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Les Rêves du fumeur d'opium

(Victorin Jasset, 1906)

François était comme la statuette sur le bureau du Pr Colin : le corps tordu, l'âme essorée. Il était revenu de Normandie hagard, avec un sentiment tenace d'étrangeté, sans plus de goût à grand-chose. Il avait passé un long moment sous l'eau, cherchant à se purifier d'il ne savait trop quoi – à moins qu'à force de frotter, sa véritable identité ne finisse par affleurer sous la peau ? Il reprit ensuite les différents éléments que contenait l'enveloppe de Giel, sans en tirer plus de conclusion que précédemment. Sinon qu'à l'évidence, certaines forces obscures s'intéressaient de près à Blanche Simon... Il grignota un reste de brioche et de saucisson que Mado l'avait obligé à emporter la veille puis chercha vainement dans sa bibliothèque un roman de Jules Verne, avant de se convaincre que, quoi qu'il fasse, le sommeil ne réussirait plus à venir. Il enfila alors une chemise propre et sortit en quête d'un taxi.

 

Passé minuit, l'ambiance du Rat mort était encore plus explosive. La majorité des touristes avaient regagné leur hôtel et le cabaret se trouvait rendu aux vrais amoureux de la nuit. La musique y était plus forte – deux trompettistes noirs, en particulier, sonnaient à eux seuls comme une fanfare –, la piste de danse était prise d'assaut et l'alcool coulait en fontaine sur la plupart des tables. Par chance, celui qu'il espérait y croiser était au rendez-vous : Frédéric Valfandier, assis dans un coin, choquant son verre avec le sémillant détective des Maudits, Raynald Notre-Dame. En fouillant des yeux la pénombre, on ne tardait d'ailleurs pas à deviner sa sœur, Alix, perdue dans les bras d'une créature tout en perruque et en strass sur la banquette voisine. Négligeant l'invitation que lui lançait un groupe de femmes hilares, François s'avança droit vers le médecin :

— Désolé de vous déranger, messieurs. La soirée est lancée, on dirait ?

— Inspecteur ! s'exclama l'acteur en tendant une main prolongée d'un magnifique bouton de manchette en forme de fleur. Asseyez-vous, je vous en prie !

— Merci, je ne vais pas vous déranger. Je voulais simplement dire un mot à M. Valfandier et...

— Qu'à cela ne tienne ! l'interrompit Notre-Dame. J'avais prévu d'aller me dépenser un peu parmi ces jolies danseuses. Rejoignez-moi après si le cœur vous en dit !

Il s'éclipsa non sans une certaine élégance tandis que sa sœur jetait vers le nouvel arrivant des regards inquisiteurs.

— Ça y est, vous vous êtes décidé à m'arrêter ? le provoqua Valfandier.

Il portait un costume en velours gris d'un chic très parisien et se renfonça dans son fauteuil pour signifier qu'il ne redoutait rien.

— Je comptais plutôt m'excuser, répondit François sans se démonter. Et vous demander si votre proposition de l'autre fois tenait toujours. Je vous invite...

— Vous m'invitez ?

— Dans un endroit à votre convenance. Moins bruyant que celui-ci, de préférence. Votre jour sera le mien.

— Dois-je comprendre que je ne suis plus sur la liste des suspects ?

— Ça n'a rien à voir. Il s'agirait juste d'une rencontre amicale. Comme vous l'aviez suggéré.

— Aucune allusion à l'enquête, alors ?

— Vous avez ma parole.

L'interne fixa un instant le policier pour s'assurer qu'il n'y avait pas de piège. Puis il se décida :

— Eh bien, dans ce cas, pourquoi pas maintenant ? Un thé au Paravent mystérieux, par exemple ? Histoire de tout reprendre à zéro ?

 

François ne s'attendait pas à ce que le restaurant annamite soit encore ouvert à ces heures tardives, mais il n'en souffla mot. Il se laissa conduire dans le cabriolet bleu électrique – un Rolls-Royce six cylindres dont le moteur ronronnait comme un chat anglais – et dut reconnaître son erreur en apercevant les lumières allumées au deuxième étage du petit immeuble montmartrois.

