22
Baignade interdite
(Pathé Frères, 1903)
Le trajet jusqu'à Bicêtre se déroula dans le silence ronronnant de la puissante Panhard que le fils Valfandier avait préférée à son cabriolet bleu électrique. François n'avait pas résisté longtemps avant de suivre l'interne tant le cas Ramilov lui semblait nodal dans l'affaire : si le meurtrier avait pris le Russe pour modèle, il y avait une raison. Qui plus est, l'enquête piétinant, les preuves et le mobile manquant, pourquoi ne pas donner sa chance à une approche médicale qui, pour fantaisiste qu'elle pouvait paraître, s'affirmerait peut-être un jour comme une avancée décisive de la psychiatrie moderne ?
— Encore une belle mécanique, complimenta François lorsqu'ils quittèrent Bicêtre en longeant le fort. Vous changez souvent de voiture ?
— Adèle a embouti la Rolls-Royce, déplora Valfandier. Elle a beau prétendre qu'elle n'y est pour rien, elle est la seule à conduire en dehors de mon père. Qui est à l'étranger. Elle ne se serait pas plainte auprès de vous de mes accusations injustes, par hasard ? Puisque désormais vous êtes son confident...
— Vous me faites trop d'honneur, minora François. Il me semble surtout qu'elle est un peu perdue.
— Du coup, vous jouez les boussoles.
— Vous n'y êtes pas, Frédéric. Adèle et moi, c'est du passé. On a beau s'escrimer, on ne ressuscite pas le passé.
— N'empêche, vous vous êtes bien payé ma tête. Si j'avais su qui vous étiez, je ne vous aurais pas ouvert si facilement ma porte.
— Alors pourquoi être venu me chercher ce soir ?
Le médecin ne répondit rien et le silence retomba jusqu'aux grilles de l'hôpital que le gardien leur ouvrit avec une mine aussi avenante que la brume froide et humide qui les enveloppait. Après avoir laissé leur véhicule sur le petit parking à l'écart, ils se dirigèrent au jugé vers la masse fantomatique d'un des pavillons. Le gardien les y attendait, son trousseau de geôlier des enfers à la ceinture.
— Charmante soirée, hein ? s'amusa-t-il. Manquerait plus que les dingos s'échappent !
Ils pénétrèrent dans un couloir éclairé de loin en loin par des veilleuses, où résonnaient des plaintes sourdes et des ronflements en cascade. L'allée du sommeil des fauves... L'infirmier de nuit, assoupi sur sa chaise, se redressa brusquement à leur approche :
— Paulot, c'est toi ? Oh, docteur j' vous avais pas vu... Faites excuse, je...
— Tout va bien, Jobert, le tranquillisa l'interne, nous sommes juste en retard. Allez chercher Ramilov et amenez-le dans la salle. Vous venez, Simon ?
François suivit son guide jusqu'à un réfectoire qu'imprégnait l'odeur caractéristique des cuisines collectives, puis dans une pièce attenante où étaient installés un projecteur de cinéma ainsi qu'un écran et trois fauteuils. À force de croiser ce genre de matériel, le jeune homme finissait par se demander si l'on n'en trouverait pas bientôt dans tous les foyers de France.
— À l'origine, c'est la cantine des infirmiers, expliqua Valfandier. Mais le plus souvent, ils mangent avec les malades. Le Pr Colin m'a permis d'y organiser mes expériences. En attendant mieux.
— Le siège au milieu, c'est celui des patients ?
Il désignait le fauteuil vissé au sol d'où pendaient de longues lanières en cuir.
— Leurs réactions sont parfois imprévisibles.
— En particulier celles de Ramilov, j'imagine ?
— Allons, inspecteur, ne me dites pas que vous avez peur !
François le regarda prendre une bobine dans une pile de boîtes en fer et la fixer sur le bras disponible du projecteur. Il aurait pu lui rétorquer que toute forme de peur l'avait abandonné depuis qu'il était sorti des tranchées, mais il n'était pas là pour s'épancher sur lui-même.
— Et pourquoi organiser des séances de nuit ? se contenta-t-il de demander. Le côté romantique ?
— Pour des questions pratiques, surtout, se justifia le thérapeute. Il y a trop de bruit et de passage le jour. D'autre part, certains malades sont plus réceptifs à des stimulations de ce genre dans des états de demi-sommeil. Leurs défenses sont moins en alerte et on atteint plus vite les couches profondes de l'esprit. Je fais le pari que ce sera le cas pour Andréas.
