16

Lorsque Lola quitta le cinéma, le ciel pleurait toujours. Elle traversa le boulevard et marcha vers l’église et son square éclairé. Elle se faisait l’effet d’une formidable luciole attirée par la lumière en plein vol de nuit. Elle poussa la grille de fer et alla s’asseoir sur le banc qu’avait occupé Vanessa Ringer. De là, la vue sur le Star Panorama était intéressante. Ses ors, ses velours et son personnel gothique ressortaient bien. Vanessa était-elle venue ici prendre du recul, observer ses collègues et son job avec détachement ? Avant de s’en détacher ? Lola réalisa qu’à l’instar d’Élisabeth l’ouvreuse et de bien d’autres, elle ne savait pas grand-chose de Vanessa. Elle enquêtait au sujet d’une fille dont elle ignorait les centres d’intérêt, les habitudes. Même Maxime qui s’intéressait à ses semblables n’avait pas grand-chose à dire à son sujet. Pourquoi riait-elle aux plaisanteries de Baratin, dans un halo de lumière, à côté d’une église ? C’était lui le petit ami ? Et où était-il ce jeune con ?

Quand la pluie commença à lui refroidir les épaules, Lola déplia la carte mentale de son quartier et prépara son itinéraire de retour. Elle emprunterait la rue de la Fidélité puis descendrait celle du Faubourg-Saint-Denis. Elle passerait devant l’entrée du passage du Désir où dormait peut-être Antoine le légionnaire, où ne dormait peut-être pas Ingrid la masseuse. Où avait-elle bien pu aller par cette pluvieuse nuit de novembre ? On finirait par le savoir un jour ou l’autre. Lola dépasserait ensuite le passage Brady, aurait une pensée pour Maxime revenu du commissariat et endormi dans les bras de Khadidja. Un peu de douceur volée aux aspérités de la vie.

Arrivée à la hauteur du passage Brady, Lola n’eut aucune pensée pour Maxime car elle aperçut un homme promenant son chien. Il était grand, encore jeune et plutôt blond. Il déambulait comme elle, sans parapluie, un sac en plastique à la main. Pour les besoins de son dalmatien ? Lola lui attribua un bon point : de tous les enquiquineurs urbains, ceux qu’elle appréciait le moins étaient les pollueurs de trottoirs à part égale avec les chauffards. Un jour, elle avait même fait un masque de beauté à une sexagénaire qui laissait sa bestiole souiller le pas-de-porte des Belles. Ce qui avait occasionné un fou rire magnifique de Maxime. Il l’avait emmenée se laver les mains dans son évier et ils avaient ri comme des perdus sous l’œil intrigué des livreurs. Elle avait ri avec Maxime exactement comme elle riait avec Toussaint. Ça faisait presque mal d’y repenser. Il faudrait pouvoir immortaliser ça, inventer une machine qui se brancherait sur le cerveau et reproduirait des souvenirs holographiques et odorants, et tactiles pendant qu’on y était. On pourrait les apprécier sous toutes les coutures, même tête en bas, les respirer, les entendre et les toucher, lisses, rugueux, soyeux, poilus, spongieux et tout ce qu’on voudrait. Ah, je boirais bien un coup, se dit Lola. J’inviterais bien le psy aux Belles, je réveillerais bien Maxime, et avec ce duo de gars-là, je boirais bien la cuvée du patron jusqu’au bout de la nuit.

Elle cria :

— SIGMUUUNNND !

Le dalmatien réagit avec grâce ; il interrompit son reniflement d’un pneu et fixa un instant celle qui venait de l’interpeller. Puis il regarda son maître, leva la patte et urina.

— Vous connaissez mon chien, madame ?

— Et je vous connais aussi, monsieur Léger. Je suis une amie de Maxime. Mon nom est Lola Jost. Je crois que j’ai besoin de parler. De vous parler.

— Vous avez besoin de parler ou de me parler ?

— Les deux. Tous les cafés du coin sont fermés. Il va falloir que vous m’invitiez chez vous un moment.

Le psy sourit, ce qui eut pour effet de dessiner quelques rides autour de ses yeux très clairs. Malgré les apparences, cet homme-là devait avoir une quarantaine d’années. Il se tenait sous un lampadaire et la pluie scintillait autour de lui comme la laisse métallique de Sigmund qu’il tenait nonchalamment. Il affectionnait les pantalons de velours et portait un K-way. Ses cheveux étaient plaqués sur son crâne parce qu’il avait dédaigné de mettre sa capuche. Antoine Léger était ainsi un personnage à qui on avait terriblement envie de causer par une nuit brillante de pluie qui vous infiltrait l’âme.

