Elle fut réveillée par une lumière grise. Le matin s’infiltrait à travers de hautes fenêtres inconnues. Il fallut quelques secondes à Lola pour réaliser que sa nuit s’était terminée sur le divan d’un psychanalyste.
Elle se leva et évita de renverser le verre vide, posé sur le parquet. Elle marcha vers la bibliothèque. Psychanalyse, psychiatrie, psychologie, sociologie, une encyclopédie généraliste en plusieurs volumes, des dictionnaires de mythologie, la Bible, le Coran, les pensées du dalaï-lama, le Vidal. Sur un mur, des photographies noir et blanc du dalmatien où apparaissait parfois une partie de l’anatomie du docteur Léger. Antoine ne partageait-il sa vie qu’avec son dalmatien ? La plus étonnante montrait Sigmund à la plage, sur un matelas pneumatique, veillant aux côtés d’un homme allongé dont on ne voyait que les mollets et pieds nus. Encore et toujours des histoires de pieds.
Lola fouilla le bureau et finit par dénicher ce qu’elle espérait trouver : les dossiers des patients, nombreux, et classés par ordre alphabétique. Ni le casier G ni le casier C ne recelait celui de Chloé Gardel. Et rien concernant Khadidja Younis ou Vanessa Ringer. Le docteur Léger m’a-t-il vue venir avec mes gros sabots ? se demanda Lola. Elle prononça un « ah la la ! » assez las avant de quitter le cabinet du psy. Et puis d’y revenir. Elle fouilla une nouvelle fois, en quête du nom qu’elle avait cru lire quelques secondes auparavant.
C’était bien ça. Sur l’étiquette, on lisait Renée Jamin-Kantor. Le dossier était bourré de feuillets portant des annotations manuscrites et des dates. La libraire avait consulté pendant plus de sept ans. Si Lola lisait correctement entre les lignes, Renée Jamin avait mené une vie d’expériences multisensorielles, pleine de fêtes, de paradis artificiels, de partenaires différents. Il lui arrivait de se poser des questions métaphysiques au sujet de cette existence remuante. Les premières interrogations intervenaient après le départ du père biologique de Patrick. Un certain Pierre Norton qui, un beau jour, avait eu l’idée de quitter femme et enfant pour ne plus jamais donner signe de vie. À partir de là, Rodolphe entrait en scène. Il avait joué le père dans la famille Addams et le beau-père dans la famille Kantor. Lola referma le dossier avec le sentiment désagréable d’avoir espionné par un trou de serrure. Maintenant que je ne suis plus flic, l’aspect fouille-merde du métier m’apparaît dans tout son prosaïsme, pensa-t-elle. Elle remit en place les documents et sortit pour de bon du cabinet.
L’appartement semblait déserté. Elle hésita puis en fit le tour, quelque cent cinquante mètres carrés. Une porte entrouverte, celle de la chambre. Le grand lit était défait, quelqu’un y avait dormi seul. Dans la cuisine, la gamelle de Sigmund était vide et les restes d’un petit déjeuner en solo traînaient dans l’évier empli d’eau savonneuse. La théière trônait au centre d’une table de ferme imposante à la surface patinée par mille coups de couteau, des centaines de fonds de marmites trop chaudes, des milliers de repas pris en famille. Curieux, pour un célibataire apparent. Lola s’en alla.
Dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, les commerçants ouvraient leurs échoppes. Elle salua ses maraîchers et son boucher préférés. La pluie avait cessé, le quotidien reprenait ses droits. Cette nuit, alors que Lola Jost dormait sur un divan, la Seine était restée sagement dans son lit. Le remake de 1910 n’était pas pour aujourd’hui.
Un taxi s’arrêta devant l’immeuble d’Antoine Léger. Le psychanalyste en sortit, l’air heureux, un enfant dans les bras et Sigmund sur ses talons. Une jolie blonde, à peu près de l’âge de Vanessa Ringer, s’extirpa à son tour du véhicule et, en plissant les yeux comme à son habitude, Lola put imaginer que la jeune fille revenait du royaume des morts où Léger était allé la chercher. Le taximan tendit la valise à la blonde. Couple, enfant et dalmatien rentrèrent dans l’immeuble. Lola demeura immobile, puis, en réalisant qu’elle se trouvait devant son salon de coiffure, y pénétra.
Il n’y avait qu’une cliente chez Jolie petite madame et la jeune Dorothée s’en occupait avec ferveur. Lola salua Jonathan et lui précisa qu’elle n’avait pas pris rendez-vous.
— Je ne le sais que trop, ma chère. Tu ne prends jamais rendez-vous. Ou alors si, une fois par an, avant d’aller voir ton fils à Singapour. Mais ce n’est pas la saison. Allez, assieds-toi donc. Et qu’est-ce qu’on te fait de beau ?
