Après tant d’années dans la police criminelle, elle pensait bien connaître les nuances du sang, une palette qu’elle avait crue sommaire. C’était compter sans Santo Gadejo, un Chilien bourré d’imagination en matière de giclement de cervelle, de découpages anatomiques et de derniers outrages avant l’Armagueddon. Dans Crazy Dolls, du sang, des cris d’effroi mais aussi du sexe, des cris de joie. Un génie du Mal lubrique avait fabriqué en laboratoire une armée de poupées tueuses qu’il utilisait sans compter pour assouvir un désir chavirant sans cesse entre Éros et Thanatos. C’était le film le plus fatigant que Lola ait jamais eu à suivre et ses paupières luttaient avec détermination contre la force de gravité.
Du point de vue d’Ingrid, cette première soirée au Star Panorama atteignait déjà des sommets. Et elle redoutait un crescendo. Elle espérait que Baratin allait apparaître au plus vite — Élisabeth avait promis de leur faire signe — et aussi qu’un client se comporterait bizarrement. Mais pour l’instant, les fidèles se tenaient bien. Le gros de la clientèle avait l’allure étudiante et sortait en bandes. Au vu des délires du señor Gadejo, on comprenait la nécessité d’un compagnonnage pour profiter d’une épaule, d’une main ou d’une cuisse compatissante, bien vivante, rassurante.
Ingrid avait installé le carton de pop-corn au milieu de leurs deux accoudoirs. Lors de chaque assaut maléfique, sa main droite agrippait la cuisse gauche de Lola tandis que son corps tressaillait comme sous l’effet d’une décharge électrique. Cette réaction adolescente n’était pas déplaisante. Plus le temps passait, plus Lola appréciait la fraîcheur et la spontanéité de l’Américaine.
La plus jolie et la plus rapide des poupées arborait un doux et lumineux sourire de madone sur son visage fixe. Elle trucidait une actrice porno d’un coup de sabre en pleine gorge après l’avoir écorchée vive, puis se substituait à elle sur un set de film. Elle enleva sa cape noire dévoilant un corps splendide et articulé, doté d’une pile encastrée dans le dos, et brandit son non moins splendide sabre de samouraï avec lequel elle entreprit de démembrer méthodiquement toute l’équipe du tournage. Chaque fois qu’elle tranchait un membre, un nez, une oreille voire une tête, la lumière verte de sa pile jetait des éclairs et un point indéfini de son corps émettait une courte phrase enregistrée, prononcée d’une voix de fillette : « Je m’appelle Bella et j’ai faim. » Ensuite, le rythme ralentit. Bella était assise sur le lit, dégoulinante de sang, son sabre en main. Gros plan sur sa face de plastique et ses yeux de verre dépourvus d’expression. Mais le sourire était là, immuable et angélique.
Lola tira un coup de chapeau à l’actrice et attendit la suite. Bella essuyait son sabre sur la jupe de la scripte décapitée lorsque la porte s’ouvrit. Entra le héros, un journaliste d’investigation doublé d’un as des arts martiaux. Il entreprit de vaincre la créature malgré les tentatives ultraérotiques pour le séduire. La carrière de Bella se termina sur une rampe d’éclairage renversée projetant une furia d’étincelles. Dans une pose christique, la poupée désarticulée répétait à l’infini : « Je m’appelle Bella et j’ai faim… je m’appelle Bella et j’ai faim… je m’appelle Bella et j’ai faim… je m’appelle Bella et… »
Depuis un moment, Lola pensait aux poupées de Rinko Yamada-Duchamp. À la collection d’effigies de jeunes filles où la dessinatrice avait puisé une partie de son inspiration. Elle regrettait de ne pas avoir demandé à Maxime de lui montrer les poupées. L’action de Crazy Dolls ralentissait une fois de plus : le héros rentrait dans son loft épuré pour y faire retraite avant une contre-attaque qu’on prévoyait implacable. Elle ferma les yeux, et finit par s’endormir.
Lola se promenait seule sur un quai de Seine. Le fleuve en crue léchait ses chaussures. Elle approchait d’un pont couvert de lichens qui flottaient comme une chevelure dans le vent. Elle portait un long manteau gris et la chapka d’Ingrid. Elle aurait voulu que l’amie américaine marchât à ses côtés vers ce grand pont marqué d’un K. Derrière elle, il y avait le pont N comme Napoléon mais ce pont K, elle ne le connaissait pas. À Paris, il n’existait pas de pont K. Lola savait parfaitement qu’elle rêvait.