— Oui, j’ai vraiment très envie de vous parler, Antoine Léger.

 

Il l’avait fait entrer dans son cabinet, lui avait proposé une cigarette et ils se faisaient face de part et d’autre d’un bureau de bois sombre années quarante. Une seule lampe était allumée. Antoine Léger avait enlevé son K-way et offert à Lola une généreuse rasade d’un scotch de bonne qualité ; il s’était servi plus modestement. Sigmund était allongé sur le tapis mais ne dormait pas.

Elle parla de Vanessa Ringer et de tout ce qu’elle ignorait d’elle. De Khadidja Younis et de tout ce qu’elle savait d’elle : son amour pour Maxime, ses rêves de succès. Léger écoutait, dans un silence de grande qualité. Souple comme son scotch. Lola s’installait confortablement dans la chaleur de ce silence. Elle continuait de parler des jeunes filles du passage du Désir ; Léger était un homme subtil, il fallait voguer avec lui sur les mots jusqu’à ce que l’on trouve une crique pour aborder. Et enfin mettre le pied sur le sable. En même temps, Lola s’avouait une franche envie de dormir.

— Kha-di-dja. Un beau prénom. Savez-vous que c’était celui de la première femme de Mahomet ? Une riche veuve plus âgée que lui. C’est elle qui l’a incité à devenir prophète. C’est elle qui l’a sponsorisé en quelque sorte.

— À quoi tient l’Histoire, lâcha enfin Antoine Léger.

Lola goûtait sa voix. Profonde et musicale, sans effort. Celle d’un prédicateur qui économiserait ses effets. Lola luttait parce que le charme de la voix s’associait à la tentation du sommeil.

— Maxime m’a dit que vous étiez le médecin de Chloé Gardel.

— C’est exact.

— Depuis longtemps ?

— Plusieurs années.

— Mais comment fait-elle pour vous payer ?

Elle l’entendit rire pour la première fois. Très élégant. Rien à voir avec ces gens qui s’esclaffent et trahissent ainsi la nervosité qu’ils vous dissimulaient.

— Vous êtes une femme hors normes, madame Jost. Maxime m’avait prévenu.

— J’enquête justement pour Maxime. Pour qu’il ne se retrouve pas en prison.

— Vous savez très bien que je ne pourrai pas répondre à toutes vos questions, reprit-il en souriant.

— Je comprends. Vous êtes, tel le prêtre, tenu au secret de la confession. Mais ma première interrogation était d’ordre économique. Elle ne vous engage à rien.

— Chloé a commencé à consulter lorsqu’elle était au lycée. Elle souffrait de boulimie. Ensuite, quand sa mère est morte, j’ai continué à la voir. Gratuitement. Elle a insisté pour me donner son chien.

— Et vous avez accepté ?

— Le chiot n’avait que six mois, je l’ai rebaptisé Sigmund.

— Mais pourquoi Chloé vous a-t-elle donné son chien ? C’est absurde.

Lola observait le dalmatien. Il s’était redressé et la fixait de son regard imperturbable.

— Chloé ne pouvait plus supporter sa présence.

— Elle vous a dit pourquoi ?

— Non. Du moins pas encore.

— Chloé et Khadidja ont caché à la police l’existence d’un journal intime qui a probablement été volé par le meurtrier de Vanessa. J’en ai déduit qu’elles ne voulaient pas dévoiler une part de leur passé commun. On ne va pas retrouver ce journal de sitôt. En revanche, on peut retrouver chez vous les souvenirs de Chloé. Dans vos dossiers.

— Peut-être, mais pourquoi ces souvenirs auraient-ils un rapport avec la mort de Vanessa ? Et qui vous dit qu’ils sont exacts ? Bien souvent, les gens les travestissent inconsciemment.

— Eh bien, puisque vous ne voulez parler ni des souvenirs de Chloé ni de la raison pour laquelle elle a abandonné son dalmatien, trouvons un autre sujet. Parlons de la boulimie d’une manière générale.

— Que voulez-vous savoir, madame Jost ?

Léger avait l’air amusé. Il semblait passer un bon moment, ou alors on avait su faire de lui un parfait gentleman.

— Appelez-moi donc Lola. Je voudrais savoir ce qui mène à la boulimie.

