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L'Ombre du passé
(Gérard Bourgeois, 1916)
François quitta le réfectoire où le père Donatien – désormais supérieur de Giel – et les autres religieux de l'orphelinat s'entretenaient en attendant l'évêque. La levée du corps était imminente et le jeune homme souhaitait se recueillir d'abord auprès de son bienfaiteur. Il monta à l'étage et se glissa dans la chambre du malade devenue chambre mortuaire, dont les fenêtres avaient été aveuglées et les murs tendus de crêpe sombre. Outre l'infirmière, trois messieurs en redingote se tenaient de chaque côté du lit, observant le plus grand silence. Le père Malvieux reposait sur un drap immaculé, les mains jointes autour de son rosaire, flottant dans l'habit noir qui avait été si longtemps le sien. Sur son visage que l'aile de la mort avait figé, susbistait encore quelque chose d'un sourire. L'apaisement après la douleur ? La plénitude d'une existence réussie ? L'impatience de rencontrer son Créateur ? Ou simplement le rictus de l'abandon ?
— Il... il a parlé de vous une autre fois..., chuchota l'infirmière qui s'était approchée sans bruit. La veille de son départ. Il vous aimait beaucoup, vous savez.
— Merci, répondit François en faisant un effort pour ne pas laisser se rompre les digues qu'il sentait céder en lui. Il... il a dit quoi ?
— Quelques mots à propos de votre mère. Que vous deviez aller la voir. Que vous deviez savoir... Il n'était qu'à moitié conscient, hélas.
François la regarda : des traits disgracieux cernés par une coiffe sévère, mais des yeux qui rayonnaient d'un amour sincère – un amour qu'elle avait choisi de ne pas offrir à un seul homme. Elle serrait aussi contre elle un gros volume rouge d'où dépassait un papier.
— Encore Jules Verne ? questionna-t-il doucement.
Elle opina :
— C'était... c'était notre dernier livre. Vingt Mille Lieues sous les mers. Jusqu'ici, je n'ai pas pu me résoudre à le ranger. Vous comprenez ça ?
Il fit signe que oui.
— Il faudrait pourtant que je le fasse, continua-t-elle en baissant les yeux. L'évêque ne devrait pas tarder et...
— Je peux m'en occuper, proposa François, ça me donnera l'occasion de revoir son bureau.
Elle lui remit l'ouvrage avec gravité et François ne put s'empêcher de l'ouvrir à l'endroit du marque-page.
— C'est là que vous vous êtes arrêtée ? s'enquit-il.
— Le premier paragraphe, oui. Ensuite... il s'est tourné sur le côté et c'était fini.
Elle se cacha le visage tandis que François laissait courir ses yeux sur le passage :
Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond de l'Atlantique, le capitaine Nemo s'avançait sans hésitation. Il connaissait cette sombre route. Il l'avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s'y perdre. Je le suivais avec une confiance inébranlable. Il m'apparaissait comme un des génies de la mer, et quand il marchait devant moi, j'admirais sa haute stature qui se découpait en noir sur le fond lumineux de l'horizon.
Une invitation à l'ultime voyage...
Après s'être recueilli une dernière fois, François se dirigea vers la pièce voisine, l'intimidant bureau du directeur. Il n'y avait été appelé qu'à quelques reprises, et rarement pour ses écarts de conduite, car il était un garçon sage. Une fois, notamment, à la veille de son anniversaire, le père Malvieux l'avait convoqué pour lui signifier qu'une dame était sur le point de lui rendre visite et qu'il faudrait se bien comporter avec elle. Cette dame était sa mère... Après huit années d'ignorance, le petit pensionnaire avait ainsi découvert qu'en vérité il n'était pas orphelin. Mais que cette maman qui surgissait dans sa vie tel un éclair éblouissant n'avait pas l'intention non plus de le reprendre. Une tornade de baisers et de « mignon chéri » qui avait fait exploser en quelques heures les maigres certitudes de l'enfance.