Elle vit soudain Vanessa Ringer. En cornette noire et soutane blanche, la jeune fille était ficelée à une pile du pont. Son corps était immense. Aussi grand que celui du zouave. L’eau atteignait ses chevilles. « Dis-moi qui t’a tuée, ma fille ! », ordonna Lola. Mais Vanessa n’entendait rien. Lola s’engagea sous la voûte. Ses pas résonnèrent et elle lança contre les pierres humides : « Je m’appelle Lola et je voudrais rentrer chez moi… Je m’appelle Lola… » Un point rouge clignotait sur la ligne d’horizon. Lola continua d’avancer. Ce point n’était que le bonnet de Grousset. Un bonnet phrygien ou un bonnet Schtroumpf ? Jean-Pascal Grousset avait perdu vingt bons centimètres et empoignait les anses d’une brouette emplie d’une substance rouge.
Le quai était encombré de brouettes. Elles étaient entassées les unes sur les autres, et certaines avaient dégringolé et renversé leur chargement sanglant.
— C’est Toussaint Kidjo, dit Grousset, l’air catastrophé, il a été dépecé. Je ne sais plus quoi faire des morceaux, c’est un embouteillage de brouettes, il faut que vous veniez, madame Jost…
Impatient, Grousset se jeta sur Lola. Comme il lui arrivait à la taille, ses petits poings crispés lui labourèrent les côtes…
— Lola, réveille-toi ! Tu as dit qu’on sortirait avant la fin de Crazy Dolls pour étudier le public, Lola ! Wake up, Lola !
— Que se passe-t-il ? demanda Lola en fixant l’écran.
— Dans le film ?
— Dans tout.
— Dans le film, le méchant a construit une poupée à l’effigie de la fiancée du journaliste. Mais elle est tellement réussie qu’on ne voit pas la différence. Et dans la réalité, rien. Baratin n’est pas venu et le public est sage comme une image.
Elles se postèrent à la sortie et scrutèrent la foule qui quittait le Star Panorama.
— Rien, constata Lola.
— Rien de rien, renchérit Ingrid.
— Allez, on rentre. On reviendra demain. Patience, on l’aura, ce Baratin.
— Sûrement, mais demain je ne pourrai pas. J’ai un rendez-vous.
— Mènes-tu une double vie, Ingrid ?
— Tu te crois dans un autobus en partance pour Oklahoma City, Lola ?
Elles marchèrent en silence jusqu’à la rue du Faubourg-Saint-Denis puis Ingrid proposa à Lola le massage promis. Et lui garantit qu’il l’aiderait à trouver le sommeil. Dans le hall de son immeuble, la lumière éclaira Tonio le clochard qui ouvrit un œil et s’exclama en voyant Lola :
— Ma Samaritaine ! Je t’attendais !
— Qu’est-ce qui se passe, Tonio ?
— Dans les poubelles j’ai trouvé plein de journaux. Y parlaient de la petite blonde qui habitait ici et qui est morte. Eh bien moi, je sais quelque chose et c’est qu’à toi que je causerai, ma sainte-bernarde. Il est comme ça, Tonio. Il a ses têtes. J’aime bien ta bonne vieille tête.
Lola s’accroupit aux côtés de Tonio. Le bonhomme faisait durer le plaisir, il attendit qu’elle allume une cigarette et la lui colle entre les lèvres puis s’en allume une pour elle. Ingrid alla chercher trois bières mexicaines, fit le service et s’installa sur une marche.
— La belle Vanessa, je l’ai vue une nuit dans le passage Brady. Elle s’engueulait avec le patron du restaurant.
— Quand ça ? demanda Ingrid.
— Chut ! Ne l’interromps pas ! dit Lola.
— Ouais, tais-toi un peu, la gazelle blonde. J’y viens. C’était pas en été. Il flottait tout le temps. C’était déjà l’automne, ma grande. Et ces nuits-là, je dors passage Brady parce que c’est couvert. Eh bien, ils m’ont réveillé avec leur dispute. Voilà. Je me suis dit que ça t’intéresserait.
— Bien sûr que ça m’intéresse, mais j’aimerais savoir ce qu’ils se sont dit.
— J’en ai plus idée.
— Ah non ! Tu m’allèches et tu me lâches !
— Tu sais, ma grande, j’écoutais pas vraiment.
— C’était une dispute d’amoureux ? insista Lola en jetant un œil à Ingrid dont le regard évoquait la fixité de la maléfique Bella.
— Comment veux-tu que je te dise ! En tout cas, la fille n’était pas contente.
— Et lui ?
— Lui causait sans s’énerver, mais la fille voulait rien entendre. Il la retenait par la manche. Et elle, cette belle Vanessa, elle avait pas l’air d’aimer ce qu’il lui disait. Voilà. Me presse plus le citron, c’est tout ce que j’ai pour toi, mais c’est rien que pour toi.
