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Les Dernières Cartouches
(Georges Méliès, 1897)
Personne ne manquait à l'appel : ni les acteurs de la troupe qui s'apprêtaient à tourner le final, ni la famille Valfandier, venue au complet, ni le concierge de la Cinépolis, libéré pour l'occasion, ni le fondateur de l'imprimerie Beaucaire et sa responsable des achats, ni le directeur de l'Olympic Palace et celui du Gaumont, bref, hormis les parents des victimes, tous ceux qui avaient eu affaire de près ou de loin à ces crimes étaient présents. Il faut dire que dans le télégramme qui leur avait été adressé, outre la convocation pour le relevé d'empreintes, on leur promettait un point précis sur les progrès de l'enquête : la curiosité, ainsi excitée, rendait sans doute plus acceptable l'injonction de police.
Pendant qu'Ignace, l'as de la dactyloscopie, disposait ses fiches cartonnées et ses tampons encreurs à la buvette, les techniciens finissaient de déployer les chariots de lumières autour du plateau. Seule actrice à avoir investi le décor, Claudine Damour, alias Maud, alias Stela, marchait de long en large dans sa chambre de cinéma, répétant son rôle. Ses partenaires s'étaient égaillés de droite et de gauche, faisant pour certains les honneurs du studio aux invités néophytes. Gustave Valfandier était en pleine discussion avec le Pr Grenier – qui venait de lui annoncer un nouveau retard dans ses travaux – tandis que Frédéric fumait à l'écart, le regard perdu vers l'escalier.
— Midi ! lança soudain Mentola dans son porte-voix. Tournage, s'il vous plaît, tournage !
Les comédiens convergèrent vers le plateau et Raynald Notre-Dame, œil ourlé de noir et costume impeccable, en profita pour saluer Adrien.
— J'ai une surprise pour vous, inspecteur, commença-t-il. J'espère que votre femme sera contente.
Il ouvrit la main et exhiba un bracelet en or torsadé, orné d'une lune tout à fait dans le style du collier auquel il devait s'assortir.
Le policier exulta :
— C'est... c'est exactement ça ! Incroyable ! Et si vite... Un vrai cadeau de Noël !
Puis, un ton plus bas :
— Vous me direz ce que je vous dois, hein ?
— Rien ne presse, glissa Notre-Dame avec une moue entendue. Maintenant, permettez, je dois aller confondre ma bien-aimée...
Il gagna la scène et, durant les minutes qui suivirent, Mentola adressa quelques indications à ses comédiens, obligeant le public qui se tenait trois mètres derrière les caméras à tendre l'oreille. Enfin, l'accessoiriste apporta divers objets, dont les armes indispensables à la conclusion du drame, ainsi qu'un rouleau de cire qu'il installa sur le phonographe. Une valse discrète s'éleva bientôt sous les hauteurs vitrées de la Cinépolis et Mentola donna le signal de départ. Instantanément, Claudine se mua en une créature aux traits changeants, tantôt charmante et triste, pliant avec soin ses affaires dans sa valise, tantôt secouée de frissons et roulant des yeux exorbités, comme si elle tâchait de dompter le fauve qui sommeillait en elle. Puis Raynald parut dans l'encadrement de la porte, revolver à la main. Il observa sa dulcinée, hésitant.
— Harold..., lâcha-t-elle en l'apercevant.
— Vous êtes démasquée, Maud, cria-t-il. Je vois clair maintenant !
Il fit un pas dans sa direction et la jeune femme recula, surprise.
— Pourquoi ? continua-t-il. Pourquoi ?
L'espace d'un éclair, elle eut une mimique vengeresse, comme si la jumelle malfaisante refaisait soudain surface. Elle respira profondément cependant et parvint à se contenir.
— C'est peut-être mieux ainsi, finit-elle par soupirer. Au moins je vous aurai revu. Je vous aime, Harold, vous comprenez ?
La valse venait de mourir et l'accessoiriste n'eut pas le cœur à remonter le phonographe. Le silence de l'équipe comme des spectateurs était impressionnant.
— Je n'irai pas en prison, Harold, je suis désolée, poursuivit-elle.
Sa voix était plus ferme, son regard plus dur, et sa main palpait le drap en direction de l'arme sur l'oreiller.
— Pas question de passer ma vie enfermée, ajouta-t-elle avec emphase. À penser à vous pendant que vous pensez à moi. À souffrir pendant que vous souffrez. Je préfère encore être morte.
