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La Petite Fille et son chat

(Louis Lumière, 1899)

— Le 117 à Fécamp, mademoiselle, s'il vous plaît.

L'opératrice joua de son tableau de fiches et, quelques grésillements plus tard, une voix masculine voilée par l'âge résonna à l'oreille de François.

— Maître Joubert, j'écoute ?

— Bonjour, maître, désolé de vous déranger. Inspecteur Simon, Brigade criminelle de Paris. J'ai essayé de vous joindre ce matin.

— Ah ! C'est vous la police ? Mon clerc m'a raconté je ne sais quelle histoire à propos d'une enquête. Vous avez appelé deux fois, il paraît ?

— Effectivement. J'aurais besoin de renseignements sur l'un de vos anciens clients : Vianney Popincourt.

— Vianney Popincourt ? répéta l'autre, surpris. En quel honneur ?

— Il se peut que sa mort ait un rapport avec une série de meurtres sur laquelle nous travaillons.

— Ça ! s'exclama le notaire. J'aurai décidément tout entendu !

— Que voulez-vous dire ?

Il y eut un blanc, ponctué de parasites sur la ligne.

— Les informations de ce cabinet sont confidentielles, reprit le notaire. Mon père s'occupait déjà de la famille Popincourt et je n'ai pas l'intention d'étaler la vie de mes clients devant des inconnus. D'ailleurs, comment être sûr que vous êtes bien de la police ?

— Votre prudence vous honore, maître, le flatta François. Je peux vous donner le numéro du commissaire Guichard au Quai des Orfèvres. Il vous confirmera que nous avons une enquête en cours à laquelle M. Popincourt pourrait être très indirectement mêlé. Maintenant, si vous préférez, je peux aussi vous envoyer une convocation à Paris par les voies officielles...

— Vous ne me laissez pas vraiment le choix, grinça Joubert. Qu'est-ce que vous voulez savoir ?

— Le contenu du testament de Popincourt. Ses bénéficiaires, notamment.

— De tête, comme ça..., maugréa l'autre. Julien, je vous prie, cria-t-il. Allez me chercher le dossier Popincourt dans la réserve. Popincourt Vianney...

— C'est très aimable, le remercia François. Vous nous faites gagner un temps précieux.

— Bah ! Jusqu'au bout, ce pauvre Vianney aura attiré l'attention sur lui. Même si je ne vois pas bien, après tout ce temps, comment il pourrait être mêlé à des crimes.

— Des rumeurs ont couru sur son suicide, pourtant.

— Des ragots, oui ! Chaque année, trois personnes au moins se jettent des falaises d'Étretat. Mais il suffit que l'une d'entre elles soit du pays pour qu'on en fasse des gorges chaudes dix ans après. La preuve !

— Pour vous, il n'y a aucun doute, il a mis fin à ses jours ?

— Évidemment ! Ne me dites pas que la police gobe les sornettes qui ont circulé ici et là !

— Et dans ce cas, pourquoi ce geste ?

— Ça... Une personne qui le connaissait m'a confié qu'il était très malade. Même s'il s'en défendait. Peut-être tenait-il à choisir la manière dont il allait partir ? Il a toujours aimé ces falaises.

— On a parlé d'une femme à ses côtés, poursuivit François.

— Une femme, en effet. Une de ses amies d'enfance. Celle qui m'a fait ces confidences, justement. Ils se promenaient là-bas tous les deux, quand d'un coup il a sauté. Vous imaginez dans quel état ça l'a mise... Là-dessus, les gendarmes ont décidé de garder son identité secrète. Leur relation avait beau être parfaitement convenable, son mari était aussi le maire d'Étretat. Ils ont eu peur du qu'en-dira-t-on... Sauf que le résultat a été bien pire : tout le monde s'est mis à raconter n'importe quoi. Est-ce que cette vérité vous convient, inspecteur ?

— Si c'est la vérité, elle me convient.

— Tant mieux, je n'en ai pas d'autre à vous offrir. Posez ça là, Julien.

Il y eut divers bruits dans le cornet, comme si le notaire lâchait son téléphone pour consulter le dossier.

— Nous y voilà..., souffla-t-il en reprenant l'appareil. Les bénéficiaires, vous dites ?

— Je m'intéresse à ce qu'aurait obtenu une certaine Alix Notre-Dame...