François poussa la porte du cabinet désert. Tout y respirait l'austérité sans tomber dans la froideur. De hauts meubles fermés en bois noir, un bureau aux pieds dorés, une cheminée en marbre rouge, l'immense crucifix qui décorait le mur du fond, les branches de buis séchées, le paquet de bonbons au sucre près de l'encrier... La même odeur, surtout, de cire, d'encens, d'autorité et de bienveillance. Les livres se trouvaient derrière des vitres en forme d'ogive et il n'eut aucun mal à repérer l'étagère de la collection Hetzel où les aventures d'Aronnax et de Nemo avaient leur place. François lui-même en avait reçu un exemplaire autrefois, un prix de latin ou de grammaire, il ne se souvenait plus. Où pouvait-il être aujourd'hui ?
Sur l'armoire mitoyenne, une étiquette en capitales d'imprimerie indiquait : DOSSIERS. François caressa la clé du bout des doigts. Les dossiers administratifs... Dont le sien, certainement. N'était-ce pas l'une des dernières volontés du père Malvieux que de permettre à son protégé d'en apprendre davantage sur son passé ? Sans hésiter, il actionna le verrou et tira le battant : une succession de rayonnages avec des chemises à la verticale, chacune marquée d'un nom au dos. Certaines épaisses et débordantes, d'autres réduites au minimum. François se chercha sans succès sur les tablettes centrales avant de comprendre que les anciens étaient archivés en dessous. Il ne lui fallut que quelques secondes pour se trouver : Simon, François-Claudius, inscrit en lettres rondes et violettes.
Il s'empara du dossier et s'avança vers la fenêtre. L'ensemble, plutôt rebondi, était maintenu par une attache en tissu. À l'intérieur, un sous-dossier comprenait d'abord ses relevés de notes, scrupuleusement rangés depuis ses premières années d'école. Avec, régulièrement, les appréciations flatteuses de ses maîtres : Esprit vif qui montre des dispositions à l'apprentissage, A accompli de notables progrès en calcul, Sujet doué en latin, etc. Sa réputation de « caboche » partait de là... Le deuxième sous-dossier contenait ses bulletins de santé, courbe de poids, compte rendu des vaccinations ou séjours à l'infirmerie. Entre autres : 13 mars 1898 : varicelle, 17 novembre 1902 : fluxion de poitrine, pose de cinq ventouses, 8 avril 1906 : abcès dentaire – de celui-là, François se souvenait parfaitement. La troisième section contenait des papiers divers : correspondance avec l'inspection départementale de l'Assistance publique, certificat de délégation de tutelle, échanges avec le ministère de l'Instruction pour l'obtention d'une bourse exceptionnelle permettant au jeune homme de poursuivre ses études à Paris, plusieurs factures d'habits ou de sabots et ainsi de suite. Enfin, il y avait une grande enveloppe scellée par un point de colle. François était sur le point de la décacheter lorsque quelqu'un frappa à la porte et que la voix timide de l'infirmière se fit entendre à travers le vantail :
— Monsieur Simon ? Si vous voulez venir, ça va commencer...
Sans vraiment réfléchir, il roula l'enveloppe et la fourra à l'intérieur de son manteau.
Après bien des tergiversations, François décida de différer de quelques heures son retour à Paris. Peut-être Mado avait-elle raison, au fond : tant qu'il n'aurait pas fait la paix avec son passé, il ne serait pas en paix avec lui-même. Et puis, une fois encore, il s'agissait des dernières volontés du père Malvieux.
