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— Qu’est-ce qui t’arrive, Chloé, tu ne dors pas ? Mais tu trembles !

— Un type a appelé deux fois. Il voulait te parler.

— Quel type ?

— Je ne sais pas.

— Il a parlé de l’argent ?

— Non. On devrait peut-être quitter l’appart et demander l’hospitalité à Maxime. J’ai peur, Khadidja !

— Ça ne sert à rien d’avoir peur. De toute façon, je me suis fâchée avec Maxime. Il va falloir qu’on se débrouille seules.

— Mais on n’a nulle part où aller !

Khadidja songea à la mère de Chloé. Lucette avait vécu dans cet appartement jusqu’à son accident de voiture. Mère célibataire, déprimée chronique, elle n’avait jamais réussi à être rassurante, voguant de petits boulots en jobs minables. Elle valait nettement mieux que les parents de Vanessa, en tout cas. Un duo de cathos intégristes bornés à pleurer. Quand ils avaient appris que Vanessa sortait avec Farid, ils lui avaient rendu la vie impossible, pour finalement la mettre à la porte. Mes parents c’est kif-kif, s’énerva Khadidja. Religion, piège à cons.

— Dis, Khadidja, c’est qui ce mec, à ton avis ?

Khadidja considéra Chloé un moment, puis la prit dans ses bras et la serra fort. Elle caressa ses cheveux en la berçant. Ensuite, elle l’entraîna dans la cuisine ; en confectionnant du chocolat chaud, elle lui expliqua la théorie qu’elle avait échafaudée pendant qu’elle, Chloé, noyait sa frousse dans les Suites pour violoncelle de Bach.

— Je suis sûre que mon frère est là-dessous. Dès qu’il y a une embrouille, Farid n’est pas loin.

— Mais c’était pas Farid au téléphone.

— C’était un de ces types qu’il a toujours autour de lui. Farid est peut-être un loup, mais c’est pas un solitaire, crois-moi. Il y a deux hommes en lui. L’infernal et le charmeur. Il alterne. Toute mon enfance, ça a été pareil. Mon frère est un dingue. Mais qui a l’air normal.

— Arrête, ça ne me rassure pas du tout.

— Il faut que tu saches une chose, Chloé.

— Quoi ?

— Je n’ai pas peur de Farid. On est du même sang et j’ai la même force en moi. D’ailleurs, je suis née avant lui. On s’est bagarrés dans le ventre de ma mère mais c’est lui qui est sorti en dernier. Et ce sera toujours comme ça.

— Je croyais qu’on ne pouvait pas faire autre chose qu’aimer son jumeau.

— Le pire, c’est que je l’aime. Ça ne m’empêche pas de le voir comme il est et de me méfier.

— Et si c’était lui…

— Pour Vanessa ?

— Oui. Tu irais à la police ?

— Je ne donnerai jamais mon frère à la police. Quoi qu’il arrive.

Un pied dans l’intimité de Maxime ; Ingrid était émue. Ce qu’elle découvrait lui plaisait. Elle ne s’étonnait que d’une chose : pas une seule photo n’ornait les murs. Elle n’aurait pas imaginé l’appartement d’un ancien photo-reporter comme ça. Quant à Lola, elle semblait se moquer du décor. Elle ne voyait que son objectif : la réponse à ses questions. En même temps, son inquiétude était presque palpable.

Maxime sortit un grand carton à dessin d’un placard, l’ouvrit sur la table pour révéler les planches originales d’une bande dessinée. Un travail à l’encre noire. Un trait délié et puissant. Des adolescents dans une mégapole où se mélangeaient tradition et modernité. Ingrid reconnut Tokyo, ses voies express, ses trains, ses poteaux électriques tissant leur filet de câbles au-dessus des ruelles, ses champignonnières d’immeubles à la laideur fascinante, ses quartiers villages, ses habitants au quotidien : les cyclistes sur les trottoirs, les marchands itinérants de patates douces. Et puis la foule partout. Dans les gares, les magasins, aux carrefours. Et la solitude. Rinko Yamada-Duchamp semblait très forte pour parler de la solitude.

— Otaku est le chef-d’œuvre de Rinko, dit Maxime. Elle n’avait pas peur de s’attaquer aux sujets qui fâchent.

— Que signifie « otaku » ? demanda Lola.

— « Celui qui s’abrite à la maison ». Un otaku est un jeune homme qui refuse de devenir adulte. Il s’enferme chez lui, oublie le réel et ne vit que pour sa passion.

— Quel genre ?

— Modélisme, collection de montres, petites culottes de lycéennes, vidéos pornos et ainsi de suite.

— Je note un certain penchant pour le fétichisme, non ?

— Tout juste. Il y a d’ailleurs tout un marché autour des idoles. Photos, disques, poupées à l’effigie de jeunes chanteuses, actrices.

— On a un peu ça chez nous.

— Au Japon, c’est plus complexe. Si l’otaku refuse les contraintes de la vie en société, la société japonaise n’oublie pas l’otaku et lui vend ce qu’il aime. C’est ce mercantilisme cynique que pointe le manga de Rinko.

— Qu’est-ce que ça raconte ?

— Difficile de résumer, l’histoire compte quinze tomes. Elle commence sur une lycéenne en bikini en train de se faire photographier en studio ; son image permettra la conception de figurines commercialisables. Cette fille va devenir la pièce maîtresse d’une collection. Celle d’un otaku complètement cinglé.