— Ils ne doivent plus servir à dîner, estima Valfandier, mais on pourra toujours boire quelque chose. Préparez vos billets, inspecteur !

Effectivement, la minuscule salle de restaurant était vide mais le vieux serveur les accueillit comme si de rien n'était et ils purent commander un plateau de thé et des gâteaux de riz sucrés. Après une première bouchée d'une meringue molle au goût prononcé de coco, François entra dans le vif du sujet.

— J'aurais besoin d'un conseil, attaqua-t-il.

— Un conseil d'ami, alors ? s'amusa l'interne.

— Précisément. Une... une de mes connaissances a des soucis avec sa mère. Peut-être pourriez-vous l'aider.

— Quel genre de souci ?

— Du genre de ceux que vous traitez.

— Mais encore ?

— La dame en question a perdu la tête. Elle n'est pas très âgée, quarante-cinq ans environ, mais depuis plusieurs mois elle est comme retombée en enfance. Elle passe ses journées à dessiner, enfermée dans sa chambre. Elle a une peur bleue des inconnus, elle est devenue incapable de s'occuper d'elle-même et se met à pleurer dès qu'on la contrarie. Ses infirmières parlent de démence précoce. Je me disais qu'un spécialiste tel que vous serait de bon conseil.

— Un diagnostic en l'absence du patient n'a aucune valeur, inspecteur. Le mieux serait de l'amener à la consultation du Dr Colin.

— Elle est hospitalisée en Normandie, hélas. Je doute qu'on puisse aisément la transporter.

Valfandier l'observait à travers les boucles grises que dessinait la fumée au-dessus de sa tasse.

— C'est votre mère ? finit-il par lâcher.

— Touché, admit François. Le point est pour vous.

— C'est donc la raison de notre petite escapade. D'accord. Son état est si grave ?

— Je lui ai rendu visite aujourd'hui. Je... je suis très inquiet.

Le ton de l'interne se fit soudain professionnel :

— La maladie s'est-elle déclarée progressivement ? Ou bien d'un coup, à la suite d'un événement spécifique ? Des symptômes identiques peuvent avoir des origines différentes, vous savez, et le pronostic comme le traitement s'en trouvent sensiblement modifiés. Avait-elle par exemple manifesté des fragilités auparavant ? Des troubles de la mémoire ? De l'orientation ? Certaines difficultés à s'exprimer, peut-être ?

Au fur et à mesure que la liste des questions s'allongeait, François mesurait l'abîme qui s'ouvrait sous ses pieds : Blanche était pour lui une parfaite inconnue.

— Je suis incapable de vous répondre, avoua-t-il. J'ai dû rencontrer ma mère moins de dix fois dans mon existence. En comptant le jour de ma naissance. Qui plus est, je ne l'avais pas revue depuis une éternité.

Le médecin se renversa en arrière et passa la main dans ses cheveux emmêlés. Décidément, son interlocuteur l'intéressait.

— Dois-je en déduire que vous avez été placé ?

— J'ai passé mon enfance à l'orphelinat, oui. J'ai découvert sur le tard que ma mère vivait toujours et je lui en ai beaucoup voulu. Cela pour expliquer nos relations, voyons... épisodiques.

— Et maintenant, vous vous en voulez à vous, c'est ça ?

— À peu près. Comme il m'est impossible de revenir en arrière, j'aimerais... je ne sais pas, sauver ce qui peut l'être.

— Un sentiment qui vous honore, compatit Valfandier. Sans examen clinique, cependant, je ne vous serai pas d'un grand secours. La seule chose qu'on peut avancer, c'est que si la maladie est ancienne et que votre mère a perdu peu à peu ses facultés, l'espoir est mince que son état s'améliore. Où est-elle soignée ?

— Au Bon-Sauveur de Caen.

Il eut une moue impénétrable.

— Ce ne sont pas les plus mauvais. S'ils parviennent à l'occuper, à la sortir, à la faire marcher, ils retarderont l'inéluctable. Mais guère plus, je le crains. Si par contre la régression est liée à un choc émotionnel, ce qui n'est pas rare, il y a l'espoir de la traiter. En lui permettant d'abord de surmonter le choc en question. Mais pour cela, il faut en identifier la cause. Vous avez des informations à ce sujet ?

