Lola posait très prudemment un pied devant l’autre : des plaques de givre avaient envahi les trottoirs. Une neige si fine qu’on la distinguait à peine voilait la rue. On approchait de Noël. Elle allait faire ses achats pour ses deux petites-filles. Il fallait s’y prendre en avance si l’on voulait que les cadeaux arrivent à temps à Singapour.
Elle poussa la porte de Jouets d’hier et d’aujourd’hui. La vendeuse conseillait une cliente qui avait laissé sa poussette pour jumeaux dans un coin. Lola ne put s’empêcher de penser aux Younis. Khadidja qui essayait de gagner sa place au soleil sans rien devoir à personne. Farid qui braquait parce que c’était plus facile que de travailler. Farid le tueur.
Enfin, le tueur supposé. Ni Jean-Luc Cachart, ni Noah Zakri n’avaient apporté un quelconque témoignage au sujet du meurtre de Grégoire Marsan. Quant à Patrick Kantor, travaillé au corps par les hommes de la rue Louis-Blanc, il avait raconté sa haine de Farid Younis, une haine telle qu’elle avait motivé l’élimination de Vanessa Ringer. Kantor croyait dur comme fer à la culpabilité de Younis. Si sûr de lui qu’il avait jeté le journal intime et les pieds mutilés de Vanessa dans l’écluse. Un tribut vengeur à l’ami perdu. Pour autant, il n’alimentait son accusation d’aucune preuve. Il affirmait avoir découvert la vérité en lisant à son insu le journal de Vanessa. Ledit journal était aujourd’hui inutilisable, son long séjour dans l’eau avait eu raison de ses secrets. Kantor répétait à Grousset que c’était au tour de la police de se décarcasser. Qu’il ne les aiderait en rien parce qu’il les méprisait. Il n’avait pas parlé du sac contenant l’argent. Et c’était une aubaine parce que Lola n’en avait pas parlé non plus. Les cinq cent mille euros continuaient de dormir dans le placard d’Ingrid Diesel.
Khadidja et Maxime étaient bel et bien séparés. Jonathan, le coiffeur de Jolie petite madame, avait vu la jeune fille dans un petit rôle à la télé : celui de la beurette de service dans un grand lycée parisien. Paradoxe étrange : Khadidja jouait une allumeuse qui aimait le seul garçon ne s’intéressant pas à elle. « Un téléfilm pour midinettes mais bien fait », avait commenté Jonathan.
La maman des jumeaux choisit un lutin bariolé, demanda un emballage cadeau et quitta le magasin. La vendeuse proposa plusieurs jouets à Lola qui avait très envie d’acheter deux Bratz. Deux belles poupées clinquantes, avec pieds amovibles et look Star Academy. Elle paya et sortit avec ses paquets. Elle était fière d’elle. Il ne fallait pas se laisser empoisser par les mauvais souvenirs. Au-delà de l’affaire Ringer, une poupée resterait une poupée. Une joie pour une petite fille.
Elle poursuivit ses courses dans le quartier du même pas prudent, puis rentra chez elle. Elle rangea ses achats et s’assit devant son puzzle. La chapelle Sixtine était presque terminée, il lui manquait une dizaine de pièces. Il fallait juste avoir envie de les poser à leur place. Lola regarda par la fenêtre : il neigeait toujours, c’était inouï. Pour une fois, la neige semblait tenir et bientôt un duvet blanc embellirait la ville. Ce matin, les sons étaient étouffés dans l’atmosphère glacée. Les passants engourdis économisaient leur salive et leur temps, pressés de rentrer se mettre au chaud. Lola admit vite qu’elle n’avait qu’une envie : ressortir. Quitter ce cocon trop doux et laisser patienter la Sixtine. D’ailleurs, elle avait gardé son manteau.
Une fois dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, Lola marcha vite. Un sentiment confus la travaillait. Barthélemy était content, Grousset était content. Tout le monde était content sauf Lola Jost. Et peut-être bien Ingrid Diesel qui pensait à haute voix : « L’affaire Ringer n’est pas tout à fait terminée. »
Le passage du Désir baignait dans une lumière irréelle. Un rêve inhabité, le vieux Tonio étant parti se mettre au chaud dans un abri du quartier. Le brocanteur avait fait réparer sa vitrine et la petite danseuse était là, gracieuse dans sa bouteille, en attente de celui qui tournerait la clé et la ferait revivre. Tiens, je l’avais complètement oubliée celle-là, se dit Lola avant d’entrer. Elle négocia assez longtemps et emporta la poupée qu’elle glissa dans son sac à main. Puis elle sonna chez Ingrid Diesel.
