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Monsieur lit son journal
(Gaumont, 1908)
— Tu sais quoi, Koko ? clama gaiement François. Ramilov n'a pas tué l'actrice ! Ce ne sera pas facile à prouver devant une cour, mais c'est déjà un début.
« Montrez que vous vous intéressez à lui », avait recommandé l'oiselier... François était d'autant plus enclin à suivre ses conseils que la panacée à vingt francs avait produit des effets miraculeux : de retour de Villejuif sur le coup d'une heure, il avait été accueilli par un « Frran-çois ? » certes timide et chevrotant, mais pour le moins encourageant. Il en avait éprouvé un soulagement tel qu'il avait tiré son matelas jusqu'à la cuisine, remis du bois dans le poêle et passé la nuit au chevet du perroquet qui se tenait encore difficilement sur ses pattes. Au matin, l'animal dormait en sifflant, appuyé contre les barreaux de sa cage. Lorsqu'il avait finalement ouvert les yeux, ceux-ci étaient moins vitreux que la veille avec, à nouveau, une étincelle de curiosité. Un de sauvé...
— Ce qui signifie que notre tueur a commis les six crimes à lui tout seul, tu te rends compte ? Depuis la coiffeuse en novembre 1917 jusqu'à Nestor Châtelet il y a quatre jours. Ça te cloue le bec, ça, hein ?
François avait aussi une raison plus personnelle de s'entretenir avec un volatile coloré dont le cerveau ne devait pas dépasser les vingt grammes : c'est ainsi que Blanche avait dû occuper l'essentiel de son temps, cloîtrée dans son appartement de la rue d'Auge. Faute de pouvoir lui parler à elle, il monologuait donc avec son compagnon de solitude.
— Maintenant, voilà ce que je te propose... La surveillance des suspects débute ce soir et à tous les coups, ils vont me coller la noctambule. Bref, la journée sera longue et je risque de rentrer tard. Ce qui ne veut pas dire que je t'oublie, d'accord ? Le concierge a les clés, il passera après déjeuner remettre une bûche. Il est du genre mal embouché et je doute qu'il soit très causant, mais au moins, tu auras chaud. Et en revenant, je te rapporte des noix. Tu aimes ça, les noix ?
L'oiseau pencha légèrement la tête sans le quitter de l'œil, avant de lancer distinctement :
— Noix !
François le considéra, interdit.
— En même temps, tu es un perroquet, finit-il par admettre. Marché conclu.
Sa première visite fut pour Le Petit Parisien dans le Xe arrondissement. La presse avait commencé de reparaître aux premières heures du jour et les crieurs s'en donnaient à cœur joie autour du métro Saint-Denis, redoublant de zèle après trois semaines de vaches maigres.
— Le Figaro ! l'apostropha l'un d'eux, un peu rond et aux mains épaisses. Numéro historique ! Tout sur les législatives et la victoire du Bloc national ! Tout savoir, tout comprendre !
— Croyez-moi, croyez-moi, ripostait un plus jeune, celui qui sait, c'est Le Gaulois ! Révélations sur la nouvelle Chambre ! L'accident du ministre des Affaires étrangères ! Meurtre dans un cinéma ! Pour vous, milord, dix centimes seulement ! Croyez-moi, croyez-moi !
Un barbu avec une écharpe rouge s'immisça dans le duo :
— Refuse les mensonges des patrons de presse, camarade, l'invita-t-il en brandissant L'Humanité. Si tu veux la vérité sur les progrès socialistes aux élections, achète le journal du peuple !
Pour finir, François prit Le Matin et, tout en remontant le faubourg Poissonnière vers la rue d'Enghien, dévora l'article sur l'affaire. De sa plume alerte, Fangor offrait un récit enlevé des deux crimes de l'Olympic Palace et du Récamier, qu'il rapprochait subtilement du mystérieux suicide de Nestor Châtelet. Trop de coïncidences et trop de morts autour des studios Lighthouse, concluait-il. Le public tremble sur son siège et c'est toute la France qui a peur. Un caillou de plus dans la chaussure de Valfandier...