— Tu laves, tu coupes un peu, tu me fais un chouette brushing mais je ne veux pas sortir de là avec une volière sur la tête. Sobriété, Jonathan.
— Mon nom est Jonathan Sobriété, Lola.
Et ainsi, Lola put prendre la température du quartier au sujet de la mort de Vanessa Ringer. On en parlait. Chacun savait qu’elle avait été mise à la porte par ses parents, des catholiques ultra. Ils l’avaient chassée à cause de sa liaison avec un jeune Maghrébin. Vanessa avait alors trouvé refuge chez Chloé et sa mère. Jusqu’à ce que Lucette meure dans un accident de voiture. Depuis, Khadidja, une autre amie de lycée, avait emménagé avec le duo, et les trois filles s’entraidaient pour faire face à la hauteur des loyers parisiens, aux hauts et bas de l’existence. À ce moment de son récit, Jonathan avait fait une pause, ciseaux en l’air, s’attendant à une citation. Mais Lola gambergeait trop pour avoir le cœur à scanner son dictionnaire. Elle remarqua que Jonathan en concevait une certaine déception et, faute de mieux, fit un gros effort en convoquant Léon Bloy chez Jolie petite madame.
— Mon existence est une campagne triste où il pleut toujours.
— Plus quand j’en aurai fini avec toi, ma jolie. Rien ne remplace une bonne coupe pour se remettre la tête à l’endroit.
— C’est de toi ou de Vidal Sassoon ça, Jonathan ?
Lola sortit de chez Jolie petite madame avec un reflet bleuté dans ses cheveux gris. Jonathan étant un artisan têtu et fier de son métier, sa coupe évoquait tout de même une volière mais Lola ne s’en inquiétait guère, l’humidité aurait raison de cet édifice capillaire. Rue des Vinaigriers, Le Concombre masqué, quant à lui, était une librairie verte, de la nuance des cucurbitacées, ce qui ne l’étonna pas. La devanture regorgeait d’albums mais jouait aussi la troisième dimension avec une pléiade de statuettes en plastique de personnages comiques, surnaturels ou glorieux, des mâles, des femelles, des neutres, des extraterrestres et des monstres. On y voyait aussi les photos de leurs créateurs. Lola repéra une Asiatique à la longue chevelure dans le pur style Yoko Ono, époque John Lennon. La légende révélait qu’il s’agissait de Rinko Yamada-Duchamp immortalisée une quinzaine d’années auparavant. Assise à une table dans la librairie, elle signait ses albums. À ses côtés, en jupe de cuir et tee-shirt représentant quelque dieu hindou, une petite femme très souriante aux cheveux longs, ondulés et couleur marron glacé. On retrouvait cette même petite personne vieillissant lentement au fil des photos de dessinateurs en signature. Lola n’en connaissait aucun.
Renée Kantor conseillait un client qui ne jurait que par la science-fiction. La cinquantaine, une élégance discrète assortie à la saison, jouant sur une harmonie de beiges et de marrons dopée par un carré de soie aux couleurs vives. C’était la femme des photographies. À l’instar de Lola, elle s’était fait couper les cheveux, ses vêtements s’étaient assagis mais elle, elle n’avait pas pris un gramme.
Lola fouilla dans les rayons en écoutant la conversation. Elle n’aurait pas imaginé l’art de la BD si florissant. Les gens avaient sans doute furieusement envie de se changer les idées. Renée Kantor connaissait son affaire et déclinait la biographie de quelques auteurs sans marquer d’hésitation. Son affabilité implacable eut raison du client qui repartit avec trois albums et un catalogue offert par la maison.
— Si vous avez besoin d’un conseil…
— On m’a parlé du travail de Rinko Yamada.
— Ah, une merveille. Tenez, c’est un classement alphabétique, tous ses albums sont ici. Cette femme était géniale.
— Était ?
— Malheureusement.
— Vous l’avez connue ?
— Nous étions amies. Elle vivait dans le quartier. C’est une horrible histoire, Rinko a été assassinée. Elle formait un beau couple avec Maxime Duchamp. Presque trop beau. On n’a jamais su qui était le tueur. Rinko a été attaquée quand elle était seule dans son atelier, rue des Deux-Gares. Il paraît que Maxime a trouvé son corps en revenant d’un reportage en Roumanie.
Lola scrutait le visage de Renée Kantor. Cette femme se souvenait d’un meurtre vieux de douze ans comme s’il datait d’hier. Elle continuait de sourire mais ses yeux prenaient une tonalité grise :
— Otaku est une BD culte. Je vous la recommande si vous ne savez pas par quoi commencer. Mais je vous préviens, c’est violent. Et c’est en quinze tomes.
— Euh… entre autres.
