Ils étaient enfin partis. Chloé trouvait les mots pour réconforter son amie. Une situation étrange, pensait-elle. Avant, elle était l’élément fort du trio. Pour la première fois, c’est moi qui la console. Khadidja était allongée sur son lit et elle lui enduisait les fesses et les cuisses de crème à l’arnica. Farid avait évité de marquer sa sœur au visage. Mais Chloé le soupçonnait de ne pas vouloir ameuter les flics.
— Demain, à la première heure, rappelle-moi de faire changer les clés, articula Khadidja. (Sa belle tête bouclée s’abandonnait dans les draps. Elle était épuisée. Mais elle ajouta : ) je suis fière de toi, tu l’as bien eu. Tu as dit ce qu’il fallait pour que ça sonne juste.
— Je me suis étonnée moi-même. Jamais je ne me serais crue capable de mentir à ton frère.
Chloé se demanda si son mensonge suffirait à garder Farid et son géant à distance. Tout dépendrait de ce que Khadidja déciderait au sujet de l’argent. Elle la borda ; quand elle la sentit sur le point de s’endormir elle quitta la chambre et s’installa devant son ordinateur.
Jamais elle n’avait éprouvé une telle envie de parler à Peter Pan. Un garçon de son âge, né à Paris, qui aimait la musique, la BD, le cinéma. Il vivait à Tokyo où son père avait été muté quelques années auparavant. Sa mère restait à la maison et s’occupait de lui et de ses deux frère et sœur. Bien sûr, Peter Pan n’était qu’un pseudo mais c’était la règle sur le net et ça permettait de se sentir libre. Chloé l’avait imaginé à partir de sa pudique description, cheveux bruns, yeux bleus, taille moyenne. En quelques semaines, le jeune homme était devenu son confident. Elle avait osé lui avouer sa boulimie, les vomissements qu’elle s’imposait quelquefois après avoir mangé au point d’en avoir mal.
Depuis la mort de Vanessa, leurs échanges avaient pris une autre tonalité. Peter compatissait plus qu’avant. Il voulait devenir écrivain et tout ce qui touchait à l’âme humaine l’intéressait.
Cette nuit, elle comptait lui raconter la visite de Farid et du géant et puis l’histoire du sac bourré de billets. L’amitié de Peter était douce et sans risque. Cachée derrière son propre pseudonyme, Chloé transformait prénoms et lieux. Elle était Magdalena, clin d’œil à Bach, son compositeur préféré. Khadidja était devenue Jasmine, et son frère, Karim. C’était excitant de travestir la réalité. Elle se sentait ainsi plus proche de Peter qui voulait transmuter la vie pour en faire sa création. Et elle avait moins peur.
Chloé ouvrit sa boîte aux lettres électronique. Il y avait un message de Peter Pan.
« Hello, Magdalena ! À Tokyo, les fans de la famille impériale pleurent. Vendredi était le jour de la crémation du prince Takamado, mort d’une crise cardiaque. Au cinéma, j’ai découvert le dernier Takeshi Kitano. Fini les films de gangsters. Dolls est une violente histoire d’amour où il est question de poupées, de pauvres marionnettes humaines… »
Tout en lisant, elle préparait sa réponse :
« Salut Peter, cette nuit j’ai cru passer de l’autre côté de la toile et entrer pour de bon dans un film de gangsters… »
— Le gamin s’appelle Constantin. Il a dans les douze ans et porte un vêtement noir à capuche. Et il est vraiment très blond.
Lola questionnait une prostituée, boulevard Ney. Elle portait des cuissardes argentées et un manteau rose fluo ouvert sur une tenue qui n’était pas de saison. Elle pouvait avoir entre vingt et trente ans. C’était au moins la cinquantième marcheuse qu’elle interrogeait avec Ingrid en suivant le cercle tracé par les boulevards des Maréchaux autour de Paris. Elle s’était dit qu’il fallait enquêter du côté des filles sous la coupe des Albanais. Mais aucune d’elles ne pouvait ou ne voulait reconnaître le petit Roumain. La nouvelle interlocutrice de Lola avait un accent bien parisien.
