24

Le studio étant dépourvu de sèche-cheveux, Ingrid avait enfilé son bonnet péruvien bien à fond. Mais la machine à laver faisait sèche-linge et ses vêtements roulaient mollement derrière le hublot. Emmitouflée dans un peignoir étranger, les pieds dans une bassine d’eau chaude qu’elle partageait avec Benjamin Noblet, elle se chauffait les mains sur le bol en porcelaine empli d’un grog puissamment dosé par Lola qui, bien que ne risquant pas la crise hypothermique, était équipée du même breuvage et suivait l’interrogatoire sans un mot. Laissant le soin, une fois n’est pas coutume, à Ingrid de mener la danse.

— Alors comme ça, tu voyais Vanessa gay ?

— Deux options. Ou elle était gay, ou elle avait renoncé au sexe. En fait, je lui trouvais plutôt un côté bonne sœur. Pas le genre exaltée folle de Jésus. Plutôt le style Mère Teresa. D’ailleurs, elle avait un besoin énorme de se dévouer. Mais je parie que la dame de Calcutta dégageait plus de chaleur humaine que Vanessa.

Ingrid considérait Noblet d’un air sceptique tandis que leurs orteils faisaient du mieux qu’ils pouvaient pour partager un espace vital restreint.

— Je sais ce que tu penses. Non, je ne suis pas un séducteur frustré qui casse du sucre sur une fille qui n’a pas voulu de lui.

— Mais je parie tout de même qu’elle n’a pas voulu de toi.

— Vanessa était jolie. J’ai essayé. Je me suis planté. Affaire entendue. Mais je n’en ai pas fait une histoire. D’ailleurs, les filles froides réussissent bien leur coup avec moi. Elles me congèlent direct la libido. De toute façon, mon seul objectif était de lui faire tourner un bout d’essai pour un film que je prépare avec des copains. Je suis étudiant dans une école de cinéma.

— Un film gore, bien sûr.

— Qui joue avec les codes du gore. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

— Whatever. Pourquoi avoir choisi Vanessa ?

— Je n’aime pas trop les actrices professionnelles. Et une ouvreuse dans un cinéma gore est a priori quelqu’un qui en a vu d’autres en matière de scénario tordu.

Ingrid ne s’en sortait pas trop mal. Elle posa plusieurs fois les mêmes questions, essaya vainement d’amener Noblet à se contredire, lui fit répéter sa rencontre avec Vanessa, l’amena à parler de ses goûts et de ses aversions avec un talent qu’aurait envié un psychocriminologue. Il fallut pourtant se rendre à l’évidence. Dr Baratin n’avait plus envie de baratiner et Mister Noblet était plutôt sympathique. Et à y regarder de près, maintenant que ses cheveux bruns étaient secs et bouclaient autour de son visage mal rasé, Ingrid lui trouvait une gueule intéressante.

Vers trois heures du matin, on décida de se séparer. Ingrid remit son jean et sa polaire encore humides – elle refusa tout net d’emprunter une tenue à Benjamin Noblet – et enfila son blouson d’aviateur. Une fois dans la rue, Lola Jost prit enfin la parole pour dire qu’on se rendait aux Belles.

 

L’alarme ne retentit que quelques secondes. À peine la porte forcée, Lola fila derrière le bar la désamorcer. On établit ensuite le plan de bataille : Lola dans la cave et la réserve, Ingrid dans l’appartement.

— Qu’est-ce qu’on cherche, Lola ?

— Tout ce qui pourrait incriminer Maxime. Les poupées de Rinko, par exemple. Quand Grousset viendra perquisitionner, il ne trouvera que du propre et du gentil.

— C’est l’état d’urgence, on dirait.

— Pas qu’un peu. Tu tires les rideaux et tu travailles à la lampe de poche, entendu ?

— No problem, boss.

Lola retrouva la belle architecture en voûtes de la cave qui reprenait toute la superficie du restaurant, l’odeur familière de la terre battue et des effluves de vin. Elle se revit avec Maxime goûtant ses dernières trouvailles au tonneau. Avant de commencer sa fouille, la nostalgie lui fit se servir un verre de la cuvée du patron. Elle explora ensuite les casiers un à un, s’accroupit pour lorgner sous les tonneaux, ausculta le sol à la recherche d’une trappe éventuelle. Elle se servit un nouveau verre de vin, ce château sans prétention toujours bien, en toutes circonstances, même les plus incongrues, et entreprit d’étudier les bouteilles une à une. Italien, français, espagnol ; Maxime cherchait dans le vin une certaine idée de la latinité. Lola ne savait pas ce qu’elle espérait trouver mais mettait du cœur à l’ouvrage. Plusieurs fois, elle imagina l’ombre de Toussaint Kidjo, à ses côtés, travaillant sans relâche, fredonnant.

Dans le fond, même mort, Toussaint Kidjo était plus frétillant que Vanessa Ringer de son vivant. C’était comme si elle était déjà morte avant qu’on nous la tue. Vanessa décrite par Benjamin Noblet comme une demi-bonne sœur peu chaleureuse. Par le patron du Star Panorama comme une indécise à qui on ne pouvait se fier. Et par cette moucharde de Renée Kantor comme une triste amoureuse délaissée. En revanche, pour Constantin l’enfant des rues, elle devenait la femme douée pour consoler. Pour ses amies, elle était une fille sérieuse et sans histoire. Et pour Guillaume Fogel un bon petit soldat. Un portrait contrasté mais qui ne donnait rien de folichon. Quelques pièces maîtresses manquaient au puzzle Vanessa.

