1.

Recroquevillée au fond de son lit, tel un fœtus qui refuse de naître, Lara pleurait. Une fois de plus le courage lui avait manqué. Les doigts crispés sur l’oreiller, elle implorait Phil de lui donner la force d’accomplir l’inévitable. Une souffrance énorme et perforante s’était logée en elle. Cette fois encore elle avait choisi la fuite, mais, elle savait la prochaine fois elle devrait aller au bout de ce qu’elle avait programmé à contrecœur. La nuit l’avait happée ainsi ; rivée sur ses plaintes. Ce fut son fils David qui l’arracha de son sommeil au matin.

– Maman, et l’école ? Hurla le petit garçon tout ébouriffé en la secouant pour la faire sortir de ses draps.

D’un bond, sa mère se retrouva hors du lit. La nuit avait déchiré ses tensions, mais la fatigue restait présente. Elle réussit néanmoins à rassembler ses idées et déposa l’enfant à l’école, juste avant que retentisse la sonnerie des couloirs. Arrivée à sa boutique, elle sortit en toute hâte les bottes de fleurs du frigo, les disposa dans des vases et prépara sa caisse. La rue commençait à s’agiter et quand ses deux vendeuses arrivèrent à quelques minutes d’intervalle, elle les laissa s’occuper des premiers clients et sortit dans la rue pour téléphoner.

– Bonjour régis, c’est moi. Tu m’en veux ?

– Non, pas du tout, répondit l’homme au téléphone sur un ton hésitant, mais peut-être est-ce moi qui ai été maladroit sans m’en rendre compte.

– Il faut que tu m’excuses, je me suis conduite comme une gamine. Peut-être l’effet du champagne, je n’aurais pas dû boire le dernier verre. Je me sens ridicule.

– Ce n’est pas grave, ne dramatise pas, je n’y pense déjà plus. J’ai une surprise pour toi, attends-moi à dix-neuf heures ce soir à l’Arbre Vert.

Qu’avait-il encore trouvé ? Elle était à mille lieux de s’en douter en pénétrant dans ce petit café où il l’avait rencontrée la première fois et qui était devenu ensuite leur lieu de rencontre. Régis l’avait devancée et lui fit un signe de la main du fond de la salle. Elle s’assit en face de lui en abordant avec effort une mine « contente de te revoir”. Visiblement enthousiasmé, son ami déposa deux billets de spectacle devant elle. Lara les retourna et eut un coup au cœur quand elle lut le nom du groupe. Elle fit un effort pour ne rien laisser paraître et les reposa sur la table. Elle sentit son sang se figer dans ses veines

– Comment savais- tu que j’aimais ce groupe de rock?

– J’ai vu que tu avais tous ses DVD l’autre soir, répondit Régis, plutôt fier de lui. J’ai fait des pieds et des mains pour les avoir et ce matin encore, je n’étais pas sûr d’y parvenir. En plus, comme je sais que ton fils est chez ta sœur pour le week-end, je n’ai pas mauvaise conscience à te faire la surprise à la dernière minute. Lara lui en voulu de s’immiscer dans son intimité, dans son jardin secret avec Phil, mais elle se ressaisit et bredouilla.

– Je ne suis même pas habillée.

– Je te trouve parfaite et nous devons nous dépêcher si nous voulons être à l’heure au Musikhall, insista Régis pour la faire réagir.

Finalement, la jeune femme accepta sa proposition et se focalisa sur la joie de revoir ce groupe de rock qu’elle et Phil aimaient tant. Pendant toute la durée du concert, elle réussit à s’évader et à mettre de côté la douleur de ne pas être là avec son mari. La voix éraillée du chanteur, les solos mythiques du bassiste avaient redonné aux rêves la dimension des moments perdus. Elle s’était laissé emporter par les cris du public et les rayons hypnotiques incessants des lasers. Elle aimait se sentir dans cet état d’ivresse extrême qui la transportait hors de l’espace et du temps, dans cette dimension où la mélancolie et la joie frayaient effrontément et qui l’emportaient dans un monde où l’abandon pouvait nourrir son âme. Elle pria pour que le dernier titre annoncé ne s’arrêta jamais, mais à un moment, la main de Régis sur son épaule l’a ramena à la réalité. Les artistes avaient quitté la scène et les spectateurs quittèrent la salle de spectacle en rangs serrés, certains en scandant le titre phare du groupe. Régis se fraya tant bien que mal un chemin vers la sortie en tenant la main la main de son amie. Une fois sur le parking, il lui suggéra d’aller prendre un verre chez elle. Lara n’était pas dupe. Chez elle personne ne risquerait de les surprendre ensemble. Régis était une personnalité connue dans la région et il voulait éviter de prendre le risque de se montrer en public avec elle. Ce n’était pourtant assurément pas la première fois qu’il s’affichait en compagnie d’une autre femme que la sienne.

