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La Liquéfaction des corps

(Segundo de Chomón, 1909)

Pour un novice, s'occuper d'un perroquet n'avait rien d'une sinécure. D'abord, François avait dû convaincre la dévouée Marie-Jeanne Fallières qu'il était depuis toujours un inconditionnel des psittacidés – il n'avait pas employé le terme savant qu'il ignorait encore – et lui signer une décharge au nom de la préfecture de Paris lui certifiant que sitôt Mme Simon rentrée chez elle, le précieux volatile lui serait restitué. La perspective de se débarrasser de l'encombrant – et coûteux – pensionnaire avait incité la voisine à se laisser persuader. Ensuite, François avait dû s'occuper de nettoyer la cage de ses immondices – opération qui avait démontré à la fois l'extraordinaire vivacité de la bête et sa redoutable obstination à mordre – avant de l'envelopper dans une grosse couverture pour la protéger des rigueurs de l'hiver. Après quoi il avait fallu emprunter un taxi jusqu'à la gare, payer deux billets afin de disposer d'un espace suffisant dans le wagon, s'excuser pour les « Frran-çois » intempestifs qui s'élevaient à chaque cahot du train, et reprendre une autre voiture à Montparnasse pour s'assurer que l'animal arrive en parfaite santé rue Delambre.

Du moins François avait-il eu la naïveté de le croire... En se levant le lendemain matin, il avait en effet trouvé Koko au fond de sa cage, en train de battre frénétiquement des ailes pour tenter de se maintenir sur ses pattes. Plus de « Frran-çois ! » ni de coups de bec, mais une détresse brutale qui se manifestait par des sifflements de gorge. Effroi de celui qui était désormais responsable de l'être le plus cher au cœur de sa mère...

Il passa du coup une partie de sa matinée en quête d'une oisellerie parisienne susceptible de lui dépêcher en urgence un de ses employés. Celui-ci – Achille Roumier, envoyé par la boutique L'Oiseau de paradis, boulevard de Sébastopol – se présenta vers onze heures, tandis que Koko gisait au milieu des fanes de carotte, sans même plus chercher à se tenir debout. Achille Roumier était sale et sentait prodigieusement la fiente, mais il semblait connaître son affaire. Il apprit à François que le perroquet en question était un ara hyacinte, originaire le plus couramment du Brésil et assez bon parleur. Il prit l'animal entre ses mains avec précaution et décréta après examen que le perroquet avait convulsé mais qu'avec un plumage aussi éclatant, la cause n'était pas à chercher du côté d'un parasite ou d'une infection : il fallait plutôt y voir le contrecoup du voyage de la veille et du changement de milieu.

— Y faut être maboul pour trimbaler un oiseau de ce prix par le froid qu'y fait ! Autant lui tordre le cou de suite !

— Il... il va s'en sortir ? s'enquit le fautif.

— Soit il est mort ce soir, soit y vivra encore cinquante ans. Je vais lui offrir un remède à ma façon, vous bilez pas.

Les ongles noirs, un mégot roussi à la commissure des lèvres, Achille Roumier sortit de sa trousse une seringue et un flacon hors d'âge plein d'un liquide brunâtre.

— Une piqûre ? s'étonna François.

— Dans le jabot, ouais ! Un coup de fouet pour revenir du paradis des perroquets. Si des fois la porte est toujours ouverte ! Une panacée à vingt francs quand même, ajouta-t-il avec un clin d'œil. Désolé...

— Il y a quoi dedans ?

— Vous aimeriez pas le savoir.

Sûr de lui, l'oiselier procéda à l'injection avant de frotter le bec du patient avec une substance qui embaumait le camphre. Il le reposa ensuite au fond de sa cage avant de prodiguer ses ultimes conseils d'un ton docte.

— Il lui faut de la chaleur comme en plein été et de la lumière, même la nuit. Causez-lui, caressez-le, montrez que vous vous intéressez... Quand on les change de maître, c'est comme s'ils perdaient leurs parents. Et s'il s'en sort, achetez-lui une cage plus grande. Le mieux, ce serait même de le laisser en liberté de temps en temps. Qu'il se sente chez lui, vous pigez ?

François était prêt à toutes les concessions pourvu que cette satanée bestiole daigne rouvrir un œil.

 

— Une consultation à trente francs pour un perroquet ! s'exclama Mortier en traversant la porte de Vincennes pied au plancher. Et puis quoi encore ? En plus, un piaf qui parle, moi, ça me plairait pas.

— Quand je l'ai quitté, il ne parlait plus vraiment, corrigea François. Il était surtout KO.

— Est-ce que je chante comme un oiseau ? continua Adrien sur sa lancée. Est-ce que mon chien miaule ? Chaque espèce chez soi et les moutons seront bien gardés... Et du coup tu es quand même allé voter ?

François se renfonça dans le siège de la Delage. Heureusement, Elsa ne rôdait pas dans les parages...