— L'actrice, oui, ça me revient. Voyons... « ... lègue selon les dispositions suivantes... somme de deux mille francs à l'Institut Pasteur... Concernant mon amie... » C'est cela ! s'exclama le notaire. « ... Mlle Alix Notre-Dame, un appartement sis au 3, rue de la Réunion, dans le XXe arrondissement, avec tous meubles et biens qu'elle pourra y trouver. Concernant ma sœur Ninon... »

Joubert s'interrompit :

— Je vérifie, mais... Non, il n'est plus fait mention de la dame ensuite. Vous la soupçonnez d'avoir tué ce malheureux Vianney, c'est ça ?

François étendit le bras pour attraper un plan de Paris.

— C'est plus compliqué..., éluda-t-il. De quand date ce testament ?

— Eh bien... décembre 1909. Trois mois avant la fameuse promenade. Le pauvre allait sur ses soixante ans.

— Sa décision devait être prise, supputa le policier. Merci encore, maître Joubert, grâce à vous, nous pouvons clore cette piste.

Avant d'en ouvrir une autre..., songea-t-il en raccrochant l'appareil. Du doigt, il venait en effet de localiser la rue de l'appartement de Popincourt : elle donnait très exactement sur le Gai Spectacle et l'Olympic Palace.

 

L'immeuble était très convenable : quatre niveaux de brique rouge au-dessus d'une boutique de chapeaux, à moins de cinquante mètres effectivement de deux des cinémas où les crimes avaient été commis.

— Alors, qui est-ce qui avait raison ? triompha Mortier. Ose dire que je ne l'avais pas percée à jour, la balafrée !

François évita de lui faire remarquer qu'à chaque nouveau suspect il croyait dur comme fer tenir le coupable.

— On aurait dû prévenir Devic, poursuivit Adrien, il doit être arrivé à la Cinépolis. Il collerait les pinces à la demoiselle et on n'en parlerait plus.

— Tu sais que le commissaire Guichard habite juste à côté du Récamier ? glissa François. Ça ne fait pas de lui le meurtrier de Thérèse Michel... Qui plus est, sans preuve, mettre l'actrice en prison serait une gageure.

Le concierge leur indiqua la cage d'escalier au fond de la cour : l'appartement qu'ils cherchaient y occupait le dernier étage.

— Il est prévu qu'elle tourne aussi cet après-midi ? s'enquit François tandis qu'ils grimpaient les marches.

Mortier hocha la tête :

— Ils sont tous sur le pont à mettre les bouchées doubles. Comme s'ils craignaient que le ciel leur tombe sur la tête... Paraît-il même qu'ils devraient jouer le tableau final dès demain. Claudine en était toute retournée : la scène n'est même pas écrite !

— Délicieuse Claudine..., se moqua gentiment son collègue. Qu'elle se rassure, le texte arrive.

Ils parvinrent sur le dernier palier et Adrien dégaina son rossignol, prêt à faire chanter la serrure.

— Inutile..., le dissuada François en retenant son bras.

La porte était légèrement entrebâillée, le chambranle éraflé à hauteur du verrou.

— Mince ! lâcha Adrien. Forcée !

Il fit disparaître le passe-partout, sortit son arme de service et poussa le vantail. L'appartement avait été visité, effectivement, car on apercevait depuis le couloir une pièce de réception en désordre : du linge éparpillé sur les fauteuils, des commodes béantes, un vase renversé dont le contenu avait dessiné une auréole sur le tapis clair.

— C'est tout frais, diagnostiqua François en passant un doigt sur la laine humide. Pas plus de vingt-quatre heures. Par contre, les fleurs sont sèches et ça sent l'eau croupie : le bouquet était là depuis un moment. Ou bien Miss Notre-Dame se moque de son intérieur, ou bien elle ne vient pas souvent ici.

La pièce suivante, une salle à manger, était pratiquement vide, hormis trois chaises et une table avec une nappe repliée. Pas de grands dîners non plus à l'horizon... Venait ensuite un débarras où des meubles rustiques s'emboîtaient inextricablement, formant un savant puzzle en trois dimensions.

— C'est bien le style de la Normandie, ça, jaugea Adrien. Ginette a des cousins à Bayeux : on y est allés pour un mariage, tout était de ce genre-là. Apparemment, la dame a mis les affaires de Popincourt au rancart. Et cette saleté partout !

Les traces de doigts sur le bord d'une console poussiéreuse illustraient en effet le peu de soin apporté au ménage.

— Et pourquoi il lui a donné cet appartement ? continua Mortier. Ça fait cher le remords ! S'il l'avait laissé à sa sœur, elle s'en serait occupée.

— C'était peut-être leur premier nid d'amour.