Ingrid et Lola finirent leurs bières sur le canapé orange. Lola fumait, les yeux dans le vide. Ingrid fixait sa lava lamp. Elle n’avait pas le goût à masser Lola et Lola n’avait pas le goût à se détendre.
— Le temps se gâte, finit par dire Lola. Aujourd’hui, j’ai appris de la bouche de Renée Kantor, la femme du…
— Patron du Star Panorama, je sais. J’ai l’air sonné, mais je te suis cinq sur cinq. Continue, Lola.
— J’ai appris qu’entre Rinko et Maxime ce n’était pas l’entente cordiale. Il n’était jamais là, elle avait pris un amant.
— Fuck !
— Comme tu dis. Et ce n’est pas tout. Rinko Yamada-Duchamp a été retrouvée les chevilles attachées aux barreaux du lit conjugal. Même Grousset va établir le parallèle entre des chevilles entravées et des pieds tranchés. Il pleut des preuves, Ingrid.
— Mais non.
— Mais si, ça sent la crue. La menace gonfle tel un fleuve. Dans peu de temps, le zouave en aura jusqu’aux moustaches et il éternuera.
— Mais, Lola, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as des hallucinations ou quoi ? C’est le manque de sommeil ?
— Restons sereines, cependant. Les eaux montent, le ciel s’obscurcit mais il reste un nuage blanc à l’horizon.
— Will you tell me at last what the fuck you’re talking about ?
— Tu te souviens que lors de leur dispute, Maxime a reproché à Khadidja de lui avoir caché l’existence d’un frère ?
— Yes, indeed.
— Ce frère, Farid Younis, était le petit ami de Vanessa Ringer quand elle était au lycée. Il a quitté l’école assez tôt. On dit qu’il a mal tourné.
— Dans quel genre ? Trafic de drogue ?
— Je n’en sais pas plus. Mais là n’est pas la question.
Elles replongèrent dans un silence méditatif jusqu’à ce que Lola demande :
— Tu sais quel est le plus gros avantage à ne plus être flic ?
— Ne plus avoir à soulever les couvertures qui cachent les misères du monde ?
— Tout le contraire, Ingrid. Ne plus avoir d’heures légales pour soulever ces couvertures. Je peux aller poser des questions dérangeantes à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. (Elle consulta sa montre et ajouta : ) À une heure du matin, par exemple.
— On va chez Maxime ?
— Non, chez tes voisines.
Ingrid ne put cacher sa surprise puis sa déception lorsque la porte des voisines s’ouvrit sur Maxime Duchamp. Il n’était vêtu que d’un jean et son visage était celui d’un homme qui sort d’un lit où il ne dormait pas. D’ailleurs la voix de Khadidja retentit en arrière-fond, encore chargée d’émotions diverses.
— C’est qui, Maxime ?
— Oh, bonsoir. Quelle surprise.
— Maxime ! C’est qui ?
— Ingrid et Lola.
— Oh, mais elles exagèrent à la fin ! Non mais alors !
— C’est vrai qu’elle n’a pas tout à fait tort, dit Maxime en souriant.
Et la tête de Khadidja apparut dans l’embrasure de la porte et son corps se lova contre celui de Maxime. Elle portait une nuisette parme à dentelle crème qui glorifiait son minois doré, ses épaules dorées et ses seins dorés.
— Bon, je vais me coucher, dit Ingrid.
C’est ça, se dit Lola, navrée, et elle ajouta en pensée : « Et je te raconterai tout demain, ma grande. »
La musique de Fatboy Slim roulait comme un torrent. Écouteurs sur les oreilles, Ingrid courait vite et fort, sentait chaque muscle de son corps. Et Maxime était à ses côtés, c’était comme s’ils s’échappaient ensemble vers un ailleurs qui n’avait pas de limite. Ils couraient à la même vitesse. Un jour, il lui avait glissé qu’il l’admirait de pouvoir tenir aussi vite et aussi longtemps qu’un homme. Elle avait reçu cela comme un magnifique compliment. De temps en temps, elle lui jetait un coup d’œil, goûtait le tracé de son profil concentré, de sa musculature, sa peau brillante de sueur. De temps en temps, il tournait la tête vers elle et lui souriait. Ils étaient alors liés dans l’effort, dans cette délicieuse montée d’adrénaline qui faisait se sentir animal joyeux. Ils étaient complices.
