25
Cyrano de Bergerac
(Clément Maurice, 1900)
François s'étira à s'en déboîter les omoplates. S'occuper d'une insomniaque et d'un perroquet était décidément incompatible... Il songea à s'allonger quelques minutes sur la banquette arrière de la Delage pour reprendre des forces. Alix Notre-Dame n'avait pas menti en lui promettant une nuit agitée : elle avait bu et dansé jusqu'à trois heures du matin puis avait pris un malin plaisir à traverser à pied une bonne partie du IXe et du Xe arrondissement pour raccompagner sa nouvelle conquête chez elle. Avant de refermer la porte de l'immeuble, elle s'était tournée vers le policier qui les suivait en lui envoyant un baiser :
— Merci, inspecteur ! C'est très rassurant d'être escortée par la force publique. Les rues sont si peu sûres... Je vous dis à demain, sans doute ?
Le jeune homme n'avait plus eu qu'à récupérer sa voiture place Pigalle et à rentrer se coucher. Mais s'il avait réussi à rejoindre son lit sans réveiller Koko, les premières lueurs de l'aube avaient eu sur l'animal l'effet d'une décharge électrique. Avec la vaillance d'un coq décidé à faire se lever le jour – ou son nouveau maître –, il s'était mis à claironner gaillardement :
— Frran-çois ! Frran-çois ! Frran-çois !
Etc.
Pour éviter une insurrection du voisinage, il avait donc fallu s'arracher aux limbes du sommeil, deux heures seulement après s'y être abandonné. Arrachement d'autant plus douloureux que la journée à venir ne s'annonçait pas plus reposante : à neuf heures précises, François faisait déjà le pied de grue devant l'immeuble où Alix Notre-Dame avait censément dormi. L'actrice s'était d'ailleurs montrée au bout d'une quarantaine de minutes et avait sauté dans un taxi pour rejoindre directement la Cinépolis, épargnant au policier un interminable détour par Le Vésinet. Après quoi, Mortier s'étant obligeamment proposé pour surveiller le tournage, le reste de la Brigade s'en était retourné à la Préfecture pour un premier bilan des surveillances. Un bilan plutôt maigre, au demeurant, dont le seul élément de nouveauté concernait l'aimable Jean-Jean : après avoir dîné avec sa mère la veille, celui-ci s'était offert une escapade aux Mille et Une Nuits, une maison close assez réputée de la place d'Italie.
— Il n'est pas aussi simplet qu'il aimerait le faire croire, avait diagnostiqué Pivert, son ange gardien d'un soir. Et la pierreuse qui s'en est occupée m'en a raconté une bonne. Figurez-vous qu'il vient chaque semaine et réclame toujours la même fantaisie : qu'elle s'affuble d'une perruque blonde et joue la morte le temps que monsieur fasse sa petite affaire. Ça donne à réfléchir, non ?
Filippini avait ensuite remercié ses hommes pour leur disponibilité et leur avait promis que de nouveaux effectifs viendraient bientôt les épauler. François s'était alors remis au travail, s'efforçant d'éclaircir les rapports entre Alix Notre-Dame et l'ancien directeur de l'Athénée. Sans grand résultat...
Vers midi, il était remonté dans la Delage, direction le boulevard de Courcelles : le train qui ramenait Gustave Valfandier d'Allemagne était attendu en fin de matinée et il espérait cueillir le directeur de Lighthouse à son domicile. Depuis, appuyé sur le volant, il se pinçait pour ne pas glisser dans les bras tentateurs de Morphée.
Vers une heure, enfin, la Panhard conduite par le chauffeur pénétra dans la propriété. Le policier s'engouffra dans son sillage et rattrapa l'homme d'affaires sur l'imposant perron encadré de statues à l'antique.
— Monsieur Valfandier ? Il faudrait que je vous voie...
S'ensuivit une courte discussion, où un Gustave courroucé, les yeux cernés de gris, exigea de pouvoir se changer après les fatigues du voyage. Le tout sous le regard impénétrable de son épouse, Constance, qui l'attendait au seuil de la maison. Une belle femme brune, sobrement vêtue, le teint diaphane, sur qui l'âge ne semblait pas avoir prise. Avec en sus un air indéfinissablement lointain, comme si elle aspirait à un absolu qui n'était pas de ce monde.
