3.

Régis était heureux. A cinquante-trois ans il découvrait La femme, le bonheur, enfin en un mot : la vie. Lara représentait la sienne et il avait envie de partager tant de moments avec elle. Pourtant des aventures, il en avait eues pas mal et le mariage n’avait pas représenté une barrière à son besoin de conquêtes féminines. Avec sa femme Florence, il partageait aujourd’hui la routine du quotidien. Même si la situation ne le satisfaisait pas, il tenait à son statut social grâce auquel il se sentait en sécurité. Les souffrances du manque de l’enfance avaient laissé des marques en lui et la peur de les revivre à nouveau était imprimée dans ses veines. Son grand-père avait fait partie de ceux que l’après-guerre avait favorisés, parce qu’il avait su être opportuniste. Mais à sa mort, son fils unique trop imprudent et trop ambitieux avait risqué des placements boursiers hasardeux, auxquels l’entreprise familiale n’avait pas résisté. Régis avait alors été arraché très jeune de l’insouciance dans laquelle tout lui avait été accordé jusque-là. Il se souvenait de cette période où brusquement tout avait changé et ce fut dans la cour du collège qu’il en avait saisi l’ampleur. Il n’avait plus la même aura pour les autres élèves. A la honte s’était rajoutée la colère. A la maison, sa mère avait perdu sa gaité. A maintes reprises, il l’avait vu pleurer en cachette. Son père qui avait toujours été un présent-absent, s’était retranché dans la dépression et l’alcool. L’enfant d’alors avait toujours pensé que cet homme n’était pas son père ; une stratégie inconsciente pour se rassurer de ne rien avoir en commun avec lui. Il ne se souvenait même plus précisément à quel âge celui-ci était sorti de son existence. Tout lui semblait si loin et étranger, comme un événement hors de sa vie. Comme si son vécu avec ce père avait été une mission d’intérim dans son parcours émotionnel familiale. Pas d’émotion à recontacter les souvenirs, rien de tangible ; du sable emporté par le vent qui s’est déposé à l’extérieur de lui, sur un chemin de brume appartenant au passé. Il avait alors construit son avenir en empilant les réussites, pour tenir la promesse qu’il s’était faite de ne plus jamais connaître la honte d’être un perdant, et peu en importerait le prix. La rencontre avec Florence qui représentait un bon parti avait coïncidé avec ses projets professionnels et son ambition. Grande, blonde avec de beaux yeux bleus, elle était physiquement tout l’opposé de Lara. La séduire et charmer son entourage n’avaient pas été très compliqué et tout s’était alors enchaîné comme il l’avait programmé. Aujourd’hui, après ces vingt-cinq ans de vie commune, il ne trouvait rien à reprocher à son épouse. Elle avait toujours été présente, disponible. Dès le début du mariage, elle avait mis sa propre carrière de côté pour lui permettre de réussir la sienne. Elle lui avait donné deux enfants brillants qui faisaient leurs études dans des universités de renom et Régis avait dû reconnaître, que leur départ de la maison n’avait pas réellement laissé de vide. S’il se sentait attaché à ses enfants, il était cependant conscient du manque de lien entre eux. Pourtant, la naissance de Pierre-Yves avait été un événement important de sa vie ; peut-être même le plus beau. Prendre son nouveau-né dans ses bras, être conscient de lui avoir donné la vie, avaient fait naître en lui un bonheur jusqu’à la inconnu et indescriptible. Cependant très rapidement Florence s’était accaparé leur fils et – au prétexte de connaître mieux que son mari les bons gestes pour l’enfant – elle avait par son omniscience, empiété, micron après micron sur la place de père qui était la sienne. Il s’était à nouveau laisser piéger à la venue de leur fille Elise. Ses parents ainsi que ceux de Florence avaient emboîté le pas de sa femme en s’appropriant les enfants et il s’était retrouvé un jour – à force de leur laisser de l’amplitude – à l’extérieur de leur monde. Quand il en eut pris conscience, il était trop tard. Sa situation avait cependant eu du bon. Il n’avait jamais eu à se libérer pour une visite chez le médecin ou pour garder les enfants et il avait pu se consacrer à sa vie professionnelle et à ses centres d’intérêt. Maintenant que Pierre-Yves et Elise étaient sur leurs rails, il se retrouvait encore plus affranchi de ses obligations familiales.

Régis pénétra euphorique dans le restaurant l’Arbre vert et rejoignit Lara au fond de la salle. Il était en retard.

– Ça te dirait deux jours à Lyon, juste nous deux ?