— Comment avez-vous choisi vos images ?
— Grâce au studio je récupère pas mal de bandes d'actualités, de métrages sur les pays du monde, de panoramas d'ambiance, etc. Je les fais monter pour obtenir divers sujets dont j'espère qu'ils feront réagir les patients.
— Pour Ramilov, vous avez prévu quel programme ?
— Ce sera la surprise.
— Et vous ne voulez toujours pas m'expliquer pour quelle raison vous m'avez invité ?
Valfandier hésita tout en amorçant la pellicule.
— J'ai réfléchi et...
Avant qu'il ne puisse achever sa phrase, les deux employés de l'asile entrèrent, encadrant la masse hirsute de Ramilov. Même s'ils étaient bâtis comme des boxeurs poids lourds, les deux anges gardiens avaient l'air d'adolescents phtisiques auprès du fou criminel.
— On lui a fait la piqûre que vous avez dit, annonça l'infirmier en lui tendant une petite sacoche en cuir. Il est encore dans la mayonnaise.
— Tant mieux, se félicita Valfandier, ce sera plus simple. Attachez-le.
Ils conduisirent le mastodonte en pyjama clair jusqu'au fauteuil renforcé et le sanglèrent fermement. Celui-ci avait les yeux mi-clos, à la fois apathique et docile. Un tas de chair sans cervelle.
— Vous voilà tranquillisé ? lança Frédéric à l'attention du policier. Ce n'est rien d'autre qu'un gros bébé... Vous pouvez patienter au réfectoire, messieurs, indiqua-t-il à ses assistants. Quant à nous, nous n'avons plus qu'à espérer que le produit fasse effet.
Les employés s'esquivèrent, laissant les deux hommes avec le monstre dont l'odeur fétide emplissait lentement mais sûrement la pièce.
— C'est rassurant, n'est-ce pas ? murmura Valfandier après quelques secondes.
— Quoi donc ?
— Se dire que tous les meurtriers ressemblent à Ramilov. Qu'ils ont la tête de l'emploi.
François se garda d'objecter quoi que ce soit : il aurait été mal venu de contrarier son interlocuteur.
— On en est pourtant très loin, continua le médecin, le regard accroché dans le vide.
— Vous pensez à quoi ?
— Je sais que vous avez pas mal discuté avec Adèle, inspecteur. Je subodore qu'elle vous a parlé de moi et, vu nos relations, je doute que le portrait ait été flatteur. Elle a dû évoquer mes absences, mes failles... mes colères, aussi. Et vous-même avez pu constater certaines de mes faiblesses, n'est-ce pas ? L'opium...
Ramilov approuva d'un reniflement appuyé. Un instant, il parut sur le point de reprendre conscience, mais ses paupières s'alourdirent à nouveau et sa respiration reprit sa valse lente.
— Où voulez-vous en venir ? interrogea doucement François.
— Je ne voudrais pas que vous ayez mauvaise opinion de moi, inspecteur : après tout, c'est vous qui menez l'enquête et je n'ai aucun désir de tâter de la prison. Et puis, qui sait, il est peut-être temps que je parle à quelqu'un, moi aussi...
Le rictus contraint sur ses lèvres témoignait d'un dilemme intérieur.
— Je venais d'avoir sept ans, se décida-t-il. Pour mon anniversaire, mon père m'avait emmené dîner. Chez Lapérouse, justement. Entre hommes. Durant le repas, il m'avait abreuvé de tout un fatras de conseils sur ce que devraient être mon existence future et mes responsabilités à la tête de la Fraternelle. Inutile de vous dire que je n'en comprenais pas la moitié du tiers, mais il devait estimer que j'avais l'âge de devenir un vrai Valfandier. De mon côté, je l'admirais sans retenue, comme on peut admirer un père devant qui le monde entier s'incline. Moi-même, je n'aspirais qu'à une chose : ne pas le décevoir.
En sortant du restaurant, nous avons dû marcher un moment le long de la Seine car les quais étaient en cours de pavement et le cocher nous attendait seulement au pont du Carrousel. C'était un 14 novembre, avec un temps assez semblable à celui-ci : du brouillard et du froid.
Il fit une pause pour tâter le pouls de son cobaye, vérifier sa pupille puis, satisfait, renoua le fil de son récit.