Il avait d'abord assisté aux obsèques de son maître, en présence des plus hautes autorités du diocèse et de pas mal d'anciens – ceux de la région, du moins, qui grâce à la formation dispensée à l'orphelinat avaient trouvé à s'employer dans les fermes alentour. L'occasion de deviner derrière des barbes broussailleuses ou sous des calvities naissantes l'ex-Gambette, célèbre autrefois pour ses aptitudes à la course, Cheucheu, toujours affecté du même terrible chuintement – « Chalut, Caboche ! » –, la Fouine qui n'avait rien perdu de ses airs en dessous et un certain nombre d'autres que François se rappelait plus ou moins. Manquait à l'appel le camarade Mégot, qui n'avait pas souhaité être du voyage : « J'ai rendu mes devoirs au père Malvieux quand il vivait et ça m'a retourné le cœur, crois-moi. Mais mort, à quoi bon, hein ? »
Après le déjeuner, frugal comme il convenait, François avait repris le train à Écouché, direction Caen. Sa mère était soignée à l'hôpital du Bon-Sauveur, une institution religieuse qui traitait de multiples affections. Quelques mois plus tôt, le supérieur de Giel avait déjà informé Mado de ses déboires, sans préciser de quoi elle souffrait – peut-être l'ignorait-il, d'ailleurs. François fit un rapide calcul : Blanche Simon était née en 1874 – c'était à peu près le seul renseignement concret qu'elle avait daigné lui fournir en sept ou huit rencontres ; aujourd'hui, elle atteignait donc les quarante-cinq ans. Jeune encore pour un si long séjour à l'hôpital.
Une fois dans le wagon, François décolla le rabat de l'énigmatique enveloppe et en versa le contenu sur ses genoux. La première chose à en glisser fut une imposante chevalière en argent massif avec des signes gravés dessus : un grand B et un grand S dans un médaillon, qui surmontaient un XII en chiffres romains, le tout entouré d'autres chiffres, quasiment microscopiques, I, II, III, IV, V, VI. Le B et le S pouvaient correspondre aux initiales de Blanche Simon sinon que la bague appartenait manifestement à un homme : elle s'adaptait parfaitement à son annulaire. Il l'observa intensément. Son père, peut-être... Bernard Simon ? Bertrand Simon ? Bruno Simon ? De lui aussi sa mère avait toujours refusé de parler. Par facilité, le jeune orphelin s'était alors imaginé que son géniteur n'avait jamais rien su de sa naissance. Rejetant du même coup la responsabilité de son abandon sur les seules épaules maternelles. Un fardeau bien cruel à porter... Et injuste, probablement.
Le reste consistait en un petit paquet large comme la main et ficelé avec un ruban ordinaire. François dut s'acharner un temps sur le nœud avant de parvenir à libérer la demi-douzaine de documents emballés dans un papier pelure. Le premier était une lettre manuscrite, déchirée et abîmée, dont il manquait des morceaux. Seules quelques lignes étaient encore lisibles :
... en conséquence de quoi nous vous serions très reconnaissants de nous indiquer si un tel placement a été effectué chez vous par la personne concernée. Sans réponse de votre part, nous serions contraints de transmettre le dossier au procureur de Caen afin qu'il requière le secours de la force publique.
Fait pour valoir ce que de droit,
le 24 octobre 1896.
La signature en dessous ressemblait à un gribouillis mais François n'avait nul besoin de la déchiffrer. Il aurait en effet reconnu cette écriture élégante entre mille : c'était celle de l'Équarrisseur, le tueur qu'il avait pourchassé au printemps précédent et qui lui avait laissé entendre qu'il savait des choses sur sa mère. Ce qui signifiait que pour une raison obscure, l'Équarrisseur s'intéressait à lui en 1896, époque où il venait d'intégrer l'orphelinat de Giel, âgé de trois ans à peine. Avec quelle intention machiavélique en tête ? Mystère. Et pourquoi la lettre était-elle dans cet état ? Remystère.