Elle se crispa soudain et attrapa la crosse du pistolet pour le pointer sur le détective. Celui-ci se raidit, son corps s'arc-boutant pour refuser l'ordre qu'on lui donnait. Il la mit en joue, cependant...
C'est le moment que choisit François pour intervenir... Il franchit la distance qui le séparait de la scène en hurlant :
— Arrêtez ! Ne tirez pas !
Il y eut un instant de sidération quand le jeune homme se jeta sur le détective Washington et lui arracha son arme des mains.
— Qu'est-ce que..., siffla le comédien, abasourdi.
— Vous êtes fou ? vitupéra Mentola.
Pour toute réponse, François renversa l'arme et retourna le barillet dans sa paume. Il agita ensuite les projectiles sous les yeux de Raynald.
— Ce ne sont pas des balles à blanc, s'exclama-t-il. Si vous aviez tiré, Mlle Damour serait morte... Sous nos yeux !
— Quoi ? s'insurgea Notre-Dame.
— Quelqu'un a remplacé les cartouches factices par des vraies. Pour la tuer.
— Mais..., suffoqua Notre-Dame, je n'y suis pour rien, je...
— N'importe qui a pu faire l'échange, assura le policier en s'approchant de l'accessoiriste. Les armes étaient où ?
— Dans la pièce des costumes, balbutia l'employé. À côté des vestiaires. Je les ai vérifiées à dix heures, les balles à blanc y étaient, je vous jure ! Si d'autres balles avaient dû...
— La pièce n'est pas fermée à clé, je suppose, le coupa François. Quelqu'un a très bien pu venir et opérer la substitution sans être vu. Quelqu'un qui voulait supprimer Mlle Damour comme il a supprimé Nestor Châtelet.
Aussi crûment exprimée, la révélation fit l'effet d'une bombe. Quant à la jeune première, elle était tétanisée.
— Comment... comment avez-vous deviné ? demanda Notre-Dame, sous le choc.
— Une intuition, répondit le policier. Quand j'ai vu qu'on apportait des armes, je me suis dit que ce serait le crime parfait si...
C'est alors que la voix du Pr Grenier s'éleva à l'autre bout du studio.
— Au voleur ! Au voleur !
Tous les regards se tournèrent vers le fond de la salle.
— Ma sacoche ! s'égosillait le scientifique en faisant des moulinets avec les bras. Il m'a dérobé ma sacoche ! Avec les plans !
— Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire ? tonna Mortier par-dessus le brouhaha. Et de qui parlez-vous, d'abord ?
— Le grand Noir, là... celui qui joue les bandits avec les autres ! J'avais posé mes affaires devant les vestiaires et je l'ai vu tout à coup qui s'enfuyait avec. Par la porte de derrière... Faites quelque chose, nom d'un chien ! Il est en train de filer !
Joignant le geste à la parole, il se mit à courir vers le couloir obscur, obligeant Adrien et François à s'élancer à sa suite. Ils dévalèrent ainsi l'escalier qui menait à l'issue de secours et débouchèrent à l'extérieur devant l'atelier des décors, fermé pour la pause déjeuner. Sur le parking, trente mètres plus loin, une automobile démarrait en trombe. Barnabé était au volant...
— La Delage ! cria Mortier, alors que plusieurs visages s'encadraient aux fenêtres pour ne rien manquer de la poursuite.
Les trois hommes grimpèrent dans la voiture et Adrien fit bientôt crisser le gravillon de l'allée au milieu d'un nuage de fumée. Il franchit le portail dans un cahot et prit sur la droite la route de Paris. Leur cible avait deux cents bons mètres d'avance, mais on l'apercevait encore à l'orée des premières maisons de Vincennes. Adrien accéléra à nouveau, sans considération pour ses passagers que les nids-de-poule ballottaient de droite et de gauche.
— Eh ! piailla le professeur. N'allez pas nous tuer non plus !
Arrivés dans Vincennes, ils prirent une voie tranquille sur la gauche où le fuyard venait de se garer. Souriant comme après une bonne blague, Barnabé avait quitté son véhicule et brandissait la sacoche tel un trophée.
— Doucement ! protesta le scientifique en descendant à son tour. Je veux bien jouer la comédie, mais je tiens à mes affaires...
Adrien coupa le moteur et se tourna vers François :
— Tu crois que ça va marcher ? questionna-t-il.
— Il nous faut des preuves, répliqua son collègue. Disons que ce sont nos dernières cartouches...