Vers vingt heures, la chapelle Sixtine au point mort, son paquet de blondes dans le même état, Lola Jost décida qu’il était grand temps d’aller dîner en ville ; connaissant Maxime Duchamp, son restaurant devait être ouvert malgré la catastrophe qui s’était abattue sur les jeunes têtes de Khadidja et Chloé. Il était géré en bastion de bien-être, modeste point de ralliement d’une bande d’habitués à qui on proposait les prix les plus doux possible. Les Belles de jour comme de nuit, un petit restaurant sans façon. Bon, simple et pas trop cher. Autant dire une rareté à Paris.
Lola Jost enfila son imperméable et ses bottes, glissa un nouveau paquet de cigarettes dans sa poche, sortit son parapluie de son porte-parapluie en porcelaine orné de dragons (un cadeau de son fils qui n’avait qu’un seul défaut : il aimait les chinoiseries), et prit la direction du passage Brady. En remontant la rue du Faubourg-Saint-Denis, Lola se dit que s’il continuait à pleuvoir à cette cadence, les cassandres qui annonçaient un débordement de la Seine pire que celui de 1910 finiraient par avoir raison.
S’engouffrant dans le passage couvert, le vent rabattait les habituelles senteurs où dominait le curry. Les Belles était le seul établissement dans son genre au cœur d’un passage gavé de restaurants indiens. Malgré le courant d’air, Lola s’attarda pour consulter l’ardoise. Il y avait du museau vinaigrette, des crudités variées, de l’andouillette AAAAA, du bœuf mode, de la canette de Barbarie et des desserts. Mais les desserts n’avaient jamais intéressé Lola Jost. Elle était résolument sel et spiritueux.
À travers la vitrine, elle repéra Édouard, le fils du marchand de journaux. Il portait un grand tablier noir et servait à la place de Chloé et de Khadidja. Étudiant à l’école hôtelière, ce petit gars faisait régulièrement des extra pour Maxime. Ce qui laissait entendre que JPG avait bel et bien placé les gamines en garde à vue. Bon, elles n’en mourraient pas et ça donnerait à Khadidja de l’inspiration pour ses auditions. Ce qui ne nous détruit pas nous renforce, et ainsi de suite.
Lola reconnut certains habitués, dont cette grande bringue blonde aux cheveux ras, taillée comme une lutteuse et qui avait un accent amerloque. Cette fille appréciait, elle aussi, le petit bastion. Lola la soupçonnait de ne pas s’intéresser exclusivement à la gastronomie ; son manège avec Maxime ne lui avait pas échappé. Elle le couvait des yeux à la dérobée lorsqu’il quittait ses fourneaux pour venir faire l’aimable avec sa clientèle. Maxime Duchamp, bien que de petite taille, avait toujours eu la cote avec les femmes. Cette gueule de baroudeur revenu de loin mais pas de tout, ce regard chaviré, difficile de s’en lasser.
Édouard l’installa à sa table habituelle, celle qu’elle avait partagée si souvent avec Toussaint. Face au miroir d’où elle pouvait observer son monde sans être vue, Lola se vit pareille à un cachalot échoué. Un gros visage surmonté de cheveux gris coiffés à la mémère, un corps taille cinquante, cinquante-deux, ça dépendait des marques. C’était toujours comme ça les fois où le fantôme de Toussaint Kidjo venait frapper à la porte.
— Quel sale temps, madame Jost ! C’est courageux à vous d’être venue.
— Il ne faut pas se plaindre tout le temps, mon garçon. En 1910, la Seine est montée de plus de six mètres. Le zouave du pont de l’Alma en avait jusqu’aux moustaches. Les gaspards qui n’étaient pas morts noyés s’en donnaient à cœur joie dans les restaurants. Comparé à ça, tout va bien.
— À la radio, ce matin, ils disaient que ça pourrait recommencer.
— On pleurera le moment venu, Édouard. En attendant, ce sera une andouillette frites agrémentée d’un rouge maison. Et avertis Maxime que j’aimerais lui dire un mot à l’occasion. Entendu ?
— Entendu, madame Jost.
L’andouillette fut savoureuse, les frites aussi et lorsque la dernière goutte de vin du patron mourut dans le verre de Lola, Maxime Duchamp vint s’asseoir à sa table et la considéra un instant sans rien dire. Il faisait ça très bien.
