Elle avait remis son bonnet péruvien et son blouson et mangeait des croissants au beurre qui abandonnaient une fine pellicule luisante sur ses doigts. De temps en temps, elle souriait et buvait une gorgée de café, installée aussi confortablement que Lola dans leur silence. Joseph, le patron du bar-tabac de la rue de la Fidélité, parlait bas avec deux habitués.
Sacrée Ingrid Diesel, va ! pensait Lola. Avec les yeux, elle lui disait qu’elle avait admiré son sang-froid, qu’il n’y en avait pas beaucoup, sur terre, des filles dans son genre, qu’elle était aussi frappée que généreuse. Avec les yeux seulement parce que le matin était tranquille. Il venait à peine de succéder à l’aube. Il y avait un enchantement au-dessus de leur tête et au-dessus de la ville, et ça durerait jusqu’à ce que les réveils sonnent et que la masse se précipite au travail. Elle lui dirait peut-être un jour, comme ça, l’air de rien, à l’occasion d’une conversation téléphonique. C’était plus facile d’avouer aux gens qu’on les appréciait quand on ne les avait pas en face de soi.
On entendit haut et clair le bulletin d’info à la radio. La grève se poursuivait au lycée Alexandre-Dumas de Créteil où les enseignants refusaient de reprendre les cours après la réintégration d’un élève pourtant renvoyé par le conseil de discipline. Ce fils à papa avait pris un avocat. La marée noire gagnait les côtes françaises et la grogne montait chez les ostréiculteurs. Comme montaient les menaces de guerre contre l’Irak. Un gang de cinq braqueurs avait pillé une salle des ventes à Paris et emporté un butin de huit millions d’euros en moins de quinze minutes. Vingt-neuf personnes avaient trouvé la mort dans un quartier populaire de Tel-Aviv. L’attentat faisait suite à la mort de trois Palestiniens, la veille.
L’enchantement du petit matin vient de se briser, pensa Lola en commandant deux autres cafés allongés à Joseph. Elle regarda par la vitrine défiler quelques rares passants emmitouflés. L’un d’eux portait une cagoule qui lui faisait une tête de terroriste ou plutôt de braqueur. Lola cessa de tourner sa petite cuillère dans sa tasse et fixa Ingrid, qui, les joues pleines, fit une grimace interrogative.
— Le jour de la mort de Vanessa, juste après la visite de Barthélemy… Au bulletin d’information, on annonçait le casse d’un bureau de change sur les Champs-Élysées. Trois braqueurs cagoulés, à l’aube.
— What a bloody Sunday !
— Ils ont volé un million cinq mille euros. Si tu divises un million cinq par trois…
— Ça te fait cinq cent mille euros, termina Ingrid avec un grand sourire. Lola, tu es géniale !
— Pas si vite, Ingrid. Je ne fais que supputer.
— Il est moche ce mot supputer. Vous en avez quelques-uns que je n’aime pas trop : glousser, mandater, épurer. Ne me demande pas pourquoi. Il y a aussi écarteler, épiler, entartrer.
— Évidemment, imaginer Maxime, Chloé et Khadidja braquant un bureau de change à la masse, ça ne fonctionne guère.
— Ou le trio Vanessa, Chloé et Khadidja. Tu vois trois filles faire ça, toi ?
— Il faudrait qu’elles soient aussi baraquées que toi, Ingrid, mais ce n’est pas le cas.
— Indeed, Lola.
— En tout cas, ce gros tas de pognon ça fait un sacré mobile. Imagine que pour une raison ou une autre, le fric était chez les filles après le braquage.
— Nous deux, on l’a bien retrouvé chez Maxime. Mais pourquoi mutiler Vanessa, si c’est seulement une histoire d’argent ? L’étrangler était suffisant.
— Justement. Ça confirme ma théorie : l’idée était d’orienter la police sur Maxime. Et de gommer l’aspect fric. En mettant de la passion à la place.
— Ça se tient, Lola.
— Vanessa était une idéaliste. Imagine un peu. Juste après le partage, un braqueur décide de se servir de son appartement comme d’une planque. Vanessa refuse et menace de le dénoncer à la police. Le braqueur la tue. Or, qui pouvait connaître suffisamment l’appartement des filles pour penser à une planque ? Sinon quelqu’un qui leur était lié ? Quelqu’un qui avait mal tourné ?
— Farid Younis.
— Tout juste.
— Mais il y a un élément qui ne colle pas dans le paysage, Lola.
— Lequel ?
— Le fait qu’on ait retrouvé l’argent aux Belles. It doesn’t work.
— Je le sais bien. Mais là encore, on peut trouver une réponse. Et qui expliquerait pourquoi Chloé et Khadidja ne disent que ce qui les arrange depuis le début. Elles sont là quand éclate une dispute entre Vanessa et Farid. Vanessa meurt. Khadidja, qui lui en veut à cause de Maxime, décide d’aider son frère. Ils maquillent le meurtre en assassinat prémédité. Chloé qui est influençable se laisse convaincre, promet de se taire. Khadidja ou Farid, ou les deux, cachent l’argent chez Maxime.
— Une idée risquée, puisque les soupçons devaient un jour ou l’autre converger sur Maxime.
— Khadidja est une fille très futée qui connaît le petit intérieur de Maxime comme sa poche, Ingrid. Planquer le fric dans une couette soigneusement recousue, c’est astucieux. Largement au-dessus des compétences de certains limiers élimés que j’ai pratiqués pendant des années.
— Comment expliques-tu qu’un amateur comme moi l’ait trouvé en si peu de temps ?
— À cause de ton ouverture d’esprit, Ingrid. Ton manque complet d’a priori. Ton incroyable fraîcheur, un rien suffocante.
— Comment ça ?
— Tu es amoureuse de Maxime. Tout en fouillant ses affaires, tu penses à des trucs auxquels aucun flic ne penserait jamais. L’odeur de sa peau, le lit, les draps dans lesquels il a dormi. Tu ne te censures pas, tu baguenaudes, tu laisses les idées s’associer librement. Le corps te mène au lit, le lit te mène à la couette. Et la couette aux billets.
— Et les billets à Saint-Denis. Sur les pas de Farid Younis.
— Tu m’enlèves les mots de la bouche, Ingrid.