Elle lui fit néanmoins les honneurs de la maison, l'installant avec une tasse de café dans une antichambre qui aurait pu postuler comme annexe du Louvre : trois Millet, deux Rosa Bonheur et un Courbet étaient accrochés aux murs. Le policier aurait aimé bavarder avec la maîtresse des lieux, mais celle-ci s'éclipsa telle une ombre, remplacée aussitôt par Adèle :
— Gustave m'a dit que tu le harcelais jusqu'ici ? attaqua-t-elle en s'asseyant à ses côtés.
François opina.
— Tout juste. Et toi, tu as remis les lettres dans le Cyrano ?
— Bien sûr. Tu comptes lui en parler ?
Il y avait un fond d'anxiété dans sa voix et elle jouait nerveusement avec le cahier beige qu'elle tenait à la main.
— Rassure-toi, je serai muet sur mes sources. Sinon, depuis l'autre soir, comment va Frédéric ?
— Il ne rentre plus la nuit, soupira-t-elle. Je suppose qu'il a dû prendre ses quartiers à l'asile. Au milieu des siens...
— Il ne t'a donc pas expliqué que Ramilov avait été accusé à tort du meurtre d'Edwige Larivière ?
— Quoi ?
— Selon toute vraisemblance, il aurait seulement tenté de lui porter secours après l'agression. Malheureusement, comme tout l'accusait et qu'il était incapable de se défendre...
— Incroyable ! Mais alors... ça signifie qu'il n'y a qu'un seul meurtrier ? Depuis le début ?
— Un scénario digne des Maudits, n'est-ce pas ? plaisanta François.
Il y eut un silence gêné et le policier s'en voulut de sa maladresse.
— C'est le cahier sur lequel tu travailles ? demanda-t-il en manière de diversion.
Elle lui montra sa page d'écriture en cours, où était glissé un crayon-mine.
— Il s'agit juste d'un brouillon. Mentola veut tourner le dernier épisode rapidement, au cas où la série s'arrêterait plus tôt que prévu. Du coup, lui et moi, on ne se quitte plus, précisa-t-elle en agitant son carnet.
— Je peux lire ?
— Si tu veux, rougit-elle. Ce... ce n'est qu'un premier jet, évidemment. Ce sera mieux cet après-midi, une fois au propre.
François prit le cahier et remonta deux pages en arrière. Le texte ne se présentait pas de façon rédigée comme pour le feuilleton du Matin : il y avait uniquement des indications scéniques, regroupées en paragraphes, et quelques lignes de dialogues. Au milieu de pas mal de ratures...
Chambre de Maud. Pièce en désordre, penderie sens dessus dessous. Maud en train de faire sa valise. Revolver sur l'oreiller. Perruque et costume de Stela sur le lit. Aucun doute, elle est sur le point de fuir.
Entrée de Washington, l'arme au poing. Paraît bouleversé.
Wash. : C'est vous, c'est vous !
Maud le regarde. Un instant, le sourire sardonique de Stela durcit son visage. Puis s'efface : elle redevient la belle et douce Maud. À soudain l'air triste. Le regarde avec passion.
Maud : C'est peut-être mieux ainsi, au moins je vous aurai revu. Malgré tout ce que j'ai pu vous faire subir, je vous aime, détective Washington. Je vous aime, vous comprenez ?
Ils se regardent. Force de leur amour au-delà de ce qui les oppose. Washington hésite, ne sait plus quoi faire. La main de Maud se rapproche du revolver sur l'oreiller.
Maud : Je n'irai pas en prison, Harold. Je ne passerai pas le restant de ma vie enfermée. À penser à vous pendant que vous pensez à moi. À souffrir pendant que vous souffrez. Jusqu'à la fin de nos jours. Je préfère être morte.
Maud attrape le revolver et le brandit en direction de Washington qui n'a d'autre choix que de tirer. Pam ! Pam ! Deux fois. Maud interrompt son geste, reste un moment immobile, deux traces rouges sur sa robe blanche. Washington se précipite. Elle s'effondre dans ses bras. Il pleure en l'allongeant sur le lit. Lui prend la main en la baisant.