— Avec cette histoire, ça m'est sorti de la tête. Qui plus est, je suis rentré tard. La Préfecture a eu les résultats ?

— Qu'est-ce que tu crois, bien sûr ! Grâce à son cher tonton de préfet, Gommard les a claironnés ce matin sur tous les toits. Résultat sans surprise : la France a refusé de devenir une province de la Bolchevie. Les socialistes perdent un tiers de leurs sièges et le Bloc national a raflé tout le reste. Quatre cents députés et des poussières... Vu le raz de marée, Valfandier et la Fraternelle peuvent dormir sur leurs deux oreilles : on n'est pas près d'aller leur chercher des poux.

— C'est pour ça que tu m'emmènes à Vincennes ? Pour sabler le champagne ?

Mortier haussa les épaules sans lâcher le volant.

— Tu sais qu'avant de prendre ton dimanche de trois jours, on avait vaguement une enquête en cours, gamin ? Des malheureux qui se font dézinguer à cause d'une série policière à la noix, ça te rappelle quelque chose ?

Adrien avait mal digéré la défection de son collègue le matin même – ainsi qu'une partie du samedi, d'ailleurs – et l'obligation qui en avait résulté pour lui d'aller le récupérer en auto à son domicile.

— D'accord, inspecteur Mortier. Je n'ai pas de mots assez forts pour te remercier, ça te va ? Tu es un père pour moi, je te l'ai dit.

— Rumeur déjà démentie, ronchonna Adrien.

— Tu as tort, je ferais un fils très convenable. Maintenant, si tu m'expliquais ce qui se passe ?

— Il y a du neuf aux studios, figure-toi. Mais puisque tu désertes le Quai, je te laisse mariner.

Mortier refusa d'en dire davantage avant qu'ils n'atteignent la Cinépolis. Ils se garèrent comme d'habitude à proximité de l'atelier des décors, mais au lieu de monter vers la zone de tournage, Adrien se dirigea vers l'usine de pellicule.

— Je cherche le responsable, cria-t-il aux ouvriers qui déroulaient et perforaient les rubans de cellulose.

On leur indiqua une pièce au fond qui servait à remiser du matériel et où les odeurs étaient plus fortes encore que sur la chaîne de travail. Ils trouvèrent le contremaître devant un établi sur lequel était étalé un linge blanc épais. Au milieu, un objet métallique si abîmé qu'on aurait pu croire qu'il avait passé les cinq cents dernières années à la pluie et au vent. Il demeurait cependant très identifiable : un canon, un barillet, une crosse... Un revolver incroyablement creusé, ridé et surtout rétréci.

— C'est pour lui que j' vous ai fait mander, indiqua l'homme avec un geste de sa main gantée. Après l'histoire de M. Châtelet, ça m'a paru pas normal.

Adrien hocha la tête :

— Excellent réflexe. Vous pourriez rappeler à mon collègue ce qui s'est passé ? Il revient tout juste de congé.

— C'est-à-dire... C'est l'endroit où qu'on remise les matériaux pour la fabrication des pellicules. Ce matin, y avait des dilutions à faire pour les bacs de remplissage et je me suis servi de l'acide nitrique. Dans la bonbonne là-bas...

Il se retourna et désigna un grand récipient transparent rempli d'un liquide jaune, au pied d'une étagère. Il y avait des pots et des bidons autour, de la verrerie et des louches accrochées aux étages, ainsi que des blouses suspendues.

— Ce truc baignait dedans, ajouta-t-il.

— C'est l'acide nitrique qui fait ça ? interrogea Mortier.

— Y a pas plus corrosif, approuva le contremaître. J' vous conseille pas d'y mettre le doigt.

— On dirait presque une arme de gosse, s'esbaudit Adrien. Elle a diminué de moitié... La gâchette a même fondu !

— Et encore, l'acide est pas pur, précisa l'autre. Vous auriez rien retrouvé, sinon.

— Ces produits sont en accès libre ? s'étonna François.

— Oui et non... Le soir, on ferme la réserve, ça évite les accidents. En même temps, la clé est dans une boîte près du compteur électrique. Celui qui veut vraiment entrer, c'est facile.

— La dernière fois que vous avez vu la bonbonne sans l'arme, c'était quand ?

— La préparation d'avant, réfléchit-il, j'ai dû la faire y a trois ou quatre jours. Oui, vendredi matin, ça me revient. Le reste du temps, j'ai pas le nez dessus. En plus, y a les bidons et la pagaille devant.

— Tout le monde sait que vous utilisez des acides ? continua François.

— Ben, c'est-à-dire, on fait des pellicules, pas des brioches...

— Et à l'occasion, les acteurs viennent ici ?

— Ça arrive. Quand ils font leur pause. Comme les gars de la menuiserie ou les chauffeurs, des fois.

— Je miserais plutôt sur les acteurs, trancha Mortier. Ce que je saisis mal, c'est pourquoi un revolver. Le seul mort par balle, que je sache, c'est Gaspard Melchior. Or le flingue était dans sa main. À moins qu'il y ait un crime qu'on n'ait pas découvert ?