— Tout à coup, une espèce de poivrot a surgi devant nous en braillant des insanités. Un type assez costaud qui faisait de grands gestes et sentait la piquette. Je me rappelle très bien son odeur, comme s'il s'était échappé d'un tonneau. Il a sauté sur mon père, en qui il avait deviné le bourgeois rassasié au portefeuille confortable. Il y a eu une courte lutte pleine de jurons et de cris rauques. L'autre avait l'avantage de la masse, mais était-ce l'effet de l'alcool ou des privations, il était moins agile et moins vif que Gustave. Il a eu le dessous et s'est retrouvé au sol. Suppliant qu'il n'était qu'un pauvre bougre et qu'il ne voulait pas de mal... Gustave a continué de le rosser, ce que je trouvais bien normal vu que l'autre nous avait attaqués. Sauf qu'il ne s'arrêtait plus... Il soulevait sa canne armée d'un pommeau d'argent et il frappait, frappait : « Tiens ! hurlait-il. Tiens ! » Ça a duré une éternité. J'étais là, pétrifié, à regarder cette silhouette et son étrange mandibule qui s'acharnait sur la forme à terre. Le malheureux ne protestait plus, on percevait juste le craquement de ses cartilages et de ses os. Insoutenable... Lorsqu'il a eu fini, mon père a essuyé le sang qui coulait au coin de sa bouche et il a ricané. Il venait de tuer un homme et il riait... Je l'entends encore, ce rire. Ensuite, comme des gens approchaient, il a fait rouler le corps sur le bord du quai et l'a précipité dans le fleuve. Un plongeon en guise de requiem. À l'officier de police qui est arrivé plus tard, il a expliqué qu'un voleur nous avait assaillis et que dans la bagarre, il était tombé à l'eau. Une tentative de barbotage qui avait tourné au vinaigre pour l'agresseur, rien de plus. Du coup, l'honorable Gustave Valfandier est presque passé pour un héros. Il a même eu droit à un article dans Le Petit Parisien. Mais moi, je connaissais la vérité, bien sûr. À partir de là, j'ai su qui il était. Qui il était vraiment.
— Vous n'avez plus jamais évoqué cette histoire avec lui ? s'enquit François.
— Des années après, si. Nous nous étions disputés à propos de mes études et je lui ai jeté cet épisode au visage.
— Il l'a pris comment ?
— Avec sa morgue habituelle. Un sentiment d'impunité absolue. Il a ricané, comme il sait si bien le faire, et il a ajouté : « Tu sais quoi Frédéric ? Tout le monde devrait pouvoir essayer ça au moins une fois dans sa vie. » La discussion a été close et nous n'y sommes jamais revenus.
— De là votre intérêt pour la « pâte noire », j'imagine ?
— Les racines du mal, approuva l'interne. Celles qui poussent en chacun de nous. Riche ou pauvre, respectable ou pas...
— Votre père a des maîtresses ? enchaîna François, histoire de battre le fer tant qu'il était chaud.
— Un homme de son rang, je suppose que c'est une obligation..., avança le fils Valfandier.
— Mais vous, vous en connaissez ?
— Si je m'efforce de l'éviter, ce n'est pas pour courir après ses conquêtes, désolé...
— Votre mère n'a jamais fait d'allusion à ce sujet ?
— Ma pauvre maman ! Elle se couperait la langue plutôt que d'avouer une déconvenue de ce genre. Surtout à moi.
Ramilov dodelina de la tête et renifla encore. Cette fois, il battit des cils et émit une manière de sifflement. Valfandier étendit alors la main pour prendre sa sacoche. Il attrapa une seringue et procéda à une deuxième injection dans l'épaule – de la taille d'une cuisse – de son protégé.
— Il va se réveiller pour de bon, pronostiqua-t-il, mais avec cette dose de Sulfonal, il devrait rester tranquille. Suffisamment pour être attentif aux images, j'espère.
François faillit lui demander s'il n'était pas en cheville avec Achille Roumier, oiselier boulevard de Sébastopol et artiste de la piqûre lui aussi, mais cette pensée le ramena à Koko et il préféra l'éloigner.
Durant les minutes qui suivirent, le médecin sollicita Ramilov en lui tapotant les joues ou en lui pinçant le bras. Enfin, le Russe s'agita dans son fauteuil et prononça quelques mots incompréhensibles dans sa langue. Il tenta de se redresser en grognant, fit grincer le cuir de ses liens puis jeta des yeux furibonds autour de lui.