— Tout ce que je sais, c'est que la dégradation a été brutale. Du jour au lendemain, sa voisine s'est rendu compte que ma mère n'était plus dans son état normal, qu'elle se comportait comme une petite fille. Au final, il a fallu l'hospitaliser. Mais personne ne m'a parlé d'un événement qui l'aurait affectée en particulier.

— Cela ne prouve rien. Votre mère a pu se trouver dans l'incapacité de le raconter, simplement. Le mieux serait de vous renseigner dans son entourage. Ce qui, pour vous, ne devrait pas être trop difficile... Et sinon, à votre avis, quel âge a cette petite fille qu'est devenue votre mère ?

Le policier mit une fraction de seconde avant de saisir.

— Je... je serais bien en peine de vous répondre, soupira-t-il. Notre rencontre a été des plus brèves : j'étais tout en noir et elle a eu terriblement peur. Son infirmière avec qui j'ai discuté m'a laissé entendre qu'elle se conduisait comme une enfant de dix ans. Pour ce que j'en ai vu, c'est plausible. Ça a de l'importance ?

— Si toutefois il y a eu traumatisme – et je m'en voudrais de vous donner de faux espoirs –, il se peut qu'elle se soit réfugiée dans une période de sa vie où elle se sent en sécurité. Qu'elle y ait en quelque sorte muré son esprit afin de se protéger de ses propres terreurs. Il y a des cas de ce genre dans la littérature médicale... A-t-elle jamais évoqué devant vous une époque spécialement heureuse de son enfance ? Cela nous aiderait à mieux la cerner.

François eut un ricanement désabusé :

— Hélas ! Pour une raison qui m'échappe, ma mère s'est employée à effacer scrupuleusement les traces de son passé. La seule chose dont je sois sûr, c'est sa date de naissance. Pour le reste, j'ignore tout.

— Elle doit bien avoir un dossier à l'hôpital, s'étonna Valfandier.

— Il est vide. À la fin de ma visite, je suis allé trouver l'administration du Bon-Sauveur. Toutes les pièces relatives à son identité font défaut. Ce qui n'est d'ailleurs pas surprenant : ma mère avait certains appuis dans la région qui se sont employés à préserver son anonymat.

— Vraiment fascinant ! déclara Valfandier, les yeux brillants.

— Tout dépend du point de vue, docteur...

Ils s'accordèrent une pause pour savourer leur thé – une source chaude de jasmin –, puis l'interne revint à la charge, comme si le moment était venu de délivrer ses conclusions.

— Si je comprends bien, inspecteur, vos origines ressemblent un peu à une page blanche. Et, bien sûr, vous en avez voulu à votre mère de vous laisser ainsi, seul, avec tout à écrire de votre propre main. Mais n'avez-vous jamais songé que ce pouvait aussi être une chance ? Vous auriez pu naître dans une famille d'alcooliques, qui vous aurait maltraité, obligé à travailler à cinq ans, estropié, que sais-je. Ce sont des choses plus courantes qu'on ne croit, elles remplissent nos asiles !

— Me voilà réconforté, merci...

— Ou même dans une famille très riche, poursuivit Valfandier sans sourciller. Avec des ambitions, un destin tout tracé, l'obligation de se battre pour conquérir chaque once de liberté. Et en prime l'incompréhension acerbe de ceux qui se croient autorisés à décider de votre bonheur.

— Papa Valfandier ne vous imaginait pas en blouse blanche, c'est ça ?

— Je suis fils unique, mon devoir sacré était de prendre sa suite à la tête de la Fraternelle. Et de m'y préparer en conséquence. Médecin des fous, c'est horriblement vulgaire... Chaque pas que j'ai accompli sur ce chemin l'a été contre sa volonté. Alors de temps à autre, oui, j'aurais sans doute préféré être orphelin.

— Et c'est pour garder vos distances avec votre père que vous passez vos soirées dans les cabarets de Pigalle ?

— Il y a mille et une façons de prendre ses distances, souffla-t-il, énigmatique. Ce qui est vrai, c'est que moins nous nous croisons, mieux nous nous portons, lui et moi.

— Mais cette punition, par ricochet, vous l'infligez aussi à votre épouse, non ?