— La boulimie, Lola, c’est une violence que l’on retourne contre soi. C’est souvent féminin. Les filles infligent cette violence à leur propre corps, les garçons au corps social. Mais le résultat est le même. Ils peinent à se sentir partie prenante de la société, à trouver leur place. Que ce soit par adhésion ou par opposition. L’opposition à l’autorité parentale est une étape importante pour se construire. Dans une famille monoparentale ou face à un parent chômeur, il est difficile de contester. Ces jeunes n’ont pas le cœur d’entrer en rébellion contre un adulte déjà mal en point. La conséquence en est que certains peinent à se trouver et voient leurs repères s’effriter de plus en plus.

— C’est ce qui est arrivé à Chloé Gardel ?

— La mère de Chloé était une dépressive chronique. Une femme qui a élevé seule sa fille. Avant de mourir dans un accident de voiture.

— Pas gai, tout ça.

— Comme vous dites.

— Que pensez-vous de la mutilation de Vanessa ? Vous avez vu ce qu’on lui a fait, n’est-ce pas ?

— J’ai vu. Je n’ai aucune compétence en psychologie criminelle. Je ne peux vous parler que de la symbolique de la mutilation.

— C’est déjà quelque chose, Antoine.

— Mutilation peut signifier disqualification. Dans la tradition celte, un roi s’est vu privé de son trône parce qu’il avait perdu un bras dans une bataille.

— Le tueur aurait souhaité faire descendre Vanessa de son piédestal…

— Ce n’est qu’une interprétation et, en tant que telle, sans aucune valeur scientifique. Et puis il y en a tant d’autres.

— Je vous écoute avec grand intérêt.

— Au lieu de penser mutilation, on peut penser pied.

— Pas mal, continuez…

— Freud et Jung sont d’accord pour trouver au pied une signification phallique. Il est l’objet d’une fixation érotique pour certains fétichistes.

— Et couper les pieds d’une femme équivaudrait à supprimer l’attraction sexuelle qu’elle exerce ?

— Pourquoi pas ? Mais on peut retourner la thèse comme un gant, quitter le domaine sexuel pour s’envoler vers le spirituel.

— Eh bien, envolons-nous, Antoine.

— Les anges, Lola.

— Les anges, Antoine ?

— Mercure, messager des dieux, est l’ancêtre de l’ange. Ses ailes aux pieds symbolisent sa facilité à s’élever vers le divin. Et puis, il y a l’empreinte. Dans de nombreuses cultures, elle est la trace du divin dans le monde humain. Bouddha mesure l’univers en faisant sept pas dans chacune des directions de l’espace, on évoque les traces du Christ sur le mont des Oliviers et celle de Mahomet à La Mecque.

— Et que dire de ces histoires de lavement ? Il s’agit bien de rites de purification ?

— Parfaitement, Lola. On lave les pieds des derviches tourneurs pour les débarrasser des impuretés glanées sur les mauvais chemins du passé.

— Une mutilation est le plus radical des nettoyages.

— Votre théorie est un peu osée. Mais, là encore : pourquoi pas ?

Lola parla longtemps avec Antoine Léger. La fatigue aidant, d’étranges images lui venaient à l’esprit. Tout en posant ses questions, tout en écoutant les réponses, Lola les laissait flotter. Par exemple, celle d’un chien qui aurait englouti deux beaux pieds blancs bouillis dans une marmite de cuisine. Et n’en aurait rien laissé. Ni chair, ni os, ni cartilage. Lola absorba la conversation érudite jusqu’à ce que ses yeux papillonnent. Puis, ne pouvant plus rien ingurgiter qui fasse sens, elle demanda où se trouvait le divan. Elle prétendait à une faveur de la part du psychanalyste : qu’il la laisse s’allonger sur ce meuble mythique.

— Avant de vous rencontrer, je ne savais pas que cela faisait partie de mes fantasmes, précisa-t-elle.

Antoine Léger se leva et lui désigna un divan bleu et acajou, assorti au bureau. Lola perçut un mouvement derrière elle, se retourna et vit le dalmatien qui s’approchait en bâillant. Elle lissa sa jupe, s’allongea, puis se retourna pour constater qu’Antoine Léger s’asseyait sur un fauteuil placé derrière elle. Sigmund s’installait à ses pieds.

— Il fait toujours cela ?

— Toujours. Sigmund est ainsi le seul à connaître tous les secrets de mes clients.

Lola trouva la force de sourire. Elle croisa ses mains sur son ventre. Puis elle respira plusieurs fois profondément. Elle écouta Antoine Léger bouger ses jambes de velours, une fois, puis une autre. Et puis une fois et quelques autres.