— Bien sûr ! s'esclaffa Adrien. Jusqu'au moment où madame l'actrice s'est rendu compte qu'elle aussi avait un faible pour le beau sexe !

La chambre de la comédienne était immense, plusieurs cloisons ayant été visiblement abattues pour accueillir les deux grands lits qui se faisaient face et les deux armoires de taille respectable. Leurs battants étaient largement ouverts, draps et habits jetés pêle-mêle au sol. Tout était blanc, depuis les murs jusqu'à la descente de lit, en passant par le mobilier.

— Ils dorment à combien là-dedans ? s'étonna Mortier. C'est un lupanar ?

— Ou un hôpital.

L'ambiance était en tout cas très différente de celle, colorée et presque criarde, de la maison du Vésinet. Curieux comme les gens pouvaient habiter des univers différents...

François s'approcha d'une crédence nacrée qui servait aussi de présentoir à photographies. Il s'attendait à y trouver un panorama des rôles de l'actrice, mais les clichés étaient en fait plus anciens et plus intimes : Alix bébé dans les bras de sa mère, puis prenant la pose – déjà – à l'âge de sept ou huit ans, puis juchée sur les épaules de son père, un fier moustachu en canotier, plus quatre autres portraits de la petite fille, adossée à un puits, un chat blanc enroulé sur les genoux.

— Un angelot, pas vrai ? commenta Adrien. Dans sa maison de poupée blanche... C'est l'image qu'elle veut donner à ses conquêtes, tu penses ?

François eut un geste d'ignorance. Sur la coiffeuse voisine, des flacons de parfum, des brosses à cheveux, un miroir à main, une boîte en ivoire avec deux bracelets et un tour de cou.

— Notre visiteur n'est pas juste un cambrioleur, avança le jeune homme. Il a tout retourné mais il n'a pas touché aux bijoux. Il ciblait autre chose.

— Popincourt avait peut-être des objets de valeur ? émit Adrien.

— Il est mort il y a dix ans. Le voleur s'en serait inquiété avant.

Ils examinèrent ensuite la salle d'eau attenante, fouillée elle aussi par l'intrus à en croire le désordre sur les étagères. Adrien pointa une empreinte digitale rouge sur un pot de maquillage renversé :

— Si c'est celle de notre bonhomme et qu'il a sa fiche au Sommier, il est bon.

François eut alors un déclic.

— L'empreinte..., s'exclama-t-il. Bien sûr !

Il revint vers le débarras où s'entassaient si méthodiquement les vieux meubles de Popincourt et se planta devant la console marquée de traces de doigts. Elle calait un lampadaire et des tables de nuit renversées, elles-mêmes rangées contre un bahut et ensevelies sous un bric-à-brac de planches et de tringles.

— Mlle Notre-Dame s'appuie régulièrement ici pour se baisser, fit-il en s'accroupissant. D'où les traces de doigts sur le rebord... Autrement dit, ce qui l'intéresse est en dessous.

Il se glissa sous le plateau de la console jusqu'aux deux tables de nuit posées tête-bêche. Il ouvrit la première – elle était vide – et dut se contorsionner pour atteindre la deuxième. À l'intérieur, on entrevoyait une forme sombre.

— Viens par là, murmura-t-il.

Il ramena au jour un paquet emballé dans du papier journal qu'il défit sous le regard attentif de Mortier :

— Cinq francs que c'est le magot du vieux, paria celui-ci. Des louis d'or, tiens...

Mais en fait de lingots ou de pièces, le trésor se résumait à un sachet d'herboriste plein de poudre blanche. François en préleva une pincée, la renifla – aucune odeur –, puis la goûta du bout de la langue : une légère amertume suivie d'une sensation d'engourdissement...

— De la cocaïne, affirma-t-il. Un kilo, au bas mot.

— On la tient ! se réjouit Adrien. Avec l'ordonnance de 1916, elle file droit en prison.

— Pour détention de stupéfiant ? Elle sera dehors le mois prochain. Et nous, on ne sera pas plus avancés.

— Qu'est-ce que tu suggères ?

— Je ne sais pas. Le journal qui l'enveloppe date du 17 octobre, la coco n'est donc pas là depuis longtemps. C'est peut-être même elle que le cambrioleur venait chercher... À mon avis, tant qu'on n'aura pas établi de lien avec notre affaire, mieux vaut garder ça sous le coude. Ce qui ne nous interdit pas de continuer à fouiller, bien sûr. Et si on ne trouve pas le magot du vieux, je te paie une bière avec tes cinq francs.