— Appâtez-moi.
— Pardon ?
— Dévoilez-moi un bout de l’histoire.
— Tout démarre avec une lycéenne qui vend son image pour gagner de l’argent. Elle s’en mordra les doigts.
— Pourquoi ?
— En dire plus dévoilerait l’intrigue, c’est bâti comme un polar…
— Mais non, allez-y. J’aime savoir dans quoi je m’aventure.
— Un collectionneur décide de la couper en morceaux et de l’empaqueter. Et d’envoyer ces paquets à d’autres jeunes filles ayant posé pour la même compagnie.
— Cette BD m’a l’air perverse à souhait, je prends le tome un.
— Très bonne décision. Je vous fais un paquet-cadeau ?
— Inutile, c’est pour moi.
Lola paya, récupéra son ticket de caisse mais pas la BD qui resta dans la main de Renée Kantor. Séparées par Otaku, les deux femmes se dévisagèrent un court instant.
— Vous n’êtes pas vraiment amateur de BD, n’est-ce pas ?
— Je ne suis pas non plus amateur de grabuge, rassurez-vous.
— Je sais qui vous êtes. Lola Jost, commissaire à la retraite. Et vous enquêtez sur l’affaire Ringer. Mon mari a eu droit à votre visite. Il m’a prévenue.
— Si seulement vous pouviez être plus coopérative que lui.
Renée Kantor lâcha l’album en même temps qu’un autre de ses sourires dont le stock semblait inépuisable.
— Sachez que je suis ravie de ce qui arrive. Enfin… je ne me réjouis pas de la mort de Vanessa Ringer. Mais… Oh, et puis voilà ! J’ai toujours pensé que Maxime Duchamp avait tué Rinko.
— Et pour quelle raison, madame Kantor ?
— Parce que sous l’image du couple parfait, il y en avait une autre. Rinko n’était pas heureuse avec lui.
— Elle vous l’a dit ?
— Il était toujours par monts et par vaux. D’une guerre à l’autre. Elle s’est lassée de l’attendre et d’avoir peur pour lui.
— Lassée ?
— Rinko s’est consolée avec quelqu’un et Maxime ne l’a pas supporté.
— Qui était-ce ?
— Je ne sais pas.
— Vous étiez amies…
— Cette personne était peut-être mariée. Rinko n’était pas femme à faire du scandale. Et contrairement à ce que vous suggérez, elle n’était pas perverse. C’était une artiste très réceptive qui captait puis restituait la dureté de son époque mais n’en acceptait pas pour autant les…
— Vous êtes allée voir la police ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je n’avais aucune preuve. Maxime était officiellement en reportage, mais les retours en avion, ça se bidouille. En tout cas, s’il a recommencé avec Vanessa Ringer…
— Vous irez cette fois à la police, c’est bien ça ?
— Tout le monde sait que Maxime Duchamp est dans le collimateur des enquêteurs. Inutile de tirer sur l’ambulance. Et puis, je n’ai pas plus de preuves aujourd’hui qu’hier.
Le sourire avait viré à la grimace. Cette amertume faisait mal à voir, parce que pour Lola, elle abîmait le visage de Maxime à distance. Lola eut envie de demander si elle lui en voulait pour d’autres raisons. Avait-elle essayé de vivre avec lui une des « expériences » dont elle semblait si friande ? Avait-il refusé ses avances ? Mais l’approche n’étant guère stratégique, elle demanda :
— Vous voyez des similitudes entre les deux meurtres ?
— Elles ont été étranglées toutes les deux. Il n’y a pas eu de violences sexuelles. Bien que…
— Bien que ?
— Il l’avait attachée… aux barreaux du lit, avec des bas.
— Attachée ?
— Par les chevilles.
— Mais pourquoi seulement par les chevilles ? Habituellement, dans le bondage, la victime est attachée par ses quatre membres ou par les poignets…
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Le monde est malade. Complètement malade.
— Pourrais-je voir votre fils, Patrick ?
— Patrick est à l’appartement. Nous n’avons pas eu beaucoup de clients cet après-midi.
— Votre mari m’a dit qu’il travaillait avec vous.
— Malheureusement, les études n’inspirent pas mon fils. Il y a eu la période avec Rodolphe au Star Panorama et maintenant, c’est la librairie. En réalité, Patrick passe beaucoup de temps devant son ordinateur. L’appartement est au-dessus du Concombre masqué. C’est pratique. Un peu trop même.
Renée Kantor fixait Lola, à l’affût d’une réaction. Flegmatique, cette dernière pensait : c’est curieux, ces gens d’un certain âge qui ont encore besoin de l’approbation des autres. Renée Kantor lui fit signe de la suivre. Elles quittèrent la boutique par la porte du fond et débouchèrent dans le hall de l’immeuble.