— Salut, Maxime, dit-elle parce qu’il fallait bien rompre le charme et reprendre le fil du temps.
— Salut, Lola.
— Ce matin, en me levant, je me suis souvenu que mon vrai prénom était Marie-Thérèse et que j’avais cent vingt ans.
— Je refuse de t’appeler Marie-Thérèse. Tu seras toujours Lola pour moi.
— Bon d’accord, dit Lola. Mais j’ai soif.
Maxime leva le bras à l’intention d’Édouard et dessina un signe cabalistique dans l’espace. Leur duo se tut jusqu’à l’arrivée du vin. Maxime savait que Lola pensait à Toussaint Kidjo mais il avait le tact de ne pas prononcer son prénom ; il attendait qu’elle le fasse à sa place. Lola n’avait pas envie d’évoquer Toussaint. Elle laissa le silence flotter puis ouvrit son nouveau paquet de cigarettes sans en proposer à Maxime. Il n’avait pas ce vice.
— C’est qui la Viking taillée dans un drakkar ?
— La grande blonde en pull marin ?
— Oui.
— Ingrid Diesel. Elle est masseuse passage du Désir.
— Tout un programme.
— Thaï, shiatsu, balinais.
— C’est quoi ce fourbi ?
— Elle fait tous les styles.
— T’as essayé ?
— Oui, Lola.
— Formidable.
— Comment l’as-tu connue ?
— Au club de gym de la rue des Petites-Écuries. C’est une sacrée nature. Elle ne rate jamais un entraînement.
Lola vida son verre, Maxime le sien puis il les resservit. Lola se dit que c’était exactement ce qu’elle avait envie qu’il fasse. Qu’il lui serve du vin, qu’il boive avec elle. Qu’il ne lui dise pas qu’elle fumait trop. Qu’il l’écoute parler ou se taire. Qu’il lui raconte ce qu’il avait sur le cœur ou pas. Avec Maxime, on était toujours à l’aise. Ce lundi soir, Maxime avait envie de parler, alors il dit :
— Tu sais sûrement que Khadidja et Chloé sont en garde à vue.
— Je sais.
Et elle l’écouta parler des filles. Chloé qui avait des problèmes de poids, qui se réfugiait dans la pratique du violoncelle ou celle d’amis invisibles quelque part sur le net. Khadidja en brave petit soldat qui tenait bon pour deux, il en était sûr. Mais c’était dur pour des filles si jeunes. Chloé, Khadidja et Vanessa, le trio d’inséparables, elles se connaissaient depuis le collège. Chloé était morte de peur. Khadidja faisait la fière mais n’en menait pas large. Elles n’avaient pas la moindre idée de qui avait bien pu s’en prendre à leur amie. De deux choses l’une : ou Vanessa avait ouvert à son tueur, ou il était entré avec des clés. C’était tout ce que Chloé et Khadidja avaient à dire, et la police, en la personne d’un petit commissaire borné, trouvait cela insuffisant.
— Je fais tout pour les rassurer. Mais cette affaire ne sent pas bon. Le tueur lui a coupé les pieds, tu sais.
— Je sais, mon ex-adjoint m’a mise au courant.
— Ce n’était pas dans la presse ce matin.
— Classique. Grousset veut que le meurtrier en sache plus que le public pour qu’on puisse le piéger pendant les interrogatoires.
— Imagine qu’on ait affaire à un dingue et qu’il veuille remettre ça avec Khadidja ou Chloé. C’est ce que pense le lieutenant Barthélemy. Tu y crois à cette théorie, toi ?
— Je ne crois rien. D’autant que je ne suis plus flic, souviens-toi.
Lola s’était exprimée d’une voix plus triste qu’elle ne l’aurait souhaité. Alors, elle lui sourit pour compenser. Maxime tapota sa main avant de lui dire d’un ton malicieux :
— Tu sais ce qu’il te faudrait ?
— Aucune idée.
— Une bonne consultation avec Antoine.
— C’est qui celui-là ?
— Un habitué des Belles et le psy de Chloé. Peut-être qu’en allant t’allonger sur son divan, tu te sentirais mieux. Et son chien s’appelle Sigmund.
— Non !
— Si. En plus, Antoine est un type passionnant. Tu sais pourquoi les psys font allonger le patient sur un divan et se tiennent derrière lui ?
— Pour pouvoir s’offrir une petite sieste de temps en temps ?