— Si c'était le cas, objecta François, planquer l'arme ici serait une très mauvaise idée. Sauf à vouloir se faire repérer. Non, celui qui a fait ça a dû agir dans la précipitation. Je crois même...

Il marqua un temps avant de reprendre :

— Je crois même que nous tenons la clé du meurtre de Nestor Châtelet.

— Je t'écoute, l'encouragea Mortier.

— Vous pourriez nous attendre à côté ? demanda le jeune homme au contremaître.

Celui-ci obéit à contrecœur en laissant claquer la porte derrière lui.

— C'est avec ce revolver qu'on a obligé Châtelet à se pendre, affirma François lorsqu'ils furent seuls. Son assassin l'a forcé à monter sur le banc et à se passer la corde au cou. Après quoi il l'a balancé dans le vide.

— Et l'autre s'est laissé faire ?

— La menace de l'arme a pu le paralyser ou bien personne n'a entendu ses cris sur le plateau, va savoir... Ensuite, comme nous étions là et que nous risquions de fouiller partout, le tueur a voulu faire disparaître le revolver. Ou empêcher au minimum qu'on identifie ses empreintes. D'où l'acide et la dissolution. Ce qui signifie aussi que le concierge ne mentait pas quand il a parlé de bruits dans l'usine : il y avait bien quelqu'un.

— Sauf s'il a lui-même mis le calibre dans le bocal, avant de nous alerter pour donner le change.

— Robert habite sur place : il lui suffisait d'attendre que tout le monde soit parti pour évacuer l'arme. Non, à mon avis, il est innocent. Il va falloir le libérer, ne t'en déplaise.

— Mouais..., marmonna Mortier. Ce type est un détraqué. Moisir encore quelques jours à l'ombre lui fera le plus grand bien.

 

Sur le plateau, le tournage se poursuivait. Éclairé par une armée de projecteurs, Raynald Notre-Dame marchait avec aisance sur une corde tendue à trois mètres de hauteur, entre deux constructions imitant des sommets de gratte-ciel. Une toile peinte à l'arrière donnait l'illusion d'une ville tentaculaire tandis que des matelas étaient empilés au sol pour amortir une chute éventuelle. Sur la terrasse du deuxième immeuble, Stela, plus ricanante que jamais, invectivait le détective Washington.

— Voilà ! s'époumonait Mentola. Tu le nargues ! Tu veux qu'il se casse la figure !

D'après ce que leur avait expliqué Barnabé, les acteurs avaient joué le matin même l'évasion des Maudits : grâce à de puissants fumigènes et l'utilisation d'un avion – le faux avion à hélice de l'atelier des décors –, la jumelle démoniaque était parvenue à libérer ses complices de la prison où ils étaient sur le point d'être pendus. Le courageux détective s'était alors lancé à la poursuite de la chef de bande, qui avait posé son appareil sur le toit d'un bâtiment voisin.

— Allez, Claudine ! Maintenant tu attrapes le filin et tu le secoues ! ordonna Mentola.

Stela attrapa la corde à l'extrémité et se mit à l'agiter. Le policier tangua un instant avant de perdre soudain l'équilibre, déclenchant les « Oh ! » et les « Ah ! » des techniciens en contrebas. Il parut d'abord tomber puis se rattrapa in extremis du bout des doigts, le couvre-chef toujours vissé sur la tête.

— Allez, tu secoues, tu secoues ! cria Mentola. Plus fort !

Washington s'agrippa de sa deuxième main et, tout en oscillant de droite et de gauche, continua sa progression vers le rebord de l'immeuble. Son agilité était stupéfiante.

— Là, chapeau ! souffla Adrien à l'oreille de François.

— Impressionnant, n'est-ce pas ? commenta une voix derrière eux.

Ils se retournèrent. Raynald Notre-Dame, impeccable dans un costume rayé bleu nuit – le même que celui du funambule –, leur souriait, la mine réjouie.

— Mais..., s'exclama Mortier, vous êtes... vous êtes...

— Partout à la fois, oui. La preuve de mon immense talent...

Mortier se tordit le cou, observant alternativement les deux détectives Washington.

— J'ai le vertige, confessa Notre-Dame. Je serais bien incapable d'accomplir le dixième de ces prouesses.

— Qui est-ce ? interrogea François.

— Renato, un acrobate du Cirque d'hiver. Nous avons la même corpulence et il a le bon goût de me ressembler. Enfin de loin, n'est-ce pas, parce que de près, je reste la vedette, heureusement. Vous avez apporté vos bijoux, inspecteur ?

Mortier exhuma de sa poche le fameux pendentif en forme de soleil. L'autre l'examina, l'air confiant.

— C'est dans mes cordes. Si j'ose dire ! Vous aurez votre bracelet avant les fêtes, promis.

— Coupez ! hurla Mentola. Vingt minutes pour descendre le décor et on enchaîne avec le duel.