Personne ne répondit. Il était trop tôt pour les Belles, où donc était-elle ? Lola réfléchit en faisant les cent pas puis elle partit vers la rue des Petites-Écuries.
L’hôtesse du Supra Gym eut l’air étonné de voir une si grosse dame s’aventurer dans son club, mais elle lui tendit un plan des locaux et expliqua que la grande blonde à l’accent américain était en salle de cardio-training.
La donzelle était vêtue d’un débardeur et d’un pantalon moulant bleu sombre égayé par deux lignes blanches qui accentuait la longueur de ses jambes. Elle portait des écouteurs et semblait éprouver une joie extraordinaire à courir sur place. Son tapis mécanique se déroulait à belle vitesse. Du moins pour Lola qui n’envisageait pas de tenir deux secondes à un rythme pareil. Elle la voyait courir de profil, amazone heureuse. Elle ne voulait pas gâcher son plaisir ; elle trouva une chaise, s’y assit et posa son sac sur ses genoux.
C’est une Ingrid dégoulinante de sueur, les joues délicatement rosies, la chevelure en petites langues rebelles qui arriva tout sourire. Lola sortit le cadeau de son sac.
— Elle est magnifique !
— Oui, elle te ressemble, Ingrid. Il suffit de remonter la clé et elle gigote comme une perdue pendant un sacré bout de temps. Il faut le voir pour le croire.
Plus tard, Ingrid, douchée et rhabillée, partageait une pause café avec Lola au Roi Roger, le bistrot des habitués du Supra Gym. La danseuse était posée sur le comptoir et elle en avait déjà remonté quatre fois le mécanisme. Elle s’apprêtait à récidiver sous l’œil inquiet du barman. La musique était une comptine jolie mais un poil agaçante sur la durée.
— Quand j’ai dit à Patrick Kantor que Grégoire Marsan était comme son père, je travaillais à l’instinct, mais j’avais le sentiment de mettre le doigt sur quelque chose.
— Sur un lièvre. Oui, je vois bien ce que tu veux dire.
— On dit lever un lièvre, Ingrid. Combien de fois faut-il te le répéter, ma fille ?
— J’oublie tout le temps. Sorry !
— Je ne sais pas d’où te vient cette envie obsessionnelle de mettre le doigt sur un lièvre…
— Revenons à nos moutons, Lola, tu veux bien ?
— J’avais vu juste. L’expert psychiatre qui a interrogé Patrick confirme que Marsan était pour lui un substitut à son père biologique. Le sieur Pierre Norton.
— Curieux. C’est le nom d’un antivirus d’ordinateur.
— Antivirus ou pas, ce type a abandonné Renée et le petit Patrick âgé de six ans. Norton a disparu de la circulation et n’a plus jamais donné signe de vie. C’était il y a douze ans. Lorsque Grégoire Marsan a disparu à son tour, tué par Farid, le traumatisme de la fuite du père est remonté à la surface.
— Et Patrick tue Vanessa pour faire sortir Farid de sa planque. Cette histoire est bien sympathique mais…
— Il lui manque le petit plus qui sonne juste. On est bien d’accord, Ingrid. Et ça me travaille. À tel point que je ne puzzle plus.
— C’est grave.
— Moque-toi, ma fille. Pour bien faire, je devrais tenter encore une fois ma chance avec Antoine Léger. Parce que je peux tisser des théories psychologiques comme d’autres enfilent des perles ad vitam aeternam, sans déboucher sur rien. Il vaut toujours mieux s’adresser à un professionnel. Qui plus est, un professionnel connaissant les protagonistes de l’histoire. Tu ne crois pas ?
— Je sais ce que tu manigances, Lola.
— Ah oui ?
— Antoine Léger est un de mes clients et tu veux le rencontrer par hasard chez moi.
— Comme tu deviens fine, ma fille. Ah, j’ai vraiment fait du beau travail. Quand a-t-il rendez-vous ?
— À quatorze heures, comme tous les mercredis.
— Quelle coïncidence !
— Lola ?
— Ingrid ?
— Tu n’as tout de même pas consulté mon agenda ?
— Tu prononces très mal le mot « agenda ». Répète après moi : a-gen-da.
La neige avait cessé mais il faisait un froid de loup. Lola essayait de s’intéresser à un des magazines qui traînaient en piles molles sur la table de la salle d’attente, mais ils lui tombaient des mains, les uns après les autres. Il faut dire qu’il était difficile de se concentrer sur une lecture avec un dalmatien qui ne vous quittait pas des yeux. Sigmund Léger était allongé sur le tapis, museau sur pattes croisées, dans la même attitude que celle qu’il adoptait lorsqu’il assistait son maître et recueillait en sa compagnie les secrets du quartier. Le regard noir était beau, plutôt intelligent pour un quadrupède, mais difficile à soutenir.