— Tu n’y es pas, Lola. Le patient se livre mieux quand il est face au vide, c’est-à-dire face à lui-même.
— Tu trouves ça rassurant ?
— Accepter le vide, je trouve que c’est un bon début.
Lola se sentait mieux d’avoir parlé avec Maxime, et s’était remise à son puzzle. Elle avait forcé sur le vin du patron mais s’en moquait ; ça l’aiderait à dormir. Quand retentit la sonnette, elle pensa à Barthélemy et se leva en bougonnant. Mais au-delà de l’œilleton, il n’y avait qu’Ingrid Diesel, la masseuse polyvalente. Lola consulta sa montre : 22 h 35. Elle ouvrit néanmoins à la culottée – elle souriait comme quelqu’un ayant un service trop lourd à demander. Lola la considéra sans rien dire. Une attitude qui en son temps en avait déstabilisé plus d’un.
— Madame Lola Jost ?
— Ça dépend…
— Je m’appelle Ingrid Diesel. Je viens de la part de Maxime Duchamp, des Belles.
— Oui, oui, je connais Maxime. Et alors ?
— Est-ce que je peux entrer ?
Lola laissa faire sans dissimuler son peu d’enthousiasme. La lutteuse baragouina quelques phrases d’excuse, enleva ses chaussures pour ne pas salir la moquette – un bon point – et alla se vautrer sur le canapé. Un point moins bon. Ses chaussettes étaient gris-bleu, elle portait un jean délavé, un tricot à rayures qu’elle enleva sans façon en soupirant qu’il faisait si chaud. Lola se retrouva face à une fille musclée, en débardeur, au tatouage s’aventurant sur une épaule. Elle alluma une blonde, en proposa une sans succès à sa visiteuse, alla s’asseoir dans son fauteuil préféré et resserra sa robe de chambre à la fois sur son for intérieur et son for extérieur.
— Maxime m’a dit que vous aviez été dans la police.
— C’était bien avant votre naissance. Les dinosaures envisageaient tout juste de s’installer.
— J’ai tout de même dépassé la trentaine.
— Et peut-on savoir ce qui vous amène à cette heure tardive, Ingrid Diesel ?
— Oh, il n’est même pas onze heures. Eh bien, j’habite passage du Désir, l’immeuble où Vanessa Ringer a été…
— Oui, je suis au courant.
— Vos collègues m’ont interrogée une première fois chez moi. Je n’avais rien à dire de mal au sujet de mes voisines. Quand j’ai vu qu’ils les embarquaient au commissariat, j’ai suivi. Une fois sur place, j’ai plaidé leur cause et là un de vos collègues a été désagréable.
— On oublie trop souvent qu’un commissariat n’est pas une plage tropicale. Les gens y sont stressés et peu aimables avec les touristes.
— Je pense que vous pouvez m’aider. Enfin, nous aider tous. Les gens du quartier. Parce que la mort d’une jeune fille, ça concerne tout le monde.
— Cet entretien avait commencé sur des bases rationnelles. Vous avez employé le plus-que-parfait en parlant de ma carrière. C’était pile-poil dans le mille. Mais nous dérapons. C’est dommage. D’autant que tout ça devient une manie, vous êtes la deuxième à me chanter l’air de la nostalgie. Qu’on se le dise : Lola Jost fait à présent des puzzles chez elle. Du moins quand on lui en laisse le loisir.
— Mais les puzzles, ça doit être terriblement…
— Terriblement quoi ? Emmerdant ?
— Euh, oui. Mais excusez-moi encore si je vise au centre. Maxime m’a dit qu’on pouvait vous parler, que vous étiez une femme bien.
— Une femme bien. Voilà une expression fabriquée en série. Je préférerais Maxime m’a dit que vous étiez bien une femme. Alors là, d’accord. Je suis bien une femme. Ou du moins ce qu’il en reste après avoir donné de ma personne. J’ai donné et donné et donné et maintenant j’ai le droit de rester chez moi à puzzler ou à tailler les carottes en forme de roses, si ça me chante. Ou à faire des mots fléchés, tiens. Ça m’arrive quand j’en ai marre des puzzles. J’ai le droit.
— Non.
— Comment ça, non ?
— Si vous ne faites rien, on arrêtera un innocent et le salaud qui a tué Vanessa restera en liberté. C’est inacceptable.
