Accoudée au bar des Belles, Lola était perdue dans les méandres de ses réflexions. Ingrid lui parlait sans qu’elle lui réponde, proposait de parer au plus pressé et d’aller planquer l’argent passage du Désir. Un sac en toile trouvé dans la penderie de Maxime était posé à leurs pieds, il contenait le butin retrouvé dans la couette d’été.
— Lola ! Wake up ! Tu m’écoutes ou pas ?
— Mais oui, ma fille, je peux faire deux choses à la fois. Tu as raison. Tirons-nous d’ici, allons cacher le fric chez toi.
Une fois chez elle, Ingrid repéra la lumière verte qui clignotait sur son répondeur. Elle fila dans la cuisine faire du café, en servit un d’office à Lola, puis entreprit de compter l’argent.
— Lola, il y en a à peu près pour cinq cent mille euros.
— Rien que ça.
Ingrid libéra les messages emprisonnés dans son répondeur. Tous de Rodolphe Kantor. Chacun montait d’un cran dans l’angoisse. Le dernier datait de moins d’une heure.
La voix du patron du Star Panorama se déploya une dernière fois dans la salle d’attente d’Ingrid Diesel et mourut sur ces mots : « Sortez-moi de là fissa ou je vous colle le saccage de mon établissement sur les bras ! »
— Comme si on avait besoin de ça, commenta Lola en levant les yeux et les mains au ciel.
— Il va pourtant falloir que j’y aille, dit Ingrid.
— Je viens avec toi.
— Tu es sûre ?
— S’endormir, c’est comme prendre le train, ma fille. Si tu rates son passage, tu es bon pour attendre et prendre le suivant. Je prendrai le prochain train.
— Et si le mode d’emploi du sommeil se mettait à nous échapper, à la longue ?
Rodolphe Kantor portait un costume de ville normal. Ses cheveux manquaient de gomina, ses yeux étaient hagards et il s’était démaquillé la moustache.
— Six rangées de fauteuil exterminées, un rideau rouge déchiqueté, un bar lessivé. J’espère que vous allez trouver les mots pour leur faire vider les lieux. Parce que moi, dans deux minutes, j’appelle les flics et je leur donne votre nom.
— Pourquoi n’avez-vous pas commencé par là ? demanda Lola.
— Parce que malgré tout, et autant que possible, je veux garder les meilleures relations avec Dylan Klapesch. Ce monsieur est tout de même une star.
Un fracas de verre ponctua la phrase, en même temps qu’un cri aviné associant l’allégresse à la rage. Puis on n’entendit plus que le chanteur des Red Hot Chili Peppers. De sa voix impérieuse il incitait les gens à se débarrasser de leurs téléviseurs. Throw away your television Time to make this clean decision. La basse pilonnait dur. La guitare solo lui répondait avec âpreté. Ingrid expliqua que c’était le groupe préféré de Dylan Klapesch. Le directeur passa une main tremblante dans sa chevelure.
— J’ai une idée, reprit Ingrid.
— À la bonne heure ! glapit Kantor.
— Vous qui êtes un spécialiste du déguisement, vous devez bien avoir une robe et une perruque sexy quelque part.
— Attendez… euh, oui. Celles que ma femme a laissées ici. On avait organisé une grande soirée costumée l’été dernier, et Renée personnifiait la mère dans la famille Addams.
— Donnez-moi tout ça, sélectionnez Don’t forget me sur le CD des Red Hot Chili Peppers et laissez-moi faire.
— Tu es sûre de ton coup, Ingrid ?
— Ne t’inquiète pas, Lola. Quelquefois il vaut mieux frapper l’imagination que le reste.
Elles pénétrèrent dans la salle. C’était une Berezina de fauteuils, un Trafalgar de velours, un Diên Biên Phu de bouteilles. L’air empestait la fumée de cigare. La musique faisait trembler les murs. Les amis de Klapesch dansaient en grappes électrisées. Le cinéaste était assis sur le bord de la scène et embrassait une jolie brune, goulûment. Ingrid enleva son blouson, son bonnet, les confia à Lola.
Lola et Kantor la regardèrent s’avancer dans l’allée centrale et mettre le cap sur Klapesch ; sous son bras, robe et perruque avaient l’allure d’une bête captive, crinière au vent. Ingrid étreignit chaleureusement le cinéaste et se lança dans une négociation assez longue. Puis elle monta sur scène et disparut derrière le rideau lacéré.
Le cinéaste harangua sa horde. Après maints palabres ensevelis sous l’énergie du groupe californien, les amis de Dylan Klapesch s’assirent un à un. La musique s’arrêta, repartit, sursauta, Kantor fouillait le CD à l’affût de la bonne chanson. L’éclairage baissa lentement, la salle se fit empoigner par une intro de guitares mélancoliques, le chanteur commença. I’m an ocean in your bedroom Make you feel warm Make you want to re-assume… Et le rideau s’ouvrit sur un cône de lumière au centre duquel se tenait une grande sorcière à l’abondante chevelure charbon, au teint pâle. Elle déploya ses longs bras vers un ciel imaginaire.
Ses gants sombres de satin brillant montaient haut, si haut qu’ils ne dévoilaient que les épaules. Sa robe diaprée cachait tout et se terminait en corolle vénéneuse. Il n’y eut d’abord que la danse de ses bras qui ondulaient. L’un après l’autre, lentement, en supplice calibré par mille ans de magie noire, les gants remontèrent leurs colonnes marbrées. Elle titilla son monde en les faisant tourbillonner et les jeta en obole. Le public, invisible, était parfaitement silencieux. Ce fut au tour des hanches de tanguer sur la cadence soutenue de la voix d’homme. Elle écarta le pan de la robe et une jambe apparut. Le pied était nu, si fin, sans l’artifice des chaussures. Sans ces hauts talons qui trichaient, elle devenait une Esmeralda.
Brillant ! pensa Lola qui n’aurait jamais envisagé une strip-teaseuse capable de faire son numéro sans ses chaussures.
Un battant de la porte s’ouvrit et Rodolphe Kantor se glissa à côté d’elle. Il souriait. Sur la scène, la robe s’évapora petit à petit avant de rebondir vers le public tel un vol de corneilles affolées, la chevelure ne cacha qu’un court instant les globes dangereux des seins. Puis Esmeralda se retourna, dos et fesses d’amazone, courut vers la lisière du noir, revint avec une chaise sur laquelle elle entreprit une danse caressante. Not alone, suppliait le chanteur. I’ll be there Tell me when you want to go. Sur ces mots, Ingrid à la peau de clair de lune agrippa la chaise par le dossier, la souleva dans un mouvement qui dessina une infinité de muscles lisses et durs et la fracassa sur le sol jusqu’à ce que ne subsistent que deux petits bouts de bois. Elle s’en fit des cornes.
Elle disparut sous les applaudissements, les cris de joie.
— Ce n’est plus une excentrique, votre amie, articula Kantor avec peine. C’est une baroque.
— Peau lisse de glace sur ossature fine Col ouvert sur une tendre poitrine… murmura Lola.
— Je suis bien d’accord avec vous, madame Jost.
— Pas si vite, Kantor. Je n’ai pas fini ma citation… Sous les sourcils de saule de teinte bleu noir L’amande de ses yeux lançait des étoiles1.
— Chose promise à Ingrid Diesel, chose due, les gars ! On vide les lieux ! cria Dylan Klapesch à la cantonade.
— C’est magique, articula Kantor.
1 Xiao Xiao Sheng, Fleur en fiole d’or.