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Le passage Brady était plongé dans la pénombre. Mais une lueur trouait tout ça qui provenait des Belles. Lola y vit comme un symbole mais l’image s’effilocha. En plus de la lumière, il y avait des cris, un couple s’offrait une dispute. Ou, plus exactement, une femme jetait sa colère à la tête d’un homme qui essayait de garder son self-control. La voix était celle de Khadidja. Ingrid et Lola échangèrent un bref regard et se postèrent le plus près possible du restaurant.

— Tout ce qui te préoccupe, c’est d’avoir raté un casting à cause de ta garde à vue. Voilà le fin mot de l’histoire.

— QUE TU DIS !

— Je constate, c’est tout.

— TU VEUX QUE JE TE LE DISE LE PUTAIN DE FIN MOT DE L’HISTOIRE, HEIN ?

— Oui, mais sans brailler. Et sans gros mots.

— Le fin mot de l’histoire, il me reste coincé là. Tu m’as dit que ta femme était morte, ah ça oui ! Le seul problème, c’est que tu as soigneusement évité DE ME DIRE DE QUOI !

— Un bémol en dessous, tu veux. Si cela t’avait intéressée deux secondes, je te l’aurais dit.

— Tu t’en fous de savoir que j’ai eu l’air d’une conne devant ce petit flic hargneux.

— On en revient à toi. C’est triste.

— C’est pas de moi que je te parle. C’est de nous, Maxime. Je me suis fâchée avec mes parents, avec mon frère, à cause de toi.

— Ah, parce que tu as un frère ? Première nouvelle.

— Là n’est pas la question. Mon frère est un sale type, mais quand il dit que je suis maquée avec un homme bien trop vieux qui ne m’épousera jamais, il n’a pas tort.

— Qu’est-ce que le mariage vient faire là-dedans ?

— J’en ai rien à foutre du mariage, c’est pas ça le problème. Je supporte très bien que tu ne me fasses pas de promesses. C’est tes cachotteries que je n’encaisse pas. C’est aussi grâce au flic que j’ai appris que tu allais te faire masser chez l’Amerloque qui ressemble à un travelo, figure-toi !

— Ce n’est pas un secret.

— Ah bon ?

— Ingrid Diesel est juste une copine et elle masse à merveille. Ça élimine le stress. Tu devrais essayer.

— Et en plus, tu te fous de moi.

— Moi, moi, moi. Tu n’as que ce mot à la bouche, Khadidja.

— Tu comprends rien à rien, Maxime, et j’en ai jusque-là de ta morale. Je me casse.

— Tu es libre.

— C’est tellement facile. Et ça t’arrange bien.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je n’ai plus rien à te dire. Salut.

Ingrid et Lola se dissimulèrent derrière les troènes de la terrasse, surtout Ingrid. Khadidja fila comme une bombe, les talons aiguilles de ses bottines claquant dur sur le pavé.

— Solide tempérament, dit Lola.

— Moi, j’appelle ça bad temper. Un sale caractère.

— Favoritisme.

— What ?

— Tu as un faible pour Maxime. Je ne suis pas tombée de la dernière pluie.

— Contrairement aux gouttes qui embrument tes lunettes. Tu devrais les nettoyer, Lola.

— Tu changes la conversation, Ingrid. Laisse-la tranquille, elle est très bien comme conversation et, dans le fond, elle ne te veut pas de mal.

— Je te répète que tes lunettes sont mouillées. Tu les essuies ou pas ?

— Si, si, je les essuie.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On entre ou pas ?

— On entre.

— Good. Let’s move.

Et elles poussèrent la porte. Maxime était derrière son bar et venait de sortir la bouteille des grandes occasions. Et des grands désastres, comme celui qu’arborait son visage. La calamité s’estompa légèrement sous l’effet du courant d’air qu’elles apportaient dans leur sillage. Lola s’approcha du bar, de la bouteille. Sur l’étiquette bordée de bleu, quelqu’un avait écrit à la main « Englesqueville 1946 ». Elle s’en souvenait. De l’eau de feu qui vous brûlait l’œsophage et imprimait un parfum de pommes vitrifiées dans votre chair.

— On arrive à temps pour le calvados. Je suis sûre qu’Ingrid n’a jamais goûté un truc pareil.

Maxime ajouta deux verres sur le comptoir de cuivre. Et les remplit.

Il faisait vraiment bon aux Belles, Lola abandonna son imperméable sur un dossier de chaise. Maxime leva son verre :

— Aux femmes, et sans rancune.

À son tour, elle trinqua, et en profita pour jeter un coup d’œil à Ingrid. Sa coéquipière ne perdait pas une miette du visage de Maxime. Et cette moisson était dure à avaler. On prétend que les Américains sont de grands enfants, on a tort, se dit-elle. Celle-ci est en train de mûrir à toute allure. Lola trempa ses lèvres dans la liqueur mordorée. Ingrid s’envoya une lampée intrépide et faillit s’étouffer. Maxime sourit. Ça faisait plaisir à voir.

— Oh, my gosh !

— Eh oui, c’est du farouche, commenta Lola. On ne saute pas dessus comme une cow-girl sur un mustang. Approche-le tout doux, ma fille.

Ils finirent prudemment leurs calvas, à petites gorgées, et comme Maxime s’apprêtait à resservir de l’air du gars qui a décidé d’y consacrer sa nuit, Lola couvrit le verre d’Ingrid de sa main.

— Pas pour elle. Cette nuit, elle pilote ma Twingo.

— Pour quoi faire, par ce temps de cochon ?

— Pour sauver ta peau, Maxime.

— Qu’est-ce que tu racontes, Lola ?

— Ingrid et moi avons monté une association provisoire de défense. D’un seul protégé. Toi. Il est hors de question que Grousset te mette le meurtre de Vanessa sur le dos.

— C’est trop gentil, mais je suis assez grand pour me défendre tout seul, d’autant que je n’ai rien à me reprocher.

— C’est un argument qui n’empêchera pas la meule policière de rouler. Grousset est un con du genre constant. Il ne lâche pas prise. Surtout s’il a des bricoles à meuler. La clé de l’appartement des filles dans le tiroir du bar, par exemple. Ou, juste à l’heure du crime, ton massage chez l’Amerloque. Excuse-moi, Ingrid.

— You’re welcome, dear.

— Et puis, il y a les pieds tranchés.

— Avec un hachoir et une planche de cuisine. Le détail qui tue, ajouta Ingrid.

— Sans oublier la mort de Rinko, continua Lola.

Maxime remplit son verre et but le contenu d’un trait. Il marqua une assez longue pause, puis en s’adressant aux deux femmes à la fois demanda :

— Vous voulez vraiment que je vous parle de Rinko ?

Lola hocha la tête tranquillement tandis qu’Ingrid, tétanisée, soutenait le regard du restaurateur comme si la langue française s’était brusquement retirée de son cerveau. Maxime prit son verre d’une main et la bouteille de l’autre et se dirigea vers l’escalier qui menait à l’appartement. À mi-chemin, il se retourna et leur fit signe de le suivre. Lola eut la sensation que Maxime était un livre dont elle venait de tourner la première page.