2.

Un amas de feuilles ocre et rouges gênait l’ouverture de la lourde grille. Il faisait froid en cet après-midi d’automne. Le ciel encombré de nuages sombres, le vent cinglant, les immenses tilleuls qui se dépouillaient de leurs feuilles avec renonciation auraient dû rendre l’endroit sinistre, mais un apaisement pénétrant planait dans l’allée principale du cimetière. Lara se sentait ici chez elle. C’était en même temps un remède et une souffrance que de venir sur la tombe de Philippe. Elle savait qu’elle n’avait pas besoin de venir là pour être en lien avec lui, mais c’était dans ce trou, sous cette pierre que l’on avait mis son corps. Le savoir à moins de deux mètres d’elle la comblait ; la distance lui semblait moins douloureuse. Elle l’imaginait couché sur son matelas de satin, regardant le ciel, les bras croisés sous sa nuque, une jambe sur l’autre en train de l’écouter, dans le calme qui le caractérisait. Comme à chacune de ses visites, elle s’assit sur la dalle de granit. La sépulture était sobre. Il n’y avait ni fleur, ni plaque mortuaire. Une photo en noir et blanc était apposée à son nom sur la stèle et elle aimait pouvoir regarder le visage de son mari dans ces moments intimes. C’était une photo qu’elle avait prise elle-même au réveillon de la Saint Sylvestre qu’ils avaient passé avec des amis dans une maison d’hôtes louée pour l’occasion. C’était cette nuit-là qu’il lui avait demandé de l’épouser ; à vingt-trois heures cinquante-neuf précises. Sous l’effet de la surprise, grisée par le champagne et l’ambiance, elle avait alors mis un moment à réaliser ce qui lui arrivait. Avant qu’elle ait eu le temps de lui répondre, les douze coups de minuit avaient sonné et toute la petite troupe s’était mise à crier à tue-tête pour se souhaiter mutuellement la bonne année. Lara avait été arrachée des bras de Philippe et, dans un tourbillon d’amitié, avait eu droit à une série de bises clinquantes et de tous les meilleurs vœux de la terre. Phil avait patiemment attendu son tour pour se retrouver à nouveau face à la femme qu’il aimait. Il l’avait extirpée avec quelque difficulté du groupe de fêtards et l’avait emmenée à l’écart, près de la baie vitrée où il s’était enroulé avec elle dans le rideau occultant.

– Je t’ai demandée en mariage l’année dernière et tu ne m’as toujours pas répondu, avait-il dit sur un faux air de reproche.

Lara avait compris à son regard amoureux que sa demande était des plus sérieuses et lui avait répondu par un long baiser venant du plus profond de son cœur. Dès le début de leur relation, leur lien avait été fort. Ils n’avaient pas vraiment eu besoin de se découvrir, parce qu’ils avaient eu l’impression de se connaître depuis longtemps. Elle n’avait pas hésité une seconde pour accepter d’être sa femme, parce qu’elle n’avait pas imaginé un autre homme dans sa vie, depuis qu’elle l’avait rencontré. Elle avait eu l’impression, qu’ils étaient deux Lego qui s’étaient cherchés dans la grande salle de jeu de la vie. Vouloir se marier, partager leurs vies avait relevé de l’évidence.

A l’annonce de leur projet d’union, les parents de Philippe avaient béni cette belle-fille tant espérée. Leur première bru s’était éclipsée, sans vraiment leur donner d’explications après quatre années de vie commune et sans leur laisser de descendance. Leur fils avait eu du mal à se remettre de cette rupture et était resté plusieurs années sans avoir de relation vraiment suivie. Fiers de sa réussite professionnelle, ils espéraient cependant le voir se marier et avoir un jour un petit-fils. Mais les mois passèrent sans que le moindre petit signe de grossesse ne se manifestât et une tension palpable s’était fait sentir entre eux et leur nouvelle belle-fille. Lara avait compris, qu’à l’évidence, elle ne représentait rien d’autre qu’un ventre pour ses beaux-parents. Leur sympathie à son égard s’était vite transformée en agacement. Elle était juste tolérée et les occasions n’avaient pas manqué pour le lui faire ressentir. Elle les avait alors – à son tour – tout bonnement rayés de la carte.

La pénombre avait recouvert les tombes et les allées silencieuses et désertes. Lara sentit un grand frisson lui parcourir le dos. Elle tressaillit. Ses doigts effleuraient par instinct la dalle de marbre, comme si elle caressait Phil. Elle aurait aimé parler de tout ça de vive voix, mais ce n’était plus possible. Elle ne souffrait plus aussi intensément qu’aux premiers mois qui suivirent sa disparition et si, parfois le manque se faisait présent, elle avait réussi à l’apprivoiser. Elle avait traversé, une à une, les phases du deuil et un beau jour, s’était installée l’évidence que son mari ne reviendrait plus. Seules demeuraient en elle l’injustice et la colère. Elle regarda à nouveau la photo de son mari. Son mutisme était insoutenable. Pourquoi avait-il brutalement tout laissé tomber ? Pourquoi n’avait-il pas eu le courage de continuer à se battre, lui qui s’était donné pendant toutes ces années à son entreprise. Il lui avait raconté ses débuts : convaincre les banques de le suivre, se faire un nom parmi les concurrents, le turnover des chauffeurs et les aléas d’un métier qui n’était pas le sien à la base. Il avait relevé tant de challenges, et là, il avait baissé les bras. Elle n’avait à l’époque, pas réalisé à quel point la perte du contrat avec la société Cassere lui avait porté un coup fatal. Il lui avait bien parlé de la perte financière que cela engendrerait, mais ne lui avait jamais confié à quel point sa propre société était en péril. Elle ne l’avait malheureusement découvert qu’après sa mort, quand il lui fallut intervenir pour mettre en place la cessation d’activité avec son comptable. Aujourd’hui toutes les questions qu’elle se posait resteraient sans réponse et, de la froideur de la pierre tombale, émana la certitude qu’il lui resterait à se nourrir jusqu’à son dernier jour de la sédimentation des souvenirs. En franchissant la lourde grille du cimetière, elle tourna une dernière fois son regard en direction de sa tombe.

– A bientôt, pensa-t-elle en faisant un petit signe de la main.