— Je sais même plus à quoi ils ressemblent, les gens, à force d’en voir.
— C’est quoi, ton nom ?
— Tout le monde m’appelle Barbara. T’aurais pas une clope ?
— Si. Et prends le paquet pendant que tu y es. Il vaut mieux que j’arrête, je sens la grippe qui monte.
— T’as qu’à te faire vacciner.
— Bon, Constantin, il se cache. Il a peur. Il parle à peine le français. Il est petit comme tous les mômes. En conséquence, Constantin ne ressemble pas à tous les gars que tu vois défiler. Mais il y a de fortes chances qu’il ait été enrôlé par les Albanais.
— Je travaille pas pour eux.
— Je m’en doute mais dix mètres plus haut, tes collègues ont toutes l’accent slave.
— Et dix ans de moins au compteur que moi, je sais. Ça ne me fait pas rigoler, crois-moi. Mais tout ça ne me dit toujours pas de qui tu parles. Dis donc, c’est vrai que t’as pas l’air dans ton assiette. Les vaccins, ça marche aussi sur les flics.
— Pour le moment je n’ai pas le temps.
— Et moi, tu crois que j’ai le temps ? Mais tiens, pendant que j’y pense… pourquoi tu demanderais pas à Kawa ?
— Qui ça ?
— Avec ses gars, elle tourne en camionnette sur les Maréchaux.
— Une collègue motorisée ?
— Mais non. Son bus, c’est celui d’une association. La Main tendue, qu’ils s’appellent. Ils distribuent des médicaments, des vaccins. C’est eux qui m’ont vaccinée. Et des préservatifs, du gel, de l’aspirine et du café. C’est pour ça qu’on l’appelle Kawa et puis parce qu’elle a la peau café au lait. On discute un peu. Ils sont plutôt sympas et pas trop lourds pour une fois.
— Mais je ne cherche pas à me faire vacciner, je cherche Constantin.
— Eh ! je te parle plus de vaccin. Kawa, elle tourne sans arrêt dans la nuit, elle l’a peut-être vu, ton Constantin.
— Et on la trouve où cette main tendue ?
— En principe, c’est elle qui te trouve. Mets ta voiture en orbite sur les maréchaux et tu finiras par croiser leur camionnette blanche. Ou alors, reste ici. Ils ne sont pas encore passés cette nuit.
— Ils passent par ici toutes les nuits ?
— Ah non, j’ai pas dit ça.
— Ça serait trop beau, Barbara. Bien trop beau.
Ingrid mit donc la voiture en orbite sur les boulevards des Maréchaux. Lola avait cessé de fumer et elles roulaient vitres fermées. C’était un changement appréciable. Mais Lola semblait accuser le coup. Il était quatre heures du matin, brouillard et pluie s’unissaient pour essayer de lui coller la grippe. Elle avait beau avoir l’air d’une montagne magique, Lola Jost était comme tout le monde. Ingrid se demanda si elle n’était pas fiévreuse.
— Tu ne crois pas qu’on devrait rentrer, Lola ? On recommencera demain.
— J’ai vu de ces nuits plus belles que les jours, qui faisaient oublier la douceur de l’Aurore, et l’éclat du midi1.
— What ?
— Cherche pas. J’ai été prof de français. Certains collectionnent les petites culottes de lycéennes, moi c’est les citations.
— Tu en connais beaucoup ?
— Plein.
— Pourquoi es-tu entrée dans la police ?
— Pour la même raison que je fais des puzzles. Je t’expliquerai un jour quand on se connaîtra mieux.
— Tu as été mariée ?
— Oui, avec un Anglais.
— Oh yeah ? Tu parles bien ma langue, alors ?
— Moins bien que toi la mienne mais je la comprends parfaitement.
— What happened to your english hubby ?
— On a divorcé, il y a longtemps.
— Why ?
— Dis donc, Ingrid, c’est dans une Twingo à Paris que tu circules, pas dans un autobus à Oklahoma City.
1 Pierre Moreau de Maupertuis, Abrégé du système du monde.