— Andréas, écoutez-moi, commença Frédéric. Je suis le Dr Valfandier, vous vous souvenez ? Nous nous connaissons bien, n'est-ce pas ? Je voudrais vous montrer quelque chose. Vous aimez les films...
Continuant à s'adresser à lui, il éteignit toutes les lampes sauf une et mit en marche le projecteur. Ramilov trépignait, partagé entre la colère d'être entravé et une vague curiosité pour les manipulations auxquelles se livrait son thérapeute. Lorsque les premières images apparurent sur le mur peint de blanc, il cessa d'un coup de bouger.
— Kino ! s'enthousiasma-t-il. Kino !
Il tendait le cou, happé par le théâtre de lumière et d'ombre devant lui.
— Kino !
— J'avais raison, se réjouit Frédéric. Le cinéma l'intéresse ! C'est un excellent début...
Sur l'écran granuleux se succédaient des monuments imposants surmontés de bulbes et de clochetons. Une foule emmitouflée dans des manteaux d'hiver arpentait une large place entourée de boutiques dont les enseignes s'écrivaient en caractères cyrilliques.
— Moscwa ! s'écria Ramilov.
— Moscou, exactement, confirma Valfandier. C'est votre pays, Andréas. Là d'où vous venez... Vous vous rappelez ?
— Moscwa ! répéta le demeuré, ravi.
François aussi écarquillait les yeux, cherchant de manière parfaitement illusoire le visage d'Elsa sous les chapkas fourrées et les fichus sombres.
— Ça date d'avant la Révolution, glissa Frédéric comme s'il avait deviné les pensées du policier. Je les ai récupérées chez Gaumont.
La suite du film les emporta à Kiev – dixit le carton – puis à Saint-Pétersbourg. Ramilov n'en perdait pas une miette même s'il était retombé dans son mutisme habituel. À la fin de la bobine, Valfandier se dépêcha de changer de pellicule, tandis que son patient demeurait interdit, la respiration bruyante.
— Peut-être habitiez-vous à la campagne, Andréas ? La plupart des gens habitent à la campagne en Russie, n'est-ce pas ? Vos parents avaient-ils une ferme ? Ou bien étiez-vous dans un village ? Dites-moi si l'une ou l'autre de ces images vous inspire quelque chose.
Le projecteur se remit en route pour délivrer cette fois un patchwork de visions bucoliques : paysans à la moisson, fêtes champêtres, femmes au lavoir, basse-cour qu'une fermière gênée traversait en se cachant le visage, etc. Le film était manifestement un collage de beaucoup d'autres, car les paysages, les physionomies ou les costumes changeaient pratiquement à chaque plan. L'interne exhortait Ramilov à s'exprimer, lui suggérant tel nom d'animal ou de plante, mais sans résultat : le mastodonte se contentait d'absorber les images, bouche bée. Il en fut de même pour les métrages suivants qui présentaient des scènes de travail à l'usine, des parades militaires, un reportage sur un cirque, un autre sur les couteliers de Thiers et ainsi de suite. La pile de boîtes métalliques diminuait et, malgré son énergie et sa bonne volonté, le médecin ne parvenait pas à trouver la clé du cerveau cadenassé de son malade. Même le carnaval des enfants de Concots, où des bambins affublés d'ailes d'ange défilaient, ne provoqua pas la moindre remarque intelligible.
Et puis soudain, alors que l'optimisme de l'interne s'émoussait, une séquence des plus anodines – un groupe de baigneurs au bord d'une rivière – déclencha une réaction brutale. Un borborygme d'abord, puis un mugissement lorsque sur la paroi animée, la jeune fille de la famille, en robe de bain, trempa la pointe de son pied dans l'onde.
— Niet ! Dedouchka, niet !
— Qu'y a-t-il, Andréas ? interrogea Valfandier. Vous avez vu quelque chose ?...
Mais Ramilov était déjà ailleurs : avec une force déconcertante, il se leva en arrachant les équerres métalliques qui maintenaient son fauteuil au sol.
— Siestra, niet !
Comme dans sa cellule la première fois, il se jeta contre le mur où la frêle demoiselle effectuait ses premiers pas dans l'eau.
— Siestra !
— Calmez-vous, Andréas..., intima Valfandier en s'avançant pour le rassurer.
Ramilov l'écarta d'un geste puissant tout en se collant à l'écran.
— Natacha ! Niet !