Un autre courrier d'une autre main suivait, intact celui-ci :
Le 7 juin 1909,
Au supérieur de l'orphelinat agricole de Giel,
l'abbé Malvieux,
Mon cher abbé,
Monseigneur de Beauséjour me fait savoir qu'il vous a adressé plusieurs messages vous priant de l'informer de tout renseignement utile que vous auriez à connaître sur la mère du jeune pensionnaire dont il vous a parlé. Je me permets d'insister à mon tour sur le service que vous lui rendriez et sur la part que vous prendriez ainsi à l'établissement de vérités importantes pour nous tous. Comptant sur votre fraternel soutien, je souhaite à votre belle et bonne œuvre une pleine bénédiction.
Léon Amette, archevêque de Paris
Un archevêque, maintenant... En quoi Blanche Simon et son infortuné rejeton pouvaient-ils intéresser successivement un monseigneur et un archevêque ? Ou encore l'Équarrisseur ? De quoi donc le père Malvieux s'était-il efforcé de les protéger durant toutes ces années ? Le roulis du train se changea insidieusement en nausée et malgré la fraîcheur du compartiment, le jeune homme sentit une mauvaise sueur lui chauffer le dos. À nouveau, comme au jour de ses huit ans, le sentiment d'une imposture...
La liasse comportait ensuite deux photographies et une affichette pliée en quatre. La première image – découpée dans une carte postale si l'on en jugeait par la matière cartonnée – représentait un petit village semblable à beaucoup d'autres en France : une forme vaguement circulaire, une cinquantaine de maisons, un petit château, le tout environné d'arbres. Aucune indication de date ni de lieu – c'était sans doute voulu par celui ou celle qui avait amputé le cliché. La seconde photographie avait elle aussi subi la loi des ciseaux : de l'épreuve originale – un portrait de groupe ? – ne subsistait qu'un seul personnage, une petite fille d'une douzaine d'années vêtue d'une aube immaculée, jolie comme un cœur. Immortalisée certainement à l'occasion de sa communion solennelle. La ressemblance ne laissait en tout cas aucun doute : il s'agissait de Blanche. François la dévisagea, à l'affût d'un signe susceptible d'éclairer ce qui serait un jour son destin. En vain, bien sûr.
L'affichette quant à elle était une publicité en espagnol pour un opéra donné au théâtre Sauto, à Cuba, un soir d'avril 1901. La vedette en était la célébre Emma Calvé, estrella de Paris, venue interpréter pour trois représentations excepcionales la Carmen de Bizet. Elle était croquée dans une pose lascive, parée d'une robe rouge et noir à volants, ses yeux de braise invitant le spectateur à de sulfureux ébats. Le reste de la distribution était mentionné en petit au bas du dessin avec notamment, dans le rôle de la douce Micaela, une certaine Blanche Esperanza. Le nom était entouré à l'encre bleue et quelques mots griffonnés en dessous : Pas encore la gloire, mais ça viendra ! Affectueusement à vous, Blanche. Blanche Esperanza... Voilà donc le genre de fantaisie qui avait éloigné sa mère si longtemps de lui !
Le dernier document était une simple enveloppe d'un gris-vert indéfinissable. L'adresse imprimée dessus avait, elle, de quoi surprendre :
BANQUE FRITZ DÖRGE
4, rue Kossuth-Lajos, 4
BuDAPEST
(HONGRIE)
Avec dans un cadre en haut et à droite :
Lettre simple
25 cent.
Recommandée
50 cent.
Une banque de l'Empire austro-hongrois... Et pourquoi pas, au fond ? s'amusa François. Tout cela paraissait tellement invraisemblable ! Avec, cerise sur le gâteau, une touche de mystère supplémentaire : certaines lettres sur l'enveloppe étaient soulignées au crayon. Dans le cadre en haut, le r de Lettre, le o, le m, le n, le é de Recommandée et au centre le u de BUDAPEST. Ce qui donnait à l'arrivée : romnéu. Si l'enveloppe ne s'était pas trouvée dans le bureau du père Malvieux, François aurait conclu à une farce...