Le même Gustave Valfandier qui faisait justement l'objet de cette visite au Petit Parisien. Les courriers anonymes de la maîtresse en colère étaient peut-être étrangers à l'enquête, mais ils pouvaient aussi venir de Denise Gilbert, la victime inaugurale de cette série de meurtres. Et en l'absence du fringant directeur de la Fraternelle – son retour d'Allemagne n'était prévu que le lendemain –, toute information le concernant serait bonne à prendre.
François exhiba sa carte de la Préfecture au comptoir du journal et se fit conduire aux archives où l'accueillit avec beaucoup d'affabilité le responsable à monocle du service des abonnements.
— C'est une déclaration de guerre que vous nous portez à domicile ! plaisanta celui-ci en pointant l'exemplaire du Matin sous le bras du policier. Décemment, je ne peux pas vous laisser entrer ainsi dans le saint des saints ! Permettez que je vous l'échange...
Il lui glissa un exemplaire du Petit Parisien en lieu et place de l'autre et le précéda dans la pièce réservée aux anciens numéros, un vaste local où des étagères entières de papier jauni partaient à l'assaut du plafond.
— Quelle année voulez-vous ?
— 1899.
— Celle où j'ai commencé à travailler ici ! De bon augure pour vos investigations...
Il se planta devant le rayonnage correspondant, désignant les étiquettes collées sur chaque planchette :
— Douze mois, douze niveaux. Il y a une escabelle pour ceux du haut. Et si vous avez besoin de renseignements supplémentaires, je suis à côté.
François n'eut aucun mal à dénicher ce qu'il souhaitait : le numéro de novembre 1899 qui relatait l'altercation à laquelle le jeune Frédéric avait assisté le jour de son anniversaire. L'échotier rapportait que vers minuit, le 14 novembre, sur les quais de Seine en travaux, le sieur Valfandier, patron d'une célèbre société d'assurances, avait été pris à parti par un vagabond alors qu'il sortait du restaurant Lapérouse en compagnie de son fils. Une empoignade s'était ensuivie, le bon père de famille refusant de se laisser si aisément dépouiller. Les deux hommes avaient roulé à terre et, dans la confusion, le clochard était tombé à l'eau. Son corps avait été repêché dans la nuit sous le pont Saint-Michel, le médecin appelé sur les lieux concluant effectivement à la noyade. Interrogé, le commissariat du secteur promettait un renforcement des rondes durant le chantier et appelait à la vigilance les promeneurs, surtout les soirs de brume. Sur la victime elle-même, on n'en précisait pas davantage, tant elle comptait pour peu...
Avant de retourner quai des Orfèvres, François fit un crochet par Belleville pour embrasser Mado. Il la trouva recroquevillée derrière son comptoir, transie de froid, un gros mouchoir glissé dans la manche de son paletot.
— Ça va ? s'inquiéta-t-il. Tu es enrhumée ?
— Une broutille... Et puis je suis la reine des grogs, tu sais bien, ajouta-t-elle en montrant la bouteille d'hypocras dont elle corsait généreusement sa chicorée.
— Et sans Barnabé, tu t'en sors ?
— Je m'en sors comme s'en sortent les vieilles : je me dis que le jour où je n'aurai plus mal nulle part, c'est que je serai morte.
Il était rare qu'elle laisse percer ainsi sa lassitude et François se demanda s'il ne valait pas mieux remettre à plus tard les confidences qu'il comptait lui faire. D'un autre côté, leur relation était fondée sur la franchise et il n'avait que trop attendu.
— Je suis allé voir ma mère, avoua-t-il tout de go. L'autre jour, après l'enterrement de l'abbé Malvieux.
Le visage triste et veiné de rides de la vieille dame s'éclaira d'un coup.
— C'est vrai ? se réjouit-elle. Je comprends mieux pourquoi on ne t'a pas vu tous ces jours ! Cachottier, va, depuis le temps que je te bassine avec ! Et comment est-elle ?