Wash. : Maud ! Pardon ! Ne partez pas ! Moi aussi je vous aime ! Maud !
Maud ferme les yeux, Washington toujours suppliant à son chevet. C'est fini. D'autres policemen arrivent. L'un vérifie le revolver de Maud. Il est vide...
— Fichtre ! s'exclama François d'un ton louangeur, les spectateurs vont adorer. Le triomphe de la justice, la rédemption par l'amour, le gros lot à tous les coups !
— Ce n'est qu'une ébauche, se défendit-elle en minaudant. Il y a des détails à améliorer.
Tandis que François renouvelait ses félicitations, Gustave Valfandier les rejoignit dans le petit salon. Il s'était rasé, avait enfilé un nouveau costume et allumé une cigarette. Il invita François à l'accompagner dans son bureau, dont la décoration bourgeoise tranchait avec l'avant-gardiste siège de Lighthouse, avenue de l'Opéra. Le fait que l'hôtel particulier appartienne à sa femme ne devait pas y être étranger.
— Votre séjour en Allemagne s'est bien passé ? s'enquit le jeune homme en traînant devant l'impressionnante bibliothèque sur laquelle coulissait une échelle dorée.
— J'avais un rendez-vous à Berlin, prévu de longue date. Je n'y suis resté que deux jours. Mais asseyez-vous, je vous en prie, et dites-moi ce qui vous amène.
François n'obtempéra pas immédiatement, le temps de repérer ce qu'il cherchait. Du côté de l'échelle, évidemment...
— C'était pour le cinéma ou les assurances ? continua-t-il.
— Pour le cinéma. Les peuples vaincus ont besoin d'oublier et le marché allemand est le plus prometteur d'Europe. Mais vous n'êtes pas venu discuter affaires, j'imagine ?
Le jeune homme prit place sur l'une des deux chaises de style, devant le bureau de ministre chargé des dossiers et des journaux du jour. À travers les fenêtres, on pouvait apercevoir les arbres transis du parc, tandis qu'à l'intérieur, les bûches craquaient délicieusement dans la cheminée, comme un pied de nez à l'hiver.
François posa son doigt sur l'exemplaire du Figaro en haut de la pile :
— Ça fait plaisir le retour de la presse, n'est-ce pas ?
— Malheureusement, inspecteur, je n'ai pas eu le loisir de m'y plonger. Ni de voir comment ils nous traitent.
— La plupart des journalistes se contentent de rapporter le meurtre du Récamier et le suicide de Châtelet. Sauf celui du Matin qui établit un rapport entre Lighthouse et les différents crimes.
— Il doit prendre ses informations chez vous, grinça Valfandier.
— Ou bien il a un train d'avance sur ce que tout le monde dira bientôt... De mon côté, je suis passé au Petit Parisien hier. J'y ai déniché un vieil article de 1899 vous concernant. Une bagarre avec un clochard.
À l'évidence, le producteur ne s'attendait pas à ça. Ses pupilles se rétrécirent jusqu'à devenir deux minuscules points noirs et ses traits se tendirent jusqu'à l'os.
— C'était un accident, fit-il, les dents serrées. La police l'a confirmé.
François laissa filer quelques secondes en tapotant le bord de la table.
— Frédéric prétend, lui, qu'il s'agissait d'un meurtre. Que vous avez battu votre agresseur à mort avant de le jeter à l'eau.
L'autre écrasa consciencieusement sa cigarette avant de se renverser dans son fauteuil.
— Frédéric ! Quelle blague ! Il avait sept ans !
— Ça ne l'empêche pas d'être assez précis dans sa description.
— Foutaises ! s'énerva Valfandier. Il faisait nuit, il y avait de la brume... Il a eu très peur, c'est tout.
— D'après lui, vous vous êtes acharné sur votre adversaire avec votre canne.
— C'est faux. Il nous est tombé dessus par surprise et je me suis défendu avec ce que j'avais sous la main. Mon seul désir était de nous sauver, mon fils et moi. Ce qui est arrivé ensuite, je le regrette depuis vingt ans.