Maxime referma le carton à dessin. Puis il remplit son verre. Ingrid comprit qu’il avait l’intention de prendre une cuite. Elle eut envie de la prendre avec lui. Mais Lola était d’une autre humeur. Elle attendait que Maxime peaufine son évocation. D’ailleurs, l’ex-commissaire et l’ex-reporter se fixèrent un moment sans rien dire. Il y avait de la tendresse dans les gros yeux ronds de Lola mais aussi de la fermeté. Maxime céda le premier :

— Vous vouliez savoir qui était Rinko. Vous savez.

— Tu n’as ouvert qu’un carton à dessin…

Maxime eut encore un sourire mais il faisait peine à voir. Si Lola n’avait pas été là, Ingrid l’aurait pris dans ses bras. Elle en tremblait presque.

— Rinko a fait un sacrifice en me suivant ici, elle trouvait l’inspiration dans la vie de ses compatriotes. À Paris, elle a continué de dessiner mais ce n’était plus pareil. Elle n’était plus au centre. À la fin de l’histoire, c’est à Paris qu’elle a trouvé la mort. Il reste son travail et, comme je le disais à Ingrid l’autre jour, ses cendres sur la cheminée. Et puis sa collection de poupées, ces effigies de lycéennes dont elle s’était servie pour Otaku. Si le commissaire Grousset veut trouver un lien entre mes souvenirs et Vanessa Ringer, eh bien qu’il cherche.

— Comment Rinko est-elle morte ?

— Étranglée.

Lola s’assit, et Ingrid suivit le mouvement. Ses genoux lui jouaient un sale tour.

— Une deuxième strangulation, même à douze ans d’intervalle, je te le dis tout de suite, Maxime, ça la fout mal.

— Peut-être, mais c’est la réalité. Que veux-tu que j’y fasse ?

— Que tu me donnes le plus d’informations possible pour que je distance Grousset. Tiens, par exemple, quelles étaient tes relations avec Vanessa ?

— Dis donc, ça fleure vraiment l’interrogatoire de flic, Lola.

— Maxime, fais un effort.

— Elle venait souvent manger avec nous.

— Nous ?

— Khadidja et Chloé. On prend toujours nos repas en cuisine avant l’arrivée des clients. Vanessa venait nous rejoindre. L’amitié des filles faisait plaisir à voir et je savais que Vanessa ne roulait pas sur l’or. Et puis, je la trouvais un peu maigre ; au moins, avec nous elle se nourrissait correctement.

— Moralité, tu la voyais souvent.

— Très souvent.

— Pas bon, tout ça.

— Tu trouves ?

— Je trouve, oui.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à ouvrir sa porte aux gens.

— Il faut absolument qu’on se décarcasse pour retrouver un témoin, un petit Roumain. Il a disparu après la mort de Vanessa.

— Constantin ?

— Tu le connais donc ?

— Vanessa l’avait amené. Depuis, il revenait me voir de temps en temps. Il aimait me regarder travailler, et manger un morceau par-ci par-là.

— Tu as une idée de l’endroit où il peut être ?

— Non, parce que je ne lui ai jamais posé de question. Constantin revenait de loin, d’un endroit que je connais trop bien, et je n’avais pas envie de lui remettre le nez dans son marasme. Je l’ai nourri, je lui ai fait la causette. Enfin, c’était plutôt des discussions par gestes.

 

Ingrid et Lola marchèrent jusqu’au rideau liquide qui barrait la rue du Faubourg-Saint-Denis. A contrario de leur enquête, ça s’énervait. Ingrid leva la tête vers le fracas cinglant de la verrière du passage Brady.

— Dans un déluge pareil, le môme est forcément à l’abri quelque part.

— Je l’espère pour lui. Mais pourquoi faut-il que des êtres humains vivent comme ça, surtout des gamins, tu le sais, Lola ?

— À la chute de Ceauşescu, le monde a réalisé que des dizaines de milliers d’enfants croupissaient dans des orphelinats ressemblant foutrement à des camps de concentration. Des victimes de la politique nataliste d’un dictateur qui voulait doubler sa population pour fêter le troisième millénaire. Contraception interdite. Cinq enfants obligatoires par famille. L’État s’engageait à prendre en charge ceux que les parents abandonnaient, faute de fric, d’amour, de tout ce que tu veux. Toute une génération a été sacrifiée à cause des idées de grandeur d’un pauvre type.

— Et on ne fait rien ?

— Si, des associations s’y emploient, mais il y a du boulot. Énormément de boulot. L’Europe à deux vitesses, vois-tu.

Leur duo se tut un long moment, absorbé par les trombes qui avaient pris possession de la rue, décrassaient la voiture de Lola. Au bout d’un long moment, le grondement sur la verrière ne fut plus qu’un tapotis. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? se demanda Ingrid. Et elle s’apprêtait à poser la même question à Lola lorsque celle-ci la précéda :

— Maxime parle et se tait en même temps. Tu as remarqué ?

— What do you mean ?

— Il ne veut pas tout nous dire. C’est l’évidence. Ah, quelle poisse !

— Maxime n’a pas envie de penser à son passé.

— Le seul problème, c’est que son passé a très envie que Maxime pense à lui.