— Moi aussi, je connais des grands mots et pas seulement fléchés : inadmissible, intolérable, irrecevable, inconcevable et même injuste. Alors ne dépliez pas vos grands mots sous mon nez, ils ne m’impressionnent pas.
— Mais la vie c’est quand même autre chose que de rester chez soi en oubliant les autres.
— La vie, mademoiselle, c’est de la confiture aux clous et si vous ne l’avez pas compris à votre âge, je ne peux rien pour vous.
— Maxime m’a dit que vous aviez été un sacré flic avant que votre collègue se fasse tuer.
— Vous commencez à me fatiguer.
— Au lieu de macérer dans l’auto-apitoiement et dans cette robe de chambre hideuse, secouez-vous donc et venez aider le quartier.
— Bon, ça suffit. Je n’accepte pas qu’une tondue tatouée et à rayures manque de respect à ma robe de chambre. Tire-toi.
— No.
— Tu l’auras voulu. J’appelle mes collègues comme tu dis, pour qu’ils t’embarquent. Cette fois, je te garantis qu’ils vont t’accorder toute leur attention.
— Vous n’êtes pas une femme bien. Maxime s’est trompé et j’insiste : votre robe de chambre est hideuse. Totally ugly ! Quand vous serez bien rassise dans votre petite vie de retraitée peinarde, de planquée, vous n’intéresserez vraiment plus personne. Et ça ne saurait tarder.
— La porte n’a pas changé d’emplacement et le commissariat non plus. Tu as deux secondes pour choisir ta destination.
L’Américaine ne se le fit pas dire trois fois. Lola put ainsi refermer sa porte sur la dévergondée. Elle resta immobile un instant à fixer la porte et l’œilleton ; elle pensa brièvement à un cyclope rectangulaire et cataleptique. Le genre de personnage qui aurait pu jouer dans les Shadoks. Mais les Shadoks ne passaient plus à la télé depuis des lustres. Puis elle se rendit compte que la tatouée avait oublié son pull. Elle se pencha à la fenêtre et vit sa silhouette en pétard s’éloigner vers le passage du Désir. Athlétique, le pas. À moitié à poil dans le froid d’une nuit de novembre mais la rage au cœur pour tenir chaud. Les gens étaient inouïs à leurs moments perdus.
Lola lut machinalement l’étiquette du pull. Une marque qui sonnait breton. Une taille quarante. Lola se souvint qu’elle avait fait du quarante du temps de sa jeunesse. Du temps des Shadoks. Elle emporta le pull dans sa chambre et se posta devant le miroir de sa penderie. C’est vrai que cette robe de chambre est moche, et alors ? Au moins, elle est chaude. Elle posa le pull marin sur ses seins en pastèque et ce tricot prit l’allure d’un décroché du rayon fillette. Par un processus darwinien déglingué, la sirène s’était mutée lentement en vieux cachalot. Si lentement qu’on n’avait rien vu venir. Et des millénaires après le naufrage, une gourgandine venait agiter un petit pull marin en fanion tout naïf, en pavillon de complaisance reconnaissance, en s’imaginant que tout était simple. Qu’il suffisait de dire oui, oh oui, allons-y.
Bon, allez, arrête ton cinéma, Lola. Tu as trop bu, ma fille. Il est temps d’aller te coucher.
Et c’est ce que fit Lola. Mais à peine la tête sur l’oreiller, elle se redressa. Un bout de phrase était resté coincé dans son oreille. Une phrase de la fille Diesel. Elle avait dit : « Si vous ne faites rien, on arrêtera un innocent… » Et elle était soi-disant allée témoigner rue Louis-Blanc en faveur de Khadidja et de Chloé. Lola se leva et alla téléphoner à Barthélemy. Le petit con sembla ravi de l’entendre et y alla de ses « patronne » longs comme un lundi sans puzzle. Elle déblaya vite le terrain au coupe-coupe et le lieutenant lui dit ce qui l’intéressait : le Nain de jardin en avait déjà marre de jouer avec les deux serveuses des Belles. Maintenant, il allait s’intéresser à leur patron. En tant que petit ami de Khadidja Younis, Maxime Duchamp avait accès aux clés de l’appartement des filles. Et le matin du drame, il était sur les lieux. En train de se faire masser par la Diesel. Lola s’habilla en vitesse, prit le pull marin ou marine, elle ne savait plus trop, et mit le cap sur le passage du Désir.