Contrairement à la fois précédente, Valfandier ne bondit pas à l'évocation de sa femme. Il se contenta de frotter son long nez en considérant attentivement le dragon qui crachait ses flammes multicolores sur le paravent.

— Je ne prétendrais pas que notre mariage soit un modèle du genre, finit-il par murmurer. La vie... la vie ne se laisse pas facilement apprivoiser.

François se garda de rien dire, pressentant qu'il était au seuil de quelque chose.

— Puisque maintenant nous sommes amis, inspecteur, enchaîna l'interne, aurais-je l'audace d'ajouter la confidence à la confidence ? Hors de toute enquête policière, bien sûr... En réalité, ma femme et moi n'avons plus d'époux que le nom. Sans doute est-ce aussi cela que je fuis à la nuit tombée.

— Vous m'en voyez navré, s'émut François.

— Cette union n'aurait pas dû se faire, voilà tout. Nous étions trop jeunes, pas assez sûrs de notre amour.

Chacun de ces mots sonnait comme une gifle lointaine aux oreilles de celui qui avait été trahi.

— Rassurez-moi... elle ne vous a pas traîné à l'autel avec un fusil ?

— Adèle était enceinte, se justifia le médecin. Quand ils l'ont su, mes parents ont insisté pour que nous officialisions sans délai, afin d'éviter de méchants commérages. Mon père appréciait beaucoup ma fiancée – allez savoir pourquoi – et je suppose que dans son esprit c'était aussi une manière de me punir : j'avais joué les fortes têtes concernant mes études, je devais rentrer dans le rang et assumer mes fautes au yeux de tous. Même si cela ne m'enchantait guère.

— Et Adèle... enfin, votre fiancée, elle était d'accord ?

— Avec le recul, j'imagine qu'elle était surtout paniquée. Une fille mère, en pleine guerre... Ses convictions lui interdisaient d'avoir recours aux mauvais soins d'une sage-femme et mon nom comme ma fortune lui promettaient la sécurité. On ne peut pas l'en blâmer.

— Mais vous vous aimiez, malgré tout... Il y a des départs moins engageants pour un couple !

— Peut-être. Sauf que l'enfant est mort, assena-t-il. Au huitième mois de grossesse. Et notre amour n'y a pas survécu... Il nous est apparu soudain, à l'un et à l'autre, que tout ce que nous pourrions entreprendre ensemble serait voué à l'anéantissement. Depuis, nous sommes comme des cousins qui partagent la maison familiale : chacun sa vie, chacun sa chambre.

François fit un effort pour masquer sa surprise. Voilà donc ce qu'était devenue Adèle ?

— Cette situation ne lui est pas insupportable ? s'enquit-il.

— Ma foi... Comme je vous l'ai expliqué, elle s'entend bien avec mes parents. Beaucoup mieux que moi, en l'occurrence ! C'est une fille intelligente, qui nourrit des passions multiples. Et qui a du talent, aussi. Elle ne s'ennuie jamais, elle sait être aimable avec tous... Bref, elle est mieux chez moi que je ne le suis moi-même.

Il se tut, une ébauche de sourire aux lèvres, comme pour donner le change. Ce garçon était triste, au fond. Et sa tristesse était un miroir.

— Nous nous sommes bien trouvés, j'ai l'impression, constata François.

Le silence se fit, chacun se laissant emporter par le cours mortifère de ses pensées. Le pauvre visage de momie du père Malvieux, l'éclair de terreur dans les yeux de Blanche, le misérable tas de secrets de son existence, tout ce temps perdu à lui tourner le dos et ce désarroi qui n'en finirait jamais...

Après de longues minutes d'un face-à-face muet, le jeune médecin vrilla ses yeux dans ceux de François.

— Vous savez quoi, inspecteur ? Pour les mélancolies de ce genre, j'ai ma petite ordonnance. Ça vous tente ?

— Vous comptez me guérir ?

— Vous guérir, peut-être pas, mais au moins vous soulager. À une condition, cependant : le remède s'adresse au patient, pas au policier.

— Je doute que vous puissiez soigner l'un sans soigner l'autre ! objecta prudemment François.