La fondation du Bon-Sauveur se situait à quelques centaines de mètres de la gare de Caen. C'était un vaste domaine, englobant à l'intérieur d'un parc parfaitement entretenu des dizaines de bâtiments dont les architectures variées témoignaient des agrandissements successifs. Surtout, c'était un univers en soi, où voletaient nombreuses les religieuses en habit blanc et voile noir – parfois l'inverse –, où l'on croisait des colonnes de garçonnets et de fillettes en blouse, des scouts qui allaient d'un pas martial, mais aussi des foules de malades, comme si toute la ville souffrante se pressait ici. À l'entrée, des poteaux hérissés de pancartes disaient la variété des services offerts : Soins de jour, Soins de nuit, Institut des sourds-parlants, Chirurgie, Orphelinat des filles, Pavillons des hommes, sections 1, 2, 3, 4, etc.
Plutôt que de se perdre, François se dirigea droit vers le bureau des admissions où trois sœurs, entièrement vêtues de noir celles-là, étaient chargées de recevoir la file des demandeurs. Il patienta un bon moment avant que n'arrive son tour, le hasard l'aiguillant vers celle des trois dont la mine comme le ton étaient les moins engageants. À peine fut-il assis, elle lui tendit mécaniquement un formulaire jaune et lui présenta un crayon.
— Vous mettez votre nom et votre prénom en haut. C'est pour un examen, une opération ou un contrôle ?
— Je viens voir quelqu'un.
Elle lui jeta un œil glacé :
— C'est le bureau des admissions ici, vous ne savez pas lire ? Pour les visites, il faut s'adresser aux surveillantes des pavillons.
Elle récupéra sèchement le formulaire, s'attendant à le voir déguerpir.
— Pour être honnête, je ne sais pas où je dois aller, avoua-t-il sans bouger.
— Votre connaissance a été admise pour quelle affection ? grogna-t-elle.
— Je n'en ai aucune idée. Elle est entrée chez vous il y a plusieurs mois, mais j'en ignore la raison. Blanche Simon, c'est son nom.
— Plusieurs mois ? Et elle n'a pas eu le temps de vous dire où ?
— Nous n'avons pas été en contact récemment.
Elle se leva avec un soupir exaspéré.
— Vous avez vu le monde derrière ? Si tous les gens étaient aussi insoucieux de leurs malades, on y serait encore à minuit ! Simon Blanche, c'est ça ?
Elle se dirigea au fond de la réception vers le mur de casiers étiquetés par ordre alphabétique. Elle fouilla un moment avant d'exhumer une fiche qu'elle parcourut d'un trait. Lorsqu'elle revint s'asseoir, une lueur mesquine flottait dans son regard.
— Blanche Simon, lâcha-t-elle, asile des femmes, section 3. Mais je suis désolée, toute visite est interdite.
— Quoi ?
— Vous êtes sourd, en plus ? Visite interdite ! Suivants ! cria-t-elle à l'intention de la dame et du jeune garçon derrière.
— Vous plaisantez ? fit François avec force. Et pour quelle raison je ne pourrais pas la voir ?
— C'est écrit sur sa fiche : « Aucune visite. » Suivants, coassa-t-elle à nouveau.
— Et l'asile des femmes, section 3, de quoi s'agit-il ?
— Des folles ! assena-t-elle. Ça vous va ? Maintenant, si vous pouviez laisser la place...
François piochait désespérément dans ses souvenirs : à qui le père Malvieux avait-il fait allusion dans sa dernière lettre à Mado ? Clotilde ? Claire ? Clarisse ? Oui, Clarisse...
— Je voudrais parler à sœur Clarisse, déclara-t-il avec autorité. De la part de l'abbé Malvieux, le supérieur de l'orphelinat de Giel. Dites-lui que le fils de Blanche Simon aimerait la rencontrer.