Cela faisait un quart d’heure que Lola attendait la sortie de son propriétaire. Ingrid jouait les prolongations. Rien d’étonnant à cela : la donzelle n’économisait jamais son temps. Soudain Sigmund leva la tête et s’assit sur son derrière tacheté. Il regarda la porte, puis Lola, puis la porte. L’observant par-dessus son magazine, Lola se disait que les chiens étaient parfois plus étranges que les êtres humains. On sonna et elle se leva d’un bond, heureuse de cette diversion. Sigmund émit un petit jappement. Lola se retrouva face à une Chloé Gardel aux yeux luisants et au nez rouge. Elle portait une écharpe autour du cou.
— Je pensais trouver Ingrid pour lui emprunter de l’Antigrippine, dit-elle d’une voix nasillarde.
Tout s’enchaîna assez vite. Chloé vit Sigmund. Sigmund vit Chloé. Le chien fila vers la porte derrière laquelle se trouvait son maître. Lola s’apprêtait à inviter Chloé à entrer lorsque celle-ci bredouilla que, tout compte fait, elle retournait se coucher. Elle reviendrait lorsqu’elle irait mieux. Lola répondit à son dos que c’était pour aller mieux qu’on prenait des médicaments. Puis elle haussa les épaules et se rassit. Quelques minutes passèrent et le dalmatien reprit sa place.
— Si tu pouvais parler, je suis sûre que tu m’en raconterais de bonnes, mon garçon, lui lança-t-elle.
Quand elle en eut assez d’attendre, elle frappa à la porte de la cabine de massage et Ingrid lui ouvrit. Elle souriait. En arrière-fond, on voyait Antoine Léger rhabillé, assis sur un pouf, qui dégustait un thé à la menthe. Natacha Atlas chantait en sourdine.
— On ne s’en fait pas pendant que je poireaute, les amis.
— Antoine me parlait justement de Pierre Norton, dit Ingrid rayonnante.
— Favoritisme, répliqua Lola. À moi, on oppose le secret professionnel. À toi, on raconte tout.
— Pierre Norton n’a jamais été mon client, rectifia Antoine Léger avec un sourire très détendu.
C’est le moment. Jamais Léger ne sera plus décontracté qu’après être passé entre les mains d’Ingrid. Taïaut.
— Ingrid pense comme moi, lâcha-t-elle. L’affaire Ringer ne se termine pas avec la découverte de son meurtrier.
— Je sais, Ingrid m’a expliqué ça en me massant.
Lola jeta un bref coup d’œil à Ingrid qui gardait l’expression la plus innocente qui soit.
— Je n’ai pas d’analyse quant à ce qui a poussé Patrick Kantor au crime, continua Léger de sa voix posée. Ce ne serait pas sérieux de ma part car j’ai très peu d’éléments en main. En revanche, il y a une chose dont je suis sûr. C’est que si son père a disparu il y a douze ans, il est toujours bien vivant. Du moins il l’était il y a deux ans, lorsque je l’ai croisé en pleine montagne en compagnie d’un groupe d’apprentis skieurs. J’attendais à un remonte-pente avec ma femme. Pierre Norton ne m’a pas reconnu. Et pour cause, j’avais un casque et des lunettes de ski. Lui, en revanche, était nu-tête. Il portait la combinaison bleu blanc rouge des moniteurs de l’École du Ski Français.
— Vous l’avez dit à Renée ?
— Pour retourner le couteau dans la plaie ? Non.
Sigmund entrait dans la pièce. On entendait le cliquetis de ses griffes sur le linoléum argenté. Il alla directement vers son maître et posa sa tête sur son genou.
— Je vais vous dire le fond de ma pensée, Antoine. Je me demande si l’amant caché de Rinko Yamada-Duchamp n’était pas Pierre Norton.
— Renée Kantor n’est plus ma patiente depuis longtemps, alors je peux bien vous le dire. L’amant caché était une amante. C’est Renée et Rinko qui vivaient une histoire torride.
— Et c’est pour cette raison que Norton est parti ?
— C’est plutôt l’excuse qu’il attendait pour mettre les voiles. Renée et Norton n’ont jamais été mariés. Il vivait de petits boulots et dessinait des BD. Seulement il n’avait ni le talent ni le courage de Rinko Yamada. Du moins si l’on en croit Renée.