– Bonjour Monsieur Cassere. Vous prendrez le menu aujourd’hui ? Demanda la serveuse ?

– Ah oui, bonjour. Ce que vous voulez ; ce sera parfait.

– Bonjour monsieur, enchaîna Lara. Ce sont les folies du week-end qui vous ont fait oublier les civilités ?

Régis ne releva l’allusion sur le week-end qu’il avait passé avec sa femme chez ses beaux-parents et continua sur sa lancée :

– Pourrais-tu te libérer à partir de vendredi pour venir avec moi à Lyon ? Répondit Régis après lui avoir fait une bise vite fait.

– Il faut que je regarde comment m’organiser avec David, mais si tu voulais plutôt m’expliquer d’abord, répondit Lara en reculant dans sa chaise et en croisant les bras. Régis se calma, pris une grande inspiration et reformula sa proposition plus en détail. Il lui expliqua que les bâtiments de sa société de transports implantée à Villeurbanne avaient subi d’importants dégâts suite aux derniers orages qui avait frappé la région et qu’il lui fallait se rendre sur place pour rencontrer l’expert de l’assurance.

– Je dois aussi prendre un ou deux rendez-vous avec les entreprises. On a un avion pour Lyon qui décolle à dix-heures trente. Regarde si tu peux t’arranger à la boutique avec tes vendeuses, parce qu’il faut que je réserve rapidement les billets. Un week-end entier pour nous, qu’en dis-tu ?

Le vendredi fut relativement chargé pour l’homme d’affaires et Lara avait préféré rester à l’hôtel. Profiter seule de l’espace détente de l’hôtel n’était pas pour lui déplaire. Régis la rejoignit en début de soirée. Ils dinèrent sur place et se couchèrent de bonne heure.

Régis se réveilla le premier au matin. Regarder dormir celle qu’il aimait, avait le don de l’émouvoir. Enveloppée de sommeil, elle ressemblait à une enfant qu’on avait envie de protéger. Des mèches de ses cheveux épais recouvraient une partie de son visage. Il les huma et se laissa envahir par leur douce odeur de cannelle. Il appréciait ces instants où son amante n’avait pas encore revêtu cette carapace qui la rendait inaccessible ; ce moment où elle sortait du sommeil comme un poussin de son œuf. Il réalisa à quel point il tenait à elle. Lara se réveilla en sentant son amant se coller à elle. Elle se redressa sur son oreiller en s’écartant de lui.

– Tu m’aimes ? Lui demanda-t-il sans préambule.

– Question redoutable posée à froid. Un voile noir et froid passa devant les pupilles de la jeune femme à demi réveillée. Sa mâchoire se serra. Elle planta son regard dans celui de son amant, mais le sien était lointain, accroché aux lambris des souvenirs ; perdu au-delà du visage de Régis, comme on chercherait à se perdre dans un trou noir du cosmos. Un malaise s’installa, pesant et désagréable. Que voulait dire «je t’aime » ? Des mots tellement banals et qui pouvaient signifier tout et n’importe quoi. C’était parfois la traduction d’un moment intense ou d’un état d’âme particulier. Souvent ils voulaient tout simplement dire : « j’ai envie de toi », ou « je me sens heureux », ou encore « je me sens comblé avec toi ». Les rares fois où Lara l’avait dit à Phil – parce qu’ils n’avaient pas besoin de se le dirent – c’était pour lui rappeler que sa vie lui appartenait, que son âme entière était à lui ; qu’il coulait dans ses veines. Aujourd’hui il lui fallait réutiliser ces mêmes mots, sans conviction, sans amour, sans envie même. « Je t’aime » pouvait même ne rien dire du tout. En répondant oui, elle eut l’impression, de vendre son âme au diable. Quand elle revint à la réalité, Régis, manifestait nettement son désir. Il avait dû prendre son silence pour de l’abandon. Un instinct de défense primaire inonda le cerveau de la jeune femme qui, sans préambule, lui lança :

– Dis-tu aussi à Florence que tu l’aimes ?

– Tu plaisantes ? Réagit l’homme dans un mouvement de recul. Cela fait des années que je ne lui dis plus et je pense même que cela n’a pas dû m’arriver souvent. D’ailleurs, quand je compare ce que je ressens pour toi avec mes sentiments pour elle au début, je me demande même si je l’ai aimée un jour.

Non seulement le temps l’avait rendu amnésique, pensa Lara, mais en plus c’est un mufle. Elle insista cependant.

– Mais pourtant tu fais encore l’amour avec elle ! appuya-t-elle pour l’acculer.