Il y eut encore de l'énervement, quelques éclats de voix, mais devant la détermination du jeune homme et la qualité des personnes dont il se réclamait, la corneille noire finit par décrocher son téléphone. Et cinq minutes plus tard, sous la galerie couverte du quartier des aliénées – un bâtiment de trois étages en belle pierre normande, entouré de plusieurs courettes et d'un jardin clôturé –, une religieuse gracile l'accueillit :
— C'est vous qui avez mis sœur Nadine dans cet état ? questionna-t-elle, mi-sévère, mi-amusée.
Si sœur Nadine était une corneille, sœur Clarisse, elle, était une mésange... Petite, menue, aimable. Une fragilité apparente que démentait pourtant la volonté de fer de ses yeux gris.
— Je n'avais pas l'intention de causer de problème, s'excusa François. Je souhaitais juste voir ma mère, Blanche Simon. Mais votre collègue n'avait pas l'air d'accord.
— Vous auriez un justificatif d'identité ?
Le jeune homme produisit sa carte de la Préfecture qu'elle examina avec une moue réprobatrice :
— Brigade criminelle ? Il était temps que votre enquête vous amène ici...
— Mon enquête ? s'étonna-t-il.
— Façon de parler. C'est l'abbé Malvieux qui vous envoie ?
— L'abbé... l'abbé est mort il y a trois jours. J'étais pensionnaire à Giel. J'y suis retourné ce matin pour l'enterrement et j'en ai profité pour venir au Bon-Sauveur.
Elle esquissa un signe de croix en baissant la tête.
— Le pauvre bon pasteur, déplora-t-elle. Ce monde vient de perdre un homme précieux.
François respecta les quelques secondes de silence qui suivirent avant de continuer :
— Ma mère est chez vous depuis quand ?
— Huit mois environ, au début du printemps. Une de ses voisines l'a poussée à consulter car elle était un peu... désorientée. Ensuite, l'abbé Malvieux l'a adressée à nous.
— Désorientée ? Ce qui signifie ?
— Une forme de démence précoce. Elle ne peut plus s'occuper d'elle-même, si vous préférez. En ce moment, ça aurait d'ailleurs tendance à s'aggraver.
En quelques phrases, la culpabilité venait soudain de changer de camp : il était celui qui avait abandonné sa mère. La sœur perçut son trouble.
— Pardonnez-moi d'être aussi brutale, monsieur Simon, mais je suppose que vous n'avez pas fait tout ce trajet pour que je vous mente ?
Il acquiesça, douloureusement.
— Les... les visites sont autorisées ?
— Quand nous l'avons internée, l'abbé Malvieux a insisté pour qu'aucune personne étrangère au service ne puisse l'approcher. À une exception près, ajouta-t-elle en le fixant.
— Moi ?
Elle acquiesça d'un mouvement de menton.
— Et ma mère était d'accord avec ça ?
— Mme Simon déteste tout ce qui perturbe ses habitudes. Idem pour les visages inconnus. Si elle pouvait se couper totalement du monde... Elle est malade, ne l'oubliez pas.
— Mais je peux tout de même la voir ?
— Nous nous demandions quand vous vous décideriez...
La mésange le précéda jusqu'au deuxième étage, celui réservé aux patientes qui ne présentaient pas de dangerosité mais nécessitaient une surveillance constante. La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était un vaste dortoir avec des rideaux qui séparaient une vingtaine de lits à barreaux. La moitié étaient occupés par des femmes plutôt âgées, certaines endormies, d'autres seulement immobiles, les yeux ouverts dans le vide. Deux religieuses assuraient l'encadrement, l'une plongée dans un livre, l'autre absorbée dans son tricot.
— Les plus valides sont dehors, souffla sœur Clarisse. Elles goûtent au dernier soleil de l'hiver.
François scrutait les pauvres visages, espérant y discerner des traits familiers – ou le redoutant, plutôt. La salle était propre, sans odeur suspecte, il y avait même un vase avec des fleurs et des brise-bise en dentelle aux fenêtres. Un souci du détail qui n'enlevait rien à la sinistre réalité : l'endroit était un mouroir.