Ou bien il avait beaucoup appris de ses acteurs, ou bien il était sincère.
— Il paraît même qu'à la fin, insista François, vous ricaniez.
— Il avait sept ans ! répéta Gustave, exaspéré. Il en a fait des cauchemars durant des semaines ! C'est à partir de là qu'il s'est mis à imaginer des choses et à me prendre pour un genre de monstre. Et puis quel lien avec les meurtres d'aujourd'hui ?
— Ce qu'on a fait une fois, on peut toujours le refaire... D'autre part, il y a certains points de l'affaire que j'aimerais éclaircir. Après la mort d'Edwige, début 1918, les enquêteurs ont découvert un cendrier plein chez elle. D'après ce que nous savons, elle ne fumait pas, et les mégots trouvés avaient une forme assez spéciale. Des fleurs, identiques à celle-là, ajouta-t-il en montrant le reste de cigarette dans la coupelle en marbre.
— J'ai du mal à vous suivre, inspecteur.
— Eh bien, disons qu'on peut raisonnablement inférer que juste avant son assassinat, Mlle Larivière recevait quelqu'un qui écrasait ses mégots exactement comme vous le faites.
— Nous y voilà..., ironisa Gustave. Vous comptez me mettre aussi ce drame sur le dos ? Un homme a déjà été condamné pour ce crime. Il est à Villejuif, c'est Frédéric qui le soigne...
— Précisément, enchaîna François. À la lumière des expériences de votre fils, il semble que l'homme en question soit innocent. Et que le vrai coupable courre toujours.
— Quelle aubaine, n'est-ce pas ? s'emporta le producteur. Vous allez peut-être enfin m'épingler ? Hélas pour vous, inspecteur, je n'ai pas tué Edwige Larivière.
Il regardait le policier droit dans les yeux, le mettant au défi de prétendre le contraire.
— Pour être honnête, répliqua François, je ne m'attendais pas à ce que vous passiez aux aveux. Sauf qu'il y a un détail... Trois mois avant Edwige Larivière, une autre jeune femme blonde a été tuée dans un cinéma : Denise Gilbert... Elle était coiffeuse dans un salon proche de la Fraternelle. Or, selon nos informations, vous avez reçu une série de lettres anonymes à cette période. Une maîtresse qui ne souhaitait pas que vous la quittiez et qui menaçait de tout révéler à votre épouse. À ma connaissance, les courriers ont cessé à peu près au moment où la malheureuse était étranglée. La chose s'est produite au Gai Spectacle, un cinéma dont vous êtes par ailleurs l'assureur.
— Vous avez la moindre preuve de ce que vous avancez ? interrogea l'autre, glacial.
— Les preuves sont une denrée rare de nos jours. Pour autant, je pense que vous avez conservé ces lettres, je me trompe ?
— Je n'ai tué personne, inspecteur... Ni votre coiffeuse, ni Edwige Larivière, ni qui que ce soit d'autre. Même pas ce pauvre hère sur les quais de Seine. Maintenant, si vous persistez dans vos accusations diffamatoires, j'appelle vos supérieurs. J'ai certains appuis, vous ne l'ignorez pas...
— Au moins, vous ne verrez pas d'inconvénient à ce que je jette un œil à votre bibliothèque ?
La lèvre supérieure de Valfandier trembla légèrement.
— Vous manquez de lecture pour alimenter votre imagination débordante ? persifla-t-il.
François prit sa réponse pour une autorisation et se leva afin d'examiner les livres du côté de l'échelle mobile. L'étagère des R, en l'occurrence... Il monta sur les premiers degrés pour atteindre l'exemplaire de la pièce d'Edmond Rostand qu'il convoitait. Après quoi il revint vers le bureau en le feuilletant, suscitant le commentaire amusé de son hôte :
— Cyrano de Bergerac ! Une belle histoire qui finit mal... C'est votre genre, j'imagine ?
François tourna les pages jusqu'à la dernière. Plus aucune trace des lettres anonymes... Sans un mot, il hocha la tête, observant successivement son interlocuteur puis la cheminée, où quelques bribes de papier calciné voletaient encore dans le feu. Les preuves venaient de partir en fumée. Une fois encore.