Ingrid ouvrit les yeux. Sur le paysage de sa salle d’attente. Pendant un instant, allongée sur son parquet, grâce aux souvenirs ravivés par la musique, elle avait revécu cette scène qu’elle aimait tant. Un entraînement avec Maxime au Supra Gym de la rue des Petites-Écuries, où ils s’étaient rencontrés. Une tranche de bonheur qui existerait à jamais dans sa mémoire. Elle referma les yeux, se laissa glisser à nouveau dans son rêve, se répéta, se réinventa la scène jusqu’à ce que ses paupières brûlent. Seule dans les vestiaires. La porte s’ouvrait. Maxime avançait, silencieux, la considérait un long moment. Puis il la prenait dans ses bras et lui donnait un voluptueux baiser. Ses bras la serraient, la serraient…
Ingrid enleva ses écouteurs, se releva et observa par la verrière le passage du Désir. Sous le réverbère, Tonio avait retrouvé son lit de carton. Elle alla chercher une nouvelle Corona et la but. Puis elle remit les écouteurs et dansa sur la musique de Fatboy Slim. Une fois en sueur, elle se rallongea sur le parquet.
— Je te jure que je te sortirai de là, Maxime, lança-t-elle à son plafonnier orange. Et que tu m’aimes ou pas n’a aucune importance. L’essentiel c’est que tu existes dans ce monde. C’est ça qui le rend beau.
Bientôt, elle en eut assez de rêvasser. Elle eut d’abord l’idée d’envoyer un e-mail à Steve puis pensa à Lola. Sa montre indiquait 2 h 35. L’ex-commissaire devait en avoir fini avec son interrogatoire et être rentrée chez elle ; dormait-elle ? Elle était fourbue au point de raconter des histoires de fleuve qui débordait, de zouave qui s’enrhumait, de menace intime prenant des allures de péril collectif. Ingrid hésita puis, n’y tenant plus, composa le numéro de Lola Jost. La voix bourrue sortait du sommeil, mais elle se radoucit quand elle reconnut son interlocutrice. Et cette trace d’amitié réchauffa le cœur d’Ingrid.
— Qu’a dit Maxime ?
— Qu’il s’était disputé avec Vanessa à propos de son attitude vis-à-vis de Khadidja. Maxime lui reprochait d’étouffer Khadidja, de lui pomper son énergie en exigeant d’être maternée. En fait, Vanessa venait dîner en cuisine aux Belles presque tous les soirs.
— Et Maxime avait l’air sincère ?
— Oui, d’ailleurs Khadidja a confirmé ses dires. Mais… tu sais, Ingrid…
— Yes ?
— J’aime beaucoup Maxime, mais je ne le connais pas si bien que ça. Notre connivence se base sur des non-dits, des silences partagés. D’une belle qualité, certes, mais dont je ne peux garantir l’authenticité. En somme, il faut choisir de croire ou de ne pas croire en Maxime.
— Lola, si nécessaire, je suis prête à mentir pour lui. Je dirai qu’il est resté plus longtemps chez moi ce matin-là.
— Donc tu envisages la possibilité de sa culpabilité.
— Non, Lola, je n’envisage que la possibilité d’une erreur judiciaire.
— Attention, c’est très important comme nuance. Réponds-moi : tu penses qu’il y a une possibilité que Maxime soit coupable ?
— Très bien. J’aime qu’on soit sur la même longueur d’onde.
— You are welcome.
— De toute façon, Grousset ne te croira pas. Et ton témoignage risque plutôt d’aggraver les choses. La meilleure façon d’aider Maxime, c’est d’aller jusqu’au bout de ce qu’on a entrepris. Et de défricher là où mes ex-collègues n’iront pas. Mais il va falloir s’armer d’une machette, marcher dans un marécage poisseux et ne pas avoir peur des sangsues.
— Et du côté de Farid Younis, il y a de quoi défricher ?
— Khadidja prétend ne pas avoir vu son frère depuis des années. Ils sont brouillés.
— Il est peut-être quelque part dans les fichiers de la police.
— Avant même d’interroger Khadidja, j’avais déjà demandé à Barthélemy d’y jeter un œil. Il n’a encore rien trouvé. Ce qui n’est pas bon signe. Barthélemy ne rechigne jamais à faire du zèle. Surtout si c’est pour emmerder Jean-Pascal Grousset.
— Ça nous fait une nouvelle aiguille à chercher dans le marécage, Lola.
— On trouve d’abord, on cherche après.
— What does it mean ?
— Ça peut vouloir dire pas mal de choses. Mais dans le cas présent, ça signifie qu’on n’a plus droit à l’erreur.
Les deux femmes se souhaitèrent une bonne nuit sans trop de conviction. Ingrid fouilla son placard et retrouva son sac de couchage fétiche, celui qu’elle emportait pour ses virées dans le Colorado. Sac sous le bras, elle sortit de chez elle et, le plus discrètement possible, en recouvrit le vieux Tonio ; puis rentra se coucher. Ingrid Diesel resta longtemps les yeux ouverts dans le noir.