— Ce que je veux dire, continua Valfandier, c'est que si vous acceptez, le fonctionnaire de la Préfecture en vous devra fermer les yeux. C'est un traitement réservé aux amis et à eux seuls. Nous sommes amis, n'est-ce pas ?

Curieux traitement et curieuse proposition... François ne balança pas longtemps : après une journée de cette eau, tout valait mieux que rentrer seul et se morfondre rue Delambre.

— À cette heure-ci, le flic en moi est couché, affirma-t-il.

— J'ai votre parole ?

— Y ai-je manqué jusqu'ici ?

— Alors venez avec moi, c'est au-dessus.

Le médecin se leva tandis que surgissait miraculeusement le vieux serviteur annamite. Valfandier échangea avec lui quelques mots à voix basse avant de faire signe à son compère de le suivre. Ils montèrent l'escalier, empruntèrent un couloir que voilaient une succession de rideaux rouges et bleus entre lesquels brûlaient des bâtonnets d'encens sur des coupelles. De quoi dissimuler les effluves de ce qui se tramait derrière. François commençait à comprendre... Il se laissa guider vers une pièce sombre où flottait une odeur âcre caractéristique : celle de l'opium. La fumerie clandestine, qui occupait la plus grande partie de l'étage, était divisée en une douzaine d'alvéoles que dissimulait une savante combinaison de paravents identiques à ceux du restaurant. La mise en scène était étudiée : lumière tamisée, bouddhas ventrus sur des meubles laqués, estampes suggestives, pendeloques de tissu dorées qui tombaient d'un plafond finement strié de noir et de blanc, de quoi transporter à peu de frais l'amateur d'exotisme vers des contrées lointaines.

— Vous avez déjà pratiqué ? murmura Valfandier.

— Jamais.

— Chuong vous assistera, ça nécessite un certain tour de main. Cela dit, si vous préférez partir, il est encore temps.

— Je suis un grand garçon, docteur.

Ils se dirigèrent vers l'un des compartiments vides : deux banquettes couvertes d'un drap blanc et d'un coussin – propres, ce qui n'était pas négligeable –, une table basse garnie d'un nécessaire à fumer, lampe à alcool, pipes, ustensiles métalliques divers, plus un pot en ivoire dont s'échappa un parfum capiteux lorsque le vieil homme l'ouvrit. Avec une dextérité stupéfiante – c'était le moins –, celui-ci alluma la lampe à huile tout en remuant précautionneusement la mixture. À l'aide d'une aiguille argentée, il préleva ensuite une noisette de matière acajou, qu'il fit gonfler à la chaleur de la flamme pendant que ses hôtes s'asseyaient.

— Avant de le modeler, le chandoo doit rendre son humidité, commenta Valfandier. Soyez tranquille, c'est de la qualité. Estampillée RO, Régie française de l'opium. Provenance directe de Saïgon. Vous saviez que les taxes sur l'opium représentent le quart du budget de notre colonie ? C'est que ça ne doit pas être si mauvais, sans doute...

Il s'empara d'une deuxième aiguille et préleva à son tour une perle de pâte qu'il réchauffa de manière identique. Pendant ce temps, Chuong choisit une pipe et se mit à travailler la substance brune sur son fourneau – un modeste réservoir conique emboîté dans le tuyau de bambou et surmonté d'un orifice. Avec force mimiques, il invita François à s'allonger sur le côté – le drap sentait bizarrement le papier neuf –, lui montrant comment il devait tenir l'instrument et se pencher vers la lampe pour obtenir la combustion désirée.

— Je ne vous promets pas la lune, prévint l'interne. La première fois, il arrive qu'on ne ressente rien. Question de sensibilité, sans doute. Ou d'ouverture d'esprit. Le seul conseil, c'est de se laisser aller. Ensuite...

— Je dois aspirer fort ?

— Doucement quand même. Mais vous verrez, vous trouverez votre rythme. Chuong est là, de toute façon, il vous ravitaillera au fur et à mesure.

— Et... après ?

— Je veille, ne vous inquiétez pas. Et promis, s'il y a une descente de police, je crierai que vous m'avez entraîné.

— Je n'en attendais pas moins d'un ami...

— Il y est presque, allez-y.