— Nous avons installé votre maman dans l'ancien bureau des gardes de nuit. Elle a du mal à vivre avec les autres, ainsi que je vous le disais. C'est par là.
Elle traversa le dortoir, effleurant à peine le dallage et prodiguant des gestes d'apaisement aux deux ou trois malheureuses qui la cherchaient des yeux. La chambre en question était fermée par une porte qu'elle ouvrit précautionneusement mais sans frapper. François demeura dans l'embrasure à la regarder s'approcher de la silhouette blanche aux cheveux défaits, assise de dos à sa table. La pièce avait tout de la cellule monacale, dépouillée hormis le lit, la table et la chaise, le broc et la bassine d'eau près du petit évier, quelques flacons qui témoignaient d'un reste de coquetterie. Il n'y avait pas d'armoire, pas d'autre élément de décor, seulement un œil-de-bœuf qui ouvrait sur le parc.
— Madame Simon ? fit posément sœur Clarisse. Tout va bien ? Votre dessin avance à ce que je vois...
Elle lui mit la main sur l'épaule pour la rassurer. Sur le seuil, François hésitait. En se déhanchant, il pouvait apercevoir la joue pâle de sa mère, ses boucles brunes et le dessin devant elle : une feuille à moitié noircie.
— Vous n'avez pas froid en chemise de nuit ? ajouta l'infirmière sur le même ton.
Blanche Simon fit non de la tête.
— Je ne suis pas venue toute seule, Blanche. Nous avons un invité. Il y a longtemps que nous n'avons pas eu d'invité, n'est-ce pas ?
La malade, imperceptiblement, se raidit.
— C'est quelqu'un que vous connaissez, en plus, quelqu'un que vous aimez beaucoup. Et qui attend de vous parler depuis longtemps. Vous seriez d'accord pour le recevoir, Blanche ?
Elle ne bougea pas d'un pouce, statufiée devant la lucarne.
— Je suis certaine que vous aussi vous seriez contente, insista sœur Clarisse. En plus, il a fait un long voyage, vous ne voudriez pas le décevoir ?
François sentait un fourmillement désagréable lui engourdir les jambes. Il n'avait pas revu sa mère depuis plus de huit ans et voilà qu'elle se trouvait à deux mètres de lui. Sauf qu'elle n'était plus que l'ombre d'elle-même... Et s'il en était la cause ? songea-t-il. Si leur dernière dispute – lorsqu'il lui avait hurlé, au comble de la fureur, qu'il ne voulait plus jamais avoir affaire à elle –, si son intransigeance, son silence buté depuis huit ans l'avaient conduite au bord de la folie ? S'il était seul responsable ?
— Il est là, murmura sœur Clarisse, je peux le faire entrer ?
Avec beaucoup de douceur, elle aida sa patiente à se lever. François retint son souffle. Blanche pivota avec une infinie lenteur et le jeune homme eut l'impression que son cœur volait en éclats. Elle avait vieilli. De vingt ans au moins. Belle encore, comme ces ruines magnifiques dont l'œil en les caressant devine la beauté passée. Mais lasse, si évidemment lasse... Un fantôme. Qui s'anima pourtant : son regard s'emplit soudain d'épouvante à la vue de ce grand garçon vêtu de noir. Elle battit en retraite vers son lit, le corps en crabe, geignant telle une enfant terrorisée :
— Non ! Pas lui ! S'il te plaît !
Sœur Clarisse tâcha de la retenir, mais la peur décuplait ses pauvres forces.
— Pas lui, pas l'ombre noire ! Maman, non !
Impuissante, la religieuse gratifia François d'un air navré et celui-ci comprit qu'il n'avait plus qu'à s'effacer. Il recula vers le dortoir tandis que les surveillantes arrivaient à la rescousse. Sa mère derrière continuait à se débattre :
— Je n'ai rien fait de mal, je jure ! Pas l'ombre noire !