Mains aux hanches, postée pile-poil au centre de la voûte principale, son corps inondé par la lumière jaune du plafonnier, Lola pivota lentement pour réaliser un tour complet. Son regard scruta ensuite le plafond à la recherche d’une anfractuosité. Recouvert d’un crépi soigneux, il ne dissimulait aucune cache secrète. Il n’y avait rien d’autre à voir qu’une cave fleurant bon le terroir et ses plaisirs robustes. Lola s’attela ensuite à une exploration minutieuse de la réserve attenante. Pendus au plafond, de vigoureux jambons embaumaient, mêlant leurs arômes à ceux des pommes. Elle étudia les stocks de pâtes, de riz, d’huiles, d’épices, de condiments, de sirops. Tout était minutieusement annoté et rangé. Chaque étiquette était de la main de Maxime. Le mystérieux, le méticuleux. Lola Jost éteignit la lumière et remonta au restaurant.

Elle avait envoyé Ingrid à l’appartement parce qu’elle répugnait à fouiller les tiroirs de son ami, à soulever ses draps, à ouvrir son armoire à pharmacie. Mais Ingrid se chargeait de cette besogne sans rechigner. D’ailleurs on l’entendait aller et venir à l’étage. Sûr qu’avec l’énergie quasi animale qui la caractérisait, la donzelle en mettait un rayon.

Lola s’installa au bar, le temps de s’habituer à l’obscurité. Bientôt, les contours des Belles lui apparurent et puis des images du patron. Il saluait les uns et les autres, venait vers elle, s’asseyait à sa table, lui servait du vin, lui souriait. La salle était pleine de sa voix, de ses bribes de recettes, secrets de cuisinier qu’il ne livrait qu’aux amis les meilleurs. De ses souvenirs. Sa famille dans le Quercy, rassemblée le jour où on tuait le cochon, dont on allait tout utiliser, des pieds à la queue en passant par les oreilles. Et puis ces histoires de baroudeurs, ces photos volées au cœur de la tourmente. L’addiction, jusqu’au sevrage de 1991. Toutes ces histoires, racontées sans frime par un homme qui avait vécu plusieurs vies.

Lola quitta son tabouret en faisant la grimace. La recherche frénétique d’Ingrid dans la nuit, les retrouvailles essoufflées, effrayantes, avec la grande perche qui avait failli se noyer dans le canal l’avaient fatiguée. Le froid humide des rues travaillait ses os, ses épaules étaient nouées, la grippe tapie dans sa chair revenait à l’attaque.

En gravissant l’escalier, elle écouta le silence. Il était riche, doux et chaud comme l’intimité de la vie d’un homme, celle qu’elle pénétrait malgré elle, mécontente de cette fouille indécente. Ah, l’ami Maxime, quel sale boulot ne ferais-je pour toi ! Elle l’imagina rue Louis-Blanc, l’espéra endormi. Elle avait confiance : Barthélemy avait dû l’installer dans une cellule individuelle et lui donner une bonne couverture.

Pas un son dans l’appartement. Lola appela « Ingrid ! Ingrid ! », contrôlant le volume de sa voix, mais l’autre girafe ne répondait pas.

Elle la trouva dans la chambre, couchée sur le lit. Débarrassée de son blouson et de ses boots, immobile, la moitié du visage éclairée par la lampe de chevet, on l’aurait dit endormie.

Lola repéra la poupée posée entre ses seins.

— INGRID ! OH ! INGRID !

La grande blonde ouvrit les yeux.

— Je me suis allongée… pour respirer son odeur. C’est fou ce que ça sent bon la peau d’un homme.

Lola lui trouva une drôle de voix. Elle s’assit tout de même sur la couette en poussant un soupir de soulagement. Elle l’avait crue morte. Deux fois dans la même soirée, ça devenait lourd à digérer. Elle tapota machinalement l’avant-bras d’Ingrid, il était chaud, et se força à respirer en prenant son temps. Si je m’allonge sur ce lit, je n’arriverai plus à me relever, se dit-elle en sentant la force de gravité perchée sur ses épaules, tel un oiseau vicieux lui picorant les cervicales, laissant au manque de sommeil le soin de grignoter l’arrière de ses globes oculaires.

Ingrid agita tristement la poupée. Elle portait un uniforme bleu marine et blanc et des socquettes en dentelle. Son créateur lui avait fait un visage aux grands yeux innocents.

— Je lui ai trouvé deux autres amies. Elles sont dans de jolies boîtes, chacune agrémentée d’une photo de lycéenne.

— Ne me dis pas qu’elles sont à l’effigie de Khadidja, Chloé ou Vanessa ?

— Non, rassure-toi, ce sont des Japonaises, répondit Ingrid d’un ton lugubre.

— Qu’est-ce que ça a de si triste ? J’y vois plutôt un soulagement.

— Ce qui me gêne, c’est ce que j’ai trouvé dans le placard, à côté des poupées.

— Quoi donc ?

— Une couette.

— Ingrid, les contes de ma Mère l’Oye, ce sera pour une autre fois. Vite, une conclusion. Parce que si tu continues, je vais tomber comme une bûche.

— Une seconde, j’y viens. Maxime est un homme soigneux qui n’aime pas le désordre.

— C’est l’évidence.

— Tu es assise sur la couette d’hiver.

— Cette couette est moelleuse, en effet.

— Dans le placard, j’ai trouvé une housse vide, marquée couette d’hiver, et une housse pleine, marquée couette d’été. J’ai déballé cette couette estivale. C’est celle que tu vois à côté du lit. Tâte-la un peu pour voir.

Lola lui jeta un regard blanc, puis tendit le bras tant bien que mal et fit ce que sa compagne attendait d’elle.

— Bougre de coquinasse ! Qu’est-ce que c’est que ça, Ingrid ?

— Des billets de banque, Lola. Des liasses et des liasses et des liasses de billets de banque.