Dans un mouvement de vrille, le vieux serveur fit glisser la boulette d'opium percée d'un trou minuscule dans le fourneau de la pipe, avant de la tendre à François. En d'autres circonstances, celui-ci se serait senti ridicule, mais il était au-delà des considérations d'amour-propre. Il attrapa l'embout du mieux qu'il put et se tourna vers la lampe pour monter le chandoo en température, guettant par-dessus la flamme les attitudes expertes du médecin. À la première bouffée, un goût de châtaigne et d'encre lui emplit la bouche. Puis l'âpreté de la fumée le fit tousser.

— Pas vite ! Pas vite ! le tempéra Chuong.

Il aspira une deuxième puis une troisième fois, plus lentement, sans éprouver la même difficulté. La sensation n'était ni désagréable ni agréable, moins par exemple que celle du tabac gris. Valfandier semblait déjà tout à son univers, la pose et le geste précis, les yeux mi-clos, allégé de toute tristesse. Manque de chance, sa panacée ne soulageait que lui !

Chuong présenta bientôt une nouvelle pipe que François glissa sans conviction entre ses lèvres. Probablement n'avait-il pas l'esprit assez ouvert... Les événements de la journée l'occupaient à nouveau, lui revenant par vagues, chargés de détails dont il n'était plus très sûr de se souvenir : bruissement des feuilles de Vingt Mille Lieues sous les mers, de la lettre sur vélin de l'archevêque, de l'herbe sous ses pas dans le parc du Bon-Sauveur, du coton de la chemise de nuit de sa mère, du linge froissé sous le corps alangui des fumeurs, de la mèche embrasée dans son bain d'huile. La fatigue de la journée pesait maintenant délicieusement sur son corps – une grippe amicale – sans entraver par bonheur la marche de son cerveau. Il commençait même à y voir plus clair. Beaucoup plus clair. Pourquoi le supérieur de Giel avait-il pris soin de collecter tous ces éléments dans cette enveloppe à part ? Sinon parce qu'il espérait que son protégé la trouve ? Et qu'il reconstitue ce que de son vivant, lui, le père Malvieux, n'avait osé lui avouer ? À partir de quoi il devenait évident que chaque pièce du puzzle avait sa place. La photographie de Blanche en communiante car il y avait quelque chose à fouiller dans son passé, ce passé dans les tréfonds duquel elle s'était aujourd'hui réfugiée... La carte postale du village pour indiquer où chercher, les courriers inquiétants pour qu'il comprenne que sa mère était traquée et que ses voyages à l'étranger n'étaient qu'un moyen de fuir. Ce qui ne l'empêchait pas de prendre ou de donner à l'occasion des nouvelles, comme l'attestait la note griffonnée de sa main sur l'affiche de l'opéra cubain. La banque Fritz Dörge devait être mêlée à tout ça, d'une façon ou d'une autre, et la chevalière... la chevalière... Bien sûr ! Quel aveugle ! La chevalière était la clé du reste ! Avec ses initiales mystérieuses, ses signes abscons... C'est autour d'elle que tout s'organisait ! Le bon père avait fait en sorte de lui fournir assez d'informations pour aiguiller ses recherches, tout en préservant le secret aux yeux des indésirables et des malintentionnés. Et au moment de mourir, il avait insisté à toute force pour que François revienne à l'orphelinat...

Le jeune homme lâcha sa pipe et se positionna plus commodément sur le dos, le regard perdu parmi les rayures bicolores des minces poutres. Oui, maintenant, tout s'éclairait. Il avait l'impression, enfin, de toucher à la vérité de son existence. Au fur et à mesure que ce goût d'encre l'envahissait, que les draps de papier s'imprimaient sous sa peau, les mots qui naissaient en lui se matérialisaient spontanément dans l'espace : encre, papier, mots, espace... Les stries blanches et noires du plafond formaient des lignes, lignes qui formaient à leur tour des sortes de phrases, phrases qui racontaient l'une après l'autre son histoire. Désormais, il lisait dans sa vie comme dans un livre ouvert. Un livre, oui... Et là-bas, tout là-bas, un visage ami...

Puis un vertige le saisit et le monde bascula. Il était temps de tourner la page.