Régis hésita à répondre. C’était un sujet brûlant qu’il aurait préféré ne pas aborder, mais il connaissait sa maîtresse et savait qu’elle ne le lâcherait pas. Il sentit sa vigueur faiblir et dans l’intention de ne pas s’attarder sur le sujet, il répondit :

– Ça nous arrive, mais ce n’est pas pareil, ce n’est pas comme avec toi. Un jour je t’expliquerai.

– Non, je ne veux pas savoir ce qui se passe entre vous. Tu ne peux pas me dire que tu es amoureux de moi et continuer de coucher avec ta femme ; c’est impossible. Je sais que je ne tiendrai plus longtemps comme ça.

– Cesse de penser à ça, répondit Régis visiblement agacé. Tu es loin de la réalité. Pour moi, il n’y a que toi et si cela peut être une preuve d’amour, je te fais la promesse de ne plus toucher ma femme.

C’était gagné. Lara n’eut plus aucun mal à redire :

– Je t’aime et je ne veux pas te partager !

Ils libérèrent leur chambre tôt le dimanche matin après le petit-déjeuner. Leur avion décollant dans la matinée, il leur fallait encore rendre la voiture de location. Régis proposa à Lara de l’attendre dans le parc, le temps de régler la note. Elle ne se fit pas prier et ouvrit la porte de l’entrée comme on ouvre les grilles d’une prison. Quitter cette chambre, cet hôtel, cette ville et revenir à elle. Elle adorait ces premières lueurs de l’aube et cette fraîcheur des matins d’automne. Ce contact avec l’extérieur lui fit l’effet d’une douche bienfaisante. Pendant ces trois jours, qui lui avaient semblé être une éternité, tous ses sens avaient été annihilés et maintenant qu’elle les recouvrait, tout devenait émerveillement. Sur le perron, un gros chat noir semblait faire le guet. Elle s’approcha de lui, se baissa pour le caresser. De contentement, l’animal se coucha sur le côté et étira ses quatre pattes. Lara s’assit sur la première marche des escaliers, se pencha sur lui et enfouit son nez dans le cou offert. C’était doux et ça sentait bon le pain chaud.

– Alors ! Je tourne le dos cinq minutes et tu me trompes ! Ironisa Régis, planté derrière elle comme un générique en fin de film.

La jeune femme lui en voulut de l’avoir effrayée et lui rétorqua froidement :

– Les meilleurs plaisirs sont ceux qu’on s’offre à soi-même !

La plaisanterie ne fit pas rire son amant. Contente d’elle-même, Lara le prit par le bras.

– Allez, tu ne vas tous de même pas être jaloux d’un matou ! Mais bon, c’est vrai qu’il est beau, rajouta-t-elle en caressant une dernière fois le chat alangui.

Sur tout le trajet de retour de l’aéroport au centre de Rennes, Régis resta muet. Il récapitulait mentalement l’emploi du temps des trois derniers jours. Il s’agissait de ne pas commettre d’impair à l’arrivée. Florence, ne lui ferait sûrement pas grâce d’un interrogatoire. Lara jubilait intérieurement en sentant son stress. Pendant les derniers kilomètres, elle se colla contre lui et posa sa tête sur son épaule.

Une fois arrivés, Régis l’aida à porter sa valise jusqu’à son appartement, puis il fallut songer à se séparer. Il prit sa maîtresse dans ses bras et la serra longuement contre lui. Lara fit un effort surhumain pour ne pas se contracter. Sa peau et ses sens frisaient l’overdose de cet homme dont le corps adhérait au sien. Puisant dans le peu de patience qui lui restait, elle intima à ses muscles de se détendre et réussit à murmurer :

– Voilà, le week-end est terminé.

Son amant colla ses lèvres contre les siennes pour l’empêcher de dire ce qu’il pensait savoir. Il se sentait minable, mais ne voulait surtout pas se l’entendre dire. Lara se dessouda de lui et sans relever la tête lui ordonna : – Va-t’en maintenant, on se fait du mal pour rien.

Il s’exécuta. La jeune femme resta sur le palier pour écouter ses pas dans l’escalier et, dans un énorme soupir de soulagement, elle referma sa porte à clef. Elle se déshabilla en hâte et prit une longue douche pour effacer toute trace de son amant. Se sentant redevenue elle-même, elle appela Valérie. Elle avait souvent remercié cette chance qu’elle avait d’avoir sa sœur à quelques kilomètres de chez elle et se réjouit de pouvoir revoir son petit monde.