François dut lui expliquer de quelle maladie elle souffrait exactement et combien il était difficile de dialoguer désormais avec elle. Mado resta pensive un moment, se gardant de faire remarquer qu'il avait peut-être trop tardé.
— Si jeune..., murmura-t-elle pour elle-même.
— Ce n'est pas tout, continua-t-il. Je suis allé aussi chez elle. À Caen.
— Ah ! fit-elle en s'octroyant une gorgée de son viatique aromatisé. Et alors ?
— Il y avait pas mal de fouillis. Au milieu des papiers, j'ai ramassé ça...
Il posa près de la caisse enregistreuse l'enveloppe rédigée de la main de l'épicière.
— Elle était vide. Tu peux me dire ce qu'elle contenait ?
Avant de répondre, Mado jeta un œil au cachet postal, ce qui pouvait laisser supposer que cette lettre n'était ni la première ni la seule.
— Je l'ai envoyée à l'été 18, quand tu es sorti de l'hôpital. Apprendre à une mère que son fils est rétabli, c'est le moins qu'on puisse faire, non ?
— Elle était au courant pour ma blessure ?
— Il aurait fallu un cœur de pierre pour le lui cacher. Son fils était entre la vie et la mort, je te rappelle... En plus, question nouvelles, elle avait aussi le père Malvieux.
François s'en voulait de l'obliger ainsi à se justifier de ses bonnes intentions, mais il avait besoin de réponses.
— C'est lui qui t'a fourni l'adresse, évidemment ?
— Honoré était un saint, affirma-t-elle avec force, avec ou sans Église.
— Dans une armoire de son bureau, poursuivit le jeune homme, il y avait un paquet à mon intention. Avec une chevalière aux initiales B.S., de vieux courriers montrant que quelqu'un cherchait Blanche, une photographie d'elle enfant... Il t'en avait parlé ?
Mado se troubla et se mit à tourner nerveusement sa cuillère dans son bol.
— Le père Malvieux ne m'en racontait pas tant que ça, affirma-t-elle en choisissant ses mots. D'ailleurs, on ne s'écrivait pas plus de deux ou trois fois l'an. Mais il a toujours agi pour votre bien à tous les deux, ça, j'en suis certaine. Et, crois-moi, ça lui importait beaucoup.
Elle ponctua sa profession de foi d'un claquement de langue et replongea dans son bol fumant, manière de clore la discussion.
Une fois calé sur le siège en bois du métropolitain qui le ramenait en bringuebalant vers l'île de la Cité, François déplia l'exemplaire du Petit Parisien qu'on lui avait offert. Le plus fort tirage des journaux du monde entier, s'enorgueillissait la gazette en forme de slogan... Si la une passait en revue les mêmes sujets que les confrères – les élections, deux colonnes triomphales à propos de la grève finissante et une grande photographie de Georges Carpentier qui s'apprêtait à défendre son titre de champion d'Europe de boxe –, les pages centrales étaient consacrées d'abord aux faits divers : l'accident de voiture dans lequel Stephen Pichon, le ministre des Affaires étrangères, avait été contusionné, les mésaventures d'un médecin radiographe électrocuté par ses appareils, l'arrestation d'une bande de voleurs qui dévalisait des trains de marchandises, le meurtre de Thérèse Michel au Récamier – sans beaucoup de précision, Le Petit Parisien ne bénéficiant pas des sources précieuses du Matin... Mais c'est la rubrique spectacle qui retint l'attention du policier : le journal publiait en effet une nécrologie complète de Nestor Châtelet – l'un des plus grands comiques de ce début de siècle – qui balayait l'ensemble de sa carrière cinématographique – la série des Nestor, en particulier, mais aussi ses incursions sur la scène théâtrale. Il était fait mention notamment de son rôle de Théramène dans la Phèdre donnée à l'Athénée en 1909, interprétation saluée par la critique. François se remémora les allusions d'Alix Notre-Dame à propos de ce même spectacle : c'est dans les sous-sols de l'Athénée, en 1909, qu'elle s'était blessée au visage. Quoi que l'on fasse, on en revenait toujours aux Maudits.