Le corps de la naïade se reflétait à moitié sur son large pyjama blanc : les jambes et la taille fine, déformées par les mouvements du tissu, semblaient être aspirées par la matière liquide de la rivière, tandis qu'au-dessus le visage innocent, enfantin encore, couronnait la silhouette implorante du fou criminel.
— Natacha !
Les deux employés, alertés par les cris, ouvrirent la porte à la volée. Ils se précipitèrent pour se saisir de Ramilov, l'un faisant jaillir de sous sa blouse une sorte de badine. Valfandier s'interposa :
— Non ! enjoignit-il. Surtout ne le touchez pas !
La baigneuse s'enfonçait désormais jusqu'à la poitrine. Elle tendit les mains, amorçant une brasse – à moins qu'elle n'ait voulu saisir, par-delà l'écran, les bras suppliants de son adorateur ?
— Siestra !
Le film se termina là, abruptement, sur le sourire énigmatique de l'enfant-sirène. La bobine se mit à tourner dans le vide, éclaboussant le mur de zébrures grises et blanches et produisant des claquements lancinants.
— Andréas, vous m'écoutez ? cria l'interne pour capter son attention. C'est votre sœur, n'est-ce pas ? Natacha...
— Natacha ! lâcha le Russe, désespéré.
— Nous avons déjà discuté d'elle, vous vous souvenez ? Vous l'aimiez beaucoup, je le sais.
— Natacha...
— Il lui est arrivé quelque chose de terrible, je crois. Vous ne voulez pas me raconter ?
Toujours pleurant, la morve lui coulant du nez, le mastodonte fixa son médecin.
— J'ai mourir elle ! gronda-t-il enfin, la voix lourde d'émotion.
— Vous l'avez tuée, c'est ça ?
— Tué Natacha ! sanglota-t-il.
Valfandier hésita à poursuivre et François choisit d'intervenir :
— Vous l'avez tuée de vos mains, Andréas, ou bien vous l'avez vue mourir ?
Le Russe lui jeta un regard buté, comme s'il découvrait sa présence. Vingt secondes au moins s'écoulèrent avant qu'il ne réponde, meurtri :
— J'ai mourir elle ! Tué Natacha...
— Elle s'est noyée ? continua le policier. Elle est entrée dans l'eau comme la jeune fille du film et elle s'est noyée ?
— L'eau ! acquiesça Ramilov. J'ai rien faire ! Tué l'eau !
— Vous n'avez rien pu faire, traduisit François. Vous l'avez vue mourir et vous n'avez rien pu faire...
Ramilov le dévisageait, tel un gamin fautif craignant la réprimande. Personne n'osait plus bouger. Autour d'eux, les éclairs de lumière et le flap-flap mécanique du projecteur donnaient l'impression d'un orage artificiel.
— Natacha était blonde..., supputa tout haut Valfandier. Blonde comme l'actrice Edwige Larivière. Edwige Larivière, Andréas, vous vous souvenez ? Cette malheureuse assassinée dans le cinéma de Malakoff... Elles étaient blondes toutes les deux, non ? Elle et votre sœur...
— Blonde ! s'exclama le Russe, comme si le mot était nouveau dans sa bouche. L'ange Malakoff !
— Que s'est-il passé ce soir-là, Andréas ? insista l'interne. À la fin du film, avec Edwige Larivière ?
— Mort l'ange ! gémit l'autre. L'ange blonde !
Dans sa voix résonnait l'écho d'une souffrance existentielle. Brusquement, François réalisa pourquoi cette affaire le déconcertait depuis le début : les pièces du puzzle étaient mal taillées, elles n'avaient aucune chance de s'emboîter...
— Sauf que là encore, suggéra le policier, ce n'est pas vous qui avez tué Edwige. Vous l'avez vue par terre, avec sa chevelure blonde. Comme votre sœur au bord de l'eau... Vous avez voulu l'aider, vous vous êtes agenouillé. Peut-être même l'avez-vous serrée dans vos bras ? Et au passage, vous avez ramassé le couteau.
— Couteau pas bon ! aboya Ramilov. Pas tué moi ! Tué couteau ! Tué ange !
Il y eut un flottement dans la petite salle martelée de lumière et de bruit. Ramilov, à l'évidence, était innocent du crime pour lequel on l'avait condamné...
— Et dire qu'il y en a qui doutent des vertus du cinéma, soupira Valfandier en éteignant le projecteur.