Ils ne se voyaient que depuis quelques mois, mais Régis se sentait déjà comme chez lui dans l’appartement de Lara. Il s’installa au milieu du canapé, tel un roi sur son trône et lui demanda de bien vouloir lui servir à boire. Sa maîtresse eut un temps d’arrêt et retint la réflexion qu’elle s’apprêtait à lui faire devant son ton de commandement et, avec diplomatie, lui répondit :

– Je prendrai une vodka, et toi ?

Encore marqué par les mauvais souvenirs de la veille, l’homme s’abstint cependant de lui faire une remarque quant à sa difficulté évidente à supporter l’alcool. Lara bu coup sur coup plusieurs gorgées. Décaper les organes avant de pratiquer l’opération. Sans mot dire, elle s’approcha de lui, lui prit le verre des mains pour le déposer sur la table basse.

– Mais ..?

Elle lui mit la main sur la bouche.

– Tais-toi.

Doucement elle remplaça sa main par ses lèvres. Avec sa langue elle suivit le contour de sa bouche. Sans se détacher de lui, elle s’agenouilla sur le canapé, les pieds sous les fesses et commença à déboutonner sa chemise. Régis ne bougeait pas et se laissa faire. Ce n’était pas le moment de commettre une erreur. Depuis des semaines, qu’il rêvait de ce moment. Ce n’était plus la Lara de la veille. Que lui arrivait-il ? La jeune femme retira la ceinture en cuir du pantalon et ouvrit la fermeture à glissière. L’homme passa une main derrière sa taille et la renversa. Ils étaient plutôt à l’étroit, mais hors de question de rompre le charme pour aller dans la chambre à coucher.

– Eteins la lumière.

Il s’exécuta et voulut lui retirer sa jupe, mais Lara lui bloqua la main.

– Non, comme ça, je préfère.

Il fit fébrilement glisser le slip de la jeune femme jusqu’à ses pieds et laissa remonter sa main le long de son mollet puis de sa cuisse. Il découvrit sa peau épaisse et veloutée. Lara avait tourné son visage sur le côté et s’interdisait de réfléchir. Il lui fallait trouver le courage, sinon elle n’y arriverait jamais. Régis dégrafa son corsage et l’embrassa dans le cou.

– Tu me rends fou, tu as un corps unique, murmura-t-il fébrilement en se collant à elle.

Elle grimaça et lui ordonna d’un ton sec :

– Prends-moi maintenant !

Il prit place entre ses reins. Le sang battait dans ses tempes quand il la pénétra. Il fit un effort incroyable pour ne pas sombrer immédiatement. Il se sentait absorbé. Lara tenait toujours Régis par les hanches et il sentait ses ongles dans sa peau. Appuyé sur les coudes, il prit sa tête entre les mains. Elle murmura :

– Viens fort !

Ces mots furent un déclic. Il ne put retenir les vagues de plaisir qui montaient de son bas-ventre et son râle de jouissance, long et grave, ramena Lara à la réalité. Elle était restée en apnée, les doigts toujours crispés sur les hanches de son amant. Que faisait-elle là, la jupe relevée avec cet homme ruisselant de sueur sur elle ? Jusqu’où s’imposerait-elle de se rabaisser ? Revenu de ses émotions, Régis vit des larmes couler sur les tempes de sa maîtresse.

– Pourquoi ?

– Rien, répondit-elle.

– Je suis bien avec toi, murmura-t-il comme pour la remercier.

Son visage était rouge, la sueur perlait sur son front et il se souleva pour ne pas écraser la jeune femme de son corps. Il se rendit compte de son excès de poids et de sa difficulté à se redresser pour s’extirper du canapé étroit. Dans un geste de pudeur, Lara rabattit sa jupe sur ses cuisses et voulut se relever, mais son amant lui prit la main en lui demandant de rester un peu. Elle la retira et se leva. Régis jeta un coup d’œil furtif à sa montre. La petite aiguille avait entamé un nouveau jour de quelques minutes.

– Il faut que je rentre, il est déjà tard.

Cette phrase, Lara allait l’entendre souvent. Loin d’être déçue, elle dut se retenir pour ne pas montrer son empressement à le voir partir. Quand son amant l’embrassa une dernière fois sur le pas de la porte, elle se sentit soulagée. A peine le verrou tourné, elle se rua dans les toilettes. C’était comme une délivrance. Une nausée la submergea. Elle sentit qu’elle allait vomir en une fois, sa vodka, sa honte et toute la haine dont elle se sentait gravide.