Adrien en tendant son assiette pour que Mado le resserve. Ils vous ont vraiment chargées ?
— Comme je vous dis !
Elle lui octroya une généreuse louchée de bouillon de poule qu'elle avait préparé en guise de déjeuner. L'épicerie restait ouverte à l'heure de midi et tous s'étaient entassés autour de la petite table de l'arrière-boutique, devant la marmite fumante. François n'était pas revenu depuis trois jours rue Dolet et le Gai Spectacle n'étant qu'à quelques minutes de Belleville, il avait convié Adrien à partager le repas sur le pouce des Deux Épices – Mado réservant plutôt au dîner du soir ses talents de cuisinière. Comme toujours, la vieille dame les avait accueillis à bras ouverts. Pendant que Barnabé sortait deux assiettes à soupe supplémentaires, elle s'était même lancée dans le récit de ses déboires avec la maréchaussée, déboires qui n'avaient fait que se compliquer depuis son esclandre au meeting du Bloc national.
— Ah oui, parce que je ne vous ai pas expliqué, monsieur Mortier... L'autre fois déjà, ils m'avaient convoquée au commissariat ! Rapport à ce que j'avais osé dire à cette baderne de sénateur Filandry, que si les Françaises étaient pas assez bonnes pour voter, il avait qu'à se dégoter une épouse en Allemagne.
— Pfouff ! lâcha Adrien, moitié rigolant, moitié soufflant sur le potage brûlant.
— Et figurez-vous que quand je suis allée au poste, dans le bureau du commissaire, il y avait ce butor de sénateur avec ses grands airs et son attaché en je ne sais quoi. Il m'a prise de haut et m'a fait un œil courroucé en déclarant que considérant mon âge, il était prêt à passer l'éponge si je lui faisais des excuses.
Mado posa sa louche, rouge d'indignation :
— Des excuses ? Moi ? À cette grosse barrique de suffisance ? Et puis quoi ? Alors je lui ai redit ma façon de penser vu qu'il avait pas compris au premier tour ! Du coup, le commissaire est monté sur ses grands chevaux – tous ces beaux messieurs se tiennent par la main, cette blague ! – en criant que si c'était ça, j'aurais qu'à tout répéter au juge et qu'il me collerait une amende qui me coûterait les deux bras ! À quoi j'ai rétorqué que je préférais lui donner aussi les deux jambes plutôt que de retirer un seul mot de ce que je pensais ! Non mais, on est en république, oui ou non ? Et à la sortie du commissariat, continua Mado sur le même élan, qui je croise ? Cette gentille dame de l'Union pour le suffrage des femmes, qui me serre dans ses bras comme du bon pain, m'apprend qu'elle vient pour mon affaire, que son association va me soutenir, et que si ça m'intéresse, elles organisent une manifestation au jardin du Luxembourg pour le droit de vote. Eh bien, croyez-le ou pas, pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvée à défiler ! « L'égalité pour les citoyennes ! on s'est égosillées. On a donné nos fils à la guerre, donnez-nous la dignité aux urnes ! » Et tout ça sous les fenêtres des sénateurs !
— Ce que vous oubliez, madame Mado, intervint Barnabé, c'est que vous m'aviez interdit de venir !
— Mon pauvre Barnabé, même avec une jupe et du fard à lèvres, vous auriez du mal à passer pour une femme ! En plus, il faut bien que quelqu'un tienne la boutique, non ?
— Et donc ils vous ont chargées ? répéta Adrien, impatient de connaître la suite.
— Comme des Boches au Chemin des Dames ! Le risque en moins, bien sûr ! Ils nous ont ordonné de nous disperser, soi-disant que les manifestations étaient interdites pendant les élections, et boum ! brusquement ils nous sont tombés dessus ! Ça a été une sacrée kermesse, vous auriez vu ça ! On s'est mises à courir dans tous les sens en leur tapant sur le képi avec nos pancartes. Heureusement, il s'agissait de jeunes gars, on aurait aussi bien pu être leurs mères ! Enfin, moi, leur grand-mère... Bref, ils hésitaient à y aller franco. Ils se sont contentés de nous éloigner, qu'on cesse d'indisposer ces messieurs les sénateurs !
— Mais pourquoi les sénateurs plutôt que les députés ? s'enquit Mortier. Devant la Chambre, un défilé de dames, ça aurait fait du spectacle, non ?
— Sauf votre respect, déplora Mado, on voit que vous êtes un homme et pas bien concerné. Ceux qui refusent le vote des femmes, ce sont les sénateurs. Demandez à votre épouse, je suis sûre qu'elle sait ça !
Ne pas le lancer sur sa femme, supplia intérieurement François.
— Tiens, justement, puisqu'on en parle, rebondit Adrien. J'ai acheté un cadeau pour Ginette, enfin, Mme Mortier. Vous le trouvez comment ?
Tel un prestidigitateur, Adrien exhiba le collier de sa poche et le fourra sous le nez de Mado, en quête d'un satisfecit.
— Alors ? la pressa-t-il.
— En effet ! marmonna l'épicière en examinant la chose. Et du bon or, encore ! Par contre...
— Par contre ?
— Si elle s'appelle Ginette, pourquoi vous lui offrez un pendentif avec la lettre C ?
Adrien secoua la tête, dépité.
— En fait, c'est... c'est un quartier de lune, corrigea-t-il en rangeant le bijou aussi promptement qu'il l'avait sorti. Mais je n'arrive pas à savoir si c'est une bonne idée ou pas.
— Un cadeau à son épouse, c'est toujours une bonne idée ! trancha Mado.
— Depuis qu'il côtoie les actrices, glissa François, Adrien est plein d'attention pour sa femme. Il retombe amoureux...
— Plaisante, petit malin... On te verra à mon âge ! Quant aux actrices, ajouta-t-il pour changer de sujet, peut-être que ça plairait aussi à Barnabé de les approcher de près ? D'après ce que Mentola sous-entendait, ils aimeraient un Noir dans leur série, histoire de faire plus américain. C'est une chance à saisir, non ? En plus, si le meurtrier travaille pour Valfandier, ça nous ferait quelqu'un dans la place.
— Pas question de mêler Barnabé à une enquête criminelle, objecta François. En plus, Mado a besoin de lui à l'épicerie et...
— On n'est pas obligés de claironner qu'il vient de notre part, insista Adrien. Il suffit qu'il se pointe là-bas et qu'il improvise. Au pire ce ne serait que pour quelques jours.
— Le cinéma, ça, ça doit être une expérience ! renchérit la vieille dame. Et si tu permets, François-Claudius, je peux très bien me débrouiller seule. À moins que tu veuilles déjà me fourrer à l'hospice ?
François s'apprêtait à hausser le ton lorsque le carillon du magasin retentit.
— Voilà, voilà ! avertit Mado en disparaissant côté boutique. Ah ! Georget ! Vous avez oublié du courrier tout à l'heure ?
— C'est juste qu'il y a un petit bleu pour vous, madame Mado, fit la voix éraillée du facteur. En souhaitant qu' ce soit une bonne nouvelle !
La clochette tinta à nouveau et il y eut un bruit de papier froissé. Autour de la marmite, les trois hommes retenaient leur souffle.
— Mon Dieu ! soupira Mado. Le pauvre vieil ami...
François se précipita.
— C'est le père Malvieux, lâcha-t-